On était en droit de s’attendre à mieux de la part des réalisateurs de la série documentaire « Capitalisme » diffusée par Arte (voir l’émission radio avec Thomas Harbor).
Analyse critique de l’épisode 1 : « Adam Smith : à l’origine du libre marché ? »
Par Frédéric Jollien, Institut Coppet
Le propos principal du premier épisode est de traiter de la thèse d‘Adam Smith, supposé fondateur du capitalisme, et de sa vision d’une société naturellement fondée sur le principe de l’échange. L’idée est de critiquer ce point de vue puis de montrer l’extension historique du « capitalisme ». Ce système se serait développé principalement durant la conquête des Amériques et l’ère industrielle et se serait imposé comme système économique à travers toute la planète par le colonialisme européen.
La société naturelle
L’objectif du réalisateur est de démontrer qu’Adam Smith avait tort car les sociétés primitives étaient prioritairement collectivistes et que le capitalisme les a poussées à se dénaturer, à tendre vers le principe d’échange et d’individualisme. Le capitalisme serait un « processus historique transformant les êtres en homo œconomicus ».
Il y a là une erreur fondamentale de conceptualisation. Le capitalisme n’est pas un concept visant à la création d’une société de l’échange mais avant tout un concept s’appuyant sur la propriété privée et son utilisation à des fins productives. L’échange n’est qu’une activité possible lorsque la propriété privée est reconnue.
Il n’y a pas et il n’y a jamais eu de société qui ne soit pas capitaliste dans une moindre mesure. Il est en effet absolument impossible de créer une société sans capital privé car tant que les biens sont rares, tous les êtres ne peuvent utiliser tous les biens en même temps. Même dans un système parfaitement collectiviste, il s’agit aussi d’attribuer des biens aux individus à un moment donné. Ceci n’empêche pas ces individus de décider de capitaliser ces biens, quelqu’en soit la forme, d’en repousser la consommation ou de les utiliser pour en créer d’autres.
La seule question véritablement intéressante est de savoir qui a le droit de désigner à qui appartiennent les biens. Qui décide de l’attribution des biens lorsque la production de la tribu a été collectivisée ? Est-ce des membres élus de la tribu ? Est-ce le fruit d’une négociation entre les producteurs ? Est-ce les plus anciens qui décident ? L’émission n’en parle pas alors que c’est précisément le point essentiel qui différencie véritablement les systèmes économiques.
Nous mettons en doute le fait que les membres des tribus amazoniennes soient tous soumis par la force à l’arbitraire du groupe ou d’une minorité représentante, comme le ferait un système collectiviste imposé, et qu’ils n’aient aucun pouvoir de décision vis-à-vis de leurs biens produits. En effet, une société basée sur la soumission des productifs au profit des moins productifs, finit toujours par être une société violente, instable ou tout simplement misérable. Les productifs cessent de l’être ou s’en vont et la société devient parfaitement égalitaire dans sa pauvreté.
L’échange ne vient pas en rupture de la mise en commun des sociétés tribales. Elle n’est aucunement une antithèse de celle-ci. On peut choisir d’attribuer notre production, notre propriété à un groupement selon des règles décidées et acceptées ou de les échanger avec certains producteurs particuliers. Dans les deux cas, il y a reconnaissance du libre choix du propriétaire, dans les deux cas, il s’agit d’échange. Personne ne vient soutirer les biens privés par la force.
Ce qui est exigé moralement par le libéralisme, qui pourrait être désignée comme la philosophie politique du capitalisme, n’est pas l’utilisation de monnaie, la hiérarchie ou les échanges mais la reconnaissance de la propriété privée.
L’esclavagisme comme fruit du capitalisme
L’émission concentre une bonne partie de son argumentaire à montrer que l’esclavage a été engendré par l’attrait de l’argent des capitalistes européens. Elle soutient aussi que le travail forcé et la découverte du principe d’échange aurait amené les peuplades colonisées à devenir « capitalistes » en ayant complètement oublié la collectivisation des biens et le partage qui les caractérisaient autrefois.
Il s’agit là encore d’une simplification dramatique qui occulte toute tentative de définir clairement les concepts. Il y a une confusion totale entre « la recherche du profit », la « propriété privée » et le « libre-échange ». Le capitalisme, soit la production et la détention de propriété privée, est un système amoral. Sans véritable philosophie politique, sans principes clairs définissant ce qu’est la propriété privée, le capitalisme peut être tout autant dictatorial que libéral. Pour que tout système soit fonctionnel, il s’agit également de définir la propriété privée et ce qui différencie une propriété légitime d’une illégitime. Nous ne sommes plus dans le monde économique mais dans celui du Droit et de la politique.
