Antisémitisme et libéralisme
On peut être libéral et faire preuve de sympathie pour la cause d’un peuple persécuté qui lutte pour sa liberté avec des moyens répréhensibles.
Gustave de Beaumont, au XIXe siècle, a passé sa vie dans cet équilibre. Revenu de son voyage américain en compagnie de Tocqueville, il a défendu avec chaleur les indigènes ou Indiens, dont les pratiques guerrières n’étaient pas exactement humanitaires, plutôt que les Américains qui leur prenaient leurs terres et poussaient à leur extinction finale. Quatre ans plus tard, il publia deux volumes sur l’Irlande, opprimée par les Anglais, et qui se révoltait avec fureur et sans discernement, dans des effusions de haine et de violence.
Que les esclaves américains, que les serfs russes ou polonais se présentent comme des hommes dégradés, qui se comportent comme des brutes, cela n’étonne aucun auteur. Car les libéraux français l’ont toujours reconnu : il est dans la nature même de l’oppression, d’où qu’elle vienne, et quelque forme qu’elle prenne, de déshumaniser et d’abrutir progressivement sa victime. (Œuvres complètes de Tocqueville, t. III, vol. I, p. 45 ; Charles Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 248-249 ; Œuvres complètes de Benjamin Constant, t. IV, p. 412.)
Aussi, une sympathie pour la cause palestinienne peut s’entendre, dans l’optique du libéralisme. L’antisionisme même a des précédents : Yves Guyot, grand défenseur des juifs, grand acteur de la défense de Dreyfus, a écrit contre de le projet de formation d’un État juif en Palestine (Le Siècle du 4 juillet 1899). Mais l’antisémitisme proprement dit, dans l’histoire du libéralisme, ne se rencontre pas, et au contraire tous les auteurs se rejoignent pour le combattre.
Ne nous payons pas de mots. Quand l’idéologue Volney parle de « ce peuple privilégié, dont la perfection consiste à se couper un petit morceau de chair », ce sont les moqueries d’un athée en campagne, et qui en réserve bien d’autres, et plus virulentes, contre ceux qui, par exemple, admettent « un premier homme qui perd tout le genre humain en mangeant une pomme », etc. (Les Ruines, 1792, p. 95) En privé, Mme Leroy-Beaulieu peut bien s’emporter auprès de son mari contre cet « affreux juif », Maurice Block, qui est prêt de lui ravir une place à l’Académie des sciences morales et politiques, ce sont des invectives gratuites, sans portée théorique aucune. (Archives privées du château de Cazilhac, lettre du 19 juin 1878.)
Au contraire, lorsqu’il est sérieusement question des juifs et de leur place dans la société moderne, les libéraux sont unanimes pour défendre leur cause.
Ainsi, s’ils se sont adonnés au commerce et aux métiers de la banque, c’est à la suite d’une injustice, car il leur fut rarement permis d’exercer une autre activité. (Adolphe Blanqui, Histoire de l’économie politique en Europe, 1837, t. I, p. 203 ; Joseph Garnier, Notes et petits traités, 1865, p. 292) Ils n’y excellent d’ailleurs que par leurs talents, ne s’y enrichissent que par un service rendu ; s’ils ont des ennemis, ce ne sont que des concurrents jaloux, ou des socialistes de diverses sensibilités, qui ont la richesse et les capitaux en exécration, et qui ont fait de l’antisémitisme « une branche du socialisme ». (Gustave de Molinari, préface aux Conséquences de l’antisémitisme en Russie, par N. Chmerkine, 1897.)
On accuse encore les juifs de faire bande à part, de ne pas se fondre dans la masse de leurs concitoyens. C’est leur droit, clame Alphonse Courtois, un pilier de la Société d’économie politique. « Qu’ils pratiquent leurs devoirs civiques, qu’ils soient patriotes, qu’ils obéissent aux lois, on n’a rien à leur reprocher. » (Réunion de la Société d’économie politique du 5 juin 1893.)
Naturellement, lorsque la célèbre affaire Dreyfus éclata, à la toute fin du XIXe siècle, la position de tolérance des libéraux français avait déjà été maintes fois réaffirmée, et leur mobilisation « dreyfusarde » ne devait surprendre personne. Gustave de Molinari, Yves Guyot, Frédéric Passy, figurent parmi les signataires des protestations publiées par le journal l’Aurore, en 1898.
Ce soutien public s’accompagne d’ailleurs d’un engagement privé, dont des archives inédites peuvent rendre compte. Gustave de Molinari, par exemple, envoie une marque d’attention à Édouard Grimaux, professeur à l’École Polytechnique, et qui vient d’être mis à la retraite à l’occasion du procès Émile Zola. (Archives de l’Institut, Ms. 4631, pièce n° 61)
Lorsque les occasions s’en présentent, le camp du libéralisme se retrouve donc à l’unisson pour défendre ce qu’il considère être ses valeurs. Au besoin on fabrique ces opportunités de toutes pièces, comme en 1900, lorsque la publication du supplément au Nouveau dictionnaire d’économie politique, dirigé par Léon Say et Joseph Chailley-Bert, voit l’insertion d’un article fort étendu sur l’Antisémitisme, rédigé par un dreyfusard très engagé, Bernard Lazard. La raison d’un article sur ce thème, dans un dictionnaire d’économie politique, n’est pas évidente : elle est la preuve d’un engagement très fort.
Qu’on ne soit pas surpris, donc, que pendant plusieurs années Yves Guyot ait délaissé son œuvre de défense de la liberté en tout pour soutenir la cause du capitaine Dreyfus, et qu’après l’Aurore, le Siècle, qu’il dirigeait, ait constitué l’avant-garde de la cause dreyfusarde : car combattre l’antisémitisme, pour lui, c’était encore défendre la liberté.
Benoît Malbranque
Institut Coppet
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