Pendant plus de quarante ans, Benjamin Constant a travaillé avec intermittence à la grande étude publiée à la toute fin de sa vie sur les religions. Cette somme en cinq volumes, parue sous le titre De la Religion, est désormais disponible dans la grande édition critique des Œuvres complètes. Elle présente une facette oubliée, mais parfaitement jointe aux autres, de la pensée de ce grand philosophe du libéralisme.
Benjamin Constant, penseur de la religion
Œuvres complètes de Benjamin Constant, vol. XVII à XXI. De la Religion, t. I à V (2013-2021).
La série des Œuvres complètes de Benjamin Constant aux éditions De Gruyter s’est enrichie d’une édition rigoureuse, désormais achevée, de l’étude magistrale publiée par le philosophe sous le titre De la Religion. Des cinq tomes de l’édition originale, seule trois avaient été publiés de son vivant ; les deux derniers, achevés à la fin de sa vie, virent leur publication retardée par les évènements de 1830, et livrèrent au public un message politique posthume.
Cette somme massive, bourrée de faits, était le fruit d’un travail patient de plus de quarante années, et malgré une certaine précipitation dans la réalisation finale, elle représente l’œuvre la plus aboutie de Constant. À proprement parler, l’étude des religions, comme fait social et historique, l’a occupé toute sa vie, et elle fut, à côté de la politique, la grande affaire de sa vie. (Notice des éditeurs, Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 335 ; idem, p. 439). L’immense travail qu’exigea cette publication, Constant s’en prévalut avec raison dans le prospectus du premier volume, pour marquer son œuvre d’un caractère d’authenticité scientifique, que de prime abord on aurait pu lui dénier, compte tenu de ses autres occupations. « Depuis trente années », écrivit-il donc, « je me suis occupé d’une histoire de la marche de l’esprit humain dans ce qui a rapport aux idées religieuses. Je n’ai rien négligé pour porter cet ouvrage au degré quelconque de perfection que mes efforts pouvaient lui donner. Il a fait mon occupation dans les temps paisibles, ma consolation dans les temps orageux, et si j’ai trop souvent interrompu ce travail pour vouer à la cause de la liberté ce que j’ai de facultés et de forces, je n’ai jamais perdu l’espérance de l’achever un jour et de le rendre le moins indigne qu’il me serait possible de l’approbation des hommes éclairés. » (Prospectus ; Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 370)
Une maturation lente de quarante années devait s’accompagner de quelques tares incompressibles : celle du mélange des sources, ou de l’incorrection de quelques faits glanés trente ans auparavant, qui a donné beaucoup de travail aux éditeurs de ces volumes, et sur lequel je reviendrais ; celle surtout du renversement de l’axe premier du raisonnement. Benjamin Constant note dans son Cahier rougeque c’est à l’âge de 18 ans, en 1785, qu’il s’engagea pour la première fois dans des recherches sur la religion, ayant alors l’ambition d’écrire une histoire du polythéisme. « Je n’avais alors aucune des connaissances nécessaires pour écrire quatre lignes raisonnables sur un tel sujet. Nourri des principes de la philosophie du XVIIIe siècle et surtout des ouvrages d’Helvétius, je n’avais d’autre pensée que de contribuer pour ma part à la destruction de ce que j’appelais les préjugés. Je m’étais emparé d’une assertion de l’auteur de l’Esprit, qui prétend que la religion païenne était de beaucoup préférable au christianisme ; et je voulais appuyer cette assertion, que je n’avais ni approfondie, ni examinée, de quelques faits pris au hasard et de beaucoup d’épigrammes et de déclamations que je croyais neuves. » (Ma vie— Cahier rouge; Œuvres complètes, t. III, p. 314-315.) Au cours de ses lectures et par des réflexions nombreuses, Constant s’éloigna progressivement de l’ardeur du combat philosophique contre les croyances et les prêtres, et recomposa une philosophie dans laquelle la religion retrouvait une place privilégiée. Si l’on en croit son témoignage, ce sont les faits seuls qui ont tordu le coup à ses premières convictions (Avertissement des libraires, Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 384) ; mais l’influence des expériences et des déceptions de l’âge mûr ont certainement compté pour une part au moins égale. Les principales étapes de ces évolutions sont à placer en Allemagne, à la fin du siècle : d’abord à Brunswick, de 1788 à 1794, puis à Weimar, entre 1803 et 1804. De ce dernier séjour, en particulier, Constant ressort armé d’une distinction précieuse pour ses raisonnements et sa philosophie de l’histoire des religions, qu’il détaillera par la suite : c’est celle qu’il trace entre la forme historique prise par le sentiment religieux, variable selon les temps et les lieux, et ce sentiment religieux lui-même, donnée anthropologique fondamentale.
Au moment de la publication, Constant prépara un prospectus dans lequel il expliquait les prémisses, les données et les conclusions de son travail. Rejetant pour son livre l’accusation d’irréligion, il dira qu’au contraire son étude vise à redonner à ce besoin inhérent à l’homme le sens profond qui lui appartient, et en le libérant de l’emprise de l’autorité, d’en permettre le développement et le perfectionnement. (Prospectus, Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 371) Cela n’empêcha pas l’Église catholique d’en formuler la censure officielle par une condamnation à la Congrégation de l’Index du Saint-Siège. (KurtKloocke « Trois écrits de Benjamin Constant mis à l’Index, un quatrième condamné par l’Inquisition espagnole », Annales Benjamin Constant, 34, 2009, p. 9-44.) En France même, certains catholiques qui attaquèrent sévèrement le livre, dirent regretter le temps de la censure préalable, qui n’aurait pas permis à un ouvrage aussi déshonorant de voir le jour. (Mémorial catholique, à l’usage des royalistes devenus ou reconnus libéraux, VIII, 1824, p. 89-90.)
Malgré ces attaques, qui auraient pu réveiller le zèle endormi des amis politiques de Benjamin Constant, l’ouvrage De la Religionconnut un succès modéré et devait tomber, dans un bref avenir, dans un oubli presque total. Son auteur lui-même en paraissait d’ailleurs résigné. « Nous sommes dans un moment où tout ce qui n’est pas positif, tout ce qui ne rapporte pas un produit matériel, semble n’être qu’un amusement de l’esprit, et une perte de temps », écrivait-il à sa cousine Rosalie. « Je ne trouve pas de public qui puisse sympathiser avec mes idées. Tout ce qui n’est pas machine à vapeur est une rêverie. Je travaille maintenant au troisième volume, en attendant les Chambres. Je voudrais qu’il parût au printemps prochain, sans quoi je ne le publierais pas de toute l’année. » (Lettre du 6 octobre 1825 ; Correspondance générale, vol. XIV — à paraître.) Le mouvement libéral français restait toutefois divisé sur cette question précise de la religion — entre les héritiers de l’ère des Lumières, qui se représentaient la religion comme une aberration digne seulement des anciens temps, et ceux qui voyaient en elle un socle précieux pour les institutions d’un peuple libre. À l’époque même où les cinq tomes de l’ouvrage de Constant paraissent, un anti-clérical comme Destutt de Tracy s’apprête à quitter le théâtre, et un défenseur du rôle social et politique de la religion, comme Alexis de Tocqueville, est sur le point d’y recevoir ses premières acclamations : de l’un à l’autre le fossé est immense, et ne couvre cependant qu’une partie du spectre des possibles.
Benjamin Constant professait sur la religion une doctrine claire, et contre les positions contraires son engagement était total. Contre l’athéisme, qu’il n’admettait pas, il avait des mots aigres et presque dédaigneux.
