DICTIONNAIRE DE LA TRADITION LIBÉRALE FRANÇAISE
par Benoît Malbranque
(Extrait du premier volume, en préparation.)
AVORTEMENT.
L’avortement se rapporte proprement à une grossesse arrêtée avant son terme par un acte volontaire. En amont des avortements se placent les différentes pratiques qui visent à rendre infructueux les Accouplements, et qui sont abondamment évoquées par les auteurs libéraux français — quoiqu’en des termes souvent pudiques et par des Allusions —, notamment dans leur traitement de Malthus et du Malthusianisme. L’Infanticide, qui brise la vie après l’étape de l’Accouchement, se trouve en aval. Dans la discussion des auteurs dont on traite, ces notions sont souvent rassemblées, quelquefois confondues. Il faut blâmer leur peu de rigueur de vocabulaire, tout en reconnaissant qu’entre un avortement tardif et un infanticide, ou entre le retrait et la suppression des cellules tout juste fécondées, la frontière peut paraître assez mince.
Il est difficile d’établir la conception particulière que les libéraux français se sont faite du phénomène de la naissance, soit qu’ils en aient reporté la manifestation au début de la vie solitaire de l’enfant à l’air naturel, comme fait le commun, soit, comme j’ai quelques raisons de le croire, qu’ils aient estimé en général que la vie humaine était déjà, non une potentialité, mais une réalité, lors de la période de la gestation. Cabanis, l’un des rares médecins parmi eux, explique dans l’un de ses ouvrages que chez le fœtus, dont la constitution est toute primitive, l’organe cérébral est déjà en état de fonctionnement, et qu’en effectuant des mouvements qui rencontrent une résistance dans le ventre de la mère, il accumule déjà des perceptions et des sensations. (Rapports du physique et du moral de l’homme, 1802, t. II, p. 430-431 ; Œuvres complètes, 1823, t. IV, p. 295-296. — C. Jolly, Cabanis, p. 112).
L’avortement possède une longue histoire et s’est illustré au cours du temps par une grande pluralité de méthodes. Charles Comte raconte, dans son Traité de législation, que « les maux qui pèsent habituellement sur les femmes dans l’état de barbarie sont tels, qu’elles se font souvent avorter, pour supporter les travaux auxquels elles sont condamnées, ou pour ne pas donner l’existence à des êtres aussi misérables qu’elles » (Traité de législation, etc., 1827, t. II, p. 303), et il s’appuie particulièrement, pour appuyer son affirmation, sur le témoignage des voyageurs en Amérique du Nord (voir à ce titre les articles Amérique-Américains, et Amérindiens). Ces anciennesmentalités, tirées de l’impossibilité physique de partager les maigres subsistances du groupe humain primitif avec un grand nombre d’individus, la philosophie et les religions les incorporèrent bientôt. Dans son curieux ouvrage consacré à l’amélioration qualitative de la population et aux affaires de procréation humaine, Gustave de Molinari rappelle la légèreté avec laquelle les auteurs de l’Antiquité abordaient la question de l’avortement, Aristote et Platon allant jusqu’à en recommander la pratique (La viriculture, 1897, p. 169).
Si l’on écarte les quelques partisans authentiquement libéraux de l’Eugénisme — dont on évoquera mieux la singularité à ce mot — les défenseurs de la liberté en France ont globalement condamné l’avortement. Ils firent face, dans le dernier quart du XIXe siècle, à un fort développement de cette pratique, joint à sa pénalisation de plus en plus allégée, et au début d’une propagande en faveur de sa légalisation et de sa pratique.
Considérant l’avortement comme un crime, les libéraux français ont manifesté leur ferme volonté de le punir, tout en constatant la difficulté extrême qu’il y aurait toujours à le saisir. En rendant-compte, en 1878, des statistiques judiciaires sur les viols, les attentats à la pudeur, les infanticides et les avortements, Paul Leroy-Beaulieu n’était pas dupe du chiffre ridiculement faible qu’il donnait pour ce dernier méfait. « Quelle terre sainte et pure serait la France, quel respect elle aurait des lois naturelles s’il ne s’y commettait que 27 avortements par année ! Ajoutez plusieurs zéros et vous serez sans doute au-dessous de la vérité. Ce que l’on doit dire, c’est que l’avortement est un crime à peu près insaisissable. Il faut des circonstances tout à fait exceptionnelles pour qu’un avortement soit l’objet d’une accusation devant la Cour d’assises. » (Journal des Débats, 19 décembre 1878)Les trois quart des dénonciations d’infanticides, d’avortements et d’expositions d’enfants ne donnent pas lieu à des poursuites, affirmait-il encore, soit parce que les auteurs sont inconnus ou que les charges sont insuffisantes, soit pour d’autres motifs. Trente ans plus tard, il répétait encore que « les poursuites pour avortements sont très rares et n’aboutissent quasi jamais » (La question de la population, 1913, p. 332) À cette dernière époque, le chiffre des avortements dont il faisait état, en rapprochant les estimations des meilleurs observateurs, donnait véritablement le vertige. La répression, en comparaison, paraissait avoir été négligée. « Aujourd’hui, l’on peut