BIOGRAPHIE DE L’ABBÉ DE SAINT-PIERRE
par Gustave de Molinari
(in L’abbé de Saint-Pierre, membre exclu de l’Académie française. Sa vie et ses oeuvres, Paris, 1857)
Le 5 mai 1718, l’enceinte ordinairement si paisible de l’Académie française présentait le spectacle d’une agitation presque tumultueuse. Il y avait dans les couloirs force allées et venues. Dans l’intérieur, des discussions animées étaient engagées, et les physionomies les plus placides portaient l’empreinte d’une vive émotion. Sur les unes, on lisait la stupéfaction et cette horreur muette que cause aux âmes timides la révélation d’un attentat inouï ; sur les autres, l’indignation et la colère. De quoi donc s’agissait-il ? Oh! il s’agissait, en effet, d’un crime sans exemple, d’un attentat inouï. Pour la première fois, depuis la fondation de la docte assemblée, un académicien, manquant à tous ses devoirs, méconnaissant toutes les traditions officielles, oubliant tout, décorum, avait osé juger librement un souverain protecteur de l’Académie. Pour la première fois, un académicien avait osé faire acte d’indépendance.
Cet audacieux, ce libertin, on dirait aujourd’hui ce libre penseur, qui voyait dans l’Académie autre chose qu’une manufacture royale de panégyriques et une succursale littéraire des antichambres de Versailles, était l’abbé Irénée Castel de Saint-Pierre, et le souverain qu’il avait jugé sans flatterie était Louis XIV. Frappé, comme la Bruyère, Vauban et Fénelon, de la misérable situation de la France, que la guerre et les fastueuses dépenses de Versailles avaient réduite aux plus désolantes extrémités, peu ébloui du faux éclat d’une gloire achetée au prix des souffrances du peuple, il n’avait pas craint de refuser à Louis XIV le surnom de Grand.
« On pourra bien, disait-il, lui donner le surnom de Louis le Puissant, de Louis le Redoutable (car nul de ses prédécesseurs n’a été si puissant et ne s’est tant fait redouter) ; mais les moins habiles ne lui donneront jamais le surnom de Louis le Grand tout court et ne confondront jamais la grande puissance avec la véritable grandeur. C’est que cette grande puissance, à moins qu’elle n’ait été employée à procurer de grands bienfaits aux hommes en général, et aux sujets et aux voisins en particulier, ne fera jamais un homme fort estimable. En un mot, la grande puissance seule ne fera jamais un grand homme. »
Que l’on juge du scandale que dut causer un tel langage au sein d’une compagnie dont la plus importante occupation, pendant soixante années, avait été d’inventer de nouvelles formules pour louer le grand roi ; qui avait épuisé les ressources de la mythologie et de l’antiquité classique pour trouver des allégories et des comparaisons dignes de ce demi-dieu mortel, et pour commenter sa devise plus orgueilleuse qu’intelligible : NEC PLURIBUS IMPAR.
Même après la mort du roi-soleil, toute critique des actes de ce monarque, qu’elle était accoutumée de si longue main à encenser, devait donc sembler blasphématoire à l’Académie. Elle résolut de faire un exemple en chassant de son sein le blasphémateur. Le cardinal de Polignac, qui avait été exilé par Louis XIV, à cause du mauvais succès de ses négociations en Pologne, voulant montrer qu’il sacrifiait ses injures personnelles à la gloire du monarque, se chargea de dénoncer le contempteur des merveilles du grand règne. Le 28 avril 1718, il déféra à l’Académie le Traité de la polysynodie, où Louis XIV se trouvait si librement jugé, en demandant justice contre l’auteur. Le cardinal de Polignac faisait remarquer, à l’appui de son accusation, que déjà, dans un Mémoire sur la taille proportionnelle, l’abbé de Saint-Pierre avait hasardé des expressions peu flatteuses pour la mémoire du grand roi ; qu’averti alors de ne plus retomber dans la même faute, il n’avait tenu aucun compte de cette admonition bienveillante ; qu’il venait, au contraire, de redoubler ses outrages. En conséquence, le cardinal de Polignac demandait que le coupable fût exclu de l’Académie.
Voilà pourquoi la séance du 5 mai 1718 présentait le spectacle d’une agitation inusitée. C’est que l’Académie avait à statuer, ce jour-là, sur la demande d’exclusion faite huit jours auparavant par le cardinal. Dans l’intervalle, l’abbé de Saint-Pierre avait été vivement sollicité d’apaiser l’Académie, en faisant amende honorable à la mémoire du grand roi ; mais l’abbé avait dans le caractère quelque chose de naïf et de tenace qui désespérait les solliciteurs. Il était convaincu qu’il avait jugé Louis XIV conformément à la justice, et il lui répugnait d’acheter la conservation de son fauteuil au prix d’une palinodie. Il se contenta donc d’écrire au chancelier de l’Académie, qui était alors le cardinal de Fleury, pour demander à être entendu. Il écrivit aussi au régent pour se justifier ; mais sa justification était au moins originale : il se bornait à dire qu’il n’avait pas cru, en conscience, pouvoir parler de Louis XIV autrement qu’il n’avait fait. C’était aggraver son tort et rendre sa condamnation inévitable.
Le cardinal de Fleury, en sa double qualité de chancelier de l’Académie et de précepteur du roi régnant, emploi qui lui avait été confié par Louis XIV, fut chargé de jeter la première pierre au coupable. Il le fit en se servant du langage que réclamait la circonstance.
