(extrait du Traité théorique et pratique d’économie politique, volume 2)
5. — Des monopoles constitués par les lois de douane. [1]
Les monopoles résultant de privilèges spéciaux sont en petit nombre, tolérés et oubliés plutôt que soutenus par l’opinion : il n’en est pas de même de ceux que constituent les lois de douane. Ceux-ci sont nombreux, puissants et, bien que discutés depuis plus d’un siècle par l’opinion, ils ne sont pas encore abandonnés par elle. Si l’on s’exagère en moins l’importance des privilèges directs, on s’exagère souvent en plus celle des systèmes de douane que bien des gens considèrent comme la matière et la fin des études de l’économie politique.
Les monopoles constitués par les lois de douane résultent d’une prohibition formelle d’importer du dehors certains produits dont les similaires sont fournis par l’industrie indigène, ou d’un impôt très élevé perçu à l’entrée sur les produits étrangers. Dans le premier cas, les produits fabriqués à l’intérieur de la ligne de douanes ont le monopole sur tout le marché qu’enferme cette ligne dont les similaires étrangers sont exclus ; dans le second, ils ont, au lieu d’un monopole absolu, un avantage proportionné au chiffre de l’impôt perçu par la douane sur les produits qui viennent du dehors. Dans l’un et l’autre cas, un acte de l’autorité change les conditions naturelles de la liberté des échanges pour établir à leur place un système d’échanges tout artificiel.
Trois théories ont été successivement invoquées à l’appui de ce système. La première est celle de la balance du commerce, fondée sur cette idée bien ancienne que la richesse consiste exclusivement dans la possession d’une somme considérable d’or et d’argent. Partant de ce principe, on concluait qu’un État ne pouvait s’enrichir que par l’exploitation des mines d’or et d’argent, s’il en avait, ou par le commerce extérieur, s’il n’en avait pas ; c’est-à-dire en produisant les métaux précieux ou en les important : puis on cherchait une sorte de pierre philosophale, l’art d’importer et de conserver la plus forte somme possible d’or et d’argent. Et comment atteindre ce but, sinon en vendant le plus et en achetant le moins possible aux étrangers, de manière à conserver le plus possible en sa faveur la balance du commerce ?
On appelait balance du commerce le solde ou différence qui résulte de la comparaison des importations et des exportations d’un pays. En effet, en supposant que les importations soient le résultat d’échanges commerciaux actuels, si les importations excèdent, il faut solder la différence en espèces ou en crédit, et si les exportations excèdent, il faut de même que l’étranger solde en espèces ou en crédit, puisque, en définitive et par la nature des choses, les valeurs exportées et les valeurs importées doivent toujours s’élever à une somme égale.
Mais la supposition sur laquelle est fondée cette théorie ne s’est jamais réalisée et on peut dire que la théorie est démentie par l’évidence. Lorsqu’on voit un commerçant recevoir chaque année plus qu’il ne livre, on dit avec raison qu’il s’enrichit, sans s’occuper de la nature des marchandises qu’il reçoit ou livre. Il en est de même d’un peuple et il n’y a pas de raisonnement sophistique qui puisse obscurcir un fait simple et certain de toute évidence.
L’observation directe donne la raison de ce fait. Les peuples qui importent plus qu’ils n’exportent sont les peuples les plus riches ; ce sont, depuis un demi-siècle, les Anglais, les Belges, les Français. Pourquoi ces peuples exportent-ils plus qu’ils n’importent ? En premier lieu, parce qu’ils sont capitalistes et souscrivent aux emprunts ou émissions d’actions des peuples qui ont moins de capitaux. Ceux-ci ont avantage à payer en marchandises l’intérêt des capitaux empruntés. De là, des importations qui n’ont dans les exportations aucune contrepartie.
Les meilleures opérations du commerce ont aussi pour effet de faire tourner la balance au rebours de la vieille théorie. Qu’un armateur achète pour 100,000 francs d’articles de Paris, les transporte à Buenos-Aires et les vende 120,000 francs, avec lesquels il achète des cuirs qu’il vend en France 150,000 francs ; il aura gagné 70,000 francs. D’après la balance, il a exporté 100,000 francs et importé 150,000 ; par conséquent, perdu 50,000 francs. S’il s’est remboursé du fret et de l’assurance, il a gagné davantage, et on nous assure qu’il a perdu une somme plus forte ! On suit une théorie fausse contre l’évidence, tandis qu’on détourne les yeux des faits réels les plus certains et les plus apparents.
Toutefois, si l’on vendait toujours plus qu’on n’achète, on accumulerait des sommes énormes d’or et d’argent, mais on manquerait des autres produits, tandis que l’acheteur serait encombré de marchandise et aurait peut-être peu d’or et d’argent. Nous savons ce qui arrive en ce cas : la valeur de l’or et de l’argent baisse d’un côté et s’élève de l’autre, tandis que celle des marchandises varie en sens inverse. Alors, toute la puissance de l’intérêt privé pousse le commerce à exporter de la monnaie, d’une part, ou tout au moins à cesser d’en importer. Alors, celui qui voulait toujours vendre n’a plus d’acheteurs et il manque des marchandises qu’il pourrait se procurer à bon marché s’il n’en était empêché par la douane. Comment tous ses efforts et tous ceux de l’étranger ne tendraient-ils pas à éluder les lois de la douane et comment, au moyen de la lettre de change, n’en viendraient-ils pas à bout en rendant notoire la différence qui existe entre la valeur de la monnaie dans un pays et dans l’autre ?
