Bruno Leoni, le libertarien italien
De Carlo Lottieri (Les trois extraits rapportés ci-dessous ont été publiés par L’Indipendente le 9 septembre 2004).
Traduit par Solène Tadié, Institut Coppet.
Un penseur iconoclaste, et défenseur de la liberté individuelle.
Pour la période du XX siècle, Bruno Leoni a certainement été l’interprète le plus courageux du libéralisme italien. Mais après sa mort, survenue en 1967, il a été oublié durant un long laps de temps par la culture de notre pays, atteinte d’un étatisme incurable. Il suffit de rappeler que son chef-d’œuvre, La liberté et le droit, fut publié en anglais en 1961 et traduit en italien en 1994 seulement, grâce aux éditions Liberilibri de Macerata. Si pendant bien longtemps Leoni n’a retenu l’attention que des chercheurs américains, les choses sont en train de changer depuis une dizaine d’années environ : son rôle légitime dans l’histoire intellectuelle du siècle dernier commence à être reconnu en Italie également. C’est en particulier à Raimondo Cubeddu que l’on doit la republication des textes de Leoni, facilitant ainsi l’accès à sa personnalité originale.
Juriste et politologue, philosophe et économiste, Leoni s’est distingué par l’extrême rigueur avec laquelle il a reproposé les principes du libéralisme classique. Dans un siècle qui a vu triompher toutes les formes de collectivisme (du communisme au fascisme, en passant par la social-démocratie), il a choisi de défendre la liberté individuelle, en ne cessant jamais de rappeler que toute autonomie de la personne ne peut se faire si la propriété privée n’est pas respectée. À une heure ou l’État moderne entre en crise (comme en a témoigné la sortie du communisme du paysage européen), il n’est en rien surprenant que la pensée de Leoni revienne sur le devant de la scène. Et pour comprendre l’extraordinaire vitalité de son œuvre, il suffit de lire les écrits qu’il a consacrés au mythe de la planification et aux désastres de l’assistanat. Comme l’a souligné Sergio Ricossa il y a quelques années, avec Leoni « le libéralisme s’est réinséré dans le dialogue de l’assemblée mondiale avec une énergie renouvelée, un niveau et une dignité semblables ». Lecteur assidu des autrichiens marginalistes, il a élaboré une théorie du droit qui, en opposition à Hans Kelsen et au positivisme juridique, a réévalué le Common Law anglo-saxon, instaurant une analogie entre cette loi de création jurisprudentielle et l’ordre spontané qui émerge sur le marché grâce aux innombrables ententes réalisées entre les entrepreneurs et les consommateurs. Durant les dernières décennies, bien évidemment, un libéral cohérent comme Leoni ne pouvait pas être à la mode : d’autant plus qu’il s’est toujours refusé à accorder la moindre concession au socialisme, expression d’une moralité douteuse et d’une envie malsaine de soumettre la réalité sociale au contrôle de quelques esprits éclairés. En tant que philosophe du droit, il s’est opposé à une législation envahissante, arbitraire et obsessionnelle, qui selon lui était destinée à réduire toujours davantage les espaces de la liberté individuelle. À une distance de presque quarante ans de sa mort, il faut reconnaître que ses analyses se révèlent anticipatrices des idéaux libertariens, qui depuis quelques années font leur chemin parmi beaucoup d’entre ceux qui n’acceptent pas d’être assimilés aux socialismes de gauche et de droite.
À cet égard, il est intéressant de souligner la façon dont l’un des élèves les plus connus de Leoni, Mario Stoppino, a révélé une « tendance anarchisante » chez le professeur turinois, dans un sens libéral, bien entendu : à tel point qu’il semble lui-même « pencher vers des positions ‘libertariennes’, dans le sens du libertarianisme américain, celui d’un Rothbard par exemple ».
Au moment où la tradition anti-étatiste suscite l’intérêt dans plusieurs secteurs du monde politique et académique, nous ne serons certes par surpris que Bruno Leoni (notre Rothbard à nous) commence à être redécouvert et réévalué.