« Je regarde, dit-il, l’affaire sur laquelle nous allons opiner comme la plus importante qui ait occupé jusqu’ici la compagnie. Ce n’est point de la gloire du feu roi dont il s’agit, elle se soutiendra bien sans nous, et la postérité lui rendra justice, quand même nous ne la lui ferions pas dans la personne d’un de nos confrères qui a eu la témérité d’attaquer sa mémoire dans des écrits qu’il a avoué être de lui. Je fais profession d’honorer sa famille, et elle mérite de l’être par tous les honnêtes gens ; mais, quand il s’agit de l’honneur du corps, on ne serait pas digne d’en être si on lui préférait les amitiés et les liaisons particulières. Permettez-moi donc, s’il vous plaît, messieurs, de faire quelques réflexions sur cette affaire, que vous aurez sûrement faites avant moi. Nous avions imposé la loi à tous ceux qui étaient reçus dans la compagnie de faire l’éloge du feu roi, et ce prince a été pendant cinquante ans le sujet de tous nos panégyriques. Un de nos confrères a la hardiesse de venir démentir pour la seconde fois, à la face du public, les justes louanges que nous lui avons si longtemps données. Si nous laissons cette hardiesse impunie, n’aura-t-on pas raison de dire que les plumes de l’Académie sont des plumes vénales, consacrées à la fortune et à l’intérêt, et que les louanges qu’elle donne ne durent qu’autant que la vie des princes qu’elle loue. »
Il était clair, en effet, que le jugement rigoureux que l’abbé de Saint-Pierre avait porté sur Louis XIV renfermait la condamnation implicite de ses panégyristes officiels. Or ceux-ci remplissaient l’Académie, et, comme le leur faisait habilement remarquer le chancelier, absoudre le détracteur du grand roi, c’était se condamner eux-mêmes, en convenant qu’ils l’avaient loué plus que de raison. Le chancelier faisait remarquer ensuite à l’Académie qu’elle avait banni de son sein, à l’unanimité, Furetière, qui l’avait attaquée, et qu’elle ne pouvait se montrer moins touchée des offenses faites à son protecteur que de celles qui lui avaient été faites à elle-même.
« J’ose même avancer, concluait-il, qu’il serait honteux à nous de délibérer là-dessus, et que la manière la plus convenable et la plus noble de montrer notre zèle serait de rayer par une acclamation unanime ce confrère du catalogue des académiciens. »
Après ce discours, Sacy lut la lettre que l’abbé de Saint-Pierre avait écrite au chancelier pour demander à être entendu. Mais le cardinal de Polignac, qui avait donné pendant cette lecture toutes les marques de la plus vive impatience, s’empressa d’en détruire l’effet en prononçant un réquisitoire des plus véhéments contre le téméraire accusateur du monarque tout-puissant que l’Académie avait encensé pendant un demi-siècle.
« Si l’abbé de Saint-Pierre, dit-il, était tombé pour la première fois dans la faute énorme dont toute l’Académie est si justement indignée, on pourrait écouter de sa part, non des justifications, mais des témoignages sincères de son repentir. Ce qu’on vient de lire, messieurs, est plutôt une apologie de sa conduite qu’un aveu de son égarement ; il persiste à soutenir qu’il n’est point coupable ; et cette opiniâtreté à poursuivre en toute occasion la mémoire du feu roi lui paraît si peu criminelle, qu’il n’en laisse pas seulement espérer la correction. Comment nous en flatterions-nous, puisque c’est une rechute, au mépris de la réprimande qu’on lui fit, de l’indulgence que l’Académie voulut bien avoir pour lui, et de ses propres engagements ? Vous vous en souvenez, messieurs, il nous avait promis, d’une manière très positive, qu’il en profiterait à l’avenir. Au lieu de se rétracter, comme il était de son devoir, et comme il en avait donné l’espérance, au lieu de réparer dans quelque ouvrage le tort qu’il s’était fait à lui-même aussi bien qu’à nous, son acharnement le porte à publier de nouvelles calomnies contre ce grand roi que nous avons toujours fait profession d’admirer et de célébrer par nos éloges. L’abbé de Saint-Pierre se sépare aujourd’hui de tous ses confrères, comme pour donner là-dessus un démenti solennel. Il oublie, en outrageant son maître, et les grâces qu’il en a reçues et le respect qu’il doit, non seulement au roi, mais au régent. Le caractère royal, toujours le même, ne cesse jamais d’être l’objet de notre vénération la plus profonde, et quand on ose l’insulter, on attaque également et ceux qui le portent et ceux qui sont dépositaires de l’autorité qui l’accompagne.
« Quand le feu roi voulut bien ajouter tous ses titres si glorieux celui de notre protecteur, il mit, pour ainsi dire, entre nos mains le dépôt de sa gloire. Quels remerciements ne lui fîmes-nous point de ce qu’il nous avait jugés dignes d’un si grand honneur ? Était-ce pour participer un jour, par une indigne tolérance, au crime de ceux qui tâcheraient de couvrir sa mémoire d’ignominie ? Vous avez frémi, messieurs, à la lecture que je vous ai faite de quelques-uns des articles odieux dont ce livre est rempli. À peine avez-vous pu attendre qu’elle fût achevée ; vous avez senti votre devoir, vos cœurs se sont déclarés ; il ne s’agit plus que d’expliquer votre jugement. Je sais qu’il y en a parmi vous, messieurs, qui, sans disconvenir de l’énormité de la faute, sont touchés de compassion pour le coupable, et dont la justice est balancée par l’amitié personnelle qu’ils ont pour lui. Mais enfin nous avons nos règles ; elles disent qu’un académicien qui offense l’honneur de ses confrères perdra sa place irrémissiblement. Le feu roi n’est-il pas plus que tous nos confrères ensemble ? En un mot, il est d’une nécessité absolue que cette aventure fasse un vide dans l’Académie. Qui de nous pourrait se croire permis de s’asseoir dans ce lieu avec celui qui n’a pas craint de calomnier indignement notre protecteur, notre bienfaiteur et notre roi ? »
Sous l’influence de ce réquisitoire, l’Académie refusa d’entendre l’accusé. Quelques voix timides s’élevèrent cependant pour lui faire obtenir cette faveur. Mais, dit d’Alembert, l’Académie prétendit que sa lettre au régent aggravait sa faute au lieu de la diminuer ; que, si l’accusé n’avait pas changé d’avis depuis qu’il avait écrit cette lettre, il ne fallait pas lui fournir l’occasion de venir en pleine séance ajouter de nouvelles insultes à celles dont il avait déjà flétri le nom révéré de Louis le Grand ; qu’enfin l’ouvrage de l’abbé de Saint-Pierre était un corps de délit existant et suffisant, qui dispensait d’entendre l’auteur avant de le juger. On alla donc aux voix, et personne n’osa se prononcer en faveur de l’abbé. Cependant l’Académie, pour laisser à ses membres au moins l’apparence de la liberté, décida que le vote aurait lieu au scrutin secret. On ne trouva qu’une seule boule blanche dans l’urne. C’était celle de Fontenelle.
