Causes des désordres de la France

CAUSES DES DÉSORDRES DE LA FRANCE

L’or et l’argent ne font rien pour la richesse d’un pays, mais seulement la vente et consommation des denrées qui y excroissent, dont le chef-d’œuvre est d’en pouvoir faire part aux contrées étrangères ; et ce serait une richesse sans bornes de pouvoir tout débiter, dans un pays fécond comme est la France, dans laquelle il s’en perd une fois plus qu’il ne s’en met à profit, et cela de gaité de cœur, sous prétexte des droits du Roi, par une erreur effroyable de réduire en fumier, pour avoir de l’argent, la seule chose par laquelle les peuples peuvent être en état d’en donner et pour laquelle pareillement on le veut avoir, personne ne vivant d’argent, mais des denrées, que l’on anéantit dans une contrée pendant qu’une autre voisine en manque tout à fait, qui que ce soit n’étant misérable non par trop d’impôts, qui pourraient être doublés sans incommoder personne, mais parce que lui ou ses fermiers ne peuvent vendre leurs denrées, bien que les contrées limitrophes en manquent absolument.

Depuis 1660 jusqu’en 1690, commencement de la guerre, la France se trouvait diminuée pour le moins de moitié, tant dans ses revenus que dans le prix de ses capitaux, le tout, l’un portant l’autre. Paris même, quoique la moins blessée, a eu sa part du déchet, au moins dans ses charges de robe. Cette moitié va à plus de quinze cent millions par an, le tout ayant été à plus de trois mille millions, dont la supputation est aisée par la ville de Paris, qui forme plus de quatre cent millions par an, à prendre trente mille maisons à chacune mille livres de loyer, l’un portant l’autre, y compris le Palais et monastères, et le revenu de chaque habitant et de sa suite à dix à douze fois davantage que le prix de sa maison ; de plus, quinze millions d’hommes, à chacun deux cent livres de revenu, y compris le Roi, tant en revenu de fonds que de travail, forment cette somme.
Il y avait en 1690 près du double d’argent en France, par compte fait, qu’il ne s’en trouvait en 1660, bien que les revenus du Roi ne fussent augmentés que d’un cinquième, et que ceux des particuliers fussent diminués de moitié, ainsi qu’on vient de dire. L’argent n’est donc d’aucune considération, mais la consommation, dans laquelle, circulant davantage, les mêmes espèces se représentent une infinité de fois et passent pour autant d’argent nouveau, outre que, par l’opulence, l’argent enfante des billets qu’il revêt de toutes ses qualités, et ils disparaissent sitôt que la vente des denrées cesse. En 1642, il ne se trouva dans la réforme que deux cents millions d’argent ; donc, en 1660, il n’y en pouvait avoir que trois cents, et en 1694 il s’en rencontra plus de cinq cents. Donc ce qui est énoncé à côté est véritable. C’est donc une grande erreur de mettre la rareté de l’argent, ou plutôt la misère, sur le compte de manque des espèces.
À remonter deux cents ans avant 1660, les revenus de tous les rois de France doublaient tous les trente à quarante ans, ainsi que ceux des particuliers, qui ne faisaient point deux masses ni deux intérêts différents, comme ils ont fait depuis 1660. En 1449, le roi Charles VII n’avait que dix-huit cent mille livres de rente. Louis XI tripla, François Ier doubla, pareillement Henri III. Les guerres civiles suspendirent cette gradation, mais en 1630, le Roi, qui n’avait que trente-cinq millions de rente, en eut en 1640 soixante-dix, en 1650 quatre-vingt, ces hausses suivant le niveau des biens des peuples, qui recevaient les mêmes en en faisant une part proportionnée au prince. 
Il est donc constant que c’est la ruine de la consommation qui a fait cette disparité : en effet, elle a de…… [lacunes] … au-delà de ce qu’on peut dire, ce qui a attiré l’abandon de la plupart des terres ainsi que du commerce. Cela se voit par les registres de droits et d’entrées presque dans toutes les villes, surtout à l’égard des bestiaux… il n’y en a presque pas… où ces choses ne soient réduites à la moitié, et même en plusieurs à la quatrième partie, même à la sixième. Ce sont toutes choses de fait qu’il est inutile de nier, quelqu’intérêt qu’on ait à le faire.
Deux causes ont produit ce malheureux effet : l’incertitude de la taille, dont on a abandonné la répartition à l’injustice et à la vexation des personnes puissantes, qui ont tout à fait ruiné les pauvres et mis hors d’état de consommer ; et l’autre, les partis que l’on a mis sur toutes sortes de choses, et l’intérêt des entrepreneurs étant de ruiner la consommation. Il est très ordinaire de voir vendre les ustensiles d’un pour le paiement de la taille ou de l’étape, pendant qu’une grande recette ne contribue pas d’un liard pour livre, ce qui forme une guerre continuelle à cause de cette incertitude entre les peuples, dont le moindre effet est d’arrêter toutes dépenses et commerces, qui seraient une occasion de faire accabler un homme indéfendu ; et pour les partis dans les sorties et passages, on ne les peut faire valoir qu’en ruinant la culture des terres et, par conséquent, le commerce.
