Bien que l’étendue de la méconnaissance des économistes français dans leur propre pays soit suffisamment considérable pour s’en inquiéter vivement, les économistes belges semblent être tombés dans un oubli plus grand encore. Parce qu’aucun centre académique ne s’y consacre plus directement, et parce que les débats sont entrés en Belgique dans un consensus mou incompatible avec l’étude des œuvres dont nous allons parler, ils ont quitté tant la scène publique que la mémoire historique des hommes. Cet article entend montrer pourquoi on doit réclamer pour eux une large place sur la première comme dans la seconde.
Sur les économistes en Belgique francophone
par Benoît Malbranque
(Laissons Faire, n°2, juillet 2013)
Le XIXe siècle, en Belgique aussi, fut riche de penseurs originaux et puissants, qui soulevèrent devant la société les grandes questions qui la remuaient, et fournirent des réponses souvent novatrices, parfois même d’une très grande valeur, et au moins toujours avec un vif amour pour l’humanité.
Le train de l’économie politique arriva dans la gare belge avec plus de retard que la SNCB n’en a même aujourd’hui. Quand en France on se préoccupait d’économie depuis le début du XVIIIe siècle, et que la matière elle-même était devenue au centre de tous les débats dès 1750-55, et plus encore à partir de 1760-65, avec l’éclosion de l’école de Quesnay, aucun mouvement de la sorte ne pouvait être décelé en Belgique. En vérité, il faudra que les œuvres de Smith et de Ricardo se répandent dans l’Europe entière pour qu’en Belgique aussi naisse une génération d’économistes.
Cette génération prit forme au début des années 1850. Encore jeunes, les hommes qui allaient bientôt porter haut l’économie politique en Belgique faisaient leurs premières armes en théorie économique. C’est alors qu’on découvrit peu à peu sur la scène intellectuelle belge les noms de Charles Périn (1815-1905), Gustave de Molinari (1819-1912), Émile de Laveleye (1822-1892), et Paul-Emile De Puydt (1810-1888). Résumer l’économie politique en Belgique à ces quatre noms est une démarche indigne de la richesse théorique des économistes belges, et de la longue histoire de cette science dans ce pays, mais c’est la seule possibilité que laisse la longueur des articles de cette revue. Elle est d’ailleurs suffisante pour illustrer les grandes tendances de la pensée économique dans la Belgique francophone du XIXe siècle, et expliquer l’état présent de cette ancienne région de libéralisme.
À l’époque où se place notre étude, la Belgique avait connu une histoire mouvementée. Incorporée à l’Empire sous Napoléon, puis annexée par les Pays Bas, elle avait finit par se donner une constitution objectivement libérale, en 1815, puis par se séparer des Pays-Bas (1830). Pour autant, la constitution et les lois libérales de la Belgique attaquaient les intérêts de larges corporations, mais aussi de l’Eglise catholique. La réaction des uns comme des autres mit du temps à naître, mais elle s’imposa avec une force irrésistible.
Premier dans l’ordre chronologique, et sans doute peu loin dans l’ordre des mérites, Charles Périn mena le combat pour l’Eglise tout au long d’une carrière difficile. Né à Mons, en Belgique, en 1815, il fut confronté très jeune à la « dérive » de la société européenne par rapport aux admonestations de l’Eglise, à laquelle il avait dévoué tout son esprit.
À travers l’Europe entière, les premiers grands économistes avaient été libéraux. Très tôt, ils furent suivis par la critique des socialistes, qui pointaient du doigt l’ « anarchie » du mode de production capitaliste, et les inégalités croissantes de richesse et de pauvreté dans la société industrielle. Au début des années 1830, et surtout après 1840, une « économie politique chrétienne » créa une alternative à équidistance de l’un et de l’autre. C’est à Charles Périn que nous la devons.
En économiste, il n’acceptait pas que l’ordre moral soit subordonné à l’ordre matériel, et voulait renverser cet état de fait. Son souhait fut d’introduire la morale de l’évangile dans les lois économiques que les économistes libéraux disaient « naturelles », mais qui paraissaient bien pouvoir être modifiées, souvent à tort, par la main du législateur. Dans son premier ouvrage, Les économistes, les socialistes et le christianisme (1849), puis à nouveau dans Les Doctrines économiques depuis un siècle (1880), il renvoya à dos les deux écoles, socialiste et libérale, et défendit l’alternative de l’économie politique chrétienne, dont il était, pour ainsi dire, le géniteur.
Ses travaux furent célébrés par le Pape Pie IX, qui lui envoya des lettres élogieuses et le fit même venir au Vatican. Sous l’égide du Pape, d’ailleurs, se mit en place une contre-offensive catholique en Belgique, qui passa par la création de clubs, sociétés, confréries. La plus influente de toute, la Confrérie de Saint-Michel, recrutait aisément, notamment dans les cercles intellectuels. Charles Périn en fut le président. Le mouvement s’institutionnalisa vite. L’Université de Louvain fut fondée par des évêques catholiques, et eu mission de contrebalancer les théories libérales véhiculée à Bruxelles ou à Gand.
Prolifique, Charles Périn fit porter la charge de son « économie politique chrétienne » avec vigueur et une sincérité touchante. Armé de ses convictions, il les appliqua à tous les problèmes sociaux et économiques soulevés par son époque. Face aux prétendus conflits de classe entre patrons et ouvriers, il fit paraître Le patron, sa fonction, ses devoirs, sa responsabilité (1886), dans lequel il analysa comment l’introduction de la fraternité chrétienne et du sens du devoir, expliqué par l’évangile, pourrait atténuer voire faire disparaître les tensions de classe.
Son œuvre, digne, novatrice, et accompagnée d’exposés fort lumineux sur l’économie sociale, reste malheureusement entachée d’erreurs manifestes sur ce que constituait véritablement l’économie politique libérale. Ainsi, il critiquait les économistes comme Say ou Bastiat pour des principes qu’ils se soutenaient pas, et semblait parfois les caricaturer à l’excès pour faciliter leur condamnation — une tare, dont, en toute honnêteté, ses adversaires se rendaient coupables également.
Son mérite en est affaibli, mais son nom gagne tout de même à être connu. Non content d’avoir des convictions morales et religieuses, Charles Périn se chargea, par l’analyse, de leur fournir une base solide. Comme le rappelle son biographe, au milieu d’une époque peu attentive aux paroles de l’Eglise, il défendit sa vision avec un vrai talent. « Lorsque Périn entreprenait, il y a soixante ans, d’exposer les principes de l’économie politique au point de vue chrétien, le monde appartenait à la tradition rationaliste et utilitaire, libérale et socialiste. À ces affirmations extravagantes du sensualisme, notre professeur répondit par l’affirmation claire et nette de la doctrine catholique du renoncement. Ce fut là son originalité et aussi son mérite propre. Il ne suffisait pas de dire, d’une manière générale, que l’Evangile nous fournit les règles de la vie présente et de la vie future, dans toute l’étendue de ses exigences ; il fallait en déduire la preuve. Ce fut l’œuvre de sa vie et la pensée génératrice de tous ses ouvrages. » [1]
L’opposition qu’il rencontra sur ce chemin se cristallisa autour de plusieurs économistes. Gustave de Molinari, d’abord, né à Liège en 1819, consacra les longues années que lui offrit l’existence à la promotion des principes du libéralisme, dans une Belgique qui les avait adoptés avec enthousiasme, mais qui, de par les pressions diverses, s’en éloignait peu à peu.
Doté d’une intelligence rare, et d’une force de travail considérable, Gustave de Molinari fut l’auteur d’une soixantaine d’ouvrages, sur l’économie, la société, les relations internationales. Il fut à l’avant-garde de tous les grands débats du XIXe siècle, et sa figure respectée soutint vigoureusement la cause du libéralisme, pour laquelle il consacra toute son énergie. Par ses articles dans le Journal des Economistes, par ses légères Soirées de la rue Saint-Lazare, ou entretiens sur les lois économiques et défense de la propriété, et par ses nombreux ouvrages de vulgarisation — dont nous citons un extrait dans la rubrique « Lecture » — Gustave de Molinari fut l’un des plus efficaces diffuseurs des idées économiques.
Pourquoi, dans ces conditions, ne parvint-il pas à modifier la course prise par son pays, la Belgique, du point de vue idéologique ? Nous pourrions signaler la tendance du siècle, et de sa Belgique natale, qui embrassa l’idéologie socialiste avec enthousiasme, ou le réflexe de la classe des intellectuels et des journalistes, farouches ennemis de ses thèses. Mais la cause fondamentale, la cause première qui explique le peu d’influence qu’il a eu sur le destin intellectuel de la Belgique est à trouver dans un choix qu’il fit : il quitta la Belgique en 1830, pour s’installer à Paris. Lourd de conséquences, ce choix laissa en grande partie son pays aux socialistes, réformateurs utopistes, et aux autres économistes moins talentueux du siècle.
Dans l’affrontement, en économie politique, entre socialistes, libéraux, et chrétiens, le nom d’Emile de Laveleye, la troisième des personnalités choisies pour notre étude, est des plus difficiles à positionner.
Sa position face aux libéraux français de l’époque, d’abord, était ambigüe : il célébrait les mérites de Leroy-Beaulieu quand celui-ci exposait les erreurs des réformateurs socialistes, et recevait en retour de larges critiques sur ses œuvres. Quant à Molinari, Laveleye le critiquait, ne voyant pas qu’il exposait les mêmes idées, sous une forme positive, que celles développées par Leroy-Beaulieu en opposition aux socialistes.
Né à Bruges en 1822, il s’était consacré de bonne heure aux questions économiques, et intégra l’Université de Liège en tant que professeur d’économie politique. Protestant et libéral à la fois, Laveleye fut décrié par les tenants de l’économie politique chrétienne, et peu apprécié de la plus large fraction chrétienne du libéralisme belge. Il leur rendit d’ailleurs assez bien, et n’eut de cesse de critiquer la stagnation économique que provoquait le respect des doctrines catholiques — ce qu’il consigna de manière étendue dans un ouvrage intitulé Le Protestantisme et le catholicisme dans leurs rapports avec la liberté et la prospérité des peuples (1875), trente ans avant la publication de Max Weber sur le sujet.
Son œuvre économique, dont ses Éléments d’économie politique (1882) fournissent un précieux et instructif résumé, le ferait clairement ranger parmi les économistes libéraux, si des tensions inutiles entre lui et les autres partisans du libéralisme ne l’avaient pas gardé à l’écart du groupe. Parce qu’il s’inquiétait des conséquences de l’industrialisation sur la condition des ouvriers, les libéraux oubliaient qu’il reconnaissait l’amélioration continue des conditions de vie des plus pauvres, et l’accusaient de faire venir l’État pour soulager les misères passagères. Parce qu’il analysait les composantes sociales et morales dans le capitalisme et n’adhérait pas à l’idée de lois naturelles en économie, ils le considéraient comme un ennemi. Agacé, il finira par se rapprocher de l’école historique allemande, à dominante socialiste, même s’il ne se fondra jamais entièrement au groupe. À une époque cruciale au niveau intellectuel, les libéraux venaient de perdre, en partie par leur faute, un habile et savant promoteur. De par son peu d’affiliation avec quelque école de pensée que ce soit, pourtant, ses œuvres économiques ont un intérêt encore supérieur. Elles avaient en tout cas une étendue, une constance, et une puissance peu comparables à celles de l’économiste dont nous parlerons pour finir : Paul-Emile De Puydt.
Né à Mons en 1810, le dernier grand penseur de notre article s’occupa assez tard des problèmes économiques. De Puydt commença comme fonctionnaire, et fit ensuite porter ses intérêts vers l’étude des plantes. En découla une œuvre abondante, d’une très grande valeur notamment du point de vue de l’horticulture, mais dont il est inutile de rendre compte ici. En tant qu’économiste, il utilisa avec trop peu d’application le vrai talent qu’il avait pour l’analyse et l’exposition. Ses convictions, libérales comme celles de son maître Gustave de Molinari, trouvèrent donc en lui un faible promoteur.
Son seul fait d’arme, qui témoigne de l’étonnant dynamisme de son intelligence, et, en même temps, par son caractère presque insignifiant, déçoit de la part de cet admirable homme de science, est à trouver, en juillet 1860, dans le périodique belge la Revue trimestrielle.
L’article que De Puydt fit publier dans cette revue avait pour titre « Panarchie ». Derrière ce terme, que l’auteur expliquait et dont il tirait toutes les conséquences politiques dans son article, il fallait entendre la coexistence concurrentielle de systèmes politiques. En somme, il s’agit d’une organisation politique dans laquelle toutes les organisations politiques sont mises en concurrence : chaque individu a le droit de se soumettre librement à la juridiction, au gouvernement, et donc aux lois auxquelles il accorde sa préférence.
Ce fut là son seul exploit, et il est peu maigre, étant donné qu’il s’agissait de la première formulation de cette idée de mise en concurrence des juridictions. Seulement, à une période où l’antilibéralisme progressait en Belgique à une vitesse préoccupante, sans doute pouvons-nous nous demander si son travail, d’ailleurs bien inférieur à ce que ses capacités auraient pu produire, servit ou non la cause de la liberté. Quelle influence aurait eu un De Puydt popularisateur des principes économiques ? Nul ne peut le dire.
Quels que soient les mérites et les démérites de De Puydt, et de chacun des autres économistes de l’article, l’histoire des idées économiques en Belgique est des plus étonnantes, et des plus passionnantes. Par suite de querelles, de frictions, d’alliances malheureuses, et même de désertions, l’antilibéralisme l’emporta finalement dans une nation qui avait été la première en Europe à se donner une constitution protectrice des libertés, et qui semble, aujourd’hui, ne plus vouloir s’en souvenir.
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[1] Mgr Justin Fèvre, Charles Périn, créateur de l’économie politique chrétienne, Paris, 1903, p.134