Dès la préface de son premier volume, il s’était lancé dans une charge très longue et très sévère contre les partisans de la doctrine de l’intérêt bien entendu — cette idée que l’on peut fonder la morale d’un peuple sur l’intérêt de chacun, plutôt que sur la religion. Ici il n’avait pas peur de dire son désaccord avec « beaucoup d’hommes dont nous partageons d’ailleurs les principes, et dont nous honorons le noble caractère » (Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 76) « Frappés des dangers d’un sentiment qui s’exalte et s’égare », ajoutait-il, « et au nom duquel d’innombrables crimes ont été commis, ces hommes sont en défiance des émotions religieuses, et voudraient leur substituer les calculs exacts, impassibles, invariables, de l’intérêt bien entendu. Cet intérêt suffit, disent-ils, pour établir l’ordre et faire respecter les lois de la morale. » (Idem.) Cependant, pour Constant, cette base est précaire et insuffisante. D’abord, elle sape complètement la notion même du bien et du mal, car l’homme qui ne suit que son intérêt, ne peut trouver bien que ce qui lui sert, et mal ce qui lui nuit. (Idem, p. 78) Ensuite, c’en est fini de l’abnégation, du sacrifice, du sens du devoir : seul compte le bien-être, et dès lors l’individu se fait un dieu de son ventre et de ses penchants les plus secrets. (Idem, p. 81) Surtout, Constant prédit les déconvenues d’un asservissement facile, aux hommes guidés par leurs intérêts seuls et dédaignant les préceptes de la religion. La doctrine de l’intérêt bien entendu a pour effet naturel, soutient-il, « de faire que chaque individu soit son propre centre. Or, quand chacun est son propre centre, tous sont isolés. Quand tous sont isolés, il n’y a que de la poussière. Quand l’orage arrive, la poussière est de la fange. » (Idem) Cette relation entre liberté et religion, et, pareillement, entre despotisme et irréligion, fait l’objet de protestations très vives de la part de l’auteur, dans d’autres passages de son ouvrage. « L’époque où le sentiment religieux disparaît de l’âme des hommes est toujours voisine de celle de leur asservissement » dit-il de même ailleurs. « Des peuples religieux ont pu être esclaves; aucun peuple irréligieux n’est demeuré libre. La liberté ne peut s’établir, ne peut se conserver, que par le désintéressement, et toute morale étrangère au sentiment religieux ne saurait se fonder que sur le calcul. Pour défendre la liberté, on doit savoir immoler sa vie, et qu’y a-t-il de plus que la vie, pour qui ne voit au-delà que le néant ? Aussi quand le despotisme se rencontre avec l’absence du sentiment religieux, l’espèce humaine se prosterne dans la poudre, partout où la force se déploie. » (Idem, p. 137) Aussi, cette exaltation unique de l’intérêt, par certains philosophes libéraux mal inspirés, et son usage comme fondement de la morale, fait-elle courir aux peuples les plus grands dangers, et ne doit-elle pas satisfaire un homme attaché aux libertés humaines. La liberté, comme on le verra plus loin, est pour Constant intimement liée à la religion. Il faut s’y livrer tout entier, et répondre à ce sentiment inhérent à notre nature, par un attachement et un dévouement complet. Car quant à ceux qui admettent à peine la religion en maugréant, et ne voudraient la faire servir qu’à affermir l’ordre social — et ce sera un peu la position de Tocqueville plus tard —, Benjamin Constant condamne leur manière de voir comme étroite, incomplète et malheureuse. « En lisant leurs écrits », dit-il, « on voit qu’ils veulent que la religion leur serve tout de suite, comme une espèce de gendarmerie, qu’elle garantisse leurs propriétés, assure leur vie, discipline leurs enfants, maintienne l’ordre dans leur ménage. On dirait qu’ils ont, en quelque sorte, peur de croire pour rien. La religion doit leur payer en services ce qu’ils lui concèdent en croyance. » (Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 150)
Toute la philosophie de Constant, vis-à-vis du fait religieux, va à l’encontre de ces tendances.
D’abord, il consacre une grande partie de son étude à la démonstration de ce qui a valeur pour lui de fait fondamental, à savoir que la religion est un besoin inhérent de l’homme. Historiquement, dit-il, on retrouve la religion dans tous les lieux et à tous les âges du monde. Et la seule explication à cela, est que la croyance religieuse est profondément inscrite dans le cœur de l’homme.
Constant voulait faire œuvre d’historien, et il compila ainsi les témoignages sur l’existence d’un fait religieux, aussi informe soit-il, dans toutes les régions découvertes du monde. Certaines voix dissonantes se manifestaient cependant, tels Levaillant, qui affirmait de son séjour parmi les Hottentots, « je n’y ai vu aucune trace de religion, rien qui approche même de l’idée d’un être vengeur et rémunérateur. J’ai vécu assez longtemps avec eux, chez eux, au sein de leurs déserts paisibles ; j’ai fait, avec ces braves humains, des voyages dans des régions fort éloignées ; nulle part je n’ai rencontré rien qui ressemblât à de la religion » (Voyage de monsieur Le Vaillant dans l’intérieur de l’Afrique, vol. I, 1790, p. 48) On peut aussi citer le cas des lettrés chinois, dont Pierre Bayle avait déjà utilisé l’exemple, pour solidifier son audace théorique de l’« athée vertueux ». (Continuation des pensées diverses, 1705, p. 68-69 ; Œuvres diverses, t. III, 1727, p. 210.) Constant ne s’émeut pas de ces exemples : le cas de la Chine ne l’arrêtera pas, puisqu’il peint cette nation sous les couleurs les plus sombres ; et quant à ces quelques peuplades que des racontars prétendent athées, on peut douter, dit-il, de la valeur de leur exemple. « Opposerons-nous à ces exemples quelques peuplades misérables qu’on nous peint errantes sans idées religieuses aux extrémités du globe ? Leur existence repose sur le témoignage douteux de quelques voyageurs, probablement inexacts : car assurément l’on peut soupçonner d’inexactitude des écrivains dont les uns ont affirmé sur parole l’athéisme de peuples qu’ils n’avaient point visités, et dont les autres, méconnaissant la religion où elle était, ont conclu de l’absence de telle ou telle forme que le fond n’existait pas ? Serait-ce d’ailleurs une exception imposante que celle que fourniraient des hordes qui se nourrissent de chair humaine, et dont l’état ressemble à celui des brutes ? » (Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 88-89) Ce que l’histoire enseigne universellement, donc, c’est plutôt que l’homme est invinciblement porté aux croyances. « L’homme n’a besoin que de s’écouter lui-même, il n’a besoin que d’écouter la nature qui lui parle par mille voix, pour être invinciblement porté à la religion. » (Idem, p. 96) Il en va de la religion comme du langage : on en trouvera des formes diverses, et parfois étonnantes, selon les lieux et les temps, mais son origine véritable sera toujours à trouver dans la constitution même de notre être, qui nous forçait à la découverte ou la révélation de tels trésors. (Idem, p. 99) Le sentiment religieux est donc proprement « un attributessentiel, une qualité inhérente à notre nature. » (Idem, p. 167)
Pour réduire à néant la portée des contre-arguments qui lui étaient opposés, Constant a consacré une grande partie de son deuxième volume à l’étude de la religion des sauvages, afin de prouver que leurs pratiques en apparence absurdes sont véritablement un fait religieux. Les formes de la religion chez le sauvage sont monstrueuses et ridicules, mais loin d’être un argument contre la religion, c’est une démonstration du fait que l’homme, même le moins civilisé, ne saurait s’en passer, et qu’il est animé par un vrai besoin d’adorer. (Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 258 ; Idem, t. XX, De la Religion, vol. IV, p. 114.)
Dans un morceau important du premier volume, Constant conclut que le fait fondamental qui découle de l’étude de la religion, ce n’est donc ni l’imposture des prêtres, ni l’aberration des religions autre que la chrétienne, sur lesquels les incrédules ou les croyants insistent d’habitude : c’est la présence inaltérable du sentiment religieux dans le cœur humain. (Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 207) Ce sentiment, sorte de fait anthropologique, résiste et résistera à toutes les atteintes, dit Constant ; ce n’est pas « une erreur de l’homme ignorant dont l’homme éclairé se puisse affranchir ». (Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 99) L’irréligion (forme passive) et l’athéisme (forme active), sont deux positions incompatibles avec l’ordre du monde et la survie des sociétés humaines. « Une loi éternelle », écrit Constant, « semble avoir voulu que la terre fût inhabitable, quand toute une génération ne croit plus qu’une puissance sage et bienfaisante veille sur les hommes. Cette terre, séparée du ciel, devient pour ses habitants une prison, et le prisonnier frappe de sa tête les murs du cachot qui le renferme. » (Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 118) Il est donc bien vain le débat qui oppose les partisans de la religion et ceux de la science, quant à savoir quelle autorité dominera dans l’arène. Comme plus tard Gustave de Molinari, et contrairement à Yves Guyot, Constant soutient que la religion ne quittera pas le monde parce que la science aura fait quelque progrès de plus. « À mesure qu’il s’éclaire, le cercle d’où la religion se retire s’agrandit », écrit-il. « Elle recule, mais ne disparaît pas. Ce que les mortels croient, et ce qu’ils espèrent, se place toujours, pour ainsi dire, à la circonférence de ce qu’ils savent. » (Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 91)
Cette prégnance du fait religieux dans les sociétés humaines appelle, selon les tempéraments et les convictions, deux attitudes fort opposées : la première pour s’affliger de sa présence, la seconde pour s’en féliciter. Benjamin Constant, on l’aura deviné, se trouve parmi le public acquis, et dans tout au long de son livre il célèbre les mérites de la religion.
La religion, d’abord, est un soutient majeur pour la liberté humaine, et cette considération compte beaucoup pour Constant. En étudiant attentivement les faits fournis par l’histoire, on doit conclure que dans « toutes les époques où le sentiment religieux a triomphé, l’on voit partout que la liberté fut sa compagne », et que, de même, « l’absence du sentiment religieux favorise au contraire toutes les prétentions de la tyrannie ». (Idem, p. 136, 137.)
Dans presque tous les cas historiques connus, les religions sont parvenues à épurer ce que les mœurs avaient conservé de leur barbarie antique. Même l’islamisme, « de toutes les religions modernes, la plus stationnaire, et par là même aujourd’hui la plus défectueuse et la plus nuisible », qui entretient une médiocre estime de la femme, a succédé à un temps où les femmes étaient une propriété, traitées en esclaves, et où les hommes pouvaient enterrer librement leurs filles vivantes. (Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 95) En Afrique noire, les voyageurs notent pareillement l’influence des croyances magiques et religieuses sur la morale. « Les nègres sont très fidèles observateurs de leur parole lorsqu’ils ont juré par leur fétiche», écrit Godefroy Loyer, mobilisé par notre auteur. (Relation du voyage du royaume d’Issyny. Côte d’Or, pays de Guinée, en Afrique, 1714, p. 252. — Benjamin Constant, Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 95) Sous un tout autre climat, en Sibérie, les Ostiackes se comportent, aux dires des voyageurs, d’une manière toute pareille. (Recueil de voyages du Nord, t. VIII, 1727, p. 417. — Benjamin Constant, Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 265.)
Naturellement, jurer sur un fétiche de bois, demander le secours de la divinité par des sacrifices humains et l’impressionner par des privations volontaires, des macérations, des implorations ridicules, tout cela, les esprits honnêtes le rejettent comme des aberrations d’un autre temps. Mais, souligne Constant, le sentiment religieux, même dans ces formes antiques et barbares, donne au sauvage une sanction à sa morale, l’espérance d’une autre vie, et il allège le poids de ses misères. Sans la religion, l’homme des premiers âges « ne serait qu’un animal féroce, plus malheureux que les autres animaux féroces, ses pareils et ses rivaux ». (Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 327.)
