Lorsqu’elle foule enfin le sol américain en mettant les pieds sur les quais du port de New York le 19 février 1926, la jeune Alissa Rosenbaum exulte tout en poussant un immense soupir de soulagement. Soulagée, elle a bien des raisons de l’être : elle a réussi à parvenir à bon… port au terme d’un long parcours semé d’embûches suivi depuis l’URSS. Et plus précisément de Leningrad quittée cinq semaines auparavant, après avoir ensuite été bloquée à Riga dans l’attente incertaine d’un visa américain puis avoir dû traverser toute l’Europe en prenant plusieurs trains jusqu’au Havre, où elle a embarqué à bord du paquebot français, le « De Grasse ». Ultime épreuve : elle n’a pas directement abordé à New York, mais a été retenue en quarantaine sur l’île de la…Quarantine où l’on traque les candidats à l’immigration clandestine. Mais surtout, elle exulte car le sentiment dominant qui l’étreint est la joie d’accéder enfin à la terre promise : les États-Unis d’Amérique.
C’est que la jeune Alissa est une exilée plutôt singulière à bien des égards. Certes, elle quitte l’Union soviétique. Mais elle n’est pas une fugitive. Son départ a été soigneusement et officiellement préparé de longue date avec l’aide active de ses parents. Et il se passe conformément aux prescriptions légales même revues par le bolchevisme au pouvoir. Le 25 octobre 1925, elle a obtenu un passeport ainsi qu’une autorisation de voyage valable pour six mois après avoir reçu une lettre d’invitation venue d’une branche de la famille maternelle installée à Chicago depuis une vingtaine d’années pour échapper aux pogroms antisémites sévissant ordinairement dans la Russie tsariste. D’autre part et peut-être avant tout, elle part avec en tête la ferme volonté de ne jamais revenir sur la terre russe – ce qu’elle fera et jamais ne regrettera. Car sa motivation se tient dans l’irrésistible attraction qu’exerce sur elle le mythe américain autant sinon plus que l’aversion pourtant viscérale éprouvée pour le régime communiste.
Dès son enfance, elle a été une non-conformiste, une individualiste résolue, profondément habitée par une précoce vocation d’écrivaine et la passion du cinéma, qu’elle étudie à l’université tandis qu’elle passe une appréciable partie de son temps à visionner les premiers films (muets) américains non encore interdits par la censure du régime. Et très vite, elle comprend que sous la nouvelle Union Soviétique, elle n’aura de chance de pouvoir librement s’accomplir en se consacrant à ce qu’elle aime qu’en s’en allant ailleurs. Et même nulle part ailleurs qu’à… Hollywood, déjà alors la Mecque mondiale du cinéma.
Quand Alissa part de Leningrad, elle est donc déjà « américaine » de cœur et d’esprit. Et c’est ce que dès son arrivée à New York elle va exprimer de la plus extrême façon en décidant de changer de nom pour adopter un patronyme typiquement américain. Et ainsi symboliser sa volonté farouche de se forger une nouvelle identité – à la fois intime et d’état-civil, et de répudier à jamais la mère patrie (pour elle : l’amère patrie !) où elle est née et où demeure sa famille qu’elle ne tentera jamais de revoir. Alissa Rosenbaum se métamorphose donc en Ayn Rand – veillant ainsi à conserver les mêmes initiales et s’inspirant là non pas du nom de la marque de sa machine à écrire (« Rand Remington », laquelle n’existait pas encore à cette époque !) comme on a cru pouvoir le dire mais de la prononciation de ses noms et prénoms russes en yiddish. « New born » d’en genre singulier, elle vient enfin de vraiment naître, et se sent parfaitement en état de partir à la conquête de l’Amérique et d’achever de se laisser conquérir par elle.
Et le moins qu’on puisse dire, c’est que la jeune Ayn y est parvenue, au-delà de ses espoirs les plus fous (encore qu’elle ait toujours été intimement convaincue qu’elle réussirait, une inébranlable confiance en soi étant une vertu partagée par Ayn Rand et la tradition culturelle américaine). Très vite partie de Chicago pour gagner Los Angeles, elle ne tarde pas à se faire sa place dans une industrie du cinéma en pleine expansion : successivement figurante, habilleuse, script-girl, lectrice puis enfin auteure de scénarios. Elle épouse un citoyen américain et devient juridiquement Ms O’Connor tout en ne se faisant connaître que comme Ayn Rand, et acquiert du coup la nationalité américaine. Mais surtout elle s’impose rapidement dans le monde du théâtre en devenant une auteure dramatique dont les pièces sont jouées à Broadway, puis dans le monde littéraire. Après avoir publié une version très romancée de son exit d’URSS (We the Living, 1936), elle accède au statut envié de romancière à succès puisqu’on lui doit certains des plus grands best-sellers américains : The Fountainhead (1943) puis le célébrissime Atlas Shrugged (1957).