Vouloir vendre plus qu’on n’achète, c’est vouloir l’impossible et l’absurde. [2]
En effet, s’il existe une balance du commerce, on peut dire qu’elle consiste en ceci : « que la somme des achats est toujours ou devient très vite égale à celle des ventes, grâce au mécanisme bien connu des changes ». Supposez que la France ait acheté un moment plus qu’elle n’a vendu : il y aura sur le marché plus de traites de l’étranger sur France qu’il n’y en aura de France sur l’étranger. Les traites sur France baisseront aussitôt. Alors la valeur des marchandises étrangères sera augmentée de tout ce que les lettres de change auront perdu et les marchandises françaises auront baissé d’autant. Ainsi, l’étranger sera invité à acheter les marchandises françaises en même temps que le Français sera invité à ne pas acheter autant de marchandises étrangères. L’étranger et le Français obéissent l’un et l’autre à l’invitation jusqu’à ce que, le change revenant au pair, montrera que, dans son commerce international, la somme des ventes de la France est égale à la somme des achats. Les changes, dont le cours mobile encourage tantôt les achats et tantôt les ventes, tend sans cesse à l’établissement de la vraie balance du commerce. Le gouvernement n’a que faire d’intervenir en cette matière, parce qu’il ne peut en intervenant faire que du mal.
En matière de commerce extérieur, l’intérêt public et l’intérêt privé se confondent. Lorsque le marchand gagne à exporter de la monnaie, c’est parce qu’elle est devenue plus chère au dehors qu’au dedans de la frontière, et si elle a baissé au dedans, c’est parce qu’il y en a plus que ne l’exige la satisfaction des besoins actuels. Ou si certaines marchandises sont devenues plus chères à l’intérieur qu’au dehors, de sorte qu’il devienne nécessaire de les importer, même au prix d’une exportation de monnaie, c’est que la société en éprouve un besoin plus pressant que le besoin de monnaie.
Mais c’est trop insister sur une théorie démentie par tous les principes établis dans la première partie de ce travail, parfaitement réfutée par nos devanciers et maîtres, abandonnée d’ailleurs par l’opinion des hommes éclairés.
La seconde théorie est celle de l’indépendance nationale, du salut public : elle a pris deux formes successives. On a dit d’abord : « Une nation, pour être indépendante, ne doit pas payer tribut à l’étranger, et elle lui paye tribut quand elle a besoin de ses produits et les achète. » — On a dit encore : « Tout échange avec l’étranger peut être suspendu par la guerre : il ne faut donc pas dépendre de l’étranger pour les objets dont on peut avoir le plus besoin, notamment pour les instruments de guerre ; il y a certains objets qu’il faut produire soi-même à tout prix, dussent-ils coûter plus cher ». — On a dit enfin, aux États-Unis : « Un peuple qui exporte ses produits agricoles pour importer des produits manufacturés, appauvrit son sol et le ruine à la longue ».
Les rapports d’échange sont essentiellement des rapports d’égalité : des échanges consentis librement ne peuvent constituer aucune dépendance, puisque chacun des deux échangistes dépend de l’autre exactement autant que celui-ci dépend de lui. Les rapports d’échange établissent une mutualité de services : supprimez l’échange, vous supprimez la mutualité, que l’on a grand tort d’appeler dépendance : qu’en résulte-t-il pour les deux échangistes ? Tout simplement une difficulté plus grande qu’auparavant de satisfaire leurs besoins. Les tributs, comme on dit, que les nations se payent les unes aux autres par le commerce extérieur se compensent très exactement, car il n’est pas de marchand qui cède sa marchandise sans recevoir une marchandise équivalente.
L’objection tirée des éventualités de guerre contre la liberté du commerce extérieur est, en apparence, plus fondée, mais il ne faut pas s’en exagérer l’importance. En premier lieu, l’état de guerre n’est plus, Dieu merci, l’état normal des sociétés humaines ; ce n’est qu’un état d’exception, et les arrangements commerciaux doivent être établis au point de vue de l’état normal, qui est celui de paix. Ensuite, pour le plus grand nombre, sinon pour la totalité des marchandises, il n’est pas possible que la guerre suspende les échanges internationaux. Du reste, si la suspension des échanges vous impose des privations et des souffrances, elle impose des privations et des souffrances égales à l’ennemi ; si vous êtes privé de ses produits, il est privé du débouché que vous lui offriez[3] : dès lors, toute la puissance des besoins non satisfaits et de l’intérêt tendra au maintien ou au rétablissement des échanges libres, quels que soient les efforts des gouvernements pour les suspendre, et l’expérience prouve qu’à la longue les besoins réels l’emportent sur les fantaisies guerrières.
Après tout, la guerre est un fléau : il ne faut pas qu’on l’ignore : on l’accepterait trop facilement, si elle n’imposait pas à tous d’inévitables privations. Il est très utile, au point de vue de la production et de l’humanité, que deux nations belligérantes souffrent le plus possible, pour n’avoir pas eu le bon sens d’éviter la guerre et pour qu’elles se hâtent de revenir à la paix. Deux peuples qui ne font l’un avec l’autre que peu ou point de commerce se feront plus facilement et plus longtemps la guerre que deux peuples liés ensemble par d’immenses intérêts commerciaux. Il est bien probable que, sans la puissance de ces intérêts, l’Angleterre et les États-Unis se seraient fait la guerre ; mais les gouvernements ont reculé devant les conséquences économiques d’une politique violente. Une valeur de 500 millions de francs, fournie en matières premières par les États-Unis et payée par l’Angleterre en fer et en articles manufacturés, était la base sur laquelle portait la coopération des deux pays. La guerre aurait ôté un débouché à la plus grande partie des cotons en laine d’Amérique, d’une part et, de l’autre, aux fers et articles manufacturés de l’Angleterre. Les Nord-Américains auraient été privés, dans une certaine mesure, du fer qu’exigent leurs ateliers de construction, leur agriculture, leurs manufactures naissantes et les mille objets de consommation que leur apporte le commerce anglais, tandis que l’Angleterre, privée de matières premières pour ses fabriques de coton ou ne les obtenant qu’à un prix très élevé, aurait été réduite à fermer quelques-unes de ses manufactures. De part et d’autre, il aurait fallu remanier et transformer tout l’atelier industriel et l’arranger sur un autre plan, perdant ainsi toute la puissance productive qui résulte des habitudes contractées par les deux peuples dans les arrangements commerciaux ; de part et d’autre, on eût été beaucoup plus pauvre, et les sacrifices directs qu’exige la guerre auraient été fort aggravés. Eût-il mieux valu avoir établi de longue main des règlements de douane qui facilitassent la guerre, qui en eussent imposé, d’avance et pendant toute la paix, les sacrifices aux deux peuples ? Les gouvernements qui les auraient portés n’auraient pas mal imité le personnage de comédie qui se met dans la rivière de peur d’être mouillé par la pluie.
Quant aux instruments de guerre, il ne convient pas de s’en préoccuper outre mesure. Ils peuvent enchérir par l’effet de la guerre, mais jamais ne manquer absolument : on peut les acheter des neutres et, à la dernière extrémité, les produire. Certes, s’il y eut jamais une situation exceptionnelle, ce fut celle de la France au milieu de 1793, lorsque, entourée de toutes parts d’ennemis, elle ne pouvait communiquer avec le peu d’États qui étaient restés neutres et se trouvait en même temps réduite aux derniers expédients politiques, financiers et administratifs. Cependant, les instruments de guerre ne lui manquèrent pas : avec moins de la dixième partie du fer qu’elle possède et fabrique aujourd’hui, elle put armer ses quatorze armées ; malgré sa détresse financière, elle put importer du soufre, et si elle fut moins heureuse pour le salpêtre, elle parvint à en fabriquer, par des moyens, il est vrai, fort extraordinaires, de quoi suffire à ses besoins. Si elle ne manqua pas d’instruments de guerre, dans cette situation désespérée succédant à un régime de quasi-liberté commerciale, quelle situation et quels besoins extraordinaires aurait-on la prétention de prévoir ?
Un peuple n’est jamais privé par la guerre d’une marchandise dont il a besoin : seulement, il la paye plus cher. Il est un prix auquel il l’obtient de marchés plus éloignés que durant la paix ou des États neutres : il est un prix auquel il l’obtient directement des négociants de la nation ennemie. Ne vaut-il pas mieux courir la chance de payer les matières premières de l’industrie militaire très cher pendant la guerre et au plus bas prix possible en temps de paix, que de les payer volontairement plus cher pendant toute la paix pour les voir enchérir encore au moment de la guerre ? Après tout, puisque, à ce moment, il ne s’agit que d’une question de prix, il est clair que l’avantage doit rester au plus riche, et le seul moyen d’être le plus riche, c’est de ne sacrifier aucun élément de force productive.
La théorie qui tend à empêcher qu’on exporte des produits du sol pour ne pas l’épuiser est fondée sur une donnée de l’art agricole, exacte dans une mesure, non au-delà. On sait qu’une bonne agriculture répare par l’atmosphère ce que l’exportation de ses produits enlève à la fertilité de la terre.
Reste à examiner la théorie qui a conservé le plus de crédit sur l’opinion, celle de la protection du travail national. On dit : « Voici un grand pays qui tire de l’étranger telle marchandise, des tapis, par exemple : le travail des habitants de ce pays ne peut être appliqué à cette fabrication. Faites une loi qui prohibe l’importation des tapis et aussitôt des entreprises s’élèvent, des capitaux et du travail se réunissent et produisent des tapis nationaux pour l’acquisition desquels on cesse de payer tribut à l’étranger. Il est bien vrai qu’on les paye plus cher que les tapis importés, mais ce prix plus élevé étant payé à des nationaux, la nation n’en est pas appauvrie ; tout au contraire, elle s’est enrichie, puisqu’elle a augmenté le champ de son industrie ».
Reprenons cette hypothèse et cherchons comment les choses se passent en réalité. Un pays importait une quantité de tapis que nous exprimerons par 40,000,000 à un prix moyen que nous exprimerons par 4, comme si l’on disait 4 fr. le mètre : naturellement, il payait ces tapis avec une somme quelconque de ses propres produits, à la fabrication desquels sont employés une certaine somme de ses capitaux et une certaine somme de son travail. Une loi vient prohiber l’importation des tapis étrangers : leur prix s’élève, soit à 7, au grand avantage des commerçants ou particuliers qui en sont détenteurs, mais au détriment évident de ceux qui désirent s’en procurer. Tout ce que les uns gagnent est perdu pour les autres. Et comment mesurer ce qui n’est gagné par personne, ce que perdent les individus qui, désirant se procurer des tapis au prix de 4 et pouvant les acquérir avant la prohibition, ne le peuvent plus depuis la prohibition ? De ce côté il y a donc appauvrissement évident.
Mais ce n’est pas tout : l’étranger qui nous vendait des tapis ne pouvant plus nous en vendre, ne peut plus nous acheter les objets qu’il nous payait auparavant avec ses tapis : il cesse donc de nous les acheter. Les détenteurs de ces articles se trouvent encombrés ; leurs prix baissent : les capitaux et le travail engagés dans cette branche d’industrie cessent d’être rémunérés au prix courant et sont rejetés sur le marché général. Il est bien vrai que le consommateur gagne exactement ce que perdent les détenteurs ; mais il n’y a nulle compensation pour le dommage résultant du trouble introduit dans l’atelier général, pour la perte des capitaux et le déclassement des hommes employés dans l’industrie sacrifiée. Et les capitalistes, comme les travailleurs, y trouvaient une rémunération plus élevée que dans toute autre, puisque c’était celle qu’ils avaient préférée à toutes les autres.
Maintenant, comme le prix des tapis est fort élevé, un entrepreneur comprend qu’il y aura profit à en produire : il élève une fabrique, réunit des ouvriers, obtient ses tapis au prix de revient de 5 et les vend au prix de 6. Le consommateur les acquiert plus facilement que tout à l’heure, mais beaucoup moins qu’avant la prohibition : il reste donc appauvri.