Depuis l’arrivée des traitants en France, qui fut le ministère de Catherine de Médicis, jusqu’en 1660, Messieurs les Ministres ont toujours été de moitié dans tous les partis, tant ordinaires qu’extraordinaires, ce qui fait voir, quand l’expérience ne l’aurait pas appris, que ce n’est rien moins que l’intérêt du Roi et des peuples, mais seulement des entrepreneurs et de leurs protecteurs, qui les a établis, tout comme la surprise les a depuis maintenus et augmentés. Cela se voit dans les Mémoires de M. de Sully, imprimés avec privilège, où il montre toute la Cour et le Conseil des rois par noms et surnoms, qui avaient part dans les fermes et traités, à commencer par les ministres. M. Fouquet fait la même chose dans ses défenses, et quoiqu’il dénote des personnes vivantes et en place, aucune n’a contredit, bien que les écrits fussent publics et imprimés.
S’ils n’avaient pas porté les choses jusqu’à ce temps dans l’excès où elles ont été depuis, ce n’était pas manque de bonne volonté, mais les peuples, par leurs remontrances permises, arrêtaient leur avidité. Il se trouvera depuis 1660 peu d’établissements ruineux, comme on ne peut pas dire qu’il ne s’en trouve quantité, qui n’aient été tentés auparavant ce temps, dont le refus avait soutenu la gradation de crue continuelle d’opulence pour le Roi et ses peuples, qui s’est en allée aussi vite qu’elle était venue, par une conduite contraire.
En 1660, quoique Messieurs les ministres fussent très intègres, comme ils ont été surpris, ils crurent l’autorité du Roi blessée par ces remontrances, et les ôtèrent d’abord par…., et ensuite par les ordonnances de 1667, et 1673. Le parallèle des effets de l’autorité du Roi divisée entre ses ministres et ses sujets, réunie sur une même tête, justifie l’erreur de cette conduite. Par le premier, le prince et ses peuples doublent leurs biens tous les trente à quarante ans ; et par le second, l’un et l’autre diminuent à vue d’œil et font périr une infinité de monde, ce qui va à plus de cinq cent mille personnes qui meurent, manque de leurs besoins, hors même les temps de stérilité, qui sextuplent cette désolation, n’étant même que la suite de la surprise par l’empêchement de la sortie des blés dans les années abondantes.
C’est ce qui a fait tout le malheur de la France, que les peuples ont été très misérables, que le Roi s’est endetté et a tiré moins qu’aucun de ses prédécesseurs, parce que le commerce a été en plus grand désordre qu’il puisse jamais être, puisque se devant faire de royaume en royaume, de province en province, comme de marchand à marchand, ce que l’on a introduit dans la livraison des denrées à l’égard de contrée à contrée, ferait passer un négociant pour fou s’il pratiquait rien de pareil dans son trafic particulier, c’est-à-dire qu’il fallût parler à quinze ou vingt facteurs séparés de domicile et les trois quarts du temps absents ou empêchés, auparavant que d’enlever la marchandise. Or en certains ports de mer de France, il faut vingt-six déclarations ou droits à payer en des bureaux séparés, avant qu’un vaisseau puisse mettre à la voile. C’est encore pis dans les passages du royaume, ce qui fait que les denrées de la Chine n’augmentant en France que des trois quarts, celles de contrée à contrée haussent de dix parts neuf, et même jusqu’à cent en bien des endroits. Les seize millions de revenu du roi François Ier, dans le temps que le pain blanc de douze onces ne valait qu’un denier dans Paris, le setier de blé vingt sols, le muid de sel vingt-quatre livres, et ensuite quarante-cinq livres, qui en vaut aujourd’hui près de deux mille, les perdreaux six deniers et les souliers cinq sols, par les ordonnances de ce temps imprimées, montrent que ce prince jouissait sur le pied de trois cents millions d’aujourd’hui, qu’il fallait vendre par ses peuples autant de marchandises et en la même quantité qu’aujourd’hui pour fournir cette somme, et que cela produisait le même effet à ceux à qui il les donnait que feraient trois cents millions.
