L’une des idées centrales de l’œuvre politique de Benjamin Constant est qu’il existe une sphère individuelle dans laquelle le pouvoir n’a pas de légitimité pour intervenir. C’est somme toute en appliquant ce principe que Constant défend la décentralisation : « ce qui n’intéresse qu’une fraction, dit-il, doit être décidé par cette fraction ; ce qui n’a de rapport qu’avec l’individu ne doit être soumis qu’à l’individu. » Outre la légitimité de l’action coercitive, il souligne qu’un autre fait vient à l’appui de la décentralisation, et c’est un fait décisif : c’est que, dans les systèmes centralisés, les lois sont décidées de loin, sans connaissance des particularités des provinces lointaines où elles sont appliquées ; c’est qu’en outre la loi, dès qu’elle est uniforme malgré des situations diverses, devient vexatoire. Malgré ces défauts du centralisme, Constant reconnaît qu’il est plaisant pour le pouvoir, car la puissance publique a ainsi « meilleur marché des individus » : elle repousse plus facilement la rébellion et « roule sur elle, sans efforts, son poids énorme comme sur du sable. » B.M.
Benjamin Constant, Cours de politique constitutionnelle, Bruxelles, 1837
CHAPITRE X.
DU POUVOIR MUNICIPAL.
Il est assez remarquable que l’unité d’action absolue, sans restriction, sans limites, n’ait jamais rencontré plus de faveur que dans une Révolution faite au nom des droits et de la liberté des hommes. L’esprit systématique s’est d’abord extasié sur la symétrie. L’amour du pouvoir a bientôt découvert quel avantage immense cette symétrie lui procurait. Tandis que le patriotisme n’existe que par un vif attachement aux intérêts de localité, d’aveugles patriotes ont déclaré la guerre à ces intérêts. Ils ont tari cette source naturelle du patriotisme, et l’ont voulu remplacer par une passion factice envers un être abstrait, une idée générale, dépouillée de tout ce qui frappe l’imagination et de tout ce qui parle à la mémoire. Pour bâtir l’édifice, ils commençaient par broyer et par réduire en poudre les matériaux qu’ils devaient employer. Peu s’en est fallu qu’ils ne désignassent par des chiffres les cités et les provinces, comme ils désignaient par des chiffres les légions et les corps d’armée, tant ils semblaient craindre que le sentiment ne troublât la métaphysique de ce qu’ils instituaient.
Le despotisme, qui s’était constitué très habilement légataire des exagérations démocratiques, a persisté dans cette route. Les deux extrêmes se sont trouvés d’accord sur ce point, parce qu’au fond dans les deux extrêmes il y avait eu volonté de tyrannie. Les intérêts de localité contiennent un germe de résistance que l’autorité ne souffre qu’à regret, et qu’elle s’empresse de déraciner. Elle a meilleur marché des individus : elle roule sur elle, sans efforts, son poids énorme comme sur du sable.
Aujourd’hui l’admiration pour l’unité absolue, admiration réelle dans quelques esprits bornés, affectée par beaucoup d’esprits serviles, est reçue comme un dogme religieux, par une foule d’échos assidus de toute opinion favorisée.
Examinons-la toutefois, et dans son équité en théorie, et dans son utilité en pratique.
La direction des affaires de tous appartient à tous, c’est-à-dire aux représentants et aux délégués de tous. Ce qui n’intéresse qu’une fraction doit être décidé par cette fraction : ce qui n’a de rapport qu’avec l’individu ne doit être soumis qu’à l’individu. L’on ne saurait trop répéter que la volonté générale n’est pas plus respectable que la volonté particulière, dès qu’elle sort de sa sphère.
Supposez une nation d’un million d’individus, répartis dans un nombre quelconque de communes. Dans chaque commune, chaque individu aura des intérêts qui ne regarderont que lui, et qui, par conséquent, ne devront pas être soumis à la juridiction de la commune. Il en aura d’autres qui intéresseront les autres habitants de la commune, et ces intérêts seront de la compétence communale. Ces communes à leur tour auront des intérêts qui ne regarderont que leur intérieur, et d’autres qui s’étendront à l’arrondissement. Les premiers seront du ressort purement communal, les seconds du ressort de l’arrondissement, et ainsi de suite, jusqu’aux intérêts généraux, communs à chacun des individus formant le million qui compose la peuplade. Il est évident que ce n’est que sur les intérêts de ce dernier genre que la peuplade entière ou ses représentants ont une juridiction légitime, et que s’ils s’immiscent dans les intérêts d’arrondissement, de commune ou d’individu, ils excèdent leur compétence. Il en serait de même de l’arrondissement qui s’immiscerait dans les intérêts particuliers d’une commune, ou de la commune qui attenterait à l’intérêt purement individuel de l’un de ses membres.