Le capital et le travail des producteurs gagnent-ils au moins en supplément de rémunération ce que le consommateur a perdu ? Nullement. Ils obtiennent tout simplement la rémunération qu’ils obtenaient auparavant dans la production de l’article avec lequel les tapis achetés à l’étranger étaient payés. Si le fabricant de tapis, produisant au prix de 5, a pu vendre à 6 et réaliser un profit de 1, il ne tardera pas à s’établir de nouvelles fabriques jusqu’à ce que le prix courant des tapis tombe à 5.
Alors quel aura été, en dernière analyse, l’effet de la prohibition ? Elle aura porté, il est vrai, dans la fabrication des tapis, une portion des capitaux et du travail de la nation, mais elle les aura en même temps détournés d’autres emplois dans lesquels leur rémunération moyenne restant la même, la nation obtenait au prix de 4 les tapis qu’elle n’obtient plus qu’au prix de 5. La nation s’est donc privée par la prohibition d’un revenu égal au cinquième de la somme qu’elle dépense en tapis, sans parler de la privation, non évaluable, de ceux qui pouvaient se procurer des tapis auparavant et ne le peuvent plus. Peut-être la prohibition a-t-elle nui dans la même proportion à l’étranger vendeur de tapis ; mais cette satisfaction, si c’en est une, est plus digne de sauvages que d’hommes civilisés.
Pour bien comprendre la vanité des sophismes derrière lesquels s’abrite le système que l’on a si singulièrement appelé protecteur, il suffit de supposer qu’on le généralise en prohibant toute importation de marchandises étrangères. Aussitôt, le commerce extérieur serait arrêté et le pays protégé cesserait de jouir des avantages de ce commerce, avantages résultant, nous le savons, de ce que d’autres peuples pouvant, soit par la nature de leur sol, soit par l’organisation de leur industrie, lui offrir certains produits à meilleur marché qu’il ne peut les obtenir directement, il peut, lui aussi, leur offrir certains produits à meilleur marché qu’ils ne peuvent les obtenir d’une production directe. Tout le monde serait plus ou moins appauvri, puisque la rémunération totale du travail musculaire et du travail d’épargne, ou, comme on dit, du travail et des capitaux, serait abaissée.
« Il n’est point de marchand, dit avec raison Turgot[4] qui ne voulût être seul vendeur de sa denrée ; il n’est point de commerce dans lequel ceux qui l’exercent ne cherchent à écarter la concurrence et ne trouvent quelques sophismes pour faire croire que l’État est intéressé à écarter du moins la concurrence des étrangers, qu’ils réussissent plus aisément à représenter comme les ennemis du commerce national. Si on les écoute, et on ne les a que trop écoutés, toutes les branches de commerce seront infectées de ce genre de monopole. Ces imbéciles ne voient pas que ce même monopole qu’ils exercent, non pas comme ils le font croire au gouvernement, contre les étrangers, mais contre leurs concitoyens, consommateurs de la denrée, leur est rendu par ces mêmes concitoyens, vendeurs à leur tour dans toutes les autres branches de commerce, où les premiers deviennent à leur tour acheteurs… Ils ne voient pas que, dans cet équilibre de vexation et d’injustice entre tous les genres d’industrie, où les artisans et les marchands de chaque espèce oppriment comme vendeurs et sont opprimés comme acheteurs, il n’y a profit pour aucune partie, mais qu’il y a une perte réelle pour la totalité du commerce national… Cette augmentation forcée du prix pour tous les acheteurs diminue nécessairement la somme des jouissances, la somme des revenus disponibles, la richesse des propriétaires et du souverain, et la somme des salaires à distribuer au peuple. »
Si la théorie de la protection ou plutôt de l’isolement était fondée, chaque homme aurait plus d’intérêt à produire personnellement tout ce dont il a besoin qu’à l’obtenir par l’échange : il devrait renoncer à tous les avantages qu’il retire de la coopération avec ses semblables, du partage des occupations, ce qui serait le comble de l’absurdité. Chacun devrait rechercher les produits au prix de plus de travail lorsqu’il peut les obtenir au prix d’un travail moindre, ce qui est contraire à l’axiome fondamental sur lequel repose l’économie politique.
Un particulier n’échange un produit avec un autre que lorsqu’il y trouve avantage, ce qui a lieu en deux cas : 1° quand il ne peut pas produire directement l’objet qu’il acquiert par l’échange à aussi bon marché que son coéchangiste ; 2° quand, pouvant produire cet objet au même prix ou même à meilleur marché que son coéchangiste, il l’obtient avec moins de travail encore par la production de l’objet qu’il cède en échange ; et, grâce à la loi des débouchés, ce dernier cas n’est pas rare. Il en est de même des peuples : la loi qui régit leurs échanges ne diffère en rien de celle qui régit les échanges particuliers. [5]
Protéger une industrie par la prohibition, c’est donner aux fabricants engagés dans cette industrie une subvention aux dépens des consommateurs, sur lesquels la loi prélève un véritable impôt indirect. Entre ce genre de protection et la subvention directe aux frais du Trésor public, il n’y a de différence que dans l’assiette de l’impôt et dans la base de la subvention. La subvention directe, si l’on jugeait un encouragement utile, serait préférable : en premier lieu, parce que tout le monde en connaîtrait le montant ; en second lieu, parce qu’on ne se résignerait pas facilement à la payer à perpétuité.
Ce système de la subvention directe a été aussi appliqué, particulièrement pour encourager les grandes pêches de la morue et de la baleine. On prétendait par là développer l’industrie de l’armement et former des matelots propres à recruter en temps de guerre la flotte militaire. Les résultats obtenus ont été médiocres, et il est probable qu’on en aurait obtenu de supérieurs en appliquant directement le montant des primes payées chaque année à des armements militaires permanents.
On a aussi employé les primes à l’exportation comme moyen de développer le commerce extérieur. Par ces primes, le Trésor public faisait une gracieuseté au consommateur étranger en abaissant, aux frais des contribuables, le prix de revient du marchand exportateur et, par conséquent, le prix de vente. Il est impossible de distinguer nettement l’avantage qui en revenait à la nation qui prenait plaisir à les payer.