Le régent, dit encore d’Alembert, quoiqu’il aimât beaucoup l’abbé de Saint-Pierre, quoiqu’on l’accusât même de penser comme lui sur Louis XIV, ne crut pas devoir annuler la délibération de l’Académie. Il se contenta de faire observer que, l’Académie n’ayant pas nommé de successeur à Furetière après son exclusion, il lui paraissait juste de ne pas traiter plus mal le membre qu’elle venait d’exclure, et d’attendre sa mort pour remplir sa place.
Dix-huit mois plus tard, l’affaire étant un peu oubliée et le scandale apaisé, l’abbé de Saint-Pierre demanda de nouveau à être entendu. Le directeur et le chancelier étant alors deux hommes de lettres, MM. de Boze et de la Motte, il espérait, dit d’Alembert, les trouver plus favorables à sa demande que les académiciens de cour qui présidaient l’Académie à l’époque de son exclusion. Mais l’Académie n’osa pas prononcer sur une si grosse affaire avant d’avoir pris les ordres du duc d’Orléans. Celui-ci, qui craignait apparemment que la réhabilitation de l’abbé ne lui fût imputée comme un manque de respect envers la mémoire de Louis XIV, reçut la députation de l’Académie avec une impatience visible, et il la congédia en exprimant son mécontentement de ce que « l’on avait encore invoqué son nom dans cette affaire, dont il ne voulait plus qu’on lui parlât et dont il voulait encore moins se mêler. » L’abbé se trouva ainsi exclu d’une manière irrémissible. Il n’en garda pourtant pas rancune à l’Académie ; car il continua, comme par le passé, à lui envoyer ses œuvres[1]. À sa mort, l’Académie, qui avait refusé de faire un service pour Furetière, délibéra pour savoir si elle userait de la même rigueur à l’égard de l’abbé de Saint-Pierre. Le parti de l’indulgence et de l’oubli des injures triompha cette fois, et les honneurs funéraires furent rendus à l’académicien exclu. Mais il n’en fut pas de même pour les honneurs académiques. À la sollicitation de l’évêque de Mirepoix, précepteur des enfants de France, on défendit à Maupertuis, qui hérita du fauteuil de l’abbé de Saint-Pierre, de faire l’éloge de son prédécesseur. Cet interdit ne fut levé que trente-deux ans plus tard. D’Alembert obtint, alors seulement, l’autorisation de combler cette lacune des éloges académiques et de payer au courageux prédécesseur de Maupertuis le tribut d’hommages que les panégyristes de Louis XIV lui avaient refusé. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que d’Alembert s’acquitta de sa tâche avec son esprit et son tact accoutumés. Il sut réhabiliter la victime du cardinal de Polignac, sans humilier la docte compagnie qui l’avait exclu de son sein.
Esquissons maintenant la biographie de l’homme qui eut le courage de protester seul, publiquement, contre l’adoration posthume d’un monarque dont l’ambition et la vanité avaient, après des triomphes plus éclatants que solides, mis la France à deux doigts de sa ruine ; racontons la vie de cet académicien qui, placé entre sa conscience et son fauteuil, n’hésita pas un instant, et préféra, au grand étonnement de ses contemporains, sans parler de la postérité, la vérité à l’Académie.
CHARLES-IRÉNÉE CASTEL, ABBÉ DE SAINT-PIERRE, naquit le 18 février 1658, au château de Saint-Pierre-Église, près de Barfleur, en Normandie. Charles Castel, son père, était bailli du Cotentin et gouverneur de Valogne. Sa famille était alliée à celle du maréchal de Villars. Il fit ses premières études au collège de Caen, où il se lia avec Varignon, qui devint plus tard un mathématicien célèbre. Varignon était pauvre. Le jeune de Saint-Pierre n’était pas bien riche, car son revenu ne dépassait pas dix-huit cents livres. Néanmoins, il voulut emmener son ami à Paris, où il se rendit pour cultiver les sciences et les lettres, conformément à sa vocation, après avoir embrassé l’état ecclésiastique pour obéir aux vœux de ses parents. Il loua une petite maison au faubourg Saint-Jacques, et il y donna un appartement à Varignon. Par un surcroît de délicatesse, il voulut même lui assurer une pension de trois cents livres, afin de lui permettre d’aller vivre à sa guise quand les liens de l’amitié lui paraîtraient gênants. « Je ne vous donne pas, lui dit-il, une pension, mais un contrat, afin que vous ne soyez pas dans ma dépendance et que vous puissiez me quitter pour aller vivre ailleurs quand vous commencerez à vous ennuyer de moi. » À l’abbé de Saint-Pierre et à Varignon se joignirent Fontenelle et l’abbé Vertot, et cette petite société s’occupait tour à tour des sciences exactes, de la philosophie et des belles-lettres. « Nous parlions à nous quatre, dit Fontenelle, une bonne partie des différentes langues de l’empire des lettres, et les sujets de cette petite société se sont dispersés de là dans toutes les académies. » Les quelques années que l’abbé de Saint-Pierre passa dans sa cabane du faubourg Saint-Jacques, comme il se plaisait à la nommer, furent presque entièrement consacrées à l’étude. Il se passionna d’abord pour la physique, et, plus tard, il s’en félicitait beaucoup, prétendant qu’il avait dû, en grande partie, à cette étude, les allures positives de son esprit.
