Le mouvement physiocratique, bâti autour de François Quesnay, auteur du Tableau économique, et de ses nombreux disciples, comme Mirabeau, Dupont de Nemours, Mercier de la Rivière, Abeille, ou Le Trosne, a été, ainsi que nous le savons, la première école de la pensée économique au monde, la première libérale, nécessairement, et le groupe fondateur de la science économique, au sens strict du terme. En France, son influence a également été très sensible sur les réformes économiques de la fin de l’Ancien Régime, notamment à travers le ministère Turgot, et tout autant au moment de la Révolution, ainsi que l’a rappelé un récent article. [1]
Cependant, la Physiocratie n’a pas été une mode que française, mais européenne. En Ecosse, le grand Adam Smith avait une large connaissance de l’œuvre de ces économistes français, et choisit d’abord de dédier son livre, la Richesse des Nations, à leur maître François Quesnay. En vérité, à travers toute l’Europe on comptait des lecteurs attentifs, et même des disciples : en Italie, en Suisse, et jusqu’en Pologne.
Il n’y a pour autant que dans un seul pays, l’Allemagne, que des disciples de la Physiocratie soient parvenus à mettre en pratique, par la politique, leurs idées économiques. Dans le duché de Bade, en effet, l’économiste Johann August Schlettwein travailla sous les ordres du gouverneur du duché, le margrave Carl Friedrich von Baden, également convaincu à la doctrine de Quesnay, dans le but de mettre en place une réforme fiscale et la libéralisation du commerce des grains.
Johann August Schlettwein était né à Weimar en 1731. Après avoir exercé la fonction de professeur de la science de la police, Schlettwein obtint du margrave de Bade la noble charge d’administrer ses domaines. Le prince philosophe, qui avait étudié à l’Académie de Lausanne et avait voyagé en Italie, en France, aux Pays-Bas et en Angleterre, s’était vivement intéressé aux questions économiques et fut convaincu à la Physiocratie.
Avec Schlettwein, le margrave de Bade disposait d’une aide précieuse pour former des réformes économiques, car il était plus que lui un grand connaisseur des économistes français. Le margrave crut d’abord que les conseils de Schlettwein lui suffiraient, mais devant la difficulté d’établir en Allemagne les recommandations d’une école qui n’avait pas encore pu les appliquer en France, son pays d’origine, il sentit le besoin d’obtenir l’aide des Physiocrates français eux-mêmes. Ce fut la raison de son entrée en correspondance avec le marquis de Mirabeau, lequel était alors, avec Dupont de Nemours, le leader « opérationnel » de l’école physiocratique.
Le margrave de Bade avait l’intention d’expérimenter dans quelques villages les principes physiocratiques et il demanda conseil à Mirabeau. Le 22 septembre 1769, il lui écrivit :
« Ma qualité d’homme m’autorise à réclamer votre amitié et m’impose le devoir de la mériter en m’appliquant à être utile à mes semblables. Voilà, monsieur, mes titres pour oser écrire à l’Ami des hommes sans avoir l’honneur de le connaître personnellement. Dieu m’a fait naître pour gouverner un pays qui, par la température de son climat et par la fertilité de la plus grande partie de son sol, laisse espérer de bonnes récoltes au laboureur industrieux, quand il se trouve en état de faire à la terre les avances nécessaires à la culture. » (Carl Knies (éd.), Carl Friedrichs von Baden brieflicher Verkehr mit Mirabeau und du Pont, volume I, p.3)
Le margrave de Bade, très attentif au bien-être de ses sujets, ne souhaitait pas faire de mal en appliquant aveuglément des théories qu’il ne connaissait peut-être encore que trop superficiellement. Après avoir exposé son projet de fiscalité, consistant en un impôt unique fixé sur le produit net des terres, et donc ne touchant que les propriétaires terriens, il indiquait :
« Comme je n’aime pas à faire ce qui peut leur être désagréable en choquant des préjugés reçus depuis longtemps, à moins que je n’y voie évidemment leur propre intérêt, je vous prie, Monsieur, de vouloir bien me dire si vous trouvez qu’une telle loi serait avantageuse à mes sujets et surtout conforme à leur propriété foncière, à laquelle je ne me crois pas autorisé de pouvoir déroger en aucune manière. » (Knies I, pp.3-4)
« Les sentiments que le public vous connaît, Monsieur, me font espérer que vous ne me refuserez pas la satisfaction de vouloir m’instruire sur des matières qui peuvent intéresser un certain nombre d’humains, nos frères. Vous donnerez par là encore plus d’étendue aux Lumières de la science économique en montrant qu’elle est applicable à tous les cas et à toutes les circonstances. Cette science sublime faite par l’auteur de la nature pour tous les climats et pour toutes les nations, pour le bonheur du genre humain, mon peuple et moi nous prendrons part aussi à ce bonheur, et ce sera à vous, Monsieur, et à vos sublimes coopérateurs à qui nous devrons la reconnaissance éternelle de nous avoir guidés dans le chemin de l’ordre naturel, tracé par la main créatrice de notre divin législateur. » (Knies I, pp.4-5)
La réponse du marquis de Mirabeau, logiquement, fut en phase avec la théorie fiscale physiocratique. Il répondit positivement au projet de réforme du margrave, et indiqua quelques recommandations pratiques, dont celle d’évaluer le produit net en recourant au prix d’achat des terres, ou de recourir à une échelle fixe : un impôt d’un trentième pour les terres de troisième qualité, d’un vingtième pour celles de deuxième qualité, et d’un dixième pour celles de première qualité.
