Boulainvilliers ou Vauban ? 

Des preuves nouvelles invitent à croire que le Mémoire concernant les moyens d’établir le droit d’amortissement des gabelles, qui présente une réforme fiscale avant Vauban et Boisguilbert, ne peut être attribué à Boulainvilliers comme on l’a longtemps cru.


Boulainvilliers ou Vauban ? 

par Paul Harsin

(Bulletin de la Société d’Histoire Moderne, octobre 1936, pp. 183-184)

 

On connaît la publication attribuée au comte Henri de Boulainvilliers de six Mémoires présentez à Monseigneur le duc d’Orléans, Régent de France, dont la première édition (La Haye, 1729) est postérieure à la mort du célèbre historien de la noblesse française. Si cinq d’entre eux paraissent bien correspondre au titre quand à la date qu’on peut lui assigner et quand à leur paternité, il n’en est pas de même de l’avant-dernier intitulé Mémoire concernant les moyens d’établir le droit d’amortissement des gabelles et la convention du revenu des aides en droits de bouchon avec les avantages que le Roi et les sujets en peuvent tirer et qui n’a rien de commun avec les autres.

Déjà en 1883 E. Ducrocq (Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest) avait démontré que loin d’avoir été rédigé vers 1715-1716 et présenté au Régent, ce texte devait se situer vers 1686-1687 et avait pour destinataire le ministre des finances Le Pelletier.

De fait, le mémoire devait avoir été rédigé peu de temps après la mort de Colbert (1683), antérieurement à la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688) et ne pouvait avoir été adressé qu’au successeur de celui-là au département des finances.

Deux circonstances nouvelles permettent d’attirer à nouveau l’attention sur ce long document. D’abord et avant tout la découverte de l’original lui-même du mémoire (Bibliothèque nationale, fonds français 7732). Ensuite, la présence parmi une « Liste des ouvrages manuscrits in folio du maréchal de Vauban qui se trouvent dans la bibliothèque de M. Le Peletier de Rosambo, président ci mortier du Parlement de Paris, septembre 1784 » publiée par le général Haxo et reproduite par le professeur F.-K. Mann dans son livre sur le maréchal, d’un texte portant le numéro 19 intitulé « Mémoire sur les moyens d’amortir les gabelles et de convertir le revenu des aides en droit de bouchon, 1684 ».

À vrai dire, le manuscrit de la Bibliothèque nationale, bien calligraphié, peut n’être qu’un double de l’original remis au ministre, si l’on retient que le mémoire y est précédé d’une lettre déférente de ton et très personnelle de forme, mais où la signature de l’auteur fait défaut. Néanmoins ce texte permet de corriger un certain nombre d’erreurs ou de bévues qui se sont glissées dans l’édition imprimée, et même de rectifier la place qu’il faut accorder aux importantes statistiques du mémoire. La date de rédaction de celui-ci est certainement voisine de 1684 : elle ne peut lui être antérieure, ni reculée au delà de 1688.

La coïncidence frappante du titre du soi-disant mémoire de Vauban vient encore confirmer la date à laquelle la critique peut fixer la rédaction du texte. Tout le problème revient à se demander si Boulainvilliers est bien l’auteur du mémoire.

Si mal informé que l’on soit sur l’existence studieuse du noble comte, on ne peut qu’être sceptique à l’égard de sa paternité. En 1684 Boulainvilliers a 26 ans, il a déjà renoncé successivement à la carrière ecclésiastique et à celle des armes et l’on se demande où il aurait pu puiser la masse de détails, de renseignements statistiques, d’informations fiscales qui remplit le mémoire, dont l’auteur dit être en relations avec de multiples correspondants. La lettre adressée à Le Pelletier pour introduire l’exposé n’a pas pu sortir de la plume du comte. Elle est d’un militaire qui parle d’expérience personnelle, d’un inférieur hiérarchique, d’un homme d’un certain âge.

Mais ne pourrait-on formuler l’hypothèse de la paternité de Vauban ? Nous savons qu’il a été en rapports avec Claude Le Pelletier et avec son frère au sujet de réformes fiscales. D’autre part, le sujet traité n’a cessé de préoccuper le futur maréchal. Comment expliquer d’ailleurs la présence d’un mémoire sous le même titre parmi ses œuvres encore inédites, s’il faut accorder créance à la liste du général Haxo. Au mieux, il faudrait y voir la preuve de la connaissance qu’a prise Vauban du texte de 1684 et déterminer l’influence de ce document sur ses idées de 1694-1695 en matière de capitation. Mais cela laisserait non résolu le problème de l’attribution du mémoire. On ne peut cependant écarter l’hypothèse qui vient d’être proposée car rien dans le style n’exclut cette possibilité. Sans doute, rien non plus ne l’implique dans les tournures employées, dans les mots usités. Une étude lexicographique plus complète s’impose donc, mais dès à présent on peut dire que le cinquième mémoire attribué à Boulainvilliers à date certaine, ne peut être l’œuvre du noble comte et qu’il doit être étudié comme l’une des sources des idées en vogue à la fin du XVIIe siècle en matière de capitation.

Enfin, il sera permis de déplorer que tant d’énigmes subsistent encore à l’égard de la bibliographie d’un homme aussi étudié que Vauban et que les œuvres encore inédites de l’illustre maréchal n’aient pas encore été livrées à la publicité par ses honorables héritiers.

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