Rapport d’Alexis de Tocqueville à l’Académie des sciences morales et politiques sur l’ouvrage De la démocratie en Suisse de M. Cherbuliez (15 janvier 1848)
Alexis de Tocqueville est mondialement connu pour sa contribution fondamentale à la théorie politique de la démocratie, avec son ouvrage classique, prophétique et lucide De la démocratie en Amérique, où il exposait admirablement les principes démocratiques qui gouvernaient la société américaine, mais où il avertissait également des dangers que pouvait représenter la tyrannie de la majorité. Tocqueville y prédisait à la fois la guerre civile américaine et le grand affrontement national sur l’esclavage, la naissance du socialisme totalitaire, la dérive potentielle des démocraties représentatives, la disparition des Indiens d’Amérique, ou encore la future guerre froide et la bipolarisation du monde entre les États-Unis et la Russie.
Dans ce rapport fait à l’Académie des sciences morales et politiques, Tocqueville devait commenter un ouvrage d’Antoine-Élisée de Cherbuliez, un professeur suisse de droit public et d’économie politique à Genève, à propos des institutions démocratiques de son pays. Après l’envoi par Cherbuliez de l’ouvrage à l’Académie des sciences morales et politiques, Tocqueville était sans doute le meilleur juge d’un tel ouvrage. L‘oeuvre gigantesque de Tocqueville sur la démocratie américaine le consacrait comme l’un des plus grands penseurs de la démocratie, et les quelques voyages qu’il avait pu faire en Suisse l’avait sans aucun doute convaincu que le système politique suisse était exemplaire. C’est l’occasion d’une réflexion sur ce que Tocqueville appelle la démocratie pure pratiquée dans les cantons, à savoir ce que nous appelons la démocratie directe, mais qui n’était déjà plus pratiquée que par un treizième de la population. Toutefois, l’esprit visionnaire de Tocqueville n’a semble-t-il pas su prévoir la naissance et l’extension de la démocratie populaire, semblant plutôt penser que la Suisse se dirigeait davantage vers une démocratie de type purement représentatif.
Marc Lassort
M. Cherbuliez, professeur de droit public à l’académie de Genève, a publié un ouvrage sur les institutions et les mœurs politiques de son pays, intitulé De la Démocratie en Suisse, et en a fait hommage d’un exemplaire à l’Académie des sciences morales.
Il m’a paru, messieurs, que l’importance du sujet traité par l’auteur méritait qu’on fît du livre un examen spécial ; et, pensant qu’un tel examen pourrait offrir quelque utilité, je l’ai entrepris.
Mon intention est de me placer complètement en dehors des préoccupations du moment, comme il convient de le faire dans cette enceinte, de passer sous silence les faits actuels qui ne relèvent point de nous, et de voir, en Suisse, moins les actes de la société politique, que cette société elle-même, les lois qui la constituent, leur origine, leurs tendances, leur caractère. J’espère que, circonscrit de cette manière, le tableau sera encore digne d’intérêt. Ce qui se passe en Suisse n’est pas un fait isolé. C’est un mouvement particulier au milieu du mouvement général qui précipite vers sa ruine tout l’ancien édifice des institutions de l’Europe. Si le théâtre est petit, le spectacle a donc de la grandeur ; il a surtout une originalité singulière. Nulle part, la révolution démocratique qui agite le monde ne s’était produite au milieu de circonstances si compliquées et si bizarres. Un même peuple, composé de plusieurs races, parlant plusieurs langues, professant plusieurs croyances, différentes sectes dissidentes, deux églises également constituées et privilégiées ; toutes les questions politiques tournant bientôt en questions de religion, et toutes les questions de religion aboutissant à des questions de politique ; deux sociétés enfin, l’une très vieille, l’autre très jeune, mariées ensemble malgré la différence de leurs âges. Tel est le tableau qu’offre la Suisse. Pour le bien peindre, il eût fallu, à mon avis, se placer plus haut que ne l’a fait l’auteur. M. Cherbuliez déclare dans sa préface, et je tiens l’assertion pour très sincère, qu’il s’est imposé la loi de l’impartialité. Il craint même que le caractère complètement impartial de son œuvre ne jette une sorte de monotonie sur le sujet. Cette crainte est assurément mal fondée. L’auteur veut être impartial, en effet, mais il n’y parvient point. Il y a dans son livre de la science, de la perspicacité, un vrai talent, une bonne foi évidente qui éclate au milieu même d’approbations passionnées ; mais, ce qui ne se voit pas, c’est précisément l’impartialité. On y rencontre tout à la fois beaucoup d’esprit et peu de liberté d’esprit.
Vers quelles formes de société politique tend l’auteur ? Cela semble d’abord assez difficile à dire. Quoiqu’il approuve dans une certaine mesure la conduite politique qu’ont suivie, en Suisse, les catholiques les plus ardents, il est adversaire décidé du catholicisme, à ce point qu’il n’est pas éloigné de vouloir qu’on empêche, législativement, la religion catholique de s’étendre dans les lieux où elle ne règne pas. D’une autre part, il est fort ennemi des sectes dissidentes du protestantisme. Opposé au gouvernement du peuple, il l’est aussi à celui de la noblesse ; en religion, une église protestante régie par l’État ; en politique, un état régi par une aristocratie bourgeoise : tel semble être l’idéal de l’auteur. C’est Genève avant ses dernières révolutions.