Le libéralisme, qui sera souvent désigné comme l’idéologie politique « capitaliste », est une philosophie politique du Droit visant la reconnaissance de la liberté individuelle. Cette liberté se caractérise avant tout par la propriété privée de son propre corps et de tous les biens et services produits par ce corps : liberté de les donner à un groupe pour les partager, liberté de les échanger avec de la monnaie, liberté de ne pas les consommer, de les offrir ou liberté de les accumuler.
L’esclavage, le colonialisme, l’attribution de biens spoliés à des entreprises sont des actes de négation de la propriété privée. Ceci est parfaitement anti-libéral et l’émission passe étrangement sous silence que ce sont des philosophes d’inspiration libérale, de Quesnay à Turgot en passant par Adam Smith, qui se sont battus contre l’esclavage. Associer l’esclavage au capitalisme est un raccourci intellectuel car il émerge seulement vers le milieu du 19ème siècle. Les gens qui ont promu son abolition n’avaient absolument rien contre le libre-échange. Ce lien entre esclavage et capitalisme vient plutôt de l’ère marxiste où la différence entre esclavage et salariat n’était plus qu’affaire de nuance.
Durant cet épisode, un historien anglais déclare que Smith aurait fermé les yeux sur l’esclavage. C’est absolument faux. Smith et les physiocrates étaient à la pointe du combat idéologique contre l’esclavage.
Dans son livre phare, La Richesse des Nations, l’esclavage est critiqué sur l’angle économique :
« L’expérience de tous les temps et de tous les pays s’accorde, je crois, pour démontrer que l’ouvrage fait par des mains libres revient définitivement à meilleur compte que celui qui est fait par des esclaves1. »
Mais, comme tout libéral, il le critique également sous un angle philosophique et moral. Dans saThéorie des sentiments moraux, il dénonce tout ce qui pourrait fonder l’idée d’une supériorité globale des sociétés européennes et dénonce le colonialisme et l’esclavagisme comme une immoralité abjecte2.
Pour finir, il est étrange que l’émission ne parle pas des raisons pour lesquelles les anciennes tribus, après être passées sous le joug de l’esclavagisme, ne se soient pas remises à la collectivisation des biens. Sauf présence de coercition étatique (obligation de payer des impôts sous forme monétaire par exemple), il n’y a absolument rien qui retienne ces personnes à refonder des groupements où les productions des membres seraient collectivisées et distribuées. La réflexion n’est pas poussée et reste dans le domaine des déclarations péremptoires.
Révolution industrielle et mouvement des « enclosures »
Soi-disant fait historique de la marche vers le capitalisme, la révolution industrielle, comme au temps de Marx, est souvent citée. Arte réemploie cet exemple, pour dénoncer les méfaits d’un capitalisme fantasmé. À des fins productives, le royaume d’Angleterre a ordonné la désappropriation des terrains des agriculteurs pour les attribuer à des propriétaires terriens plus aptes à les gérer. Ceci aurait amené les populations paysannes spoliées à quitter la campagne pour se placer sous le joug des capitalistes citadins et leurs industries infernales.Bête Humaine et autre Germinal en exergue, la révolution industrielle serait l’un des engrenages du développement du « capitalisme sauvage ».
Il y a, de nouveau, contradiction entre propriété privée et recherche de profit. On dirait que l’émission essaie de dire que le capitalisme est un système de propriétés privées mais où la propriété privée peut être niée pour s’en attribuer les droits par la force.
Cette vision de l’auteur ressort d’ailleurs par la déclaration suivante : « Comment créer un marché ? Faites des lois pour faire de la pauvreté un crime, faites du vol de mouchoir un crime majeur, emprisonnez les gens quand ils ne paient pas leurs dettes et ceci afin d’accroître les dettes. Cela favorise la naissance d’un marché d’un certain genre. »
Or il ne s’agit même plus de marché ! Il s’agit de corporatisme, d’usage de la violence pour forcer l’échange ou même prendre l’argent par la force. C’est justement une négation du principe d’échange qui sous-entend le libre consentement des acteurs et une négation pure et simple de la propriété privée par le pouvoir. C’est justement ce qu’a dénoncé Adam Smith et ce que firent les penseurs libéraux. Comment un réalisateur conséquent peut-il nier ou oublier cela ? Comment peut-on passer à travers de telles contradictions ?
Le mouvement des enclosures n’est ni libéral ni capitaliste mais proprement une extension du pouvoir arbitraire du souverain. Thomas More parlait de « brebis qui mangeaient les hommes3 » en faisant l’analogie avec les expropriations faites aux hommes pour la production de laine. Or ce n’est pas la production de laine qui a tué les hommes, mais bien la réorganisation économique de l’aristocratie tudorienne. Les propriétés collectives des paysans sont des propriétés privées. La monarchie n’a pas privatisé les terres mais les a confisquées pour les offrir à d’autres hommes.