L’ennemi principal est le monopole d’État
Dans l’Italie d’aujourd’hui, peu d’auteurs sont encore « d’actualité » comme l’est Bruno Leoni, sans doute le plus individualiste des intellectuels italiens du XX siècle. En particulier dans le cadre où il concentra ses études, la philosophie du droit, l’enseignement de Leoni apparaît aujourd’hui totalement révolutionnaire. En premier lieu, cela est dû à la nette préférence de l’auteur turinois pour les ordres juridiques à caractère évolutif, qui émergent spontanément, apprennent à se corriger, et ne sont pas le fruit de la « décision » d’un chef ou d’un parlement, mais le fruit d’un processus qui voit impliqués à plusieurs titres les juges, les avocats, les parties, les juristes, et – plus en général- l’entière société. Il est clair que dans l’Europe unifiée qui est en train de voir le jour, et qui conçoit le droit uniquement à partir de la loi écrite et de la codification, une perspective aussi libérale apparaît minoritaire, voire exagérément anticonformiste. Pourtant, Leoni était parfaitement conscient qu’il y avait bien peu de juridique dans des lois qui résultent d’un impitoyable conflit d’intérêt et de la volonté d’obtenir des faveurs et des privilèges. À ses yeux, l’étatisation du droit et de la société toute entière nous a entraîné, contre notre gré, vers une lutte légale de tous contre tous, dans laquelle la force de la loi s’est effacée au profit de la loi du plus fort : celle des plus organisés, des plus riches, des plus savants, et ainsi de suite. Mais la thèse la plus « subversive » avancée par Leoni est celle selon laquelle, dans une société libre, tout le monde n’a pas à dépendre d’une juridiction unique. Notamment, lorsqu’il est appelé à répondre à la question de savoir qui devrait désigner les juges, il répond qu’au fond chacun d’entre nous pourrait le faire : tout comme nous choisissons un avocat, un médecin ou un conseiller fiscal. La société qu’il préfigure, donc, est une société amplement affranchie du monopole de la violence (l’État), dans laquelle les relations se développent sur la base de la volonté et aucune aristocratie politico-bureaucratique ne peut se placer au-dessus des citoyens et en ignorer les préférences et les droits. Le regard qu’il porte sur le réel conserve encore aujourd’hui son aspect « visionnaire », voué à générer des recherches, des innovations, et des batailles.
Législation, liberté et Rule of Law de Bruno Leoni (extrait tiré de : La libertà e la legge, Macerata, Liberilibri, 1994 [1961], pp. 84-86).
Les lois générales exprimées avec précision- comme elles peuvent l’être lorsque l’on adopte des textes écrits- sont un progrès par rapport aux ordonnances improvisées et aux décrets imprévisibles des tyrans. Mais hélas tout cela ne nous dit point si nous serons vraiment « libres » de l’interférence des autorités. Nous pouvons mettre de côté pour le moment les questions dérivant du fait que les règles puissent être parfaitement sûres, au sens décrit, à savoir formulées avec précision, et dans le même temps tellement tyranniques que personne ne peut se dire « libre » en suivant leurs prescriptions. Une nouvelle difficulté dérivant de l’adoption de lois générales écrites se pose toutefois, bien que celles-ci nous concèdent une relative « liberté » dans notre comportement individuel. Le processus normal de formation du droit dans ces cas est la législation. Mais le processus législatif n’est pas quelque chose qui se fait une fois pour toutes : il se poursuit chaque jour et est constamment en développement. C’est particulièrement vrai à notre époque. Dans mon pays, le processus législatif comporte la production d’environ deux mille lois par an, et chacune d’entre elles peut contenir de nombreux articles. Il y a parfois des dizaines voire des centaines d’articles en une seule loi, et bien souvent, une loi entre en conflit avec une autre. Dans mon pays, il existe une règle générale selon laquelle deux normes sont réciproquement incompatibles pour leur contenu contradictoire, et la plus récente abroge la plus vieille.
Cependant, dans notre système, personne ne peut dire si une loi datera d’un an, d’un mois ou bien d’un jour quand elle se trouvera abrogée par une nouvelle norme. Toutes ces normes sont exprimées avec précision dans des formules écrites, que lecteurs et interprètes ne peuvent juger arbitraires. Néanmoins, toutes peuvent disparaître de manière aussi rapide et improvisée qu’elles ne sont apparues. Il en résulte que, si l’on ne tient pas compte des ambiguïtés du texte, nous sommes toujours « certains » du contenu littéral de chaque norme à un moment donné, mais nous ne sommes jamais certains que la règle d’aujourd’hui s’appliquera encore demain. (…) Ce type de « certitude », qu’Aristote et Cicéron ont tant loué, n’a rien à voir avec la certitude dont nous aurions besoin pour être vraiment « libres », au sens entendu par ces anciens et glorieux représentants de notre civilisation occidentale.
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la seule signification de l’expression « certitude du droit », telle qu’elle est utilisée et comprise en Occident. Il existe une autre signification, qui s’accorde mieux avec l’idéal de la Rule of Law, telle qu’elle était conçue par le peuple anglais et américain, du moins jusqu’aux temps où la Rule of Law était un idéal indubitablement lié à la liberté individuelle, entendue comme la liberté face à l’interférence de quiconque, y compris les autorités.
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