« J’allais, dit-il, aux cours d’anatomie de feu M. du Verney. J’allais aux cours de chimie de feu M. Lemery. J’allais à diverses conférences de physique chez M. de Launai, chez M. l’abbé Bourdelot, et chez d’autres. Je lisais les meilleurs ouvrages. J’allais consulter le feu père Malebranche, et lui faire des objections sur quelques endroits de ses ouvrages. J’avais des camarades avec lesquels je disputais souvent, à la promenade, sur ces matières. Je crois devoir à ces exercices l’habitude à l’application, la docilité à tout écouter, à tout examiner, la facilité à changer d’opinion quand j’en apercevais une plus vraisemblable, la fermeté à garder mon opinion tant que je ne trouvais rien de plus vraisemblable. Je me plaisais à cette étude. Mais une pensée de Pascal me fit estimer davantage l’étude de la morale, et ensuite la comparaison de l’utilité des bons livres de morale avec l’utilité des bons règlements et des bons établissements me fit préférer l’étude de la science du gouvernement à l’étude de la morale, et si j’y ai acquis quelques connaissances utiles, je crois les devoir à ces trois ou quatre années d’exercices de mon esprit dans l’étude de la physique[2]. »
Cette étude des sciences physiques et mathématiques laissa, en effet, dans l’esprit de l’abbé de Saint-Pierre, les traces les plus profondes. Peut-être même eut-il le tort de trop vouloir appliquer leurs procédés aux sciences philosophiques, en soumettant celles-ci à des formules rigoureuses, qu’elles ne comportent pas toujours. Non qu’elles soient, en réalité, moins positives, moins exactes même, que les sciences physiques : mais il y a dans leurs éléments une telle diversité et une telle mobilité, qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de les fixer dans une formule mathématique. On peut analyser assez exactement un caillou et calculer avec précision une force mécanique ; mais les plus minutieux inventaires que l’on ait dressés des facultés de l’homme sont, à coup sûr, fort incomplets, et nous ne sachions pas qu’on ait jusqu’à présent inventé un dynamomètre moral. Néanmoins l’abbé de Saint-Pierre gagna à l’étude des sciences physiques l’excellente habitude de chercher, en toutes choses, des données positives, et c’est ainsi qu’avant Bentham il prit pour boussole, en morale et en politique, le principe de l’utilité, qu’il assujettit, comme le fit plus tard l’illustre philosophe et jurisconsulte anglais, aux règles du calcul. Avant Bentham, il mérita, comme nous le verrons, le titre de père de l’école utilitaire.
En 1695, ses relations de famille beaucoup plus encore que ses études sérieuses et son mérite littéraire lui ouvrirent les portes de l’Académie française. Il y remplaça Bergeret, secrétaire de la chambre et du cabinet du roi. En ce temps-là, les discours de réception des académiciens n’étaient guère que des amplifications banales sur un thème obligé. L’abbé de Saint-Pierre, qui commençait déjà à rapporter toutes ses actions à la mesure de l’utile, ne crut pas devoir s’occuper longuement du sien. Il n’y consacra que quatre heures. Comme on l’engageait à y mettre un peu plus de temps : « Ces sortes de discours, répondit-il, ne méritent pas, pour l’utilité dont ils sont à l’État, plus de deux heures de temps ; j’y en ai mis quatre, et cela est fort honnête. »
En vertu de la même règle de conduite, il se préoccupait beaucoup plus, dans ses écrits, du fond que de la forme. « Devenu, dit d’Alembert, membre d’une compagnie dont l’objet principal est la perfection du style, il ne se crut pas obligé pour cela de donner plus de soin à sa manière d’écrire ; il composa beaucoup d’ouvrages dans lesquels, uniquement occupé du fond, qu’il croyait excellent, il négligeait absolument la forme. Ce n’est pas qu’il n’en connût le prix, et qu’il n’en sentît même la nécessité pour se procurer plus de lecteurs ; mais il ne se croyait pas le talent d’orner ce qu’il avait à dire, et il ne voulait pas forcer la nature, craignant que les efforts inutiles qu’il ferait pour la dompter ne fussent autant de moments perdus pour ses spéculations morales et politiques. » Entendant un jour une femme aimable s’exprimer avec beaucoup de grâce sur un sujet frivole : « Quel dommage, dit-il, qu’elle n’écrive pas ce que je pense ! » Cette négligence, provoquée par le désir d’économiser du temps, était, il faut l’avouer, assez mal entendue. Si l’abbé de Saint-Pierre s’était donné la peine d’écrire d’une manière plus agréable, on l’aurait lu davantage, et, en admettant même qu’il eût mis au jour moins d’idées, celles qu’il aurait produites se seraient plus aisément et plus généralement propagées. Au simple point de vue de l’utilité, l’auteur du Projet de paix perpétuelle n’aurait donc pas perdu son temps en soignant quelque peu son style. Il l’aurait d’autant moins perdu, qu’il possédait deux des plus belles qualités de l’écrivain : le naturel et la clarté. Ses deux défauts étaient la monotonie et les redites. Il se répétait d’une manière fatigante. Chez lui, à la vérité, c’était système. Il était d’avis que les choses ne se gravent bien dans l’esprit qu’à force d’être répétées. « Je trouve, lui disait quelqu’un, d’excellentes choses dans vos écrits, mais elles y sont trop répétées. — Indiquez-m’en quelques-unes, je vous prie ? » Comme son interlocuteur lui en citait plusieurs : « Vous les avez donc retenues, lui dit-il, voilà pourquoi je les ai répétées, et j’ai bien fait, sans cela vous ne vous en souviendriez plus. » Ce système a du bon, sans doute, et les vieux maîtres de l’art oratoire font remarquer, avec raison, que des répétitions bien ménagées fortifient et éclairent le discours. Mais encore n’en faut-il pas abuser, surtout dans la parole écrite, ou du moins faut-il prendre soin, en répétant une idée, de varier la forme sous laquelle on la présente. Or cet artifice élémentaire de style, l’abbé de Saint-Pierre le négligeait absolument. Il reproduisait vingt fois, dans un livre ou dans une brochure, les mêmes idées exprimées dans les mêmes termes, ce qui en rendait la lecture des plus fastidieuses. Peut-être, à la vérité, retenait-on mieux ce qu’on y trouvait ; mais, comme on redoutait la fatigue de les lire, l’utilité que l’auteur attribuait à son système de répétitions en demeurait fort compromise. Ce système était excellent pour faire retenir, mais il ne valait rien pour faire lire ; voilà à quoi notre digne abbé n’avait pas pris garde, et voilà pourquoi ses ouvrages n’obtinrent jamais la popularité qu’ils méritaient à bien des égards.
