Aux origines du Parti socialiste : Jean Jaurès et la critique de Yves Guyot

Par Damien Theillier

Publié le 20 juin et le 03 juillet 2011 sur 24h Gold.

En juillet 2004, la Fondation Jean Jaurès rédigeait une note intitulée : Pour l’égalité réelle, Éléments pour un réformisme radical. Selon elle, l’égalité formelle (l’égalité en droit) ne s’attaque pas aux sources mêmes de l’exploitation et de la reproduction des privilèges. La République a proclamé l’égalité. Il reste encore à la réaliser : « Jaurès, durant toute sa vie, a essayé de réaliser la synthèse entre les notions fondamentales du marxisme et les vieux principes de la révolution de 1789. Cette synthèse, il la fondait sur la justice sociale, l’élimination progressive des privilèges héréditaires créés par le capitalisme ».

Le Parti socialiste continue encore aujourd’hui à faire de Jaurès sa référence philosophique fondamentale. Pour preuve, en décembre 2010, la Convention pour l’Égalité réelle, présidée par Benoît Hamon, rassemblait les militants et sympathisants socialistes afin d’adopter un texte intitulé « l’égalité réelle», traçant les grandes orientations politiques des socialistes pour construire une société fondée sur la justice sociale. Les militants ont approuvé le texte à plus de 80%.

Quelles étaient les idées de Jean Jaurès et comment ces idées ont-elles été combattues, du vivant de Jaurès, par Yves Guyot ?

Jean Jaurès (1859-1914)

Jean Jaurès est normalien et agrégé de philosophie. Après avoir enseigné à Albi et à Toulouse, âgé de 25 ans, il commence sa carrière politique en 1885 comme député républicain à Castres.

D’abord républicain modéré, Jean Jaurès devient socialiste après la grande grève des mines de Carmaux de 1892. Il est élu député et va le rester jusqu’à sa mort (sauf entre 1898 et 1902). Brillant orateur, il va devenir le défenseur des ouvriers en lutte et de l’unité des forces politiques et syndicales de gauche.

Avec les socialistes, il défend Alfred Dreyfus et crée le journal L’Humanité, en 1904. Jean Jaurès, leader du socialisme français, participe en 1905 à la fondation de la SFIO qui va rassembler les différents courants socialistes français. Pour lui, les socialistes doivent s’engager pour une révolution démocratique et non violente.

Après 1905, Jean Jaurès s’oppose à la politique coloniale et à la guerre. Ayant pris des positions pacifistes à l’approche des hostilités avec l’Allemagne, il devient très impopulaire chez les nationalistes qui l’accusent de trahison. Jaurès meurt assassiné par le nationaliste Raoul Villain le 31 juillet 1914, trois jours avant la déclaration de la guerre.

Jaurès et le réformisme radical socialiste

Au XIXe siècle, beaucoup de socialistes refusent de suivre Marx dans son idéal révolutionnaire. Ils se contentent d’un idéal réformiste. C’est le cas des socialistes français, comme Jean Jaurès, qui souhaitent un compromis entre le marxisme et la démocratie. Le socialisme de Jaurès est un socialisme de conciliation. Il veut concilier liberté et socialisme : ce dernier doit agir pour les libertés individuelles.

C’est pourquoi Jaurès reproche à Marx d’avoir suspendu les principes de la légalité démocratique, c’est-à-dire la consultation de la volonté des citoyens, la liberté d’expression et la pluralité des partis. C’est ce qui amène Jaurès à rendre à l’État un rôle d’arbitre neutre s’imposant à toutes les classes, contre la réduction marxiste de l’Etat à un rôle d’instrument de la classe dominante.

Selon Jaurès, la suppression des classes sociales par la révolution n’est pas souhaitable pour établir le socialisme. Le socialisme triomphera par l’élection dès que la classe prolétaire deviendra majoritaire. Plutôt que de renverser la division des classes, il s’agit de fonder l’ordre social sur une meilleure organisation du travail pour tous et sur une redistribution des richesses. Cette organisation passe par des coopératives, des syndicats. Pour Jaurès, le marché crée de la richesse mais conduit à des inégalités. Le socialisme réformiste demande donc qu’on collectivise cette richesse pour la partager équitablement.

En dépit de son rejet du marxisme, Jaurès se propose néanmoins de transformer l’organisation sociale et économique au moyen de l’intervention étatique. Citons Jean Jaurès dans Les radicaux et la propriété individuelle :

Une force nouvelle est apparue, qui va compliquer et transformer tous les rapports sociaux, tout le système de propriété. Cette force nouvelle, c’est l’individu humain. Pour la première fois, depuis l’origine de l’histoire, l’homme réclame son droit d’homme, tout son droit. L’ouvrier, le prolétaire, le sans-propriété, s’affirme pleinement comme une personne. Il réclame tout ce qui est de l’homme, le droit à la vie, le droit au travail, le droit à l’entier développement de ses facultés, à l’exercice continu de sa volonté libre et de sa raison. […] Or, la société ne peut lui assurer le droit au travail, le droit à la vie ; elle ne peut l’élever, du salariat passif à la coopération autonome, sans pénétrer elle-même dans la propriété. La propriété sociale doit se créer, pour garantir la vraie propriété individuelle, la propriété que l’individu humain a et doit avoir de lui-même.

