Dans son livre Religion, Gustave de Molinari étudie le fait religieux du point de vue social et économique. Dans ce dixième chapitre, et après avoir raconté les origines intellectuelles et historiques des religions, il se penche sur le bilan des religions : ont-elles été globalement bénéfiques, ou nuisibles ? L’économiste belge étudie cette question en listant tous les avantages et tous les travers des religions. B.M.
Le livre est disponible aux éditions de l’Institut Coppet.
CHAPITRE X
Le bilan des religions.
La séparation de l’Église et de l’État et la liberté des cultes seraient-elles conformes à l’intérêt de la civilisation ? — Les religions sont-elles utiles ou nuisibles ? — Leur actif et leur passif. — Articles de leur actif. Les services rendus aux sociétés. — Lois et pratiques nécessaires qu’elles ont découvertes et dont elles ont assuré l’observation. — Comment elles ont maintenu l’ordre avec un maximum d’efficacité et moyennant un minimum de frais. — Les services rendus aux individus. — Consolations et espérances. — Le passif des religions. — Les frais matériels des cultes. — L’immuabilité des lois religieuses. — L’intolérance, les persécutions et les guerres religieuses. — La corruption des religions et de leurs ministres. — Que l’actif l’emporte incomparablement sur le passif.
Nous considérons, avons-nous dit, au début de cette étude, — et cette opinion commence à se répandre, même dans l’élite intelligente du clergé, — le régime de la séparation de l’Église et de l’État et de la liberté des cultes comme le plus favorable au développement et à l’amélioration de la culture religieuse. Cependant, en admettant qu’il en soit ainsi, est-il bien à souhaiter, dans l’intérêt de l’avenir de la civilisation, que ce régime s’établisse, que la liberté procure aux religions un renouveau de vitalité et d’influence ? Autrement dit, et pour poser nettement la question, les religions sont-elles utiles ou nuisibles ? Quelle a été leur influence dans le passé de l’humanité ? Cette influence a-t-elle été bienfaisante ou malfaisante ? Ont-elles favorisé ou contrarié les progrès de l’esprit humain, secondé ou entravé le travail de la civilisation ? Est-il désirable, en conséquence, qu’elles se perpétuent ou qu’elles disparaissent ? Et s’il est démontré qu’elles ne sont autre chose que des nuisances sociales, ne conviendrait-il pas de les prohiber, ou tout au moins de les réglementer étroitement au lieu de les laisser libres ?
Il convient donc de dresser le bilan des religions, de rassembler et d’évaluer, d’un côté, les services qu’elles ont rendus aux sociétés et aux individus, ce qui constitue leur actif, et, d’un autre côté, de faire le compte de ce qu’elles ont coûté et des maux dont elles ont été la source, ce qui constitue leur passif.
À l’actif des religions, on doit placer, avant tout, la découverte, la mise en vigueur et l’observation des coutumes ou des lois, et, en général, des pratiques morales, à défaut desquelles aucune association humaine n’aurait pu subsister. Ce n’est point, sans doute, un mobile religieux, c’est un mobile de conservation et de profit, un mobile économique, qui a poussé les hommes à s’associer. Ils se sont rassemblés, ils ont formé des troupeaux, des clans, des tribus, puis des nations, en premier lieu pour se défendre contre les espèces animales mieux pourvues d’armes naturelles, en second lieu, pour profiter de l’accroissement de jouissances et de l’économie de peines, qui résultent de l’association des forces et de la division du travail. Mais aucune société ne peut subsister qu’à deux conditions : c’est, d’abord, que les associés subordonnent leur intérêt particulier et temporaire et le sacrifient au besoin à l’intérêt général et permanent de l’association ; c’est ensuite qu’ils s’abstiennent de s’entre-nuire et s’appliquent à s’entraider. Or ces conditions nécessaires à la conservation et aux progrès des sociétés, le gouvernement divin, tel qu’il ressortait du concept religieux des premiers âges, les faisait reconnaître et en assurait l’observation, aussi efficacement que possible et avec la moindre dépense. D’après ce concept, réduit à son expression la plus simple, les esprits ou les Dieux étaient propriétaires du domaine occupé par leur peuple, et ils lui en accordaient la jouissance, le protégeaient contre ses ennemis, veillaient à son bien-être, à charge par lui de leur payer un tribut régulier et de se soumettre aux règles de conduite qu’ils lui communiquaient par l’intermédiaire de leurs ministres, sorciers ou prophètes. En se conformant exactement à ces règles, en suivant ces pratiques, on obtenait la faveur des Divinités et les biens qu’il était en leur pouvoir de répandre ; en les enfreignant, on s’exposait au contraire à leur colère et aux châtiments qu’il était en leur pouvoir d’infliger. Chez les peuples assez avancés pour concevoir la notion de l’immortalité de l’âme, ce système de pénalités et de récompenses, étendu à une autre vie, infinie dans sa durée, acquérait naturellement un surcroît d’efficacité.