Nous ne nous occupons ici que des inconvénients généraux et théoriques en quelque sorte du système artificiel appelé « protecteur » sous toutes ses formes. Ses inconvénients pratiques sont bien plus graves ; qui pourrait dire les abus des primes, les calicots fabriqués pour être primés et jetés à la mer, et les mille fraudes par lesquelles l’intérêt privé, déjouant les vues du législateur, souvent avec la complicité des agents de l’autorité publique, démoralisait à la fois les entrepreneurs et les fonctionnaires : les premiers, en leur faisant chercher une rémunération ailleurs que dans les services rendus ; les seconds, en ouvrant devant eux une carrière facile de prévarication ?
Un des plus grands inconvénients de ce système se trouve dans la difficulté de revenir à la liberté lorsqu’on l’a une fois adopté. Lorsque toute l’industrie d’un pays s’est arrangée sur un plan vicieux et purement artificiel sous l’empire de l’autorité, on ne peut le renverser tout à coup et entrer dans la liberté. Il faut des ménagements et du temps pour ne pas sacrifier en pure perte les capitaux engagés, l’instruction technique acquise, des habitudes qui ont leur prix. Et comment ces ménagements sont-ils possibles dans les pays où l’on ne transige jamais, où l’on a la déplorable coutume de proposer et de repousser à outrance, même par la force, tout projet de réforme ?
La réfutation des sophismes sur lesquels repose ce système a été faite de la manière la plus victorieuse et la plus complète par des économistes éminents. Nous n’insisterons donc pas sur ce point ; car à quoi bon refaire médiocrement ce qui a été fait supérieurement ? Mais il est peut-être utile d’examiner ici deux questions qui dominent toute cette discussion. La première est celle-ci : « Un peuple peut-il s’appauvrir et, à plus forte raison, se ruiner par la liberté du commerce extérieur ? » La seconde : « Jusqu’à quel point peut être utile l’intervention de l’autorité publique dans la direction de l’industrie ? » Ces deux questions auraient pu être traitées ailleurs, mais nous avons préféré les réserver pour cette partie de l’ouvrage.
La première question se rattache de la manière la plus intime et la plus directe à l’objet qui nous occupe, car, s’il est vrai qu’un peuple puisse s’appauvrir et se ruiner par le commerce extérieur, des lois de douane propres à empêcher son appauvrissement et sa ruine peuvent être justifiées : sinon, non.
Un particulier peut s’appauvrir et se ruiner par l’échange, comme on peut le voir chaque jour, notamment par l’exemple des prodigues, lesquels consomment d’abord leurs revenus et ensuite leur capital. Un peuple peut-il se ruiner de même ? — Un peuple ne saurait être tout entier dans le cas du prodigue qui ne travaille pas ; il y a toujours une portion, et la plus nombreuse, de la population, qui travaille et produit, tandis qu’une autre portion administre plus ou moins bien les capitaux ou tout au moins les conserve. La nation ne saurait se ruiner par le fait de la classe ouvrière, qui n’a pas pouvoir sur les capitaux : elle ne pourrait être ruinée que par les actes de la classe capitaliste, au cas où cette classe, tout entière, enivrée tout à coup par le goût du luxe, se mettrait à consommer par le commerce extérieur, sans reproduction aucune, les capitaux qui lui ont été confiés.
Comment pourrait avoir lieu un pareil phénomène dans un grand pays ? On consommerait d’abord les capitaux circulants, et l’intérêt s’élèverait très haut, tandis que le prix de la propriété foncière baisserait. S’il restait le moindre goût pour l’épargne, il recevrait un fort encouragement : l’épargne conduirait à une fortune rapide, parce que la possession de la terre passerait des propriétaires prodigues aux capitalistes économes. Alors le mouvement de décadence cesserait : on n’achèterait plus à l’étranger que ce qu’on pourrait payer avec les revenus, ce qui ne saurait causer en aucun cas appauvrissement ou ruine. Mais si personne ne pouvait ou ne voulait capitaliser dans le pays, il pourrait arriver que les capitaux étrangers vinssent, par le prêt hypothécaire ou par l’achat direct, enlever le sol aux anciens propriétaires ou le grever. On a vu quelque chose de semblable aux Antilles françaises.
Alors, l’ancienne classe propriétaire et capitaliste disparaîtrait et ferait place à des étrangers, qui prendraient évidemment la direction de l’atelier social. Ces étrangers ne pourraient guère conserver leurs capitaux sans venir habiter le pays et y porter des habitudes nouvelles.
Une révolution pareille est chose assez grave pour qu’on y réfléchisse. En quel cas peut-elle avoir lieu ? Dans le cas extrême de folie économique, de tous les propriétaires et capitalistes d’un pays, cas rare, impossible chez un peuple vraiment arrivé à la majorité économique, où le capitaliste insensé qui sombre est aussitôt remplacé par un capitaliste sorti des rangs moyens ou inférieurs, mais qui peut se rencontrer chez un peuple fort arriéré, encore mineur en quelque sorte. Un tel peuple, nous le savons, aurait besoin de tutelle et d’autorité, s’il était capable de la constituer ; mais que pourrait faire l’autorité pour prévenir sa ruine ? Défendre certaines importations ? Ou déclarer inaliénables aux étrangers les biens territoriaux, comme l’ont édicté les deux peuples qui avaient peut-être le moins besoin d’une telle mesure, les Anglais et les Nord-Américains ? Non, si ce n’est pour un temps assez court, parce que de telles mesures ne sauraient jamais avoir que peu d’effet et un effet temporaire. L’autorité ne pourrait conjurer le péril qu’en poussant à tout prix la population à l’économie et au travail, en s’efforçant de l’instruire et de la rendre majeure, capable de supporter la liberté.