L’héritage socialiste de Jaurès

Entre la défense de la propriété privée dans le cadre du capitalisme et son abolition par les tenants du collectivisme révolutionnaire (communistes), Jaurès est le fondateur de ce qu’on peut appeler la « troisième voie »

Il part du fait que les déclarations formelles de principes juridiques ne suffisent pas à garantir la liberté et l’égalité réelles. Ainsi, il convient de leur donner un contenu dans la réalité économique et sociale. De là, l’idée de créer de nouveaux droits. Jean Jaurès les appelle des « droits sociaux » : le repos, l’éducation, le logement, la retraite ou le plein exercice de la citoyenneté doivent être matériellement garantis par l’État à tous.

Que sont les droits sociaux ? Ce sont ces droits collectifs « droits réels » ou « droits matériels » et que certains appellent aussi droits-créances. Ce sont des protections, des prestations, des services reçus sans contrepartie, reçus de l’extérieur, en particulier de l’État au nom de l’égalité des chances : droit à la santé (« gratuite »), droit au logement (« gratuit »), droit à l’éducation (« gratuite ») etc. Ces droits sociaux ne sont fondés ni dans la nature des choses humaines, ni sur des libertés. Ce sont des revendications, des « dus » transformés en droits par la loi. Les droits sociaux signifient que l’on reconnaît à l’Etat le droit de prendre aux uns pour le donner aux autres.

Cette idée d’égalité réelle, fondée sur les droits sociaux, constitue l’axe central du projet politique des socialistes contemporains. L’idée est que les droits économiques et sociaux seraient les vrais droits et que l’égalité ne serait juste qu’à condition d’être une égalité réelle. Autrement dit, la démocratie serait une imposture tant que des inégalités économiques et sociales subsistent.

Vouloir établir une égalité réelle pour compenser l’inégalité de fait revient cependant à rétablir l’inégalité en droit qui prévalait avant la démocratie. Cela consiste en effet à sacrifier la liberté des uns au profit des autres. Telle est la critique que formule Yves Guyot à l’encontre de Jean Jaurès et de la démocratie socialiste. C’est cette critique que nous allons exposer dans une seconde partie.

La réponse de Yves Guyot (1843-1928)

Yves Guyot, contemporain de Jean Jaurès, fut l’un des principaux économistes français partisans du laissez-faire à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle. Il a commencé sa carrière comme rédacteur en chef de plusieurs journaux et revues à la fin des années 1860 et au début des années 1870. Pendant la Troisième République, il a été élu au conseil municipal de Paris et en 1885 à la Chambre nationale des députés. En 1889, il a été nommé ministre des Travaux publics. Il a succédé à Gustave de Molinari à la direction du Journal des Economistes, il a été président de la Société des Économistes de Paris, membre du Cobden Club britannique et de la Royal Statistical Society, et également membre de l’Académie américaine des sciences sociales et politiques. Ses centres d’intérêt ont été la politique fiscale et l’opposition au socialisme sous toutes ses formes.

Yves Guyot exercera une influence fondamentale sur la détermination de la politique monétaire jusqu’en 1922. En particulier, les articles de Guyot ont convaincu le gouvernement français de renoncer à augmenter la masse monétaire, et ils ont épargné à la France l’inflation qui a détruit l’économie allemande et fut l’une des causes de l’hitlérisme.

Individualisme et socialisme

Dans La Démocratie individualiste, qui date de 1907, Yves Guyot entend démontrer qu’il y a antinomie entre la démocratie et le socialisme. La Révolution a proclamé la liberté individuelle ; selon lui, le socialisme vise à la supprimer, puisqu’il nie le droit des ouvriers à rester en dehors du syndicat et le droit du patron à employer des ouvriers non syndiqués. La Révolution a proclamé l’égalité et supprimé les classes et les castes ; les socialistes les rétablissent et ne s’intéressent qu’à l’une d’elles. La Révolution a proclamé la propriété individuelle ; le socialisme entend l’abolir et veut faire de l’État le seul propriétaire. Dans sa préface, il résume le problème en quelques mots :

L’Individualisme est la doctrine politique d’après laquelle l’Individu est la fin et l’État le moyen. L’Individualisme remplace l’ancienne formule : « l’individu pour l’État » par celle-ci : L’État pour l’individu. L’Individualisme n’admet pas qu’on puisse imposer une contrainte à un individu qui ne fait de mal à personne.