Conscient qu’il s’agissait là d’une opportunité historique d’appliquer les idées de l’école de Quesnay, Mirabeau insista avec son habituel excès de zèle pour inciter le margrave de Bade à mettre en place la réforme. Grâce à cette réforme vraiment bienfaisante, assurait Mirabeau, le peuple dirigé par le margrave « l’adorerait et se lèverait la nuit pour gazonner le chemin où il devrait passer ». [2] Les paysans, surtout, le sauraient gré : ils le tiendraient en admiration et s’avoueraient fiers « d’habiter la terre heureuse devenue le berceau de l’ordre économique et social de toute la Germanie. » [3]
En avril 1770, une première expérimentation eut lieu dans le petit village de Dietlingen. Selon les dires de G. Valbert, « les habitants de ce village s’en louaient si forts que les communes voisines demandaient à en tâter. » [4] Une application plus générale était ainsi devenue possible. Cependant, les fonctionnaires en place étaient peu partisans des idées physiocratiques. Ce fait poussa le margrave de Bade à faire venir en Allemagne un physiocrate français : suivant les recommandations de Mirabeau, c’est Charles de Butré qu’il prit à son service.
Malheureusement, cet homme chargé de préparer la grande réforme se montra très impropre à la tâche. Paresseux, et également incapable de réaliser la mission qui lui était confié, il compliqua plus les affaires du margrave qu’il ne les aida. Après des années employées au service du prince, l’un des ministres lui fit parvenir une lettre très dure, critiquant la médiocrité de son travail après tant d’années :
« Vous savez, mon cher ami, combien le cœur me saigne depuis quelques années, en considérant la froideur avec laquelle vous vous prêtez à terminer notre grande opération. […] Vous avez fait les calculs de 58 villages ; nous n’en sommes donc qu’à la grande huitième de notre travail, qui est de nature à ne pas pouvoir être fait, qu’en temps que nous pourrons refondre la totalité du margraviat. Et encore ces 58 villages sont calculés sans que je puisse jamais parvenir à savoir comment. […] Vous vous souviendrez que je vous ai demandé tout l’été passé, et cela deux heures par jour, pour m’instruire à fond de ce que vous aviez fait. Vous êtes persuadé, et de reste, que sans cette marche préliminaire, nous n’arriverons jamais au but, ne fut-ce que pour me mettre à même de répondre à toutes les objections. » [5]
Dupont de Nemours fera porter la responsabilité sur la seule personne de Charles de Butré. Cet homme, dont l’esprit était selon Dupont « toujours susceptible d’exaltation », ne savait pas toujours la contenir ; de sorte que malgré une bonne volonté certaine, il pouvait aisément devenir « inutile et scandaleux ».
La réforme, qui n’avait pu être préparée correctement, peinait aussi à recevoir l’adhésion du peuple, condition nécessaire à son implémentation. Pour solutionner cette difficulté importante, Mirabeau conseilla de recourir à l’instruction :
« Mais avant tout et pour fonder un régime durable et indépendant des qualités personnelles des administrateurs, il faut que le peuple soit instruit. J’ose Monseigneur, assurer Votre Altesse Sérénissime que l’instruction générale et universelle de son peuple est le premier et le principal devoir d’un bon prince. […] Ne croyez pas, ne Vous laissez pas dire qu’il sorte des mains de la nature un homme organisé et sain, qui ne soit pas capable de la science de son véritable intérêt; cela n’est pas vrai, Monseigneur. Le peuple n’est brutal et absurde qu’à force d’habitude d’être forcé de l’être pour supporter son état d’asservissement. […] Tous, si nous devenons un jour humains, sauront lire, écrire et l’arithmétique, tous enfin devraient d’ici à dix ans voir affichés dans les écoles, les sacristies, les hôtels de ville etc. le tableau économique et sa triple distribution des dépenses, ne fut-ce que comme un objet de culte terrestre et une amulette contre la maladie épidémique d’inhumanité. Alors, Monseigneur, ils sauront ce que c’est que l’impôt, combien leur importe l’impôt; nul homme ne craint la dépense d’étayer la poutre, sans laquelle le bâtiment l’écraserait. » (Knies I, p.17)
Convaincu de l’utilité d’une telle instruction, Mirabeau n’eut pas même peur d’employer la coercition :
« Il serait nécessaire que Votre Altesse établît aux frais du public un maître d’école dans chaque province ; que ces places fussent assez bonnes pour être recherchées et que ces gens fussent obligés de montrer à lire, écrire et l’arithmétique à tout enfant né dans leur province, et qu’il fût dit dans Votre édit qu’à partir du jour de sa date, tout enfant né postérieurement à cette époque qui, de quelque pays qu’il revînt, ne serait pas instruit de ces trois choses, apporterait de droit à sa famille la peine d’une amende dite, supposé que cette famille fût en état de la payer et l’eût été, par conséquent, d’émanciper son enfant ; ou, si c’était de pauvres gens, au maître d’école de la paroisse, à moins qu’il ne se fût muni, ou lui ou de son devancier, d’un certificat portant l’imbécilité absolue ou l’expatriation forcée de l’enfant. » (Knies, I, p.66)
Les expérimentations du margrave de Bade, menées dans le village de Dietlingen, eurent des résultats mitigés. Les paysans, loin de « gazonner » le chemin sur lequel il passait, exprimaient leurs plaintes. L’économiste allemand Schlettwein conseilla de poursuivre l’opération, tandis que le margrave hésitait.
Dupont de Nemours critiqua la méthode allemande de l’application des idées de son école, cette méthode Schlettwein de tester sur quelques villages :
« Commencer par manière d’épreuve sur un, deux ou trois villages isolés, comme l’a fait Mr. Schelettwein, c’est s’exposer, ou à faire le sacrifice d’une trop Grande partie du revenu nécessaire au service public, ou à tromper le peuple et soi-même, et à révolter tous les esprits; car on promet la liberté du commerce, mais on ne peut pas la donner à un village circonscrit par d’autres qui n’en jouissent pas. Pour commencer il faut être deux; et en vain serais-je libre, si les seuls hommes dont l’entremise m’est indispensable pour jouir de ma liberté demeurent enchainés. » [6]
Mirabeau, au lieu de critiquer une méthode à laquelle il avait donné son aval, répondra à cet échec en réaffirmant l’utilité de l’instruction :
« Le proverbe, toujours simple dit qu’on ne fait point boire l’âne s’il n’a soif; à plus forte raison, ne gouverne-t-on point les hommes, s’ils ne veulent être gouvernés. […] Il faut que ce changement soit demandé comme l’établissement de l’ordre et non ordonné par le prince, qui selon l’ordre ne doit rien ordonner. J’en reviens donc à l’instruction. » (Knies I, p.82)
Finalement, le projet de réforme fut abandonné, et Schettwein quitta son poste auprès du margrave de Bade. Ce fut un véritable échec pour la Physiocratie allemande, qui était le centre le plus actif et le plus prometteur de l’école de Quesnay hors des frontières de l’hexagone.
Ainsi que ces échanges l’illustrent, la question de l’application de principes économiques est un problème épineux. La physiocratie, pas plus qu’aucun autre avatar du libéralisme, n’est pas construite pour rester dans les livres, et pourtant sa mise en pratique est loin d’être évidente. Face à la stratégie de Schlettwein, qui est celle du test dans un ou deux villages spécifiquement choisis pour l’occasion, s’oppose celle de Dupont de Nemours, d’attendre la possibilité d’une application à l’échelle de la nation, mais aussi celle de Mirabeau, de préférer convaincre d’abord les masses avant de leur appliquer un remède. Ce débat entre les différentes stratégies n’a jamais cessé d’être actuel.
Benoît Malbranque
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[1]Benoît Malbranque, « Une influence oubliée. Les Physiocrates et la Révolution française », Laissons Faire, numéro 7, décembre 2013
[2]Cité par G. Valbert, La Correspondance du Margrave Charles Frédéric de Baden avec le marquis de Mirabeau et Dupont de Nemours, Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 111, 1892
[3]Ibid.
[4]Ibid.
[5]Cité par Rodolphe Reuss, Charles de Butré, 1724-1805: un physiocrate tourangeau en Alsace et dans le margraviat de Bade, Librairie Fischbacher, 1887, pp.101-102
[6]Cité par Gerald Maria Landgraf, « Moderate et prudenter » : Studien zur aufgeklärten Reformpolitik Karl Friedrichs von Baden (1728-1811), Landsberg am Lech, 2008, p.257