Cette même négligence qu’il mettait dans la composition de ses livres se retrouvait aussi dans sa conversation. Il passait pour ennuyeux dans la bonne compagnie, que ses relations de famille lui avaient ouverte ; mais on sait que la bonne compagnie s’ennuie aisément des choses sérieuses. Pour les lui faire goûter, il aurait fallu plus d’esprit que n’en avait l’abbé de Saint-Pierre. Aussi se taisait-il souvent, et à ceux qui lui demandaient les motifs de son silence, il répondait avec une exquise bonhomie : « Quand j’écris, personne n’est forcé de me lire ; mais ceux que je voudrais forcer à m’écouter se contraindraient pour en faire au moins semblant, et c’est une gêne que je leur épargne autant que je puis. » Cependant il n’était pas dépourvu d’agrément dans l’esprit, et il avait, en outre, le tact assez rare de ne parler que des choses qu’il connaissait bien. « Outre ses connaissances politiques, qui étaient fort étendues, dit l’auteur de son Éloge, il avait dans la tête beaucoup de faits et d’anecdotes, les contait bien quoique très simplement, et surtout avec la plus exacte vérité ; car il se serait fait scrupule d’en altérer la moindre circonstance, même pour y ajouter plus d’agrément ou d’intérêt. « On n’est pas, disait-il, obligé d’amuser ; mais on l’est de ne tromper personne. » Ceux qui avaient la patience et l’équité de l’entendre ne s’en repentaient pas, et se trouvaient souvent payés, sans s’y être attendus, de l’effort de courage qu’ils croyaient avoir fait. Une femme de beaucoup d’esprit, ayant eu avec lui un long entretien sur des matières sérieuses, en sortit si contente qu’elle ne put s’empêcher de lui marquer tout le plaisir qu’elle venait d’avoir. « Je suis, répondit le modeste philosophe, un mauvais instrument dont vous avez bien joué. » D’Alembert rapporte encore quelques autres traits qui attestent que son esprit ne manquait ni de vivacité ni de pittoresque. « Une femme qu’il voyait souvent possédait à un degré supérieur le talent de parler avec imagination et avec grâce, pourvu qu’on la laissât parler seule et longtemps ; mais elle perdait ce talent dès qu’il fallait converser, et que le monologue, où elle excellait, se changeait en dialogue. On demanda à l’abbé de Saint-Pierre ce qu’il pensait d’elle. « Je trouve, répondit-il, qu’elle danse bien, mais qu’elle ne sait pas marcher. » Il applaudissait au mot d’une autre femme sur un discours qu’elle venait d’entendre. « Qu’il y a d’esprit là dedans, lui disait un des auditeurs. — Il y en a tant, répondit-elle, que je n’y ai point vu de corps. » Se trouvant à Versailles, où l’appelait sa place de premier aumônier de madame la duchesse d’Orléans, il fut rencontré par un évoque qui lui dit, croyant faire une excellente épigramme : « Quel séjour pour un philosophe ! — Pensez-vous, répliqua-t-il, qu’il vaille mieux pour un évêque ! »
Cette charge de premier aumônier de madame la duchesse d’Orléans, l’abbé de Saint-Pierre l’acheta en 1702. La duchesse parut satisfaite de son aumônier philosophe ; car elle lui procura le bénéfice de l’abbaye de Tiron, possédé auparavant par le poète Desportes, et qui augmenta sensiblement son aisance. En 1712, l’abbé de Polignac l’emmena au congrès d’Utrecht, où les difficultés que rencontrait la conclusion de la paix lui suggérèrent l’idée de son fameux Projet de paix perpétuelle. Mais il ne paraît avoir fait aucune tentative pour se mêler à la vie active des affaires. C’était, en effet, un homme de pensée, et nullement un homme d’exécution. Il était doué du génie de l’invention dans la sphère des sciences morales et politiques, et il passait sa vie à imaginer des combinaisons pour améliorer l’organisation politique et l’éducation morale de la société, comme les inventeurs ordinaires en imaginent pour perfectionner son outillage matériel. Il se trompait souvent, sans doute, et nous verrons qu’un bon nombre de ses projets ne supportent pas l’examen. D’autres fois, il commettait simplement une erreur de date, et il travaillait pour le dix-neuvième ou le vingtième siècle, en croyant travailler pour le dix-huitième. Ses contemporains lui savaient naturellement assez peu de gré de cette besogne qu’il faisait pour l’avenir, et ils ne lui épargnaient pas les épigrammes. On se moquait, par exemple, de ses plans utilitaires, en lui attribuant un « projet pour rendre utiles les prédicateurs et les médecins, les traitants et les moines, les journaux et les marrons d’Inde. » Mais l’écrivain, qui avait bravé les courtisans de Louis XIV et renoncé à son fauteuil d’académicien plutôt que de le conserver au prix d’une bassesse, n’était pas homme à se laisser abattre par une épigramme. Il continuait donc à élaborer projets sur projets, et il ne manquait jamais de les envoyer aux princes et à leurs conseillers. On n’en faisait aucun usage ; mais les plus sceptiques avaient fini par éprouver un certain respect pour cet homme, qu’aucune ambition personnelle n’animait, et qui trouvait son unique bonheur à chercher les moyens d’améliorer le sort de ses semblables. Le cardinal Dubois lui-même n’osait se moquer ouvertement d’un homme qu’il était si peu fait pour comprendre, et il se contentait d’appeler ses projets les rêves d’un homme de bien.