La raison en est visible, qui est que ceux qui occupent les premières places laissant aux traitants et à leurs protecteurs toute la part du profit, la grande fortune qu’il y avait à les tromper a fait que toute la faveur et toute l’autorité ont concouru pour les surprendre ; à quoi on a réussi en ruinant tout, comme on a fait, n’y ayant personne pour défendre les biens des peuples qui sont ceux du Roi, ainsi qu’auparavant. Messieurs les ministres, par leur intégrité, ne portant qu’un jugement avantageux de leurs prédécesseurs et de leurs créatures, qui avaient continué à leur rendre service, ne se sont point tenus sur leurs gardes, et ont accepté indifféremment tout ce qui leur était présenté sous un faux leurre de profit au Roi, qu’il lui fallait payer au triple d’un autre côté, puisque la main seule d’un partisan coûte vingt pour un en pure perte aux peuples de ce qu’on prétend donner au prince. 
Ainsi on ne doit pas s’étonner si, d’un côté, tout étant désolé, les partisans ont plus gagné depuis 1660 qu’ils n’avaient fait en plus d’un siècle de durée auparavant, la barrière qui arrêtait leur avidité ayant été levée. Le nombre des traitants et le degré de désolation sont deux choses inséparables, de sorte qu’à proportion qu’on voit croître les uns, on remarque que les terres et le commerce diminuent dans leur valeur toujours au marché ordinaire, à un de profit au Roi pour vingt de perte au royaume.
De cette manière, la moitié des biens de la France s’est trouvée anéantie ou suspendue sans que le Roi en ait été à beaucoup près plus riche, parce qu’on n’avait point d’autre ressource pour lui faire avoir de l’argent que d’anéantir la consommation, ce qui était justement le contraire de ce qu’on devait faire. Pour peu qu’on soit laboureur ou marchand, il est aisé de s’apercevoir, par juste supputation de cette diminution de moitié, soit qu’on regarde le produit des terres, qui donne la naissance et la vie à tous les autres revenus, soit qu’on considère le prix en capital de tous les immeubles…., plusieurs étant anéantis tout à fait, les autres, diminués des trois quarts, ratteignent aisément ceux qui, par une …. spéciale, ne sont pas baissés de moitié, pour former …. un pareil déchet sur le tout.
Quand la guerre est arrivée en 1689, on a étendu aux immeubles, surtout aux charges, la manière d’en mettre la vente sur les propriétaires en pure perte, en partie au profit du Roi, ce qui a achevé de tout ruiner, ainsi que la consommation. La même règle de vingt pour un de perte sur la … du royaume pour un de profit du Roi, y a été observée … nouveaux frais la consommation… desquels on a contracté, étant devenus susceptibles d’un entier anéantissement de moment à autre, tout le monde a resserré son argent, n’y ayant plus de sûreté à s’en dessaisir, et compensé la diminution de son produit par celle de sa dépense.
Parce que le crédit étant une partie du revenu et ne subsistant que sur la foi de ce qu’on possède, qui que ce soit n’a pu être censé avoir du bien par cette jurisprudence, et ainsi a été obligé de retrancher sa dépense, ce qui par contrecoup arrêtant les revenus, tout le monde a été ruiné d’une double manière. Les conséquences de cet article sont les mêmes que celles du précédent, à quoi on peut ajouter que c’est un aveuglement effroyable de vouloir, pour arrêter un désordre, en redoubler les causes, comme l’on fait tous les jours, et de croire qu’on peut faire sortir de l’argent de ces retraites en augmentant l’anéantissement des immeubles et cessation de consommation.
Et la demande de sommes immobilières que fait le Roi porte avec elle l’impossibilité de les payer, anéantissant le fonds sur lequel le propriétaire eût trouvé auparavant à emprunter, dont tout le déchet retombe sur Sa Majesté, qui n’a du bien qu’à proportion que ses sujets en possèdent. La demande de sommes immobilières par brigade aux peuples les unes après les autres, fait produire le même effet qu’une grande armée divisée par pelotons, et qu’une moindre défait aisément, les attaquant les uns après les autres, au lieu que, si ces troupes séparées avaient été jointes, elles auraient mis leurs ennemis en poudre.
Or ils ne possèdent rien lorsqu’ils n’ont ni crédit ni consommation de ce qui croît sur leurs fonds, qu’ils sont contraints d’abandonner ; les peuples, en France non plus qu’ailleurs, ne peuvent recevoir ni payer de l’argent que par la vente des denrées ; cependant tout parti en anéantit vingt fois davantage qu’il ne fait recevoir au Roi par le prix de cette désolation. Un genre de biens ou de charges, étant accablé par une demande de sommes immobilières, est non seulement ruiné, mais encore ses semblables, de qui on n’exige rien pour le présent, par l’attente infaillible d’un pareil sort, qui leur fait prendre ces mêmes mesures de ne pas se dessaisir de leur argent et d’arrêter toute la consommation.

