Introduction au Dictionnaire de la tradition libérale française

L’ambition de ce dictionnaire est d’examiner, sur la base de la plus complète documentation, l’état des esprits libéraux sur l’ensemble des questions qui peuvent avoir une résonance actuelle, ou qui ont eu une importance passée. Il comprendra aussi bien des entrées pour chacun des penseurs importants de la tradition libérale française — du physiocrate Louis-Paul Abeille à l’économiste et juriste Louis Wolowski —, que des articles thématiques sur des sujets tels que ceux du premier volume : les accidents du travail, l’Algérie, l’avortement, l’anarchie, ou les attributions de l’État. L’objectif est d’éclairer la route par la mobilisation de l’héritage intellectuel global qu’a laissé cette masse incroyable de penseurs féconds. « Le premier besoin pour demeurer ou pour devenir un peuple libre », écrivait en son temps Gustave de Beaumont, « c’est de comprendre la liberté, et les conditions auxquelles on la garde après l’avoir conquise. » (L’Irlande, etc., 1845, p. xviii) À ce titre, l’opinion des maîtres peut servir. 

Pourquoi les libéraux français n’ont-ils pas aimé les États-Unis ?

Traditionnellement vantés comme des modèles de libéralisme, l’Amérique et les Américains ont surtout été traités élogieusement par les libéraux qui n’en avaient qu’une connaissance de seconde main. Ceux qui, à différentes époques, ont voyagé aux États-Unis — Volney en 1795-1798, Beaumont et Tocqueville en 1831-1832, Molinari en 1876 — sont revenus désabusés. Malgré des occasions innombrables et faciles, Dupont (de Nemours) reste le seul à s’y être installé durablement.

L’alcool et l’alcoolisme vus par les libéraux français

Au XIXe siècle, les libéraux français assistent à l’accroissement d’un mal social particulièrement pernicieux : l’alcoolisme. Face à cette menace, ils proposent des solutions fondées principalement sur l’initiative individuelle et l’association volontaire. Si un débat existe parmi eux sur le recours à l’État et à l’impôt, ils se retrouvent à l’unisson pour combattre les projets de prohibition ou de monopole de l’alcool.

Les libéraux français et la colonisation du Viêt Nam

La colonisation française au Viêt Nam est un phénomène politique sur lequel les libéraux ont fait entendre une voix dissonante, et qui ne s’explique bien rétrospectivement que dans le cadre de ses conditions historiques particulières. Au sein de l’Indochine française (Liên bang Đông Dương, 聯邦東洋), les Français établissent successivement leur domination sur les trois régions viêtnamiennes de l’Annam (Trung Kỳ, 中圻) au centre ; du Tonkin (Bắc kỳ, 北圻) au Nord, et de la Cochinchine (Nam Kỳ, 南圻) au Sud. Si dès 1883 Paul Leroy-Beaulieu pousse de ses vœux la conquête décisive, avant de se désintéresser de cette colonie, Frédéric Passy et Yves Guyot s’y opposent fermement, par la plume ou à la tribune. Pendant plus de trente ans, Gustave de Molinari tâche aussi de décourager les artisans de la colonisation au Viêt Nam, en présentant ses aspects honteux.

La modestie du laissez-faire

La promotion d’un ordre naturel et de la non-intervention de l’autorité dans le fonctionnement des institutions sociales et économiques provient de la reconnaissance de la limite de notre raison et de l’incapacité qui est la nôtre de comprendre les phénomènes complexes de la coopération sociale et d’agir sur eux de manière à obtenir des résultats en phase avec nos intentions.

René Descartes, de la liberté divine à la liberté humaine

Souvent méconnue ou sous-estimée, la contribution de Descartes au développement du libéralisme apparaît clairement à la lecture de ses œuvres et de sa correspondance. Dans le débat sur la liberté divine, il développe un argumentaire sur les limites de la raison humaine, qui fleurira chez les physiocrates et chez les économistes autrichiens. Sa philosophie du libre-arbitre, du progrès et de l’individu, n’est pas non plus sans une certaine justesse.

Les Gaulois étaient-ils libéraux ?