On a reproché à l’abbé de Saint-Pierre de manquer de sensibilité, et on l’a assimilé à ces philanthropes qui, appliquant toute leur puissance affective à l’humanité en général, n’ont au service de leurs proches qu’une dose infinitésimale de sentiment. Ce reproche repose beaucoup plus, croyons-nous, sur une théorie excessive de l’abbé que sur des faits positifs. Cette théorie consistait à envisager la douleur physique seule comme réelle, effective ; ce qu’il exprimait en disant qu’elle seule avait une valeur intrinsèque, tandis que les autres maux, sur lesquels la raison peut avoir prise, n’ont, ajoutait-il, qu’une valeur purement numéraire. C’est pourquoi il tournait de préférence son attention vers le soulagement des maux physiques et des misères matérielles. Le médecin Chirac ayant dit, un jour, devant lui, que le meilleur moyen de guérir les obstructions consistait à faire courir la poste aux malades, il inventa un fauteuil à ressort, dont le mouvement imitait celui de la voiture, et auquel il donna le nom de trémoussoir. On parla beaucoup du trémoussoir, et l’on s’en servit un peu. Cependant, en dépit de sa théorie, l’inventeur n’était pas insensible aux affections morales. Sa liaison avec Varignon et la générosité dont il fit preuve à l’égard de cet ami sans fortune l’attestent suffisamment. Combien peu d’hommes, même parmi ceux dont la réputation de sensibilité est la mieux établie, se soucieraient de partager leur revenu avec un ami pauvre ! Il consacrait encore une bonne part de son revenu au soulagement des malheureux. Il faisait élever à ses frais des enfants abandonnés, en ayant soin de leur donner les métiers les plus utiles et les moins exposés aux caprices de la mode. « Dans leur éducation, dit d’Alembert, il ne donnait rien à la vanité ni à l’opinion, et tout à l’avantage le plus sûr pour ces créatures infortunées ; il négligeait de leur faire enseigner les langues, la danse, la musique, enfin toutes les choses qu’on peut regarder comme le luxe de l’éducation ; il leur faisait apprendre un métier utile et solide, qui pût les mettre à l’abri de l’indigence ; encore choisissait-il parmi ces métiers ceux qui, étant d’une nécessité indispensable, doivent en conséquence subsister toujours, et que, par cette raison, il jugeait propres à faire vivre dans tous les temps ceux qui les embrassent ; il se gardait bien de donner aux enfants dont il prenait soin quelqu’un de ces métiers de mode ou de caprice, dont il prévoyait l’anéantissement d’après les calculs qu’il faisait sans cesse. Car, semblable en quelque sorte à cet Anglais qui a poussé la finesse de l’arithmétique jusqu’à déterminer l’année précise de la fin du monde, l’abbé de Saint-Pierre avait aussi calculé à sa manière l’époque où chaque préjugé, chaque erreur, chaque sottise des hommes devaient finir ; et nous pouvons donner par un seul trait quelque idée de la certitude de ses spéculations. Il n’hésitait point à prédire qu’il viendrait un temps où, pour emprunter ses propres termes, le capucin le plus simple en saurait autant que le plus habile jésuite. » Ce mot porte assurément le cachet du génie ; ce qui n’empêchait pas les calculs du bon abbé d’être sujets à caution. Mais qu’importait, après tout, que ses calculs fussent exacts ou non, si son cœur et sa raison le guidaient bien ? Au témoignage de d’Alembert, il savait aussi pratiquer la charité morale, non moins utile que la charité matérielle, et plus rare. « Il croyait que la charité d’un sage, à l’égard des autres, ne devait pas se borner à soulager ceux qui souffrent, qu’elle devait s’étendre aussi jusqu’à l’indulgence, dont leurs fautes, leurs travers, leurs ridicules, ont si souvent besoin ; que, si un des plus tristes fruits de la vieillesse est de prendre de jour en jour plus mauvaise opinion des hommes, l’expérience doit apprendre en même temps à avoir pitié de leur faiblesse, et que le devoir de l’homme vertueux est renfermé dans ces deux mots : donner et pardonner. »
Dans la bouche de l’abbé de Saint-Pierre, cette devise n’était pas vaine ; car il s’attachait, en toute occasion, à y conformer sa conduite. Il lui appartenait, mieux qu’à personne, de remettre en honneur le mot bienfaisance, que d’anciens écrivains avaient déjà employé, mais qui était tombé en désuétude[3].
L’esprit de charité engendrait chez lui la tolérance, qu’il poussait au plus haut point. Il n’était intolérant qu’avec les intolérants. Encore la peine qu’il voulait leur infliger était-elle fort douce ; il demandait qu’on mît fin aux querelles théologiques, qu’il jugeait fort peu utiles à l’humanité, en imposant silence aux disputeurs. Mais laissons-le ici se peindre lui-même :
« Un docteur de Sorbonne, exilé comme moliniste persécuteur, qui cherche à faire un schisme dans l’Église de France, fit imprimer en 1736 deux nouvelles lettres pour montrer que tous les catholiques devaient traiter d’excommuniés et éviter comme pestiférés, soit dans les églises, soit ailleurs, tous ceux qui sont ou qu’ils croient jansénistes et opposants à la constitution Unigenitus. On ne sait pour quelle raison il mit dans le titre de ces lettres qu’elles étaient écrites par M. l’abbé de Saint-Pierre. Je ne devine point pourquoi il a ainsi employé mon nom.
« C’est un de ces fanatiques qu’on peut appeler boutefeux, qui voudraient exterminer par un beau zèle tous ceux qui n’ont pas le bonheur de penser précisément en tout comme eux. Je crois au contraire que rien n’est si recommandé aux hommes par la religion que l’observation de la justice et la pratique de la bienfaisance les uns envers les autres, pour plaire à Dieu et pour en obtenir le paradis. Je soutiens, par conséquent, que non seulement nous devons avoir de la patience et de l’indulgence pour ceux que nous croyons dans l’erreur, mais que nous devons même leur procurer du bien et les traiter comme nous voudrions en être traités s’ils étaient les plus forts ; ainsi je me suis fort défendu d’avoir eu aucune part à de si injustes écrits.