En principe donc, l’autorité nationale, l’autorité d’arrondissement, l’autorité communale ont chacune leur sphère et doivent y rester, et ceci nous conduit à établir une vérité que nous regardons comme fondamentale. L’on a considéré jusqu’à présent le pouvoir local comme une branche, dépendante du pouvoir exécutif ; au contraire, il ne doit jamais l’entraver, mais il ne doit point en dépendre.
Si l’on confie aux mêmes mains les intérêts des fractions et ceux de l’État, ou si l’on fait des dépositaires de ces premiers intérêts, les agents des dépositaires des seconds, il en résultera des inconvénients de plusieurs genres, et les inconvénients mêmes qui auraient l’air de s’exclure coexisteront. Souvent l’exécution des lois sera entravée, parce que les exécuteurs de ces lois étant en même temps les dépositaires des intérêts de leurs administrés, voudront ménager les intérêts qu’ils seront chargés de défendre, aux dépens des lois qu’ils seront chargés de faire exécuter. Souvent aussi, les intérêts des administrés seront froissés, parce que les administrateurs voudront plaire à une autorité supérieure, et d’ordinaire, ces deux maux auront lieu simultanément. Les lois générales seront mal exécutées, et les intérêts partiels mal ménagés. Quiconque a réfléchi sur l’organisation du pouvoir municipal dans les diverses constitutions que nous avons eues, a dû se convaincre qu’il a fallu toujours effort de la part du pouvoir exécutif pour faire exécuter les lois, et qu’il a toujours existé une opposition sourde ou du moins une résistance d’inertie dans le pouvoir municipal. Cette pression constante de la part du premier de ces pouvoirs, cette opposition sourde de la part du second, étaient des causes de dissolution toujours imminentes. On se souvient encore des plaintes du pouvoir exécutif, sous la constitution de 1791, sur ce que le pouvoir municipal était en hostilité permanente contre lui ; et sous la constitution de l’an III, sur ce que l’administration locale était dans un état de stagnation et de nullité. C’est que, dans la première de ces constitutions, les agents du pouvoir exécutif, placés au sein même des administrations locales, étaient partagés entre deux devoirs opposés, qu’ils ne remplissaient qu’imparfaitement aux dépens l’un de l’autre ; et que, dans la seconde, ces administrations, soumises au pouvoir exécutif, étaient dans une telle dépendance, qu’il en résultait l’apathie et le découragement.
Aussi longtemps que vous ferez des membres du pouvoir municipal des agents subordonnés au pouvoir exécutif, il faudra donner à ce dernier le droit de destitution, de sorte que votre pouvoir municipal ne sera qu’un vain fantôme. Si vous le faites nommer par le peuple, cette nomination ne servira qu’à lui prêter l’apparence d’une mission populaire, qui le mettra en hostilité avec l’autorité supérieure, et lui imposera des devoirs qu’il n’aura pas la possibilité de remplir. Le peuple n’aura nommé ses administrateurs que pour voir annuler ses choix, et pour être blessé sans cesse par l’exercice d’une force étrangère, qui, sous le prétexte de l’intérêt général, se mêlera des intérêts particuliers qui devraient être les plus indépendants d’elle.
L’obligation de motiver les destitutions, n’est pour le pouvoir exécutif qu’une formalité dérisoire. Nul n’étant juge de ses motifs, cette obligation l’engage seulement à décrier ceux qu’il destitue.
Le pouvoir municipal doit occuper, dans l’administration, la place qui devrait appartenir aux juges de paix dans l’ordre judiciaire[1]. Il n’est un pouvoir que relativement aux administrés, ou plutôt c’est leur fondé de pouvoir pour les affaires qui ne regardent qu’eux.
Que si l’on objecte que les administrés ne voudront pas obéir au pouvoir municipal, parce qu’il ne sera entouré que de peu de forces, je répondrai qu’ils lui obéiront, parce que ce sera leur intérêt. Des hommes rapprochés les uns des autres, ont intérêt à ne pas se nuire, à ne pas s’aliéner leurs affections réciproques, et par conséquent à observer les règles domestiques, et pour ainsi dire de famille, qu’ils se sont imposées. Enfin, si la désobéissance des citoyens portait sur des objets d’ordre public, le pouvoir exécutif interviendrait comme veillant au maintien de l’ordre ; mais il interviendrait avec des agents directs et distincts des administrateurs municipaux.