À la vérité, les lois et les pratiques que les Divinités révélaient aux sorciers ou aux prophètes étaient toujours plus ou moins imparfaites et défectueuses, mais si l’on n’oublie pas qu’elles étaient conçues par les individualités les plus capables, on reconnaîtra qu’elles étaient à tout prendre plus utiles que ne l’eussent été des lois et des pratiques, édictées par le suffrage universel d’une foule, à peine sortie de l’animalité. En même temps, la croyance à une sanction divine, à laquelle nul, si fort et redoutable qu’il fut, ne pouvait se soustraire, n’était-elle pas un instrument d’ordre d’une puissance incomparable ? À une époque où toutes les forces dont la société naissante pouvait disposer étaient nécessaires pour assurer sa sécurité extérieure, il eut fallu, à défaut de la religion, recourir à un système de terreur pour maintenir l’ordre intérieur ; encore ce système, fondé sur l’emploi de la force, eut-il été impuissante en empêcher l’abus. Sans l’intervention d’une croyance religieuse, le maintien de l’ordre eût été, en tout cas, moins assuré et plus coûteux, en admettant — chose douteuse — qu’il eût été possible.
À ce service capital que rendaient les religions aux sociétés des premiers âges se joignaient des services individuels, non moins précieux. Si l’homme n’est pas abandonné à lui-même, s’il existe des êtres tout puissants qui s’intéressent à son sort, ne peut-il pas espérer, dans les circonstances les plus critiques, dans l’adversité la plus profonde, un secours d’en haut et un retour de la fortune ? S’il a été victime de quelque injustice, s’il a souffert la persécution, ne peut-il pas trouver une consolation dans la pensée que ses persécuteurs n’échapperont pas à la vindicte divine ? Même chez les peuples qui ne possèdent pas la notion de l’immortalité de l’âme, la croyance à l’intervention tutélaire des Divinités est une source abondante d’espérances et de consolations. Avec cette croyance, les maux de la vie présente, si cruels qu’ils soient, les disgrâces physiques, les maladies et les infirmités, les peines morales, les revers de fortune deviennent supportables : l’inégalité des conditions et des richesses n’excite point chez le pauvre l’envie et la convoitise, car cette inégalité n’est que passagère, et elle peut être amplement compensée dans un avenir d’une durée illimitée. Chez les favoris de la fortune, la crainte de cet avenir n’est-elle pas un frein salutaire à l’abus de la puissance et de la richesse ?
Ces services, les religions les plus imparfaites, le fétichisme et l’idolâtrie, les ont rendus aux sociétés et aux individus ; à plus forte raison doivent-ils être portés au compte du christianisme, qui a fortifié et épuré la foi religieuse en substituant l’amour à l’intérêt dans les rapports de la Divinité avec l’homme.
Tel est l’actif des religions.
Au passif, il faut placer d’abord les frais matériels du culte, le prix des services religieux. Ce prix a pu être exagéré sous le régime du monopole, quoique la coutume l’ait limité d’habitude, mais sous un régime de concurrence, il ne peut dépasser le nécessaire. Parmi les autres articles du passif, il faut mentionner : 1° les dommages résultant de la persistance sinon de l’immuabilité des lois, coutumes ou pratiques prescrites par les religions, quand elles devenaient nuisibles après avoir été utiles, par suite d’un changement dans les conditions d’existence de la société ; 2° les maux causés par l’intolérance, les persécutions et les guerres de religion. Il convient toutefois de faire le départ entre les mobiles politiques et économiques et le mobile purement religieux dans l’examen des causes des guerres dites de religion ; enfin, 3° les maux engendrés par la corruption des pratiques religieuses, le rachat des actes immoraux ou même criminels au moyen d’offrandes ou de donations aux Divinités, ou, pour mieux dire, à leurs ministres.
Mais, si haut qu’on puisse l’évaluer, ce passif des religions ne forme certainement pas la centième partie de leur actif.
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