Pour se faire une idée complète et juste de la trajectoire du libéralisme en France, il est impossible de prendre l’époque de tel ou tel penseur comme une table rase. Puisque les idées ont une filiation, il n’est pas inutile de pousser la curiosité au plus loin, et de se demander si les Gaulois, anciens habitants de ce qui est devenu la France, ont légué à leurs successeurs un héritage d’indépendance, d’individualité et de progressisme, ou ou tout à l’inverse, de fanatisme, de violence et de rapine.

Louis-Paul Abeille, physiocrate du XVIIIe siècle

« Dans l’ambition de saisir la portée de la contribution libérale des physiocrates, la synthèse des différentes sensibilités du courant est impossible à mener et n’aboutit qu’à des déceptions et à des erreurs. L’étude de l’œuvre seule de François Quesnay nous dessert plus encore, en prêtant à des confusions déplorables : car son libéralisme — quand libéralisme il y avait — ne reposait pas sur les mêmes fondements, et il n’aboutissait pas aux mêmes prescriptions que chez d’autres auteurs plus vigoureux, mais moins célèbres, comme Abeille. »

Sur le théâtre de Madame de Staël

L’œuvre littéraire et la carrière politique de Germaine de Staël se tiennent et se répondent, et derrière la figure omniprésente de la romancière elle-même, on retrouve constamment dans Corinne ou dans Delphine le souffle de l’opposante politique. Son théâtre, cependant, touche de plus près à l’art ; au milieu des effervescents débats sur la tragédie, les compositions du groupe de Coppet inaugurent et préparent un renouvellement de la dramaturgie française. Les pièces composées par Germaine de Staël ont aussi une portée plus intime encore que ses romans : non qu’elle ait manqué, dans ceux-ci, d’apparaître en permanence et de se donner constamment la réplique ; mais au moins le roman a une vocation qui est d’emblée publique : le théâtre de Germaine de Staël, au contraire, se joue de la frontière parfois mince entre sphère privée et sphère publique. Ses pièces sont jouées avant tout devant les amis et les proches, moitié par vocation, moitié par devoir. 

Chastellux, théoricien de la « félicité publique » au temps des physiocrates

Voici un personnage bien méconnu, et peut-être digne de l’être : penser l’économie politique en libéral, mais en dehors de l’école physiocratique ; publier son livre sur le sujet en 1776, au moment où paraissent la Richesse des Nations d’Adam Smith et Le commerce et le gouvernement de Condillac, c’est se condamner à la marginalité. Et pourtant les marges du bien-nommé ouvrage De la félicité publique ont été couvertes de notes souvent approbatives et parfois piquantes par un certain Voltaire, il a été traduit dans les principales langues européennes, et un demi-siècle plus tard Jean-Baptiste Say, pas tendre avec les errements théoriques de ses prédécesseurs, parlait de « l’un des livres les plus recommandables du siècle dernier ». 

Le message libéral de la Religieuse de Diderot

La Religieuse raconte comment une jeune femme, Suzanne Simonin, est destinée par sa famille au couvent, et pourquoi ; il conte sa résignation première, sa bonne volonté, et l’énervement progressif de ses sens et de sa tête, jusqu’à la rébellion et plus tard à l’évasion qui doit lui rouvrir les portes du monde libre. On la voit prononcer ses vœux, s’en morfondre, et de Longchamp à Saint-Eutrope subir les méfaits de la séquestration et de la tyrannie.

Diversité et tolérance chez Montaigne

L’œuvre de Montaigne, pleine d’audace, de franchise et d’individualisme, et dont les grandes leçons de tolérance n’ont certainement pas perdu de leur force, reste paradoxalement mal connue et faiblement étudiée par les libéraux de notre temps. La faute, peut-être, à quelques interprétations éculées, et à un langage d’antan, qui jette un fossé entre lui et nous.

Une biographie utile de Benjamin Constant

Léonard Burnand — l’un des collaborateurs de la remarquable collection des Œuvres complètes de Benjamin Constant, toujours en cours, et qui permet depuis la fin du siècle dernier une connaissance accrue et renouvelée de cet auteur majeur du libéralisme français — a publié cette année, sous le titre modeste de Benjamin Constant, une biographie très instructive, dont on doit reconnaître toute l’utilité. Puisant aux meilleures sources, et employant au besoin des manuscrits retrouvés par lui-même, il apporte des éclairages toujours sûrs, et parfois nouveaux, sur les différents aspects de la vie de Constant.