Mais si l’on ne discerne pas toujours clairement ce qu’il aime, on aperçoit sans peine ce qu’il hait. Ce qu’il hait, c’est la démocratie. Atteint dans ses opinions, dans ses amitiés, dans ses intérêts peut-être, par la révolution démocratique qu’il décrit, il n’en parle jamais qu’en ennemi. Il n’attaque pas seulement la démocratie dans telles ou telles de ses conséquences, mais dans son principe même ; il ne voit pas les qualités qu’elle possède, il poursuit les défauts qu’elle a. Il ne distingue point, entre les maux qui en peuvent découler, ce qui est fondamental et permanent, et ce qui est accidentel et passager ; ce qu’il faut supporter d’elle comme inévitable et ce qu’on doit chercher à corriger. Peut-être le sujet ne pouvait-il pas être envisagé de cette manière par un homme aussi mêlé que l’a été M. Cherbuliez aux agitations de son pays. Il est permis de le regretter. Nous verrons, en poursuivant cette analyse, que la démocratie suisse a grand besoin qu’on l’éclaire sur l’imperfection de ses lois. Mais, pour le faire avec efficacité, la première condition était de ne point la haïr.
M. Cherbuliez a intitulé son œuvre : De la démocratie en Suisse. Ce qui pourrait faire croire qu’aux yeux de l’auteur la Suisse est un pays dans lequel on puisse faire sur la démocratie un ouvrage de doctrine, et où il soit permis de juger les institutions démocratiques en elles-mêmes. C’est là, à mon sens, la source principale d’où sont sorties presque toutes les erreurs du livre. Son vrai titre eût dû être : De la Révolution démocratique en Suisse. La Suisse, en effet, depuis quinze ans est un pays en révolution. La démocratie y est moins une forme régulière de gouvernement qu’une arme dont on s’est servi habituellement pour détruire et quelquefois défendre l’ancienne société. On peut bien y étudier les phénomènes particuliers qui accompagnent l’état révolutionnaire dans l’ère démocratique où nous sommes, mais non pas y peindre la démocratie dans son assiette permanente et tranquille. Quiconque n’aura pas sans cesse présent à l’esprit ce point de départ, ne comprendra qu’avec peine le tableau que les institutions de la Suisse lui présentent ; et, pour mon compte, j’éprouverais une difficulté insurmontable à expliquer comment je juge ce qui est, sans dire comment je comprends ce qui a été.
On se fait d’ordinaire illusion sur ce qu’était la Suisse lorsque la révolution française éclata. Comme les Suisses vivaient depuis longtemps en république, on se figura aisément qu’ils étaient beaucoup plus rapprochés que les autres habitants du continent de l’Europe, des institutions qui constituent et de l’esprit qui anime la liberté moderne. C’est le contraire qu’il faudrait penser.
Quoique l’indépendance des Suisses fût née au milieu d’une insurrection contre l’aristocratie, la plupart des gouvernements qui se fondèrent alors empruntèrent bientôt à l’aristocratie ses usages, ses lois, et jusqu’à ses opinions et ses penchants. La liberté ne se présenta plus à leurs yeux que sous la forme d’un privilège, et l’idée d’un droit général et préexistant qu’auraient tous les hommes à être libres, cette idée demeura aussi étrangère à leur esprit qu’elle pouvait l’être à celui même des princes de la maison d’Autriche, qu’ils avaient vaincus. Tous les pouvoirs ne tardèrent donc pas à être attirés et retenus dans le sein de petites aristocraties formées ou qui se recrutaient elles-mêmes. Au nord, ces aristocraties prirent un caractère industriel ; au midi, une constitution militaire. Mais, des deux côtés, elles furent aussi resserrées, aussi exclusives. Dans la plupart des cantons, les trois quarts des habitants furent exclus d’une participation quelconque, soit directe, soit même indirecte, à l’administration du pays ; et, de plus, chaque canton eut des populations sujettes.
Ces petites sociétés, qui s’étaient formées au milieu d’une agitation si grande, devinrent bientôt si stables qu’aucun mouvement ne s’y fit plus sentir. L’aristocratie ne s’y trouvant ni poussée par le peuple, ni guidée par un roi, y tint le corps social immobile dans les vieux vêtements du moyen âge.
Les progrès du temps faisaient déjà pénétrer depuis longtemps le nouvel esprit dans les sociétés les plus monarchiques de l’Europe, que la Suisse lui demeurait encore fermée.
Le principe de la division des pouvoirs était admis par tous les publicistes, il ne s’appliquait point en Suisse. La liberté de la presse, qui existait au moins en fait dans plusieurs monarchies absolues du continent, n’existait en Suisse ni en fait ni en droit ; la faculté de s’associer politiquement n’y était ni exercée ni reconnue ; la liberté de la parole y était restreinte dans des limites très étroites. L’égalité des charges, vers laquelle tendaient tous les gouvernements éclairés, ne s’y rencontrait pas plus que celle des droits. L’industrie y trouvait mille entraves : la liberté individuelle n’y avait aucune garantie légale. La liberté religieuse, qui commençait à pénétrer jusqu’au sein des États les plus orthodoxes, n’avait pu encore se faire jour en Suisse. Les cultes dissidents étaient entièrement prohibés dans plusieurs cantons, gênés dans tous. La différence des croyances y créait presque partout des incapacités politiques.
La Suisse était encore en cet état en 1798, lorsque la révolution française pénétra à main armée sur son territoire. Elle y renversa pour un moment les vieilles institutions, mais elle ne mit rien de solide et de stable à la place. Napoléon qui, quelques années après, tira les Suisses de l’anarchie par l’acte de médiation, leur donna bien l’égalité, mais non la liberté, les lois politiques qu’il imposa étaient combinées de manière à ce que la vie publique était paralysée. Le pouvoir, exercé au nom du peuple, mais placé très loin de lui, était remis tout entier dans les mains de la puissance exécutive.