Observez que, même dans le cas extrême que nous venons de signaler, ce n’est pas par l’échange, mais par les consommations qu’on se ruine. Un peuple peut s’appauvrir par des consommations excessives, jamais par l’échange, car celui qui se borne à échanger les produits qui constituent son revenu en conservant son capital tout entier ne peut jamais ni se ruiner, ni même s’appauvrir.
Il est piquant de voir les gouvernements, qui ont toujours gaspillé avec désinvolture les revenus publics, prétendre à la qualité de tuteurs des peuples dans la gestion de leurs intérêts privés !
Les craintes, toutes théoriques, que l’on pourrait avoir sur la ruine éventuelle d’un peuple, ne doivent pas tenir devant l’expérience. Il y avait en France, sous l’Ancien régime, des lignes de douane qui entravaient le commerce des provinces entre elles. Ces douanes furent supprimées par la Révolution. Les habitants de certaines provinces ont-ils été ruinés par la liberté des échanges ? Nullement. Malgré l’infériorité industrielle bien constatée des provinces du Midi, infériorité qui subsiste encore, il n’y a pas eu, comme on pouvait et devait s’y attendre, d’émigration du Nord au Midi, et cela est bien regrettable pour les départements méridionaux. On n’a pas ouï dire non plus que l’Union douanière allemande ait donné lieu à la moindre révolution foncière.
On dit quelquefois : « Chez tel peuple la main-d’œuvre coûte moins que chez nous et l’intérêt est plus modéré : nous ne pourrons jamais soutenir sa concurrence. » Il est vrai peut-être que, dans le moment présent, vous ne pouvez offrir sur un marché étranger les mêmes produits au même prix que lui, hors le cas où vous auriez pour la production de certaines marchandises un avantage territorial et de position. Mais comment remédier à cette situation ? D’abord, en abaissant le coût de votre travail, c’est-à-dire en le rendant aussi assidu, aussi intelligent, aussi énergique que celui du peuple où il l’est le plus : car vous pouvez, à la longue et avec effort peut-être, mais sûrement, contracter les mêmes habitudes. Ensuite, en abaissant le taux de l’intérêt, ce que vous pouvez faire en produisant davantage, en augmentant vos habitudes d’épargne et en employant plus activement les capitaux que vous possédez. Le meilleur moyen d’atteindre le but, c’est, avant tout, de ne négliger aucun des avantages que la situation et la nature du territoire vous offrent et de profiter le plus possible des avantages du même genre que possèdent vos voisins, c’est-à-dire d’acheter ce dont vous avez besoin et que vous ne produisez pas au meilleur marché possible. Jamais on ne s’est ruiné par le bon marché. Ainsi faisant, vous pouvez arriver un jour à ne payer ni le travail musculaire ni le travail d’épargne plus cher que les peuples qui les payent le moins et alors vous pourrez, pour certains produits, soutenir la concurrence de tout le monde sur les marchés étrangers. En attendant, contentez-vous de produire de quoi payer ce que vous avez besoin d’acheter aux étrangers et ne doutez pas de l’avenir. — Surtout ne croyez pas améliorer votre situation en négligeant les branches d’industrie pour lesquelles la nature ou la situation de votre sol, ou l’aptitude, soit naturelle, soit acquise de vos producteurs, vous assurent la supériorité, pour obtenir à un prix plus élevé que celui du marché les produits que vous achetez de l’étranger : ne vous livrez pas aux folies du système protecteur.
Les considérations relatives à la question que nous venons d’étudier nous conduisent à l’examen de la seconde : « Jusqu’à quel point le gouvernement peut-il intervenir utilement dans la direction de l’industrie ? »
La solution du problème dépend beaucoup, nous le savons, du degré d’avancement économique auquel un peuple est parvenu. En effet, chez un peuple très arriéré, il peut se faire que le gouvernement soit plus éclairé, même en cette matière, que les particuliers et, en ce cas, il sera utile qu’il intervienne assez fortement. Chez un peuple avancé en civilisation économique et où règne l’esprit industriel, l’intervention du gouvernement est toujours inutile et souvent désastreuse, parce que l’intérêt privé, lorsqu’il est actif et éclairé, apprécie mieux les faits qu’il voit de près, que le meilleur gouvernement, qui les voit de loin et ne fait pas de l’industrie son occupation exclusive.
Il existe d’autres motifs chez les peuples modernes pour que le gouvernement n’intervienne jamais. Le premier est l’impossibilité où il se trouve d’être exactement renseigné sur l’état de l’industrie. En effet, la protection ayant pour effet de donner aux chefs de l’industrie protégée une subvention aux dépens du contribuable ou du consommateur, ces chefs d’industrie ont un intérêt très grand à crier misère et à mentir, même avec la plus insigne impudence, et le gouvernement n’a aucun moyen de contester leurs assertions. Ils mentent donc habituellement comme les mendiants qui se font passer pour pauvres et qui sont riches. Le gouvernement est d’autant plus faible pour eux qu’il dispose en leur faveur non de son bien propre mais du bien des contribuables ou des consommateurs, du bien d’autrui.
Le gouvernement, constitué pour faire respecter la propriété de chacun, a, sans doute, le pouvoir de donner à l’un le bien de l’autre ; mais il n’en a pas le droit, et lorsqu’il agit ainsi, il abuse de son pouvoir et commet une injustice. La protection, considérée dans son principe, est injuste et devrait être rejetée comme telle sans autre examen. Si elle était accordée également à toutes les branches d’industrie, elle ne servirait à aucune et elle ne peut jamais être égale pour tous. Elle est donc toujours et nécessairement injuste. Ce n’est pas ici le lieu d’insister sur cette considération, mais il était indispensable de l’indiquer.