La religion se recommande donc aux esprits libéraux à la fois par sa convenance invincible avec les aspirations vraies du cœur humain, par ses effets positifs sur la morale, et enfin par l’appui qu’elle fournit aux libertés humaines elles-mêmes. Toutes les formes historiques qu’elle a prises, ne sauraient toutefois être célébrées, et il faut introduire, pour affiner l’étude de l’histoire et fournir des prescriptions positives au temps présent, un deuxième outil analytique très important chez Constant : c’est la distinction à tracer entre le sentiment religieux, nécessaire et inaltérable dans l’homme, et la forme religieuse, passagère et plus ou moins épurée. Précisément, le sentiment religieux est « le besoin que l’homme éprouve de se mettre en communication avec la nature qui l’entoure, et les forces inconnues qui lui semblent animer cette nature. La forme religieuse est le moyen qu’il emploie pour établir cette communication. » (Idem, p. 217)
Les rapports qu’entretiennent ces deux notions sont l’objet de l’attention de Constant et aboutissent à reconnaître la supériorité de la liberté religieuse sur la domination d’une caste de prêtres (sacerdoce). En peu de mot, l’amélioration, la perfection continuelle est contenue dans le système de la liberté ; la stagnation, les mystères, les aberrations, se trouvent du côté de la tyrannie des prêtres.
Le premier effet du sacerdoce, c’est en effet la paralysie de l’intelligence. « Tous les anciens usages », résume Constant dans un manuscrit, « toutes les anciennes opinions, tout ce que pouvait avoir fait partie à une époque quelconque, du culte ou de la doctrine, le sacerdoce s’est efforcé constamment de tout perpétuer, en dépit du progrès des idées et de la marche de l’esprit humain. » (Manuscrit, Œuvres complètes, t. XVIII, De la Religion, vol. II, p. 435.) Chez les anciens Égyptiens comme chez les Gaulois, la figure même des dieux résiste au passage du temps et se conserve intacte, sans évolution ni innovation, même la plus légère. (Idem, t. XX, De la Religion, vol. IV, p. 78-79.) Les doctrines et les pratiques répugnantes restent similairement à l’abri, dans les sociétés dominées par les prêtres, du redressement progressif des mœurs, apporté par le perfectionnement humain.
Cela sonnera comme une charge philosophique contre les prêtres. Si cela est, soutient Constant, c’est d’abord qu’il a rencontré dans l’histoire du monde un ennemi qu’il ne cherchait pas. (Œuvres complètes, t. XIX, De la Religion, vol. III, p. 122.) Mais fondamentalement, il prend le soin d’indiquer que son adversaire est en vérité tout autre. « C’est le monopole qui nous paraît un fléau », clame-t-il. « Ce que nous combattons, c’est ce privilège exclusif de pouvoir, de science, de lumières, de prédications et d’autorité, qui est pour la majorité de l’espèce humaine un arrêt de proscription, une condamnation à l’ignorance, à l’abâtardissement et à la servitude. » (Œuvres complètes, t. XVIII, De la Religion, vol. II, p. 294.)
L’histoire illustre les avantages de la liberté sur l’emprise de la société et de la religion par les prêtres, et Constant se range à la défense d’une religion émancipée du monopole. Pour mener à bien le procès engagé contre le sacerdoce, il a conduit son lecteur en Inde et sur les terres des anciens Gaulois, Germains, ou Égyptiens. Désormais, il lui faut prouver que quand la religion se développe librement, elle s’épure progressivement, tant esthétiquement — par la fin des formes aberrantes, des dieux à trois têtes, aux corps d’animaux, pour ne rien dire des phallusdivinisés —, mais aussi moralement — par la substitution de dieux incarnant la justice, la beauté, le bonheur, aux anciens dieux,colériques, perfides et injustes. (Œuvres complètes, t. XIX, De la Religion, vol. III, p. 318-323, 326.) Or l’exemple majeur à revendiquer dans cette fin, selon Constant, c’est la nation grecque. Les anciens Grecs, en effet, forment le « seul peuple assez heureux pour n’avoir pas vu s’élever sur sa tête des corporations dominatrices » (Idem, p. 290) Elle n’a eu, « dans son esprit, ou dans sa tendance, rien qui la rapproche de la tendance ou de l’esprit des