Au reste, l’on suppose trop gratuitement que les hommes ont du penchant à la résistance. Leur disposition naturelle est d’obéir, quand on ne les vexe ni ne les irrite. Au commencement de la révolution d’Amérique, depuis le mois de septembre 1774 jusqu’au mois de mai 1775, le congrès n’était qu’une députation de législateurs des différentes provinces et n’avait d’autre autorité que celle qu’on lui accordait volontairement. Il ne décrétait, ne promulguait point de lois. Il se contentait d’émettre des recommandations aux assemblées provinciales, qui étaient libres de ne pas s’y conformer. Rien de sa part n’était coercitif. Il fut néanmoins plus cordialement obéi qu’aucun gouvernement de l’Europe. Je ne cite pas ce fait comme modèle, mais comme exemple.
Je n’hésite pas à le dire, il faut introduire dans notre administration intérieure beaucoup de fédéralisme, mais un fédéralisme différent de celui qu’on a connu jusqu’ici.
L’on a nommé fédéralisme une association de gouvernements qui avaient conservé leur indépendance mutuelle, et ne tenaient ensemble que par des liens politiques extérieurs. Cette institution est singulièrement vicieuse. Les États fédérés réclament d’une part sur les individus ou les portions de leur territoire, une juridiction qu’ils ne devraient point avoir, et de l’autre ils prétendent conserver, à l’égard du pouvoir central, une indépendance qui ne doit pas exister. Ainsi le fédéralisme est compatible, tantôt avec le despotisme dans l’intérieur, et tantôt à l’extérieur avec l’anarchie.
La constitution intérieure d’un État et ses relations extérieures sont intimement liées. Il est absurde de vouloir les séparer, et soumettre les secondes à la suprématie du lien fédéral, en laissant à la première une indépendance complète. Un individu prêt à entrer en société avec d’autres individus, a le droit, l’intérêt et le devoir de prendre des informations sur leur vie privée, parce que de leur vie privée dépend l’exécution de leurs engagements à son égard. De même une société, qui veut se réunir à une autre société, a le droit, le devoir et l’intérêt de s’informer de sa constitution intérieure. Il doit même s’établir entre elles une influence réciproque sur cette constitution intérieure, parce que des principes de leurs constitutions peut dépendre l’exécution de leurs engagements respectifs, la sûreté du pays, par exemple, en cas d’invasion ; chaque société partielle, chaque fraction doit en conséquence être dans une dépendance plus ou moins grande, même pour ses arrangements intérieurs, de l’association générale. Mais en même temps il faut que les arrangements intérieurs des fractions particulières, dès qu’ils n’ont aucune influence sur l’association générale, restent dans une indépendance parfaite ; et comme dans l’existence individuelle, la portion qui ne menace en rien l’intérêt social, doit demeurer libre, de même tout ce qui ne nuit pas à l’ensemble dans l’existence des fractions, doit jouir d’une égale liberté.
Tel est le fédéralisme qu’il me semble utile et possible d’établir parmi nous. Si nous n’y réussissons pas, nous n’aurons jamais un patriotisme paisible et durable. Le patriotisme qui naît des localités est, aujourd’hui surtout, le seul véritable. On retrouve partout les jouissances de la vie sociale. Il n’y a que les habitudes et les souvenirs qu’on ne retrouve pas. Il faut donc attacher les hommes aux lieux qui leur présentent des souvenirs et des habitudes ; et pour atteindre ce but, il faut leur accorder, dans leurs domiciles, au sein de leurs communes, dans leurs arrondissements, autant d’importance politique qu’on peut le faire sans blesser le lien général.
La nature favoriserait les gouvernements dans cette tendance, s’ils n’y résistaient pas. Le patriotisme de localité renaît comme de ses cendres, dès que la main du pouvoir allège un instant son action. Les magistrats des plus petites communes se plaisent à les embellir. Ils en entretiennent avec soin les monuments antiques. Il y a presque dans chaque village un érudit qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu’on écoute avec respect. Les habitants trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l’apparence, même trompeuse, d’être constitués en corps de nation, et réunis par des liens particuliers. On sent que, s’ils n’étaient arrêtés dans le développement de cette inclination innocente et bienfaisante, il se formerait bientôt en eux une sorte d’honneur communal, pour ainsi dire, d’honneur de ville, d’honneur de province qui serait à la fois une jouissance et une vertu. L’attachement aux coutumes locales tient à tous les sentiments désintéressés, nobles et pieux. C’est une politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion. Qu’arrive-t-il aussi ? que dans les États où l’on détruit ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au centre ; dans la capitale s’agglomèrent tous les intérêts ; là vont s’agiter toutes les ambitions. Le reste est immobile. Les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d’une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties[2].