Quand, peu d’années après, l’acte de médiation tomba avec son auteur, les Suisses n’y gagnèrent point la liberté ; ils y perdirent seulement l’égalité. Partout les anciennes aristocraties reprirent les rênes du gouvernement, et remirent en vigueur les principes exclusifs et surannés qui avaient régné avant la révolution. Les choses revinrent alors, dit avec raison M. Cherbuliez, à peu près au point où elles étaient en 1798. On a accusé à tort les rois coalisés d’avoir imposé, par la force, cette restauration à la Suisse. Elle fut faite d’accord avec eux, mais non par eux. La vérité est que les Suisses furent entraînés alors, comme les autres peuples du continent, par cette réaction passagère, mais universelle, qui raviva tout à coup dans toute l’Europe la vieille société ; et, comme chez eux la restauration ne fut pas consommée par des princes dont, après tout, l’intérêt était distinct de celui des anciens privilégiés, mais par les anciens privilégiés eux-mêmes…, elle y fut plus complète, plus aveugle et plus obstinée que dans le reste de l’Europe. Elle ne s’y montra pas tyrannique, mais très exclusive. Un pouvoir législatif entièrement subordonné à la puissance exécutive ; celle-ci exclusivement possédée par l’aristocratie de naissance ; la classe moyenne exclue des affaires ; le peuple entier privé de la vie politique : tel est le spectacle que présente la Suisse dans presque toutes ses parties jusqu’en 1830.
C’est alors que s’ouvrit pour elle l’ère nouvelle de la démocratie !
Ce court exposé a eu pour but de bien faire comprendre deux choses :
La première, que la Suisse est un des pays de l’Europe où la révolution avait été la moins profonde, et la restauration qui la suivit la plus complète. De telle sorte que les institutions étrangères ou hostiles à l’esprit nouveau, y ayant conservé ou repris beaucoup d’empire, l’impulsion révolutionnaire dut s’y conserver plus grande.
La seconde, que dans la plus grande partie de la Suisse, le peuple, jusqu’à nos jours, n’avait jamais pris la moindre part au gouvernement ; que les formes judiciaires qui garantissent la liberté civile, la liberté d’association, la liberté de parole, la liberté de la presse, la liberté religieuse, avaient toujours été aussi, et je pourrais presque dire, plus inconnues à la grande majorité de ces citoyens des républiques, qu’elles pouvaient l’être, à la même époque, aux sujets de la plupart des monarchies.
Voilà ce que M. Cherbuliez perd souvent de vue, mais ce qui doit être sans cesse présent à notre pensée, dans l’examen que nous allons faire avec soin des institutions que la Suisse s’est données.
Tout le monde sait qu’en Suisse la souveraineté est divisée en deux parts : d’un côté se trouve le pouvoir fédéral, de l’autre les gouvernements cantonaux.
M. Cherbuliez commence par parler de ce qui se passe dans les cantons, et il a raison ; car c’est là qu’est le véritable gouvernement de la société. Je le suivrai dans cette voie, et je m’occuperai comme lui des constitutions cantonales.
Toutes les constitutions cantonales sont aujourd’hui démocratiques ; mais la démocratie ne se montre pas dans toutes sous les mêmes traits.
Dans la majorité des cantons, le peuple a remis l’exercice de ses pouvoirs à des assemblées qui le représentent, et dans quelques-uns il l’a conservée pour lui-même. Il se réunit en corps et gouverne. M. Cherbuliez appelle le gouvernement des premiers des démocraties représentatives, et celui des autres démocraties pures.
Je demanderai à l’Académie la permission de ne pas suivre l’auteur dans l’examen très intéressant qu’il fait des démocraties pures. J’ai plusieurs raisons pour agir ainsi. Quoique les cantons qui vivent sous la démocratie pure aient joué un grand rôle dans l’histoire, et puissent en jouer encore un considérable dans la politique, ils donneraient lieu à une étude curieuse plutôt qu’utile.
La démocratie pure est un fait à peu près unique dans le monde moderne et très exceptionnel, même en Suisse, puisque le treizième seulement de la population est gouverné de cette manière. C’est, de plus, un fait passager. On ne sait point assez que dans les cantons suisses, où le peuple a le plus conservé l’exercice du pouvoir, il existe un corps représentatif sur lequel il se repose en partie des soins du gouvernement. Or, il est facile de voir, en étudiant l’histoire récente de la Suisse, que graduellement les affaires dont s’occupe le peuple en Suisse sont en moins grand nombre, et qu’au contraire celles que traitent ses représentants deviennent chaque jour plus nombreuses et plus variées. Ainsi, le principe de la démocratie pure perd un terrain que gagne le principe contraire. L’un devient insensiblement l’exception, l’autre la règle.
Les démocraties pures de la Suisse appartiennent d’ailleurs à un autre âge ; elles ne peuvent rien enseigner quant au présent ni quant à l’avenir. Quoiqu’on soit obligé de se servir, pour les désigner, d’un nom pris à la science moderne, elles ne vivent que dans le passé. Chaque siècle a son esprit dominateur auquel rien ne résiste. Vient-il à s’introduire sous son règne des principes qui lui soient étrangers ou contraires, il ne tarde pas à les pénétrer, et, quand il ne peut pas les annuler, il se les approprie et se les assimile. Le moyen âge avait fini par façonner aristocratiquement jusqu’à la liberté démocratique. Au milieu des lois les plus républicaines, à côté du suffrage universel lui-même, il avait placé des croyances religieuses, des opinions, des sentiments, des habitudes, des associations, des familles qui se tenaient en dehors du peuple, le vrai pouvoir. Il ne faut considérer les petits cantons suisses que comme des gouvernements démocratiques au moyen âge. Ce sont les derniers et respectables débris d’un monde qui n’est plus.