religions soumises aux prêtres. » (idem, t. XVIII, De la Religion, vol. II, p. 282) Ces formulations sont peut-être excessives : elles sont celles de l’auteur ; que les connaisseurs le jugent. Lorsqu’il mobilise certains vers de l’Odyssée (XVI, 384-386.) pour reconnaître la place reléguée occupée par les prêtres, son effort prête à contestation, et ses efforts pour convaincre de sa thèse n’ont pas été bien jugés par la postérité. Sur la base de cette hypothèse de travail, Constant montre que l’absence de sacerdoce en Grèce a permis l’effusion libre de la pensée et le progrès. À travers les productions littéraires des différentes siècles, on retrouve, montre-t-il, une épuration progressive. (Œuvres complètes, t. XX, De la Religion, vol. IV, p. 440.) Tandis que les pays soumis au sacerdoce conservaient les sacrifices humains dans toute leur vigueur, ils disparaissent peu à peu de l’histoire grecque, et le peu qu’il en reste s’explique uniquement par des faits fortuits et des circonstances exceptionnelles. (Idem, p. 274). En Grèce, la violence est rejetée, et la religion revêt de plus en plus un costume civilisé. Dans l’une des nombreuses pages de références historiques, que les éditeurs doivent parfois corriger, Constant en fournit l’argumentation. « Ménélas est blâmé par Hérodote d’avoir offert aux vents contraires deux enfants égyptiens. Agésilas est loué par Plutarque de ce qu’il n’avait consacré à Diane qu’une biche au lieu d’une vierge, bien que les habitants s’écriassent que la déesse exigeait des hommes et non des animaux. Les présages ayant été menaçants avant la bataille de Leuctres, les devins de Thèbes proposèrent à Pélopidas d’apaiser les dieux par des victimes humaines ; mais il rejeta leur conseil. » (Idem, p. 275)
Telles sont ainsi les deux grandes leçons auxquelles aboutit l’étude de Constant sur l’histoire des religions. Tout d’abord, que le sentiment religieux fait partie de l’homme et qu’il représente une donnée anthropologique fondamentale. Ensuite, que la liberté est nécessaire aux religions pour revêtir sans cesse des formes plus pures et plus humaines, et qu’à ce titre une caste monopolistique de prêtres est le plus grand obstacle au perfectionnement humain.
De la Religion n’était pas l’occupation futile d’un esprit en quête de délassement ; ce fut, dans ses conclusions au moins, un ouvrage politique, on pourrait dire un ouvrage de controverse, à l’intérieur d’un camp libéral tiraillé par les différences doctrinales sur la question de la religion. Benjamin Constant avait choisi son camp, et il affirmait sa position par ce livre. D’abord pour rejeter l’athéisme, qui est contraire à la nature humaine, qui prépare les pires tyrannies, et qui ne formera jamais l’assise d’aucune société. « Il faut donc en revenir à l’un des deux états compatibles avec notre nature : la religion imposée, la religion libre. Lequel des deux est le meilleur ? » (Œuvres complètes, t. XXI, De la Religion, vol. V, p. 200.) Et évidemment, sur cette question, notre auteur se rangeait dans le camp des défenseurs de la liberté. C’est sur elle qu’il faut compter, c’est elle qu’il faut établir ou garantir dans une société qui veut prospérer, se maintenir dans ses assises, et avancer sur la voie du perfectionnement intellectuel et matériel. Pour le pouvoir, la tâche à accomplir est donc proprement négative. « Il faut que les hommes, c’est-à-dire le pouvoir, la force matérielle, ne se mêlent pas de la religion. Laissons-la à Dieu et à elle-même », écrit Constant en conclusion, rappelant la doctrine du laissez-faire auquel il était rallié. (Idem, p. 220-221) « Que l’autorité soit neutre », écrivait-il déjà dans le premier volume. « L’intelligence de l’homme, cette intelligence dont le ciel l’a doué pour qu’il en fit usage, se chargera du reste. » (Œuvres complètes, t. XVII, De la Religion, vol. I, p. 171.) Et ainsi il retrouvait exactement les grands principes du libéralisme qu’il tâchait de développer par la pensée, dans quelques-uns de ses autres textes, comme les Principes de politique ou le Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, avec lesquels De la Religion forme un ensemble cohérent.