Les inspirations libérales d’Émile Zola dans Germinal

Passé à la postérité comme un roman résolument socialiste, le Germinal de Zola s'inspire en réalité d'une large littérature libérale (Yves Guyot, Paul Leroy-Beaulieu, Jules Simon), qui teinte la narration d'un arrière-fond critique. Le socialisme, but apparent, est maltraité page après page. Sous la plume de l’auteur, il n’est plus que messianisme sans substance, euphorie de violence sans but. Les socialistes y sont montrés comme ne s’entendant jamais entre eux, consumant leurs forces dans des guerres internes, et prêts à tous les sacrifices pour mettre en application le plan précis dont leur intelligence a accouché.

Les libéraux français et la question de l’avortement

Dictionnaire de la tradition libérale française, par Benoît Malbranque. — Extrait du premier volume, en préparation. Article ‘Avortement’. — « Il est indispensable, pour l’honneur de la société moderne et le salut de la France », écrivait par exemple Paul Leroy-Beaulieu en 1913, « de châtier méthodiquement et efficacement l’avortement au moins autant qu’on châtie soit le vol, soit les coups et blessures. »

Le pacifisme libéral du Nouveau Cynée (1623)

Au début du XVIIe siècle, la guerre est conçue par les meilleurs esprits comme un horizon indépassable. Hors de son temps, un auteur obscur, Émeric Crucé, publie pourtant en 1623 un ouvrage intitulé ‘Le Nouveau Cynée ou Discours des occasions et moyens d’établir une paix générale et la liberté du commerce partout le monde’. Dans ce livre, il réclame la constitution d’une instance internationale d’arbitrage et de résolution des conflits qui puisse garantir la paix ainsi que la liberté des transactions.  

Benjamin Constant, penseur de la religion

Pendant plus de quarante ans, Benjamin Constant a travaillé avec intermittence à la grande étude publiée à la toute fin de sa vie sur les religions. Cette somme en cinq volumes, parue sous le titre De la Religion, est désormais disponible dans la grande édition critique des Œuvres complètes. Elle présente une facette oubliée, mais parfaitement jointe aux autres, de la pensée de ce grand philosophe du libéralisme.

Edmond About

Romancier, auteur touche-à-tout, propagandiste des idées libérales pour le grand public, Edmond About (1828-1885) jouit aujourd’hui d’une célébrité en demi-teinte. Ses romans, lus surtout par un jeune public, sont fréquemment réédités ; mais la partie doctrinale de son œuvre, faite de livres comme Le Progrès (1864) ou l’ABC du travailleur (1868), est tombée dans l’oubli, malgré la force des idées libérales qu’ils contiennent et leur style entraînant. Dans l’étude qui suit, la contribution d’About au libéralisme français est étudiée pour la première fois avec profondeur et sur la base de documents inédits.

Morellet, Sieyès, Baudeau, Raynal, Saint-Pierre, etc. : Pourquoi tant d’abbés défenseurs du libéralisme au XVIIIe siècle ?

Parmi les artisans de la liberté politique et de la tolérance religieuse se trouvent les abbés Sieyès, Grégoire, Loménie de Brienne. Autour des pionniers du laissez-faire se mêlent pareillement d’autres porteurs de l’habit ecclésiastique : l’abbé Alary est avec d’Argenson l’un des animateurs du club de l’Entresol ; Vincent de Gournay s’appuie sur de nombreux abbés, tels Coyer ou Le Blanc, pour diffuser son programme de réforme économique ; enfin François Quesnay peut compter sur la collaboration des abbés Roubaud et Baudeau à l’œuvre physiocratique, de même que sur l’appui de disciples ou d’auxiliaires émancipés comme Morellet ou Condillac. Enfin, l’idée de paix n’a pas de meilleur représentant en ce siècle que l’abbé de Saint-Pierre, ni l’anticolonialisme de plus grand propagandiste que l’abbé Raynal.