Les démocraties représentatives de la Suisse sont, au contraire, filles de l’esprit moderne. Toutes se sont fondées sur les ruines d’une ancienne société aristocratique ; toutes procèdent du seul principe de la souveraineté du peuple ; toutes en ont fait une application presque semblable dans leurs lois.
Nous allons voir que ces lois sont très imparfaites, et elles suffiraient seules pour indiquer, dans le silence de l’histoire, qu’en Suisse la démocratie et même la liberté sont des puissances nouvelles et sans expérience.
Il faut remarquer d’abord que, même dans les démocraties représentatives de la Suisse, le peuple a retenu dans ses mains l’exercice direct d’une partie de son pouvoir. Dans quelques cantons, après que les lois principales ont eu l’assentiment de la législature, elles doivent encore être soumises au veto du peuple. Ce qui fait dégénérer, pour ces cas particuliers, la démocratie représentative en démocratie pure.
Dans presque tous, le peuple doit être consulté de temps en temps, d’ordinaire à des époques rapprochées, sur le point de savoir s’il veut modifier ou maintenir la constitution. Ce qui ébranle à la fois et périodiquement toutes les lois.
Tous les pouvoirs législatifs que le peuple n’a pas retenus dans ses mains, il les a confiés à une seule assemblée, qui agit sous ses yeux et en son nom. Dans aucun canton, la législature n’est divisée en deux branches ; partout elle se compose d’un corps unique ; non seulement ses mouvements ne sont pas ralentis par le besoin de s’entendre avec une autre assemblée, mais ses volontés ne rencontrent même pas l’obstacle d’une délibération prolongée. Les discussions des lois générales sont soumises à de certaines formalités qui les prolongent, mais les résolutions les plus importantes peuvent être proposées, discutées et admises en un moment, sous le nom de décrets. Les décrets font des lois secondaires quelque chose d’aussi important, d’aussi rapide et d’aussi irrésistible que les passions d’une multitude.
En dehors de la législature, il n’y a rien qui résiste. La séparation et surtout l’indépendance relative du pouvoir législatif, administratif et judiciaire en réalité n’existent pas.
Dans aucun canton, les représentants du pouvoir exécutif ne sont élus directement par le peuple. C’est la législature qui les choisit. Le pouvoir exécutif n’est donc doué d’aucune force qui lui soit propre. Il n’est que la création et ne peut jamais être que l’agent servile d’un autre pouvoir. À cette cause de faiblesse s’en joignent plusieurs autres. Nulle part le pouvoir exécutif n’est exercé par un seul homme. On le confie à une petite assemblée, où sa responsabilité se divise et son action s’exerce. Plusieurs des droits inhérents à la puissance exécutive lui sont d’ailleurs refusés. Il n’exerce point de veto ou n’en exerce qu’un insignifiant sur les lois. Il est privé du droit de faire grâce, il ne nomme ni ne destitue ses agents. On peut même dire qu’il n’a pas d’agents, puisqu’il est d’ordinaire obligé de se servir des seuls magistrats communs.
Mais c’est surtout par la mauvaise constitution et la mauvaise composition du pouvoir judiciaire que les lois de la démocratie suisse sont défectueuses. M. Cherbuliez le remarque, mais pas assez, à mon avis. Il ne semble pas lui-même bien comprendre que c’est le pouvoir judiciaire qui est principalement destiné, dans les démocraties, à être tout à la fois la barrière et la sauvegarde du peuple.
L’idée de l’indépendance du pouvoir judiciaire est une idée moderne. Le moyen âge ne l’avait point aperçue, ou du moins il ne l’avait jamais conçue que très confusément. On peut dire que chez toutes les nations de l’Europe la puissance exécutive et la puissance judiciaire ont commencé par être mêlées ; en France même où, par une très heureuse exception, la justice a eu de bonne heure une existence individuelle très vigoureuse, il est encore permis d’affirmer que la division des deux puissances était restée fort incomplète. Ce n’était pas, il est vrai, l’administration qui retint dans ses mains la justice, ce fut la justice qui attira en partie dans son sein l’administration. La Suisse, au contraire, a été de tous les pays d’Europe celui peut-être où la justice s’est le plus confondue avec le pouvoir politique, et est devenue le plus complètement un de ses attributs. On peut dire que l’idée que nous avons de la justice de cette puissance impartiale et libre qui s’interpose entre tous les intérêts et entre tous les pouvoirs pour les rappeler souvent tous au respect de la loi, cette idée a toujours été absente de l’esprit des Suisses, et qu’elle n’y est encore aujourd’hui que très incomplètement entrée.
Les nouvelles constitutions ont sans doute donné aux tribunaux une place plus séparée que celle qu’ils occupaient parmi les anciens pouvoirs, mais non une position plus indépendante. Les tribunaux inférieurs sont élus par le peuple et soumis à réélection ; le tribunal suprême de chaque canton est choisi non par le pouvoir exécutif, mais par la puissance législative, et rien ne garantit ses membres contre les caprices journaliers de la majorité.
Non seulement le peuple ou l’assemblée qui le représente choisit les juges, mais ils ne s’imposent pour les choisir aucune gêne. En général, il n’y a point de condition de capacité exigées. Le juge, d’ailleurs, simple exécuteur de la loi, n’a pas le droit de rechercher si cette loi est conforme à la constitution. À vrai dire, c’est la majorité elle-même qui juge par l’organe des magistrats.
En Suisse, d’ailleurs, le pouvoir judiciaire eût-il reçu de la loi l’indépendance et les droits qui lui sont nécessaires, le pouvoir aurait encore de la peine à jouer son rôle, car la justice est une puissance de tradition et d’opinion qui a besoin de s’appuyer sur des idées et des mœurs judiciaires.