Vivante incarnation de l’« american dream », cette « self-made woman » échappée de l’enfer rouge est dès lors adulée par des millions de lecteurs enthousiastes et, poursuivant sur sa lancée, elle ne tarde pas à se tailler une stature de leader d’opinion de premier plan dans son cher pays d’adoption, cela en devenant chef de file d’un courant de pensée dans la mouvance libertarienne : l’ « objectivisme », axé sur une défense et illustration aussi flamboyante que doctrinalement robuste de l’« égoïsme rationnel ». Car dans ses romans, Ayn Rand avait instillé, d’abord subtilement puis bien plus offensivement, une dimension et une charge idéologique individualiste qui séduit un public croissant – dont nombre d’étudiants. Et là on retrouve le passé de l’exilée, transformée pour toujours en pasionaria anti-collectiviste par son précoce bain forcé dans le communisme entre 1917 et 1925, période traumatisante où depuis l’appartement familial de la Perspective Newski dans ce qui était encore Saint Petersbourg elle a été témoin des exactions commises par les gardes rouges, puis a vu son père chassé et dépossédé de sa pharmacie, a du partir se réfugier en Crimée puis en revenir pour s’entasser avec toute sa famille dans une unique pièce soumise au contrôle du soviet local – et enfin se résoudre à réciter le catéchisme marxiste afin de survivre. Tout cela l’a suivi dans son exil…
Voici donc tout de même, avec Alissa-Ayn, une exilée hors du commun. En fait, dès son arrivée aux États-Unis, elle ne s’est plus jamais considérée comme en exil – avec ce que cela implique de nostalgie poignante et de manque envers une patrie que l’on ne désire rien tant que retrouver un jour aussi proche que possible. Certes, elle s’est exilée, mais sur le mode de l’exit définitif. Pour cette individualiste farouche, la vraie patrie se trouve là où l’on peut librement et volontairement s’enraciner, là où on se sent chaleureusement accueilli et spirituellement « chez soi ». Jamais Rand n’a cultivé le propre des exilés de tous les pays et et tous les temps : se retrouver entre soi avec des compatriotes d’infortune pour ressasser des souvenirs en commun et se recréer une petite patrie d’attente dans le pays hôte : elle les a superbement fuis et ignorés. Bien plus : non seulement elle s’est voulue d’emblée américaine de cœur, mais elle est vite devenue une patriote plus américaine que les Américains en tous cas intellectuellement, n’hésitant pas à reprocher à ses nouveaux concitoyens d’oublier les valeurs matricielles de leur nation pas comme les autres et de trahir l’héritage culturel légué par les « Founding Fathers ».
C’est toute la différence , hautement révélatrice, qui a existé entre elle et l’un de ses plus célèbres compatriotes russes, lui aussi parti plus tard en exil outre-Atlantique, Soljenitsyne. Demeuré russe jusqu’aux tréfonds de l’âme et l’étant peut-être encore plus devenu au cours et à cause de son séjour américain, ce dernier n’a jamais aimé ni compris les États-Unis ; il y vivait en reclus, cultivant la nostalgie et n’aspirant qu’à revenir en Russie, où dès son retour il est devenu hyper-traditionaliste et nationaliste et n’a pas tardé à soutenir l’autocrate et démagogue Poutine : l’exact opposé de Rand.
Malgré tout, est-il aussi certain que cela que Ayn Rand n’ait gardé de sa jeunesse russe qu’une exécration absolue pour le communisme et tous ses avatars ? Outre le rocailleux accent avec lequel elle a prononcé l’anglais jusqu’à la fin de sa vie et qui révélait immédiatement à ses interlocuteurs une ascendance slave indélébile, qu’elle se soit construit une vision du monde en forme de système total manichéen ayant vocation à tout expliquer si étrangère aux mœurs intellectuelles américaine (de même que son athéisme radical !), qu’elle ait eu une tendance marquée à se montrer de manière dogmatique et autoritaire et qu’elle ait privilégié les romans à thèse, tout cela conduit à se demander si la structure de pensée de la post-exilée n’aurait pas été inconsciemment, profondément et durablement imprégnée par le conditionnement idéologique subi pendant les huit années de sa formation intellectuelle – toute dissidente qu’elle ait pu être alors ?
L’un de ses plus originaux exégètes américains, le philosophe Chris Sciabarra, n’a-t-il pas éloquemment intitulé l’essai qu’il a publié sur elle en 1995… The Russian Radical, suggérant même qu’elle aurait été quelque peu durablement formatée par l’approche dialectique chère à une certaine intelligentsia traditionaliste russe datant de l’époque tsariste ? Comme quoi, même lorsque comme Ayn Rand on réussit avec éclat et plénitude à dépasser et faire oublier sa condition d’exilé, on n’est jamais assuré de ne pas avoir à son insu importé quelque chose d’intimement prégnant et d’indéracinable, hérité de la patrie d’origine…
Alain Laurent, philosophe et auteur de Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel (Les Belles Lettres)
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