De plus, et comme l’ont démontré Mises ou Hayek, il faut aussi avoir une vue d’ensemble sur les faits sociaux. Trop souvent les auteurs citadins ont une vision beaucoup trop romantique de la vie en campagne et du travail de l’agriculteur. Ils nient la volonté propre des milliers de paysans de cette époque d’obtenir une meilleure qualité de vie en se rendant dans les zones industrialisées. Le romantisme de la campagne et du grand air est opposé à la dureté des usines de béton, aux espaces clos, à la pollution de l’air et à la pauvreté. Or l’histoire démontre le contraire : la révolution industrielle a sorti de la misère des générations entières, permis à celles-ci de s’instruire et de remettre en cause les souverains qui les exploitaient. Il est difficile de contredire les faits : cette période a amélioré la vie des gens comme aucune période historique ne l’avait faite auparavant.
L’agriculteur anglais d’aujourd’hui se plaignant d’être l’un des derniers de sa profession tout en regardant le paysage bucolique de sa campagne ne saurait faire office de véritable réflexion sur l’évolution économique de la société. Qui souhaiterait revenir à la dureté de la condition paysanne du 19ème siècle ? Même lui y renoncerait…
Le capitalisme « échappe à ses créateurs »
Le narrateur évoque le fait que le capitalisme n’a pas été inventé par Smith ou par les physiocrates mais serait un procédé historique. A contrario, il est dit que les penseurs du capitalisme n’auraient « pas pensé à tout » et que leur œuvre leur « a échappé ». Étrange contradiction.
La Richesse des Nations est une compilation magistrale des différentes réflexions d’économie politique qui avaient été faites jusque-là (notamment par les physiocrates français). Le travail d’Adam Smith relève plutôt de l’organisation du savoir afin d’établir une théorie générale de la création des richesses.
Les physiocrates n’ont pas cherché à inventer un système, ils ont cherché à décrire et comprendre l’ordre économique. On est très loin de la pensée économique constructiviste d’autres intellectuels qui centrent leurs actions sur la réorientation et la réorganisation de la production des biens et des services par la force coercitive (l’État).
Méthodologie de l’émission et point de vue
Il est à saluer qu’une chaîne de télévision souhaite se pencher profondément sur l’histoire des idées et d’amener les citoyens à se questionner sur leurs conceptions. Si bon nombre de faits historiques sont instructifs, il convient également de ne pas faire un listing de faits (esclavage, dureté du travail industriel, désappropriation des terres…), d’y voir un vague lien (la recherche d’argent), pour en tirer une conclusion générale sur un concept (le capitalisme). C’est ce qu’on appelle un sophisme et il serait tout aussi sophistique d’en changer le titre pour « société patriarcale » et de relever que ces mêmes faits ont toujours été réalisés par des hommes.
L’esclavagisme a été tout aussi dramatique sous des régimes recherchant à forcer les individus à se soumettre au collectivisme et à rompre avec le capitalisme. Il serait vain d’en faire la liste tant la succession des faits est longue. Pourtant, malgré cela, je n’associe pas l’idée de collectivisation des biens à l’esclavage car je reconnais que ce système de gestion économique pourrait se réaliser avec l’assentiment des individus. On est en droit d’attendre la même probité intellectuelle de la part des critiques du « capitalisme ».
Quand on gagne sa vie par la collectivisation forcée des biens, j’estime qu’il est de son devoir d’être le plus honnête et le plus constructif possible dans la critique que l’on souhaite faire au système philosophique qui remet la légitimation de son statut en question. On était en droit de s’attendre à mieux de la part des réalisateurs d’Arte.
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Une grande campagne de sensibilisation #ArteCliché (twitter et facebook) est lancée par un collectif de 20 associations et think tanks. Avec entre autres l’Institut Coppet, l’Institut Turgot, L’Institut économique Molinari, GénérationLibre, Students for Liberty (Paris et régions), Think Libéral Sciences Po, Les Conférenciers de Paris Ouest, l’IREF et l’ALEPS. Des articles vont paraître dans la presse : Le Figaro ce vendredi et Contrepoints.
Lire aussi le deuxième volet de la série : « Capitalisme » sur Arte (2) : désinformation à tous les étages !
Notes
1] Adam Smith, « Des salaires du travail », Richesse des Nations, Livre I, Chapitre 8
2] Le monde diplomatique, « De l’esclavage et de l’universalisme européen » par Alain Gresh, Avril 2008.
3] L’Utopie, 1516, p.ex. Éditions sociales-Messidor, 1966, 1982
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