Ces faits, qui sont très constants et ne sauraient non plus être niés que l’existence même de la France, peuvent être rendus très sensibles, surtout à Messieurs les Ministres, par la seule inspection du déchet arrivé aux vignes de l’élection de Mantes depuis l’année 1660 jusqu’en l’année 1683. Comme c’est par une cause générale, cet échantillon prouve également pour le reste du royaume. Il y avait au moins 16 000 arpents de vignes, valant l’un portant l’autre deux cents livres de rente, et vendus chacun trois mille livres à prix courant ; on en a arraché au moins 8 000, par des causes violentes assez connues, donc seize cent mille livres de diminution par an ; et le restant, savoir pareil nombre, a reçu et reçoit tous les jours par les mêmes principes une moitié de déchet, donc deux millions quatre cent mille livres de perte ; en sorte qu’on est obligé de dire que c’est l’ouvrage des fermiers du Roi, qui ne lui peuvent payer ni lui faire recevoir de l’argent qu’en mettant son royaume en friche. Et bien loin que la connaissance de l’erreur ait fait changer de conduite, on en a usé de même à l’égard de tout le reste, en anéantissant une infinité d’effets pour faire venir de l’argent au Roi, au marché ordinaire de vingt de perte pour un de profit à Sa Majesté.

A propos de l'auteur

Personnage haut en couleur, mais à l'esprit brillant, Pierre de Boisguilbert mérite le titre de fondateur de l'école française d'économie politique. Par sa critique des travers de l'interventionnisme et sa défense du laissez faire, il a fourni à ses successeurs un précieux héritage.

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