Je pourrais aisément faire ressortir les défauts qui se rencontrent dans les institutions que je viens de décrire, et prouver qu’elles tendent toutes à rendre le gouvernement du peuple irrégulier dans sa marche, précipité dans ses résolutions et tyrannique dans ses actes. Mais cela me mènerait trop loin. Je me bornerai à mettre en regard de ces lois celles que s’est données une société démocratique plus ancienne, plus paisible et plus prospère. M. Cherbuliez pense que les institutions imparfaites que possèdent les cantons suisses, sont les seules que la démocratie puisse suggérer ou veuille souffrir. La comparaison que je vais faire prouvera le contraire, et montrera comment, du principe de la souveraineté du peuple on a pu tirer ailleurs, avec plus d’expérience, plus d’art et plus de sagesse, des conséquences différentes. Je prendrai pour exemple l’état de New York, qui contient à lui seul autant d’habitants que la Suisse entière.
Dans l’état de New York, comme dans les cantons suisses, le principe du gouvernement est la souveraineté du peuple, mise en action par le suffrage universel. Mais le peuple n’exerce sa souveraineté qu’un seul jour, par le choix de ses délégués. Il ne retient habituellement pour lui-même, dans aucun cas, aucune partie quelconque de la puissance législative, exécutive ou judiciaire. Il choisit ceux qui doivent gouverner en son nom, et jusqu’à la prochaine élection il abdique.
Quoique les lois soient changeantes, leur fondement est stable. On n’a point imaginé de soumettre d’avance, comme en Suisse, la constitution à des révisions successives et périodiques dont la venue ou seulement l’attente tient le corps social en suspens. Quand un besoin nouveau se fait sentir, la législature constate qu’une modification de la constitution est devenue nécessaire, et la législature qui suit l’opère.
Quoique la puissance législative ne puisse pas plus qu’en Suisse se soustraire à la direction de l’opinion publique, elle est organisée de manière à résister à ses caprices. Aucune proposition ne peut devenir loi qu’après avoir été soumise à l’examen de deux assemblées. Ces deux parties de la législature sont élues de la même manière et composées des mêmes éléments ; toutes deux sortent donc également du peuple, mais elles ne le représentent pas exactement de la même manière : l’une est chargée surtout de reproduire ses impressions journalières, l’autre ses instincts habituels et ses penchants permanents.
À New York, la division des pouvoirs n’existe pas seulement en apparence, mais en réalité.
La puissance exécutive est exercée, non par un corps, mais par un homme qui seul en porte toute la responsabilité et en exerce avec décision et avec force les droits et les prérogatives. Élu par le peuple, il n’est point, comme en Suisse, la créature et l’agent de la législature ; il marche son égal, il représente comme elle, quoique dans une autre sphère, le souverain au nom duquel l’un et l’autre agissent. Il tire sa force de la même source où elle puise la sienne. Il n’a pas seulement le nom du pouvoir exécutif, il en exerce les prérogatives naturelles et légitimes. Il est le commandant de la force armée, dont il nomme les principaux officiers ; il choisit plusieurs des grands fonctionnaires de l’État ; il exerce le droit de grâce, le veto qu’il peut opposer aux volontés de la législature, sans être absolu et pourtant efficace. Si le gouverneur de l’État de New York est beaucoup moins puissant sans doute qu’un roi constitutionnel d’Europe, il l’est du moins infiniment plus qu’un petit conseil de la Suisse.
Mais c’est surtout dans l’organisation du pouvoir judiciaire que la différence éclate.
Le juge, quoiqu’il émane du peuple et dépende de lui, est une puissance à laquelle se soumet le peuple lui-même.
Le pouvoir judiciaire y tient cette position exceptionnelle de son origine, de sa permanence, de sa compétence, et surtout des mœurs publiques et de l’opinion.
Les membres des tribunaux supérieurs ne sont pas choisis, comme en Suisse, par la législature, puissance collective qui, souvent, est passionnée, quelquefois aveugle, et toujours irresponsable, mais par le gouverneur de l’État. Le magistrat une fois institué est considéré comme inamovible. Aucun procès ne lui échappe, aucune peine ne saurait être prononcée que par lui. Non seulement il interprète la loi, on peut dire qu’il la juge ; quand la législature, dans le mouvement rapide des partis, s’écarte de l’esprit ou de la lettre de la constitution, les tribunaux l’y ramènent en refusant d’appliquer ses décisions ; de sorte que si le juge ne peut obliger le peuple à garder sa constitution, il le force du moins à la respecter tant qu’elle existe. Il ne le dirige point, mais il le contraint et le limite. Le pouvoir judiciaire, qui existe à peine en Suisse, est le véritable modérateur de la démocratie américaine.
Maintenant, qu’on examine cette constitution dans les moindres détails, on n’y découvrira pas un atome d’aristocratie. Rien qui ressemble à une classe, pas un privilège, partout les mêmes droits, tous les pouvoirs sortant du peuple et y retournant, un seul esprit animant toutes les institutions, nulles tendances qui se combattent : le principe de la démocratie a tout pénétré et domine tout. Et pourtant ces gouvernements si complètement démocratiques ont une assiette bien autrement stable, une allure bien plus paisible et des mouvements bien plus réguliers que les gouvernements démocratiques de la Suisse.
Il est permis de dire que cela vient en partie de la différence des lois.
Les lois de l’état de New York, que je viens de décrire, sont disposées de manière à lutter contre les défauts naturels de la démocratie, les institutions suisses dont j’ai tracé le tableau semblent faites au contraire pour les développer. Ici elles retiennent le peuple, là elles le poussent. En Amérique, on a craint que son pouvoir ne fût tyrannique, tandis qu’en Suisse on semble n’avoir voulu que le rendre irrésistible.