Selon Guyot, le rôle essentiel de l’État est d’assurer la sécurité extérieure et intérieure de la nation. La sécurité intérieure comporte pour chacun la liberté de parler et d’agir, de posséder et de contracter, la protection de sa personne et de ses biens contre tous actes de violence ou de fraude, qu’ils viennent d’individus, de groupes ou des pouvoirs publics. Une société n’est sortie de la barbarie que si l’individu est sûr de n’être ni arrêté, ni condamné sur le caprice d’un pacha ou d’un comité révolutionnaire, de n’être ni assommé, ni volé à un coin de rue soit par un bandit isolé, soit par une bande.

C’est pourquoi l’individualisme combat le vol collectif et légal, qui s’appelle la spoliation et qui est pire que le vol privé. Le mouvement libéral doit regrouper autour de sa doctrine ceux qui sont menacés de confiscations fiscales ou d’être mis à la porte de leurs établissements par des syndicats et des délégués investis de pouvoirs de police.

Jaurès : la négation du droit au nom du bien

Selon Guyot, la conception socialiste est celle du roi de droit divin : faire le bonheur des sujets. « Et à quoi aboutissent toutes les conceptions socialistes ? » se demande Guyot :

« A rejeter l’adulte dans la situation de l’enfant, à le faire rétrograder en ce petit être qui ne peut exprimer sa volonté que par ses cris, à le livrer bien emmailloté afin qu’il soit bien sage, à cette marâtre inconnue, la Société, dont l’existence ne pourrait se révéler que par la tyrannie. Changer l’homme en bébé, criant à la Société : maman ! Tel est l’idéal socialiste ! ».

Le socialisme est donc le paternalisme, avec ce défaut : c’est qu’il a pour aspiration, non pas dissimulée, mais proclamée, la spoliation. Il repose donc sur la négation du droit de ceux qu’il dénonce au nom de la lutte de classes.

La thèse de Guyot, c’est donc que Jaurès méconnait le droit. Toute politique socialiste a pour programme la négation de la propriété et, par conséquent, implique l’injustice et la violence aux dépens d’une partie de ses membres. Elle est ainsi en contradiction avec la morale nécessaire pour la conservation sociale.

Dans son discours des 12 et 14 juin, M. Jaurès a exposé comment se ferait la transition entre la société actuelle et la société collectiviste. D’un côté, il voit quelques grands capitalistes possédant de vastes domaines, de vastes usines, des maisons à loyer, d’un autre côté, la foule des ouvriers et des locataires. Il suppose que les non-possesseurs sont les plus nombreux ; donc ils représentent la souveraineté populaire. Ils sont le droit et la force, poursuit M. Jaurès ; et s’ils ne confisquent pas, au profit de la société, les biens de la minorité, ils font banqueroute ; et avec une sérénité admirable, qui ne paraît choquer personne, il conclut : Cette expropriation constituera une évolution régulière et elle ne saurait constituer une spoliation, puisqu’elle sera légale. Et comme M. Jaurès considère que les spoliés livreront leurs propriétés sans plus de résistance qu’un malheureux tombé au milieu d’une bande d’apaches n’en apporte à donner sa bourse, il considère que l’opération sera pacifique.

Par conséquent, conclut Guyot, le droit pour Jaurès est tout simplement une question de nombre. Dans tout pays soumis au suffrage universel et dont la constitution n’offre pas de barrières, « le nombre ou l’illusion du nombre peut faire la loi, comme le caprice d’un autocrate ou d’un khalife, cette loi fût-elle une loi d’assassinat et de vol. »

C’est pourquoi, écrit encore Guyot : « Les socialistes qui veulent user de la liberté politique pour supprimer la liberté économique, la perdraient, s’ils parvenaient à réaliser leur programme ».

En effet, un droit qui ne peut être réalisé que par la violation d’un autre droit n’est pas un vrai droit. Tels sont les droits économiques et sociaux, qui ne peuvent être réalisés que par la servitude réglée d’une partie de la population, les plus riches mais aussi et surtout la classe moyenne. Si l’on accorde aux uns un droit sur ce qui est produit par le travail des autres, cela signifie que ces derniers sont privés d’une partie de leurs droits, et donc condamnés à une forme de travail servile.

Selon Guyot, la démocratie n’est donc légitime qu’à une condition : le respect intégral des droits individuels, qui constituent la seule norme de justice objective. Les seuls droits qui soient inscrits dans la nature des choses humaines, ce sont les droits-libertés (les droits formels, par opposition aux droits matériels). C’est d’ailleurs aussi à condition de respecter ces droits que la prospérité est possible et donc avec elle une plus grande égalité matérielle pour l’ensemble des hommes.

Damien Theillier

4 Réponses

  1. Rico Green

    Bonjour

    Une simple précision mais, ma foi, croustillante : le texte ” Pour l’égalité réelle” est certes publié par la Fondation Jaurès mais son auteur n’est autre que Monsieur Strauss-Kahn.

    Répondre
    • Damien Theillier

      En effet, vous avez parfaitement raison mais étant donné les circonstances, je n’ai pas voulu détourner le lecteur du sujet abordé ici. J’ai donc évité de le citer. Ce qui est sûr c’est que DSK est un vrai socialiste et un faux libéral.

      Répondre

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