L’histoire nous enseigne d’ailleurs que la protection, même lorsque le gouvernement y est désintéressé, va contre son but : « Jamais, écrivait un intendant de Rouen, peu d’années après Colbert, jamais les manufactures n’ont si fort dépéri dans le royaume et le commerce aussi depuis qu’on s’est mis dans la tête de les augmenter par des voies d’autorité. » [6]
Ce n’est pas qu’il n’y ait dans le développement de l’industrie un ordre naturel que nous montrent l’observation et le raisonnement ; mais l’intervention des gouvernements n’a jamais servi qu’à le troubler. D’après l’ordre naturel, on commence par l’agriculture, ensuite on entre dans l’industrie manufacturière, laquelle développe l’agriculture, qui, à son tour, donne l’impulsion aux manufactures. Quant au commerce, il croît à mesure que le marché s’étend. On peut être tenté d’intervertir cet ordre, mais on ne le tente pas impunément.
L’agriculture est la première branche d’industrie cultivée, parce que le besoin de l’alimentation est le premier. Dès qu’elle fournit un produit supérieur à ce qu’exigent les besoins du cultivateur, l’industrie manufacturière peut commencer : elle peut même commencer avant, dans la famille du cultivateur, pendant les intermittences du travail agricole.
Dans les pays où l’industrie domestique n’existe pas, on peut utilement s’efforcer de l’introduire, et son introduction y est d’autant plus utile que les intermittences du travail agricole sont plus grandes. Cette industrie demande peu de capitaux et ne craint nulle concurrence, parce qu’elle emploie un travail rémunéré d’ailleurs et qui serait perdu si elle n’existait pas. La Russie, et la Suisse surtout, nous fournissent d’éclatants exemples de la vitalité de l’industrie domestique, laquelle peut en tout cas subvenir aux besoins de seconde nécessité du cultivateur et quelquefois même exporter, comme on le voit en Suisse.
Après l’industrie domestique, et souvent confondus avec elle, viennent les métiers des artisans, tels que ceux de maçon, charpentier, serrurier, etc., payés sur l’excédent de produit que fournit l’agriculture après avoir alimenté le cultivateur. Tant que cet excédent est faible, les villes ne peuvent naître et grandir : tant que l’industrie des artisans n’est pas fortement constituée en personnel et matériel, il ne faut pas songer à aller plus loin.
De même que les artisans sortent de l’industrie domestique, la moyenne industrie naît dans l’atelier de l’artisan et se transforme plus tard en grande industrie. Le serrurier devient peu à peu fabricant d’outils pour l’agriculture, pompier, mécanicien : le charpentier et le maçon le suivent dans ses développements : des fabriques s’élèvent pour donner des façons aux produits de l’agriculture, puis elles lui réclament des matières premières : alors l’agriculture se transforme, devient plus active et demande au sol une plus grande variété de produits. Enfin, viennent la culture intensive et la grande industrie.
Mais pour que ce progrès ait lieu, il faut que la population augmente, qu’elle se discipline au travail, à l’épargne, au bon ordre ; que la coopération s’établisse de manière à ce qu’une branche d’industrie fournisse un débouché à l’autre et réciproquement. Cependant, il est sage de demander au commerce extérieur, et au meilleur marché possible, les produits qu’on ne peut pas obtenir directement à aussi bas prix que celui auquel il les donne.
Rien n’est plus commun que les erreurs commises, soit par les particuliers, soit par les gouvernements, faute d’avoir bien observé l’ordre de développement des diverses branches d’industrie. On voit telle ou telle manufacture prospérer dans un pays voisin ou même dans une localité voisine, et la première pensée qui vient à l’esprit, c’est de l’établir dans son pays ou dans sa localité. On n’examine pas auparavant si la prospérité de cette manufacture ne tient pas à quelque avantage local dont on est soi-même privé : on recherche bien moins encore si elle n’est pas liée, par la coopération, à telle ou telle autre branche d’industrie ou de commerce qui n’existe pas dans le pays où on voudrait en établir une semblable, ou à de vieilles habitudes de la population. Ainsi, par exemple, on établira une grande filature ou une grande, fabrique de tissage loin des ateliers de construction et de réparation, au milieu d’une population qui ne connaît que les travaux agricoles, loin du commerce qui procure les matières premières et de celui qui achète les produits, et l’on s’étonnera de rencontrer des difficultés inconnues aux fabricants établis dans un milieu plus favorable et mieux préparé.
Il est certain qu’il y a des difficultés exceptionnelles à introduire dans quelque pays que ce soit une branche d’industrie nouvelle, et ces difficultés exigent toujours de longs sacrifices, soit de la part d’entrepreneurs inconsidérés ou hardis, soit de la part des gouvernements. On a dit que, pour favoriser cet enfantement, toujours difficile, d’une branche d’industrie nouvelle, on pouvait, sans inconvénient grave, constituer, au moyen de lois de douane, un monopole plus ou moins complet en faveur des entrepreneurs qui en courraient les risques. En ce cas, le monopole devrait être temporaire et ne jamais dépasser 15 ou 20 ans, par exemple, et l’on devrait toujours revenir à la liberté.
Toutefois, ce retour n’est facile que lorsqu’il s’agit d’un petit nombre d’industries peu importantes : il est bien difficile et bien lent, lorsqu’il s’agit d’une masse d’industries. Les difficultés seraient infiniment moindres avec une subvention directe, et c’est pourquoi, en ce cas tout exceptionnel, elle nous semblerait préférable. On devrait préférer encore, sous un autre rapport, la subvention directe : en premier lieu, ceux qui la donnent et ceux qui la reçoivent en connaissent exactement l’importance et peuvent établir en conséquence leurs calculs ; en second lieu, elle appelle plus fortement l’attention de l’autorité que le monopole ; elle la met mieux en garde contre les fondations inconsidérées, les surprises ; elle provoque la circonspection et appelle l’étude sur les questions si délicates et presque toujours si obscures que soulève tout projet d’introduire une industrie nouvelle.
