Égalité et inégalité

Ludwig von Mises

L’égalité en droits est un principe de droit naturel qui s’oppose à l’affirmation fallacieuse que les hommes seraient biologiquement égaux. Cette affirmation socialiste postulant l’égalité physiologique et intellectuelle de tous les hommes à la naissance met l’accent sur le rôle de l’éducation, et de l’influence des rapports sociaux. Pourtant, l’inégalité des dons naturels de chaque individu est une réalité qu’il est inutile de nier, et qui explique la structure de l’ordre social, la réussite de certains entrepreneurs et hommes d’affaires, et est à la source du succès de l’économie capitaliste, qui produit une concurrence saine entre les producteurs, au bénéfice du consommateur.


Égalité et inégalité

Par Ludwig von Mises

Cet article a été originellement traduit par Hervé de Quengo.
Vous pouvez consulter l’article original sur le site d’Hervé de Quengo
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La doctrine du droit naturel qui inspira les déclarations des droits de l’homme au XVIIe siècle ne sous-entendait pas la proposition à l’évidence fausse que tous les hommes seraient biologiquement égaux. Elle affirmait que tous les hommes sont nés égaux en droits et que cette égalité ne peut être abrogée par aucune loi humaine, qu’elle est inaliénable ou, plus exactement, imprescriptible. Seuls les ennemis mortels de la liberté individuelle et de l’autodétermination, les champions du totalitarisme, interprétèrent le principe de l’égalité devant la loi comme découlant d’une prétendue égalité psychique et physiologique de tous les hommes. La déclaration française des droits de l’homme et du citoyen du 3 novembre 1789 avait énoncé que tous les hommes naissent et demeurent égaux en droits. Mais, à la veille de l’instauration du régime de la Terreur, la nouvelle déclaration précédant la Constitution du 4 juin 1793 proclamait que tous les hommes étaient égaux « par la nature ». Depuis lors cette thèse, bien qu’en contradiction manifeste avec l’expérience biologique, est demeurée l’un des dogmes de la « gauche ». Nous lisons ainsi dans l’Encyclopaedia of the Social Sciences que « les enfants humains sont à leur naissance, quelle que soit leur hérédité, aussi égaux que des automobiles Ford. » [1]

Toutefois, le fait que les hommes naissent inégaux en ce qui concernent leurs capacités physiques et mentales ne peut pas être discuté. Certains surpassent leurs congénères en santé et en vigueur, en intelligence et en aptitudes, en énergie et en résolution et sont par conséquent mieux préparés que le reste de l’humanité pour la poursuite des affaires terrestres — était également admis par Marx. Il parlait de « l’inégalité des dons individuels et donc de la capacité productive (Leistungsfähigkeit) » comme de « privilèges naturels » et des « individus inégaux (et ils ne seraient pas des individus différents s’ils n’étaient pas inégaux) » [2 (New York : International Publishers, 1938 pour la version anglaise).]]. Dans les termes de l’enseignement psychologique populaire, nous pouvons dire que certains ont la capacité de mieux s’adapter que les autres aux conditions de la lutte pour la survie. Nous pouvons par conséquent — sans faire le moindre jugement de valeur — distinguer de ce point de vue des hommes supérieurs et des hommes inférieurs.

L’Histoire montre que depuis des temps immémoriaux certains hommes supérieurs ont tiré avantage de leur supériorité en prenant le pouvoir et en soumettant les masses d’hommes inférieurs. Dans la société de statut il y a une hiérarchie de castes. D’un côté il y a les seigneurs qui se sont approprié toutes les terres et de l’autre leurs serviteurs, les hommes liges, les serfs et les esclaves, les sous-fifres sans-terres et sans-le-sou. Le devoir des inférieurs est de trimer pour leurs maîtres. Les institutions de la société ont pour objet le seul bénéfice de la minorité dirigeante, des princes et de leur suite, les aristocrates.

Telle était en règle générale la situation du monde avant que, comme nous le disent à la fois les marxistes et les conservateurs, « le goût de la propriété de la bourgeoisie », au cours d’un processus qui se déroula pendant des siècles et qui continue encore dