Dans sa réunion du 5 septembre 1857, la Société d’économie politique examine la question des assurances. Ces économistes concluent que si l’intervention de l’Etat en matière d’assurance peut s’entendre dans un certain cadre très réduit, l’assurance par l’Etat, en monopole, va à l’encontre des principes de la science économique. B.M.
« Des assurances par l’État », 5 septembre 1857
M. le marquis de Pallavicino (de Gênes) et M. Ch. Le Hardy de Beaulieu, professeur à l’École des mines de Mons, ont été invités à cette réunion, qui a été présidée par M. Gabriel Lafond, consul à Paris, de la république de Costa-Rica.
L’entretien, pendant cette soirée, a eu pour objet cette question : L’État doit-il se faire assureur, et, en particulier, assurer contre la grêle, les inondations, les épizooties ?
M. N. Bénard (du Siècle) rappelle la polémique de la presse au sujet du projet d’assurances agricoles par l’État soumis au conseil d’État. Il a remarqué que les partisans de ce projet mettent surtout en avant cet argument que l’assurance par l’État serait à meilleur marché que l’assurance par des compagnies particulières. Cet argument le touche peu ; car, avant tout, il s’agit d’être bien assuré d’avoir une sécurité correspondante à son argent ; or, l’industrie privée est à ses yeux plus à même de fournir cette sécurité que l’État.
M. Jacques Valserres (de la Presse) exprime une opinion inverse, et son principal argument est qu’une entreprise mutuelle générale, sous la direction de l’État, ferait faire aux assurés une économie notable et ferait participer tout le monde aux avantages de l’assurance. Actuellement la moyenne de la prime perçue par les compagnies à prime est de 97 centimes, et la quote-part moyenne demandée aux assurés par les compagnies mutuelles est de 57 centimes par 1 000. En bloc, les compagnies à primes perçoivent 80 millions de francs et n’ont que 17 millions de frais d’administration ; si elles percevaient d’après la moyenne des compagnies mutuelles, cette somme de 80 millions serait réduite à 56 millions.
M. Gabriel Lafond fait remarquer que, dans tous les chiffres groupés à l’occasion de cette question et dans les diverses appréciations qu’on a faites, on a établi des moyennes qui ne traduisent pas l’exactitude des faits. Les compagnies que l’on compare n’assument pas les mêmes risques. La Compagnie mutuelle de Paris, par exemple, n’assure que des immeubles ; or, comme dans cette ville la bonne organisation et la promptitude des secours préviennent les sinistres, il s’ensuit que la Compagnie peut faire à 15 centimes des assurances parfaitement impossibles ailleurs à ce taux. Une autre considération importante que M. Lafond fait valoir, c’est qu’avec l’État assureur, l’assuré frappé d’un sinistre ne recevra pas l’indemnité avec assez de promptitude. Les compagnies sont mises à la raison par les tribunaux de commerce, dont la justice est relativement assez prompte. Mais on ne voit pas la fin d’une demande engagée dans les bureaux de l’administration de l’État, et la faillite atteindra l’assuré avant qu’il ait pu toucher son indemnité.
M. Garbé, ancien préfet, pense que l’assurance est une des fonctions naturelles de l’État, qui seul peut faire participer tout le monde à cet avantage et au prix le plus bas. Les compagnies à primes fixes ont des bénéfices à donner à leurs actionnaires ; elles payent fort cher les intermédiaires et agents auxquels elles abandonnent un ou deux ans de primes ; elles sont donc obligées de se rattraper sur les dernières années et de demander un prix vraiment anormal. Dans l’état actuel, les compagnies mutuelles ne font pas assez de concurrence aux compagnies à primes fixes, parce que le public ne se sent pas suffisamment garanti avec elles ; de sorte qu’un grand nombre ont disparu, et que la plupart de celles qui restent languissent. Une assurance universelle, sous la direction du gouvernement, inspirerait une confiance générale ; or, ce n’est pas là un ordre de travaux susceptibles de concurrence, c’est un service que la société ne peut demander qu’à l’État.
Selon M. Garbé, il ne faut pas redouter que le gouvernement ne paye pas facilement, mais bien le contraire. Les administrations publiques sont plus coulantes quand il s’agit d’indemnités, que les administrations particulières.
M. Ch. Le Hardy de Beaulieu est d’un sentiment opposé. Il n’est pas de l’essence d’une administration gouvernementale de faire aussi bien que les entreprises privées. Il en serait des assurances comme de tout autre service.
En Belgique, le gouvernement ayant construit les chemins de fer, s’est aussi fait entrepreneur de transports ; mais il a à côté de lui des agences particulières, qui prennent le même prix, et auxquelles le public s’adresse de préférence, parce qu’il est reçu avec plus d’aménité et mieux servi. De sorte que l’industrie privée fait avantageusement concurrence à l’État, en se servant du chemin de l’État.
Avec une seule compagnie, les frais généraux seraient certainement amoindris ; mais avec une seule compagnie l’assuré n’aurait plus la liberté du choix, les avantages de la concurrence pour le payement des sinistres, ni la garantie contre l’élévation de la prime. De plus, avec une seule Compagnie, l’assurance ne pourrait être qu’obligatoire.
M. Bénard répond à M. Garbé et à M. Valserres que si les assurances à primes fixes font de meilleures affaires que les autres, si elles ont des clients plus nombreux, bien qu’elles soient plus chères, c’est que probablement elles offrent plus de sécurité ; et que si le public ne s’adresse pas avec autant de confiance aux compagnies mutuelles, c’est que le gouvernement met des entraves à la formation des compagnies.
M. Gust. Du Puynode pense avec MM. Bénard, Lafond et Ch. Le Hardy de Beaulieu que les services du gouvernement ne peuvent valoir ceux des compagnies privées. À l’appui de la crainte exprimée par M. Lafond sur la difficulté de se faire payer par l’État, il cite un fait qui lui est personnel. La loi sur les défrichements veut que l’on soit autorisé quand la superficie du bois à défricher dépasse 3 hectares. M. du Puynode a demandé cette autorisation pour un défrichement rentrant dans ces conditions ; il s’en est passé pour un autre portant seulement sur un demi-hectare. Mais l’agent de l’autorité ne lui en a pas moins fait un procès, qui eût été fort long et fort coûteux, s’il n’eût préféré demander ce qu’on appelle une complaisance au ministre, et en a été quitte pour une espèce d’amende de 50 francs. L’agent de l’administration des forêts aurait été jusqu’en cassation. Pour les assurances, les agents de l’État feront de même. Le gouvernement ne payera pas ou ne payera que très tard, et les assurés frappés de sinistres seront ruinés avant que l’administration ait été mise en demeure de payer.
On a parlé du bon marché avec une assurance par l’État. Mais jamais on n’a vu que des travaux entrepris par l’État eussent été à meilleur marché que les travaux entrepris par les particuliers. L’État a voulu construire, dans des ateliers qu’il entretient, par exemple, des machines pour des paquebots transatlantiques, et il n’est pas parvenu à exécuter une machine propre à faire convenablement la traversée. On pourrait citer bien d’autres exemples d’incapacité. Rien ne prouve qu’il produirait le service des assurances à de meilleures conditions.
L’assurance est un travail comme un autre. Le gouvernement ne doit s’en mêler que pour lui garantir la sécurité. La libre initiative des citoyens sera toujours mieux inspirée que la sienne, et saura mieux choisir entre les systèmes d’associations mutuelles ou à primes fixes celles qui lui offriront plus de sécurité pour son argent. L’assurance par l’État serait une violation des principes de 89, de la liberté du travail, un retour au monopole. M. Garbé n’est pas partisan de l’absorption des industries par l’État. Il trouverait absurde que l’État voulût cultiver. Il ne l’approuve pas plus que M. du Puynode quand il veut faire des machines transatlantiques, que l’industrie privée est plus capable de mieux faire que ses ateliers. Il reconnaît qu’il n’entre pas dans ses attributions de faire de la porcelaine ou des tapisseries, de diriger des vacheries, etc., etc. Mais il entre dans ses attributions de faire des routes, d’éteindre les incendies et de se faire assureur contre les sinistres du feu et autres fléaux.
Au surplus, M. Garbé ne désire pas tant une exploitation générale des assurances par l’État, que la création d’une Caisse mutuelle générale, qui donne aux assurés les avantages de l’unité, de la sécurité et du bon marché.
M. Bénard rappelle l’organisation des pompiers de Londres, qui sont des agents des compagnies, et nullement des fonctionnaires de l’État et de la commune, et qui n’en courent que plus vite à cause de la prime donnée aux premiers arrivés sur le lieu du sinistre.
M. Joseph Garnier constate que ni M. Garbé ni M. Valserres ne sont des partisans bien décidés de l’exploitation des assurances par l’État. M. Valserres s’est borné à citer des chiffres favorables au système de mutualité, quant à la question de prix ; M. Garbé n’a désiré l’institution d’une caisse mutuelle que pour éviter les frais de production et d’administration. Mais la libre concurrence seule est apte à décider quelles sont les combinaisons sociétaires qui peuvent offrir au public plus de sécurité à meilleur marché. Il n’y a pas de pouvoir législatif au monde qui puisse trancher cette question. Ce que l’État aurait donc de mieux à faire en matière d’assurance agricole ou autre, ce serait de faire disparaître toutes les entraves législatives et administratives qui s’opposent à la libre expansion du principe d’association.
M. Quijano trouve aussi que l’industrie des assurances ressemble à toute autre. Une compagnie se forme, qui vous dit : « Vous courez tels risques ; si vous voulez, je les prends à mon compte, moyennant un prix fixe ou un prix éventuel » ; rien de plus simple et de plus légitime que cette demande à laquelle vous faites de votre part la réponse que vous voulez ; mais si la loi intervient pour prescrire précisément de se faire assurer, défendant de se faire assurer plutôt par tel système que par tel autre, en vérité, je me demande où est le droit du législateur !
M. Alph. Courtois est du même avis. Si l’État paye trop, le contribuable est lésé ; si l’État paye trop peu, c’est l’assuré qui est lésé ; dans un cas comme dans l’autre il y a lésion ; c’est la justice rigoureuse qu’il faut ; de l’aveu des orateurs mêmes, qui sont partisans de l’assurance par l’État, il y a donc dommage à ce que l’État soit assureur.
M. Frédéric Passy voit un grand inconvénient dans tout monopole exercé par l’État. L’initiative des citoyens, leur intelligence, leur activité, leur volonté se trouvent diminuées. Loin d’étendre ces monopoles, il faut travailler à les restreindre pour donner de l’élan, de l’énergie aux populations.
M. Ch. Le Hardy de Beaulieu appuie les observations qui viennent d’être faites par MM. J. Garnier, Quijano, Courtois et Passy, et il voudrait qu’on se bornât à agir comme en Angleterre. Dans ce pays, le régime de libre concurrence et de non-intervention de l’État a produit des compagnies nombreuses et solides. Il en eût été et il en serait de même dans tout autre pays. Avec la liberté des entreprises, un premier échec peut décourager les capitalistes et le public ; mais d’autres associations ne tardent pas à se former dans de meilleures conditions. M. du Mesnil-Marigny fait observer que dans le cas où l’assurance serait obligatoire, on commettrait une injustice.
Un particulier dont toute la fortune est réunie dans un lieu très circonscrit doit avoir le plus grand intérêt à se faire assurer contre la grêle, l’inondation ou l’incendie. En sacrifiant chaque année une petite somme, il est certain de conserver, en cas de sinistre, la presque totalité de ses capitaux ou de ses revenus.
S’il a eu le soin de diviser ses biens, meubles ou immeubles, en un grand nombre de fractions, situées dans des localités diverses, son intérêt n’est plus le même, l’assurance se trouve effectuée par cette disposition même. L’astreindre à payer chaque année une prime de garantie, ce serait lui faire solder tout au moins les frais administratifs d’une Compagnie dont il n’a nul besoin.
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