Encore la subvention ne peut-elle être un peu utile que dans un pays fort arriéré, où l’instruction industrielle et l’esprit d’entreprise sont à peu près nuls. Dans un pays industrieux, les primes et subventions présentent mille difficultés et ne servent habituellement qu’à fournir une base à des spéculations aux dépens du trésor public. Dans un tel pays, le gouvernement ne peut intervenir utilement que par voie d’enseignement, laissant aux particuliers le soin d’agir au mieux de leurs intérêts. Sous ce régime, il arrivera peut-être que la fondation de telle ou telle industrie dont on désire l’introduction soit plus lente que si le gouvernement intervenait ; mais cette fondation aura lieu à son heure, le jour où le marché offrira aux produits de cette branche d’industrie un prix tel qu’il permette aux entrepreneurs de se hasarder sans témérité dans une voie nouvelle et lorsque toutes les branches d’industrie collatérales seront parvenues à un degré convenable d’avancement. Un gouvernement qui décide, spéculativement, que l’introduction de telle industrie serait utile, est beaucoup plus sujet à se tromper que l’entrepreneur qui se borne à l’étude des besoins actuels et des moyens actuels d’y satisfaire.
Il importe de se tenir en garde contre certains raisonnements fréquemment employés dans les pays de monopole. Une branche d’industrie encouragée par le gouvernement finit par être en état de se soutenir par elle-même : ce résultat est attribué à la protection. Mais est-on bien sûr qu’il n’est pas dû plutôt aux progrès généraux et spontanés de la société ? Est-on bien sûr que si le gouvernement n’avait encouragé personne spécialement, cette branche d’industrie, fondée plus tard peut-être, ne se serait pas soutenue par elle-même dès le premier jour ? Nous croyons, quant à nous, qu’on arrive d’autant plus vite par la voie directe du laisser-faire, que l’on s’applique davantage aux industries fondées sur les aptitudes naturelles du sol et des habitants, d’autant plus vite que le travail et les échanges sont plus libres.
« N’est-il pas évident, dit Turgot[7], que l’État n’ayant de richesses réelles que les produits annuels de ses terres et de l’industrie de ses habitants, sa richesse sera la plus grande possible quand le produit de chaque arpent de terre et de l’industrie de chaque individu sera porté au plus haut point possible ? Et que le propriétaire de chaque terre a plus d’intérêt que personne à en tirer le plus grand revenu possible ? Que chaque individu a le même intérêt à gagner avec ses bras le plus d’argent qu’il peut ? — Il n’est pas moins évident que l’emploi de la terre ou de l’industrie qui procurera le plus de revenu à chaque propriétaire ou à chaque habitant sera toujours l’emploi le plus avantageux à l’État, parce que la somme que l’État peut employer annuellement à ses besoins est toujours une partie aliquote de la somme des revenus qui sont annuellement produits dans l’État, et que la somme de ces revenus est composée du revenu de chaque terre, et du produit de l’industrie de chaque particulier… »
« S’imaginer qu’il y a des denrées que l’État doit s’attacher à faire produire à la terre plutôt que d’autres; qu’il doit établir certaines manufactures plutôt que d’autres; en conséquence, prohiber certaines productions, en commander d’autres, interdire certains genres d’industrie dans la crainte de nuire à d’autres genres d’industrie ; prétendre soutenir les manufactures aux dépens de l’agriculture;… établir certaines manufactures aux dépens du trésor public ; accumuler sur elles les grâces, les privilèges, les exclusions de toute autre manufacture du même genre dans la vue de procurer aux entrepreneurs un gain qu’on s’imagine que le produit de leurs ouvrages ne produirait pas naturellement : c’est se méprendre grossièrement sur les vrais avantages du commerce ; c’est oublier que, nulle opération de commerce ne pouvant être que réciproque, vouloir tout vendre aux étrangers et ne rien acheter d’eux est absurde. »
« Toute manufacture dont la valeur vénale ne dédommage pas avec profit des frais qu’elle exige n’est d’aucun avantage, et les sommes employées à la soutenir malgré le cours naturel du commerce sont un impôt mis sur la nation en pure perte ».
La liberté absolue, tel est en principe le meilleur moyen qu’ait un peuple de s’enrichir par le commerce extérieur. On ne peut proposer à cette règle aucune exception permanente digne de discussion, et l’utilité des exceptions temporaires le plus fortement motivées est douteuse tout au moins. Sans doute, quand un pays a eu le malheur de s’engager dans les voies du monopole, il a besoin, pour en sortir, de prudence et de temps[8] ; mais il ne faut exagérer ni le temps, ni la prudence, ni ajouter foi aux déclamations suggérées par l’intérêt privé, par la paresse et l’avidité des entrepreneurs, par la routine : il importe de marcher au but, qui est la liberté.
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[1] La matière de ce chapitre a été traitée à fond par la plupart des économistes. Voy. notamment Turgot, Éloge de Gournay ; Ad. Smith, Richesse des nations, liv. IV, 2, 3, 4 et 5 ; J.-B. Say, Cours complet, quatrième partie, ch. xi à xix ; presque toutes les œuvres de Fréd. Bastiat et Michel Chevalier, Examen du système protecteur.
[2] Voy. ci-après, liv. II, ch. i, § 4
[3] C’est sur le sentiment de cette vérité fort étroitement comprise qu’était fondé le blocus continental, la sottise politique la plus énorme qui ait été faite dans les temps modernes.
[4] Lettre sur la marque des fers.
[5] Cette vérité a été établie au moyen d’une démonstration un peu pénible, mais très rigoureuse, par J. St. Mill. Voy. Principes d’économie politique, liv. III, chap. xviii
[6] Lettre de Marillac, intendant de Rouen, 5 octobre 1685. Clamageran, Histoire de l’impôt en France, t. III, p. 593.
« Dieu a dispensé ses dons pour obliger les hommes à s’aimer… » Passage remarquable d’un mémoire du député de Bordeaux. Clamageran, t. III, p. 61.
[7] Éloge de Gournay.
[8] Quand des manufacturiers ou de grands propriétaires fonciers trouvent une occasion favorable pour se faire attribuer le bien d’autrui, leur rapacité va droit au but et au plus vite. Il n’y a pas de motif pour agir autrement qu’eux lorsqu’on veut rendre à chacun ce qui lui appartient.
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