considérer que l’impunité, sauf malchance exceptionnelle, est assurée aux avortements », écrivait-il. « On fait 20 à 30 poursuites par année, quand les avortements sont évalués par des médecins sérieux à une centaine de mille et, sur ces deux ou trois dizaines de poursuites, c’est à peine si la moitié aboutit à une répression, les jurys ayant l’habitude d’acquitter ce genre de crimes. » (Idem, p. 441) Tout au contraire, Leroy-Beaulieu plaidait pour une sévérité accrue, réelle, assumée : « Il est indispensable, pour l’honneur de la société moderne et le salut de la France, de châtier méthodiquement et efficacement l’avortement au moins autant qu’on châtie soit le vol, soit les coups et blessures. Puisque les jurys sont assez dégradés pour acquitter quasi systématiquement ces crimes, le meilleur moyen d’en assurer la répression est de les soustraire aux jurys, de les transformer en délits et de les soumettre aux tribunaux correctionnels ; les peines que peuvent infliger ceux-ci vont jusqu’à cinq années d’emprisonnement et comportent des amendes pouvant atteindre, en cas de récidive, plusieurs milliers de francs. Si au lieu de 20 à 30 poursuites pour avortement devant des jurys bassement complaisants, il y avait un millier ou quelques centaines de poursuites chaque année, au titre de délits, devant les tribunaux correctionnels et que des peines à trois, quatre ou cinq ans d’emprisonnement, ainsi que de fortes amendes, fussent régulièrement infligées non seulement aux ‘faiseuses d’anges’, mais aussi aux mères naturelles ou légitimes que l’on considère comme leurs victimes, on peut être certain que le nombre des avortements diminuerait rapidement de moitié et ultérieurement des trois quarts sinon davantage. » (Idem, p. 442)
De même, Paul Leroy-Beaulieu entendait criminaliser la propagande en faveur de l’avortement, qui s’était donné libre cours et qui s’étalait complaisamment dans les journaux, sous la forme de conseils ou d’annonces pour des objets anticonceptionnels. « Ces annonces doivent être interdites et châtiées de fortes peines pécuniaires et corporelles. » (Idem, p. 441) La loi du 31 juillet 1920 le fera d’ailleurs.
En ce début de XXe siècle, Paul Leroy-Beaulieu traitait du sujet sur fond de tensions géopolitiques et de craintes pour l’avenir de la population française, qu’il savait stagnante, et qu’il entrevoyait bientôt faiblissante et peut-être remplacée par une immigration qui provoquerait une dénationalisation progressive (Voir l’article Immigration). Établissant le constat que l’avortement et l’emploi de préservatifs étaient en train de conquérir la France, et s’imposaient dans les campagnes, après avoir déjà accompli la conquête des villes, il était presque naturel, compte tenu de ses craintes, qu’il cherchât des solutions fermes du côté de la correctionnalisation, qu’il demandât de tenir ouvert les yeux des magistrats sur les agissements des sages-femmes, et qu’il prononçât des peines lourdes contre les mères avorteuses.
La réponse courante et traditionnelle du libéralisme français n’était pourtant pas tout à fait celle-ci. Avant que le péril de la natalité décroissante ne vienne compliquer les débats, les libéraux avaient surtout signalé et blâmé le déséquilibre des lois, dont la sévérité était accablante pour les femmes, et presque insensible pour les hommes. Leroy-Beaulieu lui-même, en 1878, publiait une longue plainte contre cette injustice, et demandait l’abrogation pure et simple de l’article 340 du Code pénal, qui interdisait absolument la recherche de la paternité, sauf le cas de rapt par violence (Journal des débats, 19 décembre 1878). On verra, à l’article consacré à la Recherche de la paternité — qui n’est autre chose que l’exercice forcé de la responsabilité individuelle — que cette mesure fut défendue également avec chaleur par Frédéric Passy (Société d’économie politique, réunion du 5 octobre 1877 ; Annales, etc., t. 12, p. 120) ou Gustave de Molinari (« La recherche de la paternité », Revue des Deux-Mondes, t. XII, 1875, p. 612-635). Frédéric Passy et Yves Guyot demandèrent aussi expressément une modification de l’article 1133 du Code civil, de manière que, sous prétexte « de bonnes mœurs », la loi n’annule plus les engagements contractés par l’homme envers la femme, par exemple lorsqu’il promettrait leur mariage ultérieur, avant qu’elle ne se donne. Ils ajoutaient ainsi, à la recherche ultérieure de la paternité, la sécurité d’une reconnaissance ou d’une constatation préalable. (Société d’économie politique, réunion du 5 octobre 1877 ; Annales, etc., t. 12, 1896, p. 121. — idem, du 5 décembre 1882, Annales, etc., t. 13, 1896, p. 609.) Dans l’esprit de tous ces auteurs, il s’agissait tout simplement de faire assumer à chaque individu, au sein d’une société libre, la responsabilité de ses actes. Ces justes dispositions devaient fournir un frein aux avortements, de même qu’aux Infanticides et aux Abandons d’enfants. Quant aux cas qui surviendraient, une fois les réformes faites, ils ne se mettaient pas en peine de les nommer des crimes.
Benoît Malbranque
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