« Cependant un religieux, homme d’esprit, mais dans cette erreur qu’il faut pratiquer la persécution par zèle pour la vérité, me fit l’autre jour compliment sur la manière éloquente et savante dont ces deux lettres sont écrites. — Mon père, lui répondis-je, j’aime sur toutes choses la paix et la tranquillité dans l’État et dans l’Église ; ainsi je suis très éloigné de l’opinion de celui qui a écrit ces lettres persécutantes et séditieuses. Je suis, à la vérité, de l’opinion de Molina sur la liberté, mais non pas moliniste. C’est un terme de parti persécutant ; or la bienfaisance ne permet jamais d’être d’aucun parti persécutant, elle qui ne vise au contraire qu’à l’union et à la concorde.
« Mais, monsieur, me dit le religieux fort étonné, vous ne vous souciez donc pas de sauver la vérité des artifices de l’erreur ? Non, mon père, lui dis-je, quand, pour soutenir la vérité, on est forcé de perdre la charité bienfaisante envers ceux qui prennent l’erreur pour la vérité. C’est que la vérité ne se noie jamais. On a beau la plonger, elle surnage, elle revient toujours sur l’eau : l’homme qui ne la connaît point aujourd’hui la connaîtra demain ; au lieu que la charité bienfaisante se perd toujours par les marques de mépris et de haine et par les persécutions mutuelles et injustes qu’inspire toujours l’esprit de parti persécutant, surtout à ceux qui se piquent d’être fort zélés pour leur parti.
« Les erreurs de notre prochain, ajoutai-je, sont des défauts, mais ils sont involontaires ; car nul ne veut être trompé ; ainsi les erreurs involontaires sont excusables ; et, lorsqu’elles ne sont point contraires à la pratique de la charité bienfaisante, elles ne font jamais aucun mal à la société, au lieu que les persécutions sont toujours volontaires ; car qui persécute veut persécuter ; ainsi elles sont toujours inexcusables, elles sont toujours injustes. Car n’est-ce pas faire contre les autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils fissent contre vous ? Ainsi rien n’est plus opposé à toute société et à toute charité bienfaisante que la haine, l’intolérance et la persécution réciproque qui se trouve dans les différents partis. Et puis je le quittai[4]. »
La vie du digne abbé se partageait ainsi entre l’élaboration de projets qu’il croyait utiles à ses semblables et la pratique des plus belles vertus humaines. Aussi, arrivé au déclin d’une existence qu’il avait remplie de la pensée et de la pratique du juste et de l’honnête, jetait-il un regard satisfait sur le passé et envisageait-il l’avenir avec sérénité :
« J’ai atteint aujourd’hui, disait-il le 13 février 1738, la quatre-vingtième année de mon âge, et avec de la santé. Si la vie est une loterie pour le bonheur, il se trouvera que, à tout prendre, il m’est échu un des meilleurs lots que je ne changerais pas contre un autre, et il me reste une grande espérance du bonheur éternel. »
Il mourut, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, le 29 avril 1743. Quelques jours avant sa mort, Voltaire lui ayant demandé de quelle manière il envisageait sa fin prochaine, il répondit : Comme un voyage à la campagne. La veille de sa mort, il répétait à quelqu’un, qui le sollicitait de parler à son entourage, cette admirable réponse de Patru : « Un mourant a bien peu de chose à dire quand il ne parle ni par faiblesse ni par vanité. » Il mourut donc comme il avait vécu : en sage.
L’abbé de Saint-Pierre était un « homme à projets », en prenant cette expression dans le sens le plus élevé qu’elle comporte ; car il n’attendait de ses projets aucun bénéfice, aucune gloire même. Désintéressé au point de mépriser ce qu’il appelait la « gloriole » de la réputation, il n’avait en vue que l’accroissement du bien-être de l’humanité. Son patriotisme s’émouvait seulement de la crainte de voir la France devancée par l’Angleterre. « Je meurs de peur, écrivait-il en 1740, que la raison humaine ne croisse davantage à Londres qu’à Paris, où la communication des vérités démontrées est dès à présent moins facile. » Sans doute, un grand nombre des projets qu’il élaborait con amore étaient, les uns inapplicables, les autres prématurés ; mais quels inventeurs ont jamais su se tenir exactement dans la ligne de ce qui est vrai et surtout de ce qui est actuellement praticable ? Tantôt ils imaginent des machines et des procédés contraires à la nature des choses, et qui seront toujours inapplicables. Tantôt ils devancent simplement le possible, et ils jettent dans le monde une combinaison ou une idée qui exige, pour être rendue pratique, des progrès ultérieurs, dont la nécessité, il faut le dire, ne les frappe pas assez. C’est ainsi, pour nous en tenir aux faits matériels, que Papin, le marquis de Jouffroy et plusieurs autres inventent la navigation à la vapeur avant la machine à haute pression, qui en était le moteur indispensable. C’est ainsi encore que plusieurs physiciens trouvent, sans en pouvoir tirer parti, le télégraphe électrique, avant la découverte d’Oerstedt. Ces inventions prématurées demeurent stériles, et leurs auteurs sont bafoués par les myopes de la routine, jusqu’à ce qu’un autre progrès, qui renferme un de leurs éléments nécessaires, vienne les rendre pratiques. La civilisation peut être comparée à un immense édifice en construction, dont les étages se superposent lentement par le concours laborieux de tous les membres de la famille humaine. Ceux-ci y appliquent leur intelligence, ceux-là leurs capitaux : la foule y apporte son travail. Les inventeurs en sont les architectes ; mais ils élaborent souvent des plans inexécutables, soit parce qu’ils ne tiennent pas assez compte de la nature des matériaux qu’il s’agit de mettre en œuvre, soit parce qu’ils méconnaissent l’un ou l’autre des principes essentiels de leur art, soit encore parce qu’ils se pressent trop et qu’ils bâtissent un étage en oubliant l’escalier. L’auteur du Projet de paix perpétuelle appartient, il faut en convenir, à cette dernière catégorie d’architectes. Il lui arrivait trop souvent de bâtir en l’air comme les constructeurs de la Néphélocucugie d’Aristophane, et de s’attirer ainsi les railleries des esprits positifs. Cependant, si les architectes pratiques qui s’attachent uniquement à pourvoir aux exigences du moment présent, et dans la mesure parfois bien étroite où elles peuvent être satisfaites ; si ces architectes du jour rendent à la société les services qu’elle apprécie le plus et qu’elle récompense le mieux, les architectes du lendemain ont bien aussi leur utilité : Papin n’a-t-il pas préparé l’œuvre de Watt ? Et qui pourrait dire que Fulton ne doive rien au marquis de Jouffroy ? Certes, il est plus sage, comme il est plus avantageux, de s’en tenir à l’œuvre du jour ; car on ne trouve guère d’escompteurs pour les lettres de change tirées sur l’avenir ; mais l’humanité ne doit-elle pas quelque reconnaissance aux rêveurs qui préparent, sans aucun espoir de récompense, ses progrès futurs, comme ces vieillards bienveillants qui plantent des arbres pour leur postérité ?