Je ne m’exagère pas l’influence que peut exercer le mécanisme des lois sur la destinée des peuples. Je sais que ce sont à des causes plus générales et plus profondes qu’il faut principalement attribuer les grands événements de ce monde ; mais on ne saurait nier que les institutions n’aient une certaine vertu qui leur soit propre, et que par elles-mêmes elles ne contribuent à la prospérité ou aux misères des sociétés.
Si au lieu de repousser d’une manière absolue presque toutes les lois de son pays, M. Cherbuliez avait fait voir ce qu’elles ont de défectueux et comment on eût pu perfectionner leurs dispositions, sans altérer leur principe, il eût écrit un livre plus digne de la postérité et plus utile à ses contemporains.
Après avoir montré ce qu’est la démocratie dans les cantons, l’auteur recherche l’influence qu’elle exerce sur la confédération elle-même.
Avant de suivre M. Cherbuliez dans cette voie, il est nécessaire de faire ce qu’il n’a pas fait lui-même, de bien indiquer ce que c’est que le gouvernement fédéral, comment il est organisé en droit et en fait, et comment il fonctionne.
Il serait permis de se demander d’abord si les législateurs de la confédération suisse ont voulu faire une constitution fédérale ou seulement établir une ligue, en d’autres termes, s’ils ont entendu sacrifier une portion de la souveraineté des cantons ou n’en aliéner aucune partie. Si l’on considère que les cantons se sont interdit plusieurs des droits qui sont inhérents à la souveraineté et qu’ils les ont concédés d’une manière permanente au gouvernement fédéral, si l’on songe surtout qu’ils ont voulu que dans les questions ainsi abandonnées à ce gouvernement la majorité fît loi, on ne saurait douter que les législateurs de la confédération suisse n’aient voulu établir une véritable constitution fédérale et non une simple ligue. Mais il faut convenir qu’ils s’y sont fort mal pris pour y réussir.
Je n’hésiterai pas à dire qu’à mon sens, la constitution fédérale de la Suisse est la plus imparfaite de toutes les constitutions de ce genre qui aient paru jusqu’ici dans le monde. On se croirait revenu, en la lisant, en plein moyen âge, et l’on ne saurait trop s’étonner en songeant que cette œuvre confuse et incomplète est le produit d’un siècle aussi savant et aussi expérimenté que le nôtre.
On répète souvent, et non sans raison, que le pacte a limité outre mesure les droits de la Confédération, qu’il a laissé en dehors de l’action du gouvernement qui la représente certains objets d’une nature essentiellement nationale, et qui naturellement devraient rentrer dans la compétence de la Diète : tels, par exemple, que l’administration des postes, le règlement des poids et mesures, la fabrication de la monnaie… Et l’on attribue la faiblesse du pouvoir fédéral au petit nombre d’attributions qui lui sont confiées.
Il est bien vrai que le pacte a laissé en dehors de la constitution du gouvernement de la Confédération plusieurs des droits qui reviennent naturellement et même nécessairement à ce gouvernement ; mais ce n’est pas là que réside la véritable cause de sa faiblesse, car les droits que le pacte lui a donnés lui suffiraient, s’il pouvait en faire usage, pour acquérir bientôt tous ceux qui lui manquent, ou, en tous cas, pour les conquérir.
La Diète peut rassembler des troupes, lever de l’argent, faire la guerre, accorder la paix, conclure les traités de commerce, nommer les ambassadeurs. Les constitutions cantonales et les grands principes d’égalité devant la loi sont mis sous sa sauvegarde, ce qui lui permettrait, au besoin, de s’immiscer dans toutes les affaires locales.
Les péages et les droits sur les routes, etc., sont réglés par la Diète, ce qui l’autorise à diriger ou à contrôler les grands travaux publics.
Enfin, la Diète, dit l’art. 4 du pacte, prend toutes les mesures nécessaires pour la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse, ce qui lui donne la faculté de tout faire.
Les gouvernements fédéraux les plus forts n’ont pas eu de plus grandes prérogatives, et, loin de croire qu’en Suisse la compétence du pouvoir central soit trop limitée, je suis porté à penser que ses bornes ne sont pas assez soigneusement posées.
D’où vient donc qu’avec de si beaux privilèges le gouvernement de la Confédération a, d’ordinaire, si peu de pouvoir ? La raison en est simple : C’est qu’on ne lui a pas donné les moyens de faire ce qu’on lui a concédé, le droit de vouloir.
Jamais gouvernement ne fut mieux retenu dans l’inertie et plus condamné à l’impuissance par l’imperfection de ses organes.
Il est de l’essence des gouvernements fédéraux d’agir non pas au nom du peuple, mais au nom des états dont la Confédération se compose. S’il en était autrement, la constitution cesserait immédiatement d’être fédérale.
Il résulte de là, entre autres conséquences nécessaires et inévitables, que les gouvernements fédéraux sont habituellement moins hardis dans leurs résolutions et plus lents dans leurs mouvements que les autres.
La plupart des législateurs des confédérations se sont efforcés, à l’aide de procédés plus ou moins ingénieux, dans l’examen desquels je ne veux pas entrer, à corriger en partie ce vice naturel du système fédéral. Les Suisses l’ont rendu infiniment plus sensible que partout ailleurs, par les formes particulières qu’ils ont adoptées. Chez eux, non seulement les membres de la diète n’agissent qu’au nom des différents cantons qu’ils représentent, mais ils ne prennent en général aucune résolution qui n’ait été prévue ou ne soit approuvée par ceux-ci. Presque rien n’est laissé à leur libre arbitre ; chacun d’eux se croit lié par un mandat impératif, imposé d’avance ; de telle sorte que la diète est une assemblée délibérante où, à vrai dire, on n’a aucun intérêt à délibérer, où l’on parle non pas devant ceux qui doivent prendre la résolution, mais devant ceux qui ont seulement le droit de l’appliquer. La diète est un gouvernement qui ne veut rien par lui-même, mais qui se borne à réaliser ce que vingt-deux autres gouvernements ont séparément voulu ; un gouvernement qui, quelle que soit la nature des événements, ne peut rien décider, rien prévoir, pourvoir à rien. On ne saurait imaginer une combinaison qui soit plus propre à accroître l’inertie naturelle du gouvernement fédéral, et à changer sa noblesse en une sorte de débilité sénile.