La postérité n’en a pas jugé ainsi, et dans le tri opéré par le temps, l’étude sur la religion est tombée dans un oubli assez immérité. La richesse des sources employées par Constant et la profondeur des perspectives qu’il ouvre au cours de ces cinq gros volumes, méritaient un destin différent.
Une tare très grande mérite toutefois d’être mentionnée ici, et elle donne l’occasion de mettre en avant le grand travail éditorial mené par les maîtres-d’œuvres de l’édition ici utilisée.
Pour appuyer ses développements, Benjamin Constant a fait usage de nombreuses sources, provenant d’immenses lectures. Comme le montrent les éditeurs dans leurs notes explicatives, leur emploi est souvent légitime et fondé, mais relève parfois aussi d’interprétations abusives, aberrantes ou coupables, dont Constant se sert pour son argumentation. À l’évidence, Benjamin Constant ne fut pas le plus scrupuleux des auteurs quant à l’emploi des citations. Parfois, faisant usage d’ouvrages de seconde main, en allemand par exemple, et lus plusieurs décennies auparavant, il divague peut-être avec honnêteté ; d’autres fois, cependant, il a recours à ce qui s’apparente à de la manipulation. C’est chez lui une méthode de travail courante, quoique non assumée, de s’approprier les études de quelques érudits, d’employer les sources qu’ils citent, et d’effacer toute trace de cette dette dans ses propres notes. Quoique les règles soient alors moins sévères qu’aujourd’hui sur ces pratiques, on peut se convaincre fréquemment, par la comparaison attentive avec les textes originaux, que nombreuses de ses citations sont en vérité des paraphrases, et quelquefois des montages peu honnêtes, à partir de plusieurs parties d’un même texte.
Les erreurs matérielles, une numérotation inexacte de chapitre ou de page, s’expliquent et jusqu’à un certain degré se pardonnent. L’auteur a visiblement accumulé les cahiers de notes au fil des décennies de travail, et certaines références ont pu être mal recopiées. On sait en outre qu’un écrivain jouissait alors d’une facilité moins grande qu’aujourd’hui pour consulter les ouvrages originaux : non seulement la vérification s’avérait donc difficile et parfois impossible, mais la citation ou le renvoi de seconde main était fréquemment une nécessité. Mais quand on décèle à certains endroits que Constant a emprunté un renvoi bibliographique chez un auteur qui l’avait lui-même pris chez un autre (comme au volume 5 (OC t. XXI), p. 75), on touche du doigt une limite du travail documentaire de l’auteur.
Benjamin Constant manque de profondeur, en tant qu’historien, quand il n’accorde qu’une place infime à l’islam, ou à de vastes régions du monde comme la Chine, par manque de connaissances suffisantes ou de peur que ses recherches ne mettent à mal l’échafaudage théorique et conceptuel qu’il a péniblement conçu. Il manque d’honnêteté, quand il extrapole des interprétations qui conviennent à sa thèse à partir de sources qui ne le justifient pas, ou quand, ayant lui-même pillé quelques auteurs — dont, sur l’Inde, principalement les travaux de l’Asiatic Society de Calcutta —, il ose attaquer dans une note sa tête de turc, le baron d’Eckart, « auteur du journal le Catholique, qui arrange à sa guise ce qu’il a compilé sur l’Inde » (Œuvres complètes, t. XX, De la Religion, vol. IV, p. 85).
À cause de toutes ces références floues ou erronées, les éditeurs ont été forcés à un travail titanesque, et répètent, preuves à l’appui : « BC se trompe », « le renvoi est faux », « BC ne résume pas tout à fait fidèlement », « BC raconte librement », « les auteurs cités ne confirment pas ce que dit BC ». Cette légèreté chez Constant met à mal son argumentaire ; elle n’empêchera toutefois pas de le ranger parmi les principaux théoriciens libéraux de la religion, et de compter cette composante au sein de son libéralisme, pour mieux le comprendre, et en faire usage.
Benoît Malbranque
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