Voici, d’après la Biographie universelle, la liste des ouvrages de l’abbé de Saint-Pierre :
I. Projet de paix perpétuelle. Utrecht, 1713 ; trois volumes in-12. L’auteur en a donné ensuite un extrait in-12, qui a été réimprimé plusieurs fois. — II. Discours sur le sujet des conférences futures à l’Académie française, 1714 ; in-4° de quatre-vingt-dix-neuf pages, inséré dans le tome XII de l’Histoire de la république des lettres, par Masson. — III. Mémoire pour perfectionner la police contre les duels, 1715 ; in-4°. — IV. Mémoire pour l’établissement d’une taille proportionnelle, 1717 ; in-12 et in-4°, réimprimé sous le titre de Projet d’une taille tarifée, 1718 ; in-4° ; 1723 ; in-12,1737, 1759. — V. Discours sur la polysynodie, 1718 ; in-4° ; 1719, in-12. On a vu que cet ouvrage avait motivé l’exclusion de l’auteur de l’Académie française. La seconde édition est augmentée des Lettres de l’abbé de Saint-Pierre à Sacy, et du Mémoire qu’il se proposait de lire à l’Académie pour sa justification. — VI. Mémoire sur les pauvres mendiants et sur les moyens de les faire subsister, 1724 ; in-8°. — VII. Mémoire pour diminuer le nombre des procès. Paris, 1725 ; in-8°. — VIII. Mémoire pour augmenter le revenu des bénéfices, et pour faire valoir davantage au profit de l’État les terres et autres fonds des bénéfices, 1725 ; in-8°. — IX. Projet pour perfectionner l’éducation, avec un Discours sur la grandeur et la sainteté des hommes. Paris, 1728 ; in-12. — X. Projet pour perfectionner l’orthographe des langues de l’Europe. Paris, 1730 ; in-8° ; rare. — XI. Discours sur la différence du grand homme et de l’homme illustre dans les Mémoires de Trévoux, janvier 1736, et à la tête de l’Histoire d’Épaminondas, par l’abbé Seran de la Tour. — XII. Ouvrages de politique et de morale. Rotterdam, 1738-41 ; dix-huit volumes in-12 ; c’est le recueil de la plus grande partie des opuscules qu’il avait publiés séparément, et dont nous venons de signaler les principaux. La seule liste des écrits qui s’y trouvent forme un in-12 de vingt-quatre pages. Paris, 1744. — XIII. Annales politiques. Londres-Paris, 1757 ; deux volumes in-8°, édition originale plus complète que celles qui l’ont suivie.
Alletz a publié les Rêves d’un homme de bien, qui peuvent se réaliser, ou les Vues utiles et praticables de l’abbé de Saint-Pierre. Paris, 1775 ; in-12. Cette compilation est par ordre alphabétique.
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[1] Voici la lettre vraiment admirable que l’abbé de Saint-Pierre écrivit à Sacy, le lendemain même du jour où l’Académie avait prononcé son exclusion.
« 6 mai 1718, Palais-Royal.
« Je vous supplie, monsieur, de marquer de ma part à la compagnie que je ressens fort la perte que je fais d’être privé désormais de l’honneur et du plaisir d’assister aux assemblées. Vous savez, monsieur, par les démarches que j’ai faites, combien je désirais d’éviter cette perte ; mais je vous supplie de témoigner en même temps à mes anciens confrères que je ressens encore plus la peine que mon imprudence leur a fait souffrir.
« Je vous supplie encore, monsieur, de les prier de ma part de me pardonner le déplaisir que je leur ai causé ; et que je leur ai pardonné le grand tort qu’ils m’ont fait : et que, si j’étais jamais en pouvoir de rendre service à ceux même qui ont paru le plus animés et qui ont le plus penché à la sévérité, j’en saisirais les occasions avec joie. Je n’ai point de meilleure preuve de la sincérité de mes sentiments que la confiance avec laquelle je m’adresserais à eux si j’avais besoin de leur secours. La raison et la religion m’inspirent ces sentiments, et je crois que vous me connaissez assez pour en pouvoir répondre. J’ai prié mes amis de parler dans le même sens aux autres personnes que l’on m’a dit que j’ai offensées incessamment.
« Je m’en vais à la campagne de peur que l’on ne me fasse parler contre mes véritables sentiments, et j’ai besoin de calme et de repos. »
[2] Projet pour des conférences sur la physique.
[3] Voltaire attribue, mais à tort, la paternité de ce mot à l’abbé de Saint-Pierre :
Certain législateur, dont la plume féconde
Fit tant de vains projets pour le bien de ce monde,
Et qui depuis trente ans écrit pour des ingrats,
Vient de créer un mot qui manque à Vaugelas.
Ce mot est bienfesance, il me plaît, il rassemble,
Si le cœur en est cru, bien des vertus ensemble.
Petits grammariens, grands précepteurs des sots.
Qui pesez la parole et mesurez les mots,
Pareille expression vous semble hasardée :
Mais l’univers entier doit en chérir l’idée.
Discours sur l’Homme. Septième discours sur la vraie Vertu.
Le mot bienfaisance existait déjà dans la langue, mais il était peu usité. L’abbé de Saint-Pierre le remit dans la circulation, et, ce qui vaut mieux, il en montra, par son exemple, la signification pratique.
[4] Annales politiques, I, 635.
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