On parle sans cesse de l’unité du royaume et de la nation entière ; mais le royaume n’est rien, quand on le conçoit à part des provinces ; la nation entière n’est rien, quand on la sépare des fractions qui la composent. C’est en défendant les droits des fractions qu’on défend les droits de la nation entière ; car elle se trouve répartie dans chacune de ces fractions.
Il ne faut pas se le déguiser : les grands États ont de grands désavantages. Les lois partent d’un lieu tellement éloigné de ceux où elles doivent s’appliquer, que des erreurs graves et fréquentes sont l’effet inévitable de cet éloignement. Le gouvernement prend l’opinion de ses alentours, ou, tout au plus, du lieu de sa résidence, pour celle de tout l’empire. Une circonstance locale ou momentanée devient le motif d’une loi générale. Les habitants des provinces les plus reculées sont tout à coup surpris par des innovations inattendues, des rigueurs non méritées, des règlements vexatoires, subversifs de toutes les bases de leurs calculs et de toutes les sauvegardes de leurs intérêts, parce qu’à deux cents lieues, des hommes qui leur sont entièrement étrangers ont cru pressentir quelques périls, deviner quelque agitation, ou apercevoir quelque utilité.
On ne peut s’empêcher de regretter ces temps où la terre était couverte de peuplades nombreuses et animées, où l’espèce humaine s’agitait et s’exerçait en tout sens dans une sphère proportionnée à ses forces. L’autorité n’avait pas besoin d’être dure pour être obéie. La liberté pouvait être orageuse sans être anarchique. L’éloquence dominait les esprits et remuait les âmes. La gloire était à la portée du talent, qui, dans sa lutte contre la médiocrité, n’était pas submergé par les flots de la multitude. La morale trouvait un appui dans un public immédiat, spectateur et juge de toutes les actions, dans leurs plus petits détails et leurs nuances les plus délicates.
Ces temps ne sont plus. Ces avantages ont été remplacés par d’autres avantages, par des communications plus faciles, par une circulation plus rapide de lumières, par des garanties plus sûres de l’indépendance extérieure, par une plus grande possibilité de réformer les abus. Mais tâchons de concilier tout ce qui est bon dans les combinaisons variées. Ne nous effrayons pas de quelques dissemblances qui s’effaceront si elles sont nuisibles ; car l’intérêt laissé libre ne tend et ne demande qu’à s’éclairer ; et n’oublions pas qu’une règle se fausse quand on l’applique à des cas trop divers, et que le joug devient pesant, par cela seul qu’on le maintient uniforme dans des circonstances différentes[3].
[1] Je n’ai fait ici que poser le principe de l’indépendance qui doit appartenir aux autorités locales, sans entrer dans les détails de leur organisation particulière. Quand il s’agit de pareils détails, il vaut mieux partir de données positives.
[2] Principes de politique, p. 198, 204. Si l’on considère que l’unité politique était la chimère de Bonaparte ou plutôt son moyen favori de despotisme, et que c’était lui qui, le mot du grand empire toujours à la bouche, avait fait pendant treize ans de toutes les résistances locales de la rébellion, on reconnaîtra peut-être qu’il y avait quelque indépendance à publier ce chapitre au moment où j’entrais dans ses Conseils.
[3] C’est avec un vif plaisir que je me trouve d’accord sur le contenu de ce chapitre avec un homme dont les lumières sont aussi étendues que son caractère est estimable, M. Degerando. On craint, dit-il dans les lettres manuscrites qu’il a bien voulu me communiquer, on craint ce qu’on appelle l’esprit de localité. Nous avons aussi nos craintes : nous craignons ce qui est vague, indéfini à force d’être général. Nous ne croyons point, comme les scholastiques, à la réalité des universaux en eux-mêmes. Nous ne pensons pas qu’il y ait dans un État d’autres intérêts réels, que les intérêts locaux, réunis lorsqu’ils sont les mêmes, balancés lorsqu’ils sont divers, mais connus et sentis dans tous les cas…. Les liens particuliers fortifient le lien général, au lieu de l’affaiblir. Dans la gradation des sentiments et des idées, on tient d’abord à sa famille, puis à sa cité, puis à sa province, puis à l’État. Brisez les intermédiaires, vous n’aurez pas raccourci la chaîne, vous l’aurez détruite. Le soldat porte dans son cœur l’honneur de sa compagnie, de son bataillon, de son régiment, et c’est ainsi qu’il concourt à la gloire de l’armée entière. Multipliez, multipliez les faisceaux qui unissent les hommes. Personnifiez la patrie sur tous les points, dans vos institutions locales, comme dans autant de miroirs fidèles.
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