Il y a bien d’autres causes encore qui, indépendamment des vices inhérents à toutes constitutions fédérales, expliquent l’impuissance habituelle du gouvernement de la Confédération suisse.
Non seulement la Confédération a un gouvernement débile, mais on peut dire qu’elle n’a pas de gouvernement qui lui soit propre. Sa constitution, sous ce rapport, est unique dans le monde. La Confédération met à sa tête des chefs qui ne la représentent pas. Le directoire, qui forme le pouvoir exécutif de la Suisse, est choisi non par la diète, encore moins par le peuple helvétique ; c’est un gouvernement de hasard que la Confédération emprunte tous les deux ans à Berne, à Zurich ou à Lucerne. Ce pouvoir élu par les habitants d’un canton pour diriger les affaires d’un canton, devient ainsi accessoirement la tête et le bras de tout le pays. Ceci peut assurément passer pour une des plus grandes curiosités politiques que l’histoire des lois humaines présente. Les effets d’un pareil état de choses sont toujours déplorables et souvent très extraordinaires. Rien de plus bizarre, par exemple, que ce qui est arrivé en 1839. Cette année-là la diète siégeait à Zurich, et la Confédération avait pour gouvernement le directoire de l’État de Zurich. Survient à Zurich une révolution cantonale. Une insurrection populaire renverse les autorités constituées. La Diète se trouve aussitôt sans président, et la vie fédérale demeure suspendue jusqu’à ce qu’il plaise au canton de se donner d’autres lois et d’autres chefs. Le peuple de Zurich, en changeant son administration locale, avait sans le vouloir décapité la Suisse.
La Confédération eût-elle un pouvoir exécutif en propre, le gouvernement serait encore impuissant à se faire obéir, faute d’action directe et immédiate sur les citoyens. Cette cause de faiblesse est plus féconde à elle seule que toutes les autres ensemble ; mais, pour qu’elle soit bien comprise, il faut faire plus que de l’indiquer.
Un gouvernement fédéral peut avoir une sphère d’action assez limitée et être fort ; si dans cette sphère étroite il peut agir par lui-même, sans intermédiaire, comme le font les gouvernements ordinaires dans la sphère illimitée où ils se meuvent ; s’il a ses fonctionnaires qui s’adressent directement à chaque citoyen, ses tribunaux qui forcent chaque citoyen de se soumettre à ses lois ; il se fait obéir aisément, parce qu’il n’a jamais que des résistances individuelles à craindre, et que toutes les difficultés qu’on lui suscite se terminent par des procès.
Un gouvernement fédéral peut au contraire avoir une sphère d’action très vaste et ne jouir que d’une autorité très faible et très précaire, si, au lieu de s’adresser individuellement aux citoyens, il est obligé de s’adresser aux gouvernements cantonaux ; car si ceux-ci résistent, le pouvoir fédéral trouve aussitôt en face de lui moins un sujet qu’un rival, dont il ne peut avoir raison que par la guerre.
La puissance d’un gouvernement fédéral réside donc bien moins dans l’étendue des droits qu’on lui confère, que dans la faculté plus ou moins grande qu’on lui laisse de les exercer par lui-même : il est toujours fort quand il peut commander aux citoyens ; il est toujours faible quand il est réduit à ne commander qu’aux gouvernements locaux.
L’histoire des confédérations présente des exemples de ces deux systèmes. Mais, dans aucune confédération, que je sache, le pouvoir central n’a été aussi complètement privé de toute action directe sur les citoyens qu’en Suisse. Là, il n’y a, pour ainsi dire, pas un de ses droits que le gouvernement fédéral puisse exercer par lui-même. Point de fonctionnaires qui ne relèvent que de lui, point de tribunaux qui représentent exclusivement sa souveraineté. On dirait un être auquel on aurait donné la vie, mais qu’on aurait privé d’organes.
Telle est la constitution fédérale ainsi que le pacte l’a faite. Voyons maintenant, en peu de mots, avec l’auteur du livre que nous analysons, quelle influence exerce sur elle la démocratie.
On ne saurait nier que les révolutions démocratiques qui ont successivement changé presque toutes les constitutions cantonales, depuis quinze ans n’aient eu sur le gouvernement fédéral une grande influence ; mais cette influence s’est énervée en deux sens fort opposés. Il est très nécessaire de se rendre bien compte de ce double phénomène.
Les révolutions démocratiques qui ont eu lieu dans les cantons ont eu pour effet de donner à l’existence locale plus d’activité et de puissance. Les gouvernements nouveaux, créés par ces révolutions, s’appuyant sur le peuple, et, poussés par lui, se sont trouvé tout à la fois une force plus grande et une idée plus haute de leur force que ne pouvaient en montrer les gouvernements qu’ils avaient renversés. Et comme une rénovation semblable ne s’était point faite en même temps dans le gouvernement fédéral, il devait en résulter, et il en résulta en effet, que celui-ci se trouva comparativement plus débile vis-à-vis ceux-là qu’il ne l’avait été auparavant. L’orgueil cantonal, l’instinct de l’indépendance locale, l’impatience de tout contrôle dans les affaires intérieures de chaque canton, la jalousie contre une autorité centrale et suprême, sont autant de sentiments qui se sont accrus depuis l’établissement de la démocratie ; et, à ce point de vue, l’on peut dire qu’elle a affaibli le gouvernement déjà si faible de la Confédération, et il a rendu sa tâche journalière et habituelle plus laborieuse et plus difficile.
Mais, sous d’autres rapports, elle lui a donné une énergie, et pour ainsi dire une existence qu’il n’avait pas.
L’établissement des institutions démocratiques en Suisse a amené deux choses entièrement nouvelles.
Jusqu’alors, chaque canton avait un intérêt à part, un esprit à part. L’avènement de la démocratie a divisé tous les Suisses, à quelques cantons qu’ils appartinssent, en deux partis : l’un, favorable aux principes démocratiques ; l’autre, contraire. Il a créé des intérêts communs, des idées, des passions communes qui ont senti pour se satisfaire le besoin d’un pouvoir général et commun qui s’étendit en même temps sur tout le pays. Le gouvernement fédéral a ainsi possédé, pour la première fois, une grande force dont il avait toujours manqué ; il a pu s’appuyer sur un parti ; force dangereuse, mais indispensable dans les pays libres, où le gouvernement ne peut presque rien sans elle.
En même temps que la démocratie divisait la Suisse en deux partis, elle rangeait la Suisse dans l’un des grands partis qui se partagent le monde ; elle lui créait une politique extérieure ; si elle lui donnait des amitiés naturelles, elle lui créait des inimitiés nécessaires ; pour cultiver et contenir les unes, surveiller et repousser les autres, elle lui faisait sentir le besoin irrésistible d’un gouvernement. À l’esprit public local elle faisait succéder un esprit public national.
Tels sont les effets directs par lesquels elle fortifiait le gouvernement fédéral. L’influence indirecte qu’elle a exercée et exercera surtout, à la longue, n’est pas moins grande.
Les résistances et les difficultés qu’un gouvernement fédéral rencontre sont d’autant plus multiples et plus fortes, que les populations confédérées sont plus dissemblables par leurs institutions, leurs sentiments, leurs coutumes et leurs idées. C’est moins encore la similitude des intérêts que la parfaite analogie des lois, des opinions et des conditions sociales, qui rendent la tâche du gouvernement de l’Union américaine si facile. On peut dire de même que l’étrange faiblesse de l’ancien gouvernement fédéral en Suisse était due principalement à la prodigieuse différence et à la singulière opposition qui existait entre l’esprit, les vues et les lois des différentes populations qu’il avait à régir. Maintenir sous une même direction et renfermer dans une même politique des hommes si naturellement éloignés, et si dissemblables les uns des autres, était l’œuvre la plus laborieuse. Un gouvernement beaucoup mieux constitué, et pourvu d’une organisation plus savante, n’y aurait pas réussi. L’effet de la révolution démocratique qui s’opère en Suisse est de faire prévaloir successivement dans tous les cantons certaines institutions, certaines maximes de gouvernement, certaines idées semblables ; si la révolution démocratique augmente l’esprit d’indépendance des cantons vis-à-vis du pouvoir central, elle facilite, d’un autre côté, l’action de ce pouvoir ; elle supprime, en grande partie, les causes de résistance, et, sans donner aux gouvernements cantonaux plus d’envie d’obéir au gouvernement fédéral, elle leur rend l’obéissance à ses volontés infiniment plus aisée.
Il est nécessaire d’étudier avec grand soin les deux effets contraires que je viens de décrire, pour comprendre l’état présent et prévoir l’état prochain du pays.
C’est en ne faisant attention qu’à l’une de ces deux tendances qu’on est induit à croire que l’avènement de la démocratie dans les gouvernements cantonaux aura pour effet immédiat et pour résultat facile d’étendre législativement la sphère du gouvernement fédéral, de concentrer dans ses mains la direction habituelle des affaires locales ; en un mot, de modifier, dans le sens de la centralisation, toute l’économie du pacte. Je suis convaincu, pour ma part, qu’une telle révolution rencontrera encore, pendant longtemps, plus d’obstacles qu’on ne le suppose. Les gouvernements cantonaux d’aujourd’hui ne montreront pas beaucoup plus de goût que leurs prédécesseurs pour une révolution de cette espèce, et ils feront tout ce qu’ils pourront pour s’y soustraire.
Je pense toutefois que, malgré ces résistances, le gouvernement fédéral est destiné à prendre de jour en jour plus de pouvoir en cela. Les circonstances le serviront plus que les lois. Il n’accroîtra peut-être pas très visiblement ses prérogatives, mais il en fera un autre et plus fréquent usage. Il grandira beaucoup en fait, restât-il le même en droit ; il se développera plus par l’interprétation que par le changement du pacte, et il dominera la Suisse avant d’être en état de la gouverner.
On peut prévoir également que ceux mêmes qui jusqu’à présent se sont le plus opposés à son extension régulière, ne tarderont pas à la désirer, soit pour échapper à la pression intermittente d’un pouvoir si mal constitué, soit pour se garantir de la tyrannie plus prochaine et plus pesante des gouvernements locaux.
Ce qu’il y a de certain, c’est que désormais, quelles que soient les modifications apportées à la lettre du pacte, la constitution fédérale de la Suisse est profondément et irrévocablement altérée. La Confédération a changé de nature. Elle est devenue en Europe une chose nouvelle ; une politique d’action a succédé pour elle à une politique d’inertie et de neutralité ; de purement municipale son existence est devenue nationale ; existence plus laborieuse, plus troublée, plus précaire et plus grande.