Un an après la publication conjointe de La Grève (1) et de la biographie intellectuelle de Rand, le moins qu’on puisse conclure se résume très positivement à : mission accomplie. Du point de vue commercial et réception dans les médias (2), les résultats sont des plus satisfaisants. Et désormais l’œuvre et l’importance cruciale de la pensée de Rand sont enfin connus et reconnus dans les milieux intellectuels qui les ont si longtemps totalement ignorées. Il n’est plus rare de voir son nom surgir ça et là, parfois où on s’y attend le moins, par exemple au printemps dernier dans le (Néo)libéralismes de Serge Audier (3).
Mais voici, divine surprise, que de plus et depuis fin août 2012 Rand revient en force dans l’actualité en France. Et ceci grâce au Tea Party et surtout à Paul Ryan, le candidat républicain à la vice-présidence aux US, dont on a su et monté en épingle son passé de fervent disciple d’Ayn Rand, chez qui il aurait puisé la radicalité de son anti-étatisme. Que Ryan l’ait désormais répudiée pour cause d’athéisme et de soutien à la liberté de l’avortement n’a fait qu’exciter la curiosité des médias : successivement France-Inter, Le Temps (Suisse), M (le supplément hebdomadaire du Monde), Philosophie Magazine, La Tribune, BFM Business, Télérama (à paraître le 26 octobre : numéro spéciale dur les présidentielles américaines) – pour La Grève et/ou Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel.
Cependant – rançon logique et significative de ce succès, ce dernier n’a pas tardé à provoquer un tir de barrage anti-Rand, d’abord dans Le Monde. Son édition du 9 septembre comportait toute une page venimeuse signée d’un universitaire américain de Yale dénommé Timothy Snyder, entièrement destinée à calomnier l’auteure de La Grève. Dans cette lamentable mixture de contre-vérités flagrantes et d’insultes, il était avancé qu’Ayn Rand défendait « la loi de la jungle » puisque prônant un « capitalisme anarchique débridé » devant aboutir à la disparition totale de l’État ; et pour ne pas faire dans la demi-mesure, ce Snyder, tout en la traitant d’idéologue « sado-masochiste », l’accusait de compter et mépriser comme « parasites » tous les modestes citoyens américains et eux exclusivement ! Je lui ai vertement répliqué en rétablissant la réalité des choses dans une sorte de droit de réponse que Le Monde.fr a publié le 20 septembre (reproduit sur le Site de Coppet) – qui m’a valu, autre heureuse surprise, le chaleureux appui d’un maître de conférences de Lyon-II, Romain Huret (4), dans un article intitulé « Ayn Rand, encore et toujours » paru sur le site de… Libération.fr (25 septembre). Mais sur un ton au-dessous, Le Monde a récidivé le 4 octobre en publiant l’article d’un autre intellectuel américain (auraient-ils mobilisé toute la clique et claque pro-Obama ?), Donald Morrison, remonté contre « Ayn Rand, dont les romans glorifiant l’individualisme le plus forcené sont de retour dans les listes des meilleures ventes de librairie » et félicitant Obama d’avoir « stigmatisé l’individualisme à la Ayn Rand »…
Mais le pire restait à venir (du moins pour le moment) sous la forme d’un livre totalement dirigé contre Rand paru courant septembre au Seuil et signé d’une canadienne du Québec, Nicole Morgan : Haine froide – pauvre jeu de mots sur Ayn = haine. Manifestement rendue furieuse par la publication de La Grève en France, la dame ne parle que de La Révolte d’Atlas – renvoyant à une traduction-pirate mise en ligne sur le web il y a 2 ans (mais disparue depuis) et ignorant que ce titre avait été celui d’une autre traduction datant de 1958, répudiée par Rand. Enfonçant quantité de portes ouvertes (« Contrairement à Marx, [Rand] est peu connue en France » : quel scoop !) et truffé de grossières erreurs (Francisco d’Anconia devient… « Francisco Money », elle écrit Hank Raerden et parle de « Whiteker » pour évoquer Whittaker Chambers !), Morgan défend une thèse effectivement dégoulinante de haine et ainsi résumée : « L’idéologie de la haine froide s’est formulée dans toute sa clarté sous la plume d’une philosophe romancière du nom d’Ayn Rand » – comprendre la haine contre l’État tyran. Et d’aligner une rare suite d’insanités, de falsifications et d’impostures qui réduisent sa thèse à l’état de foutaise. Selon elle, l’individualisme de Rand aurait « une dessein hédonique », p.42 (faux : Rand abhorrait l’hédonisme), « le héros randien est hors morale » p.47 (faux : il n’est que valeurs et vertus), l’argent serait pour Rand « le seul référent universel », p.49 (faux : c’est l’appréhension conceptuelle de la réalité objective), Rand serait totalement indifférente aux ouvriers, p.53 (faux : elle les trouve bien plus sensés que les sbires de l’establishment des liberals !), « la vermine [comprendre les « pillards » et les « parasites »] mérite la mort », p.54 (faux : Rand se contente d’espérer qu’ils se mettront enfin à vivre de leur propre travail), « Ayn Rand promeut le darwinisme social », p.56 (faux : chacun a en lui les ressources lui permettant de produire et créer – s’il le veut en faisant le bon choix éthique). Á ce niveau de type caniveau, difficile de faire pire dans l’ignorance crasse et le travestissement idéologique ! Et dire que la dame enseignerait la philosophie au Collège royal militaire du Canada à Kingston : de quoi craindre l’effondrement prochain de l’armée canadienne soumise à de tels lavages de cerveaux… On se consolera en s’émerveillant, dans le tout récent film de Woody Allen « To Rome with love », d’entendre un personnage enjoindre à un autre « Va voir le film Le Rebelle…Toutes les femmes rêvent de coucher avec Howard Roark » : en se référant ainsi au film tiré de La Source vive (The Fountainhead) sans même avoir besoin de citer le nom d’Ayn Rand, le subtile cinéaste new-yorkais pourtant de gauche montre honnêtement à quel point incroyable celle-ci est plus que jamais populaire et présente dans la culture de chaque Américain – n’en déplaise aux aboyeurs de type Snyder ou Morgan.
Alain Laurent
(1) Dont on ne répètera jamais assez qu’il a été génialement traduit par Sophie Bastide-Foltz, dont il convient ici de saluer l’exceptionnel talent.
(2) Les deux ouvrages ont été chroniqués par Le Monde, Lire, L’Expansion, Le Magazine Littéraire, L’Expansion, Présent et aussi, mais avec mention spéciale pour d’excellentes recensions, par Le Nouvel Observateur, La Croix, Le Temps, Libération, Chronic’Art, Télérama, La Tribune, Les Échos et enfin Valeurs Actuelles – sans oublier France-Culture.
(3) Lequel, sans craindre la redondance, s’est contenté d’évoquer très brièvement « Ayn Rand, la prêtresse libertarienne », « la grande prêtresse du capitalisme pur », et deux fois « la grande prêtresse du libertarisme » (au lieu de libertarianisme, d’ailleurs).
(4) Cet historien et bon connaisseur des États-Unis publiera prochainement un ouvrage titré A Republic Without Taxpayers à Harvard University Press.
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Bonjour,
J’ai réservé voici longtemps dans une bibliothèque publique parisienne(deux mois, au moins) l’ouvrage d’Ayn Rand que je n’avais pas lu. Non seulement, je l’ai récupéré avec un délai hors norme (en général, le délai est de 10 jours) mais il m’a été enjoint de ne pas prolonger la durée du prêt au-delà de la date prévue car il était déjà réservé. Significatif, non ?
J’ai omis d’ajouter que le livre se trouvait “déjà” à la réserve (que veut-ce dire ? Je ne sais !)et que jamais un livre récupéré à la réserve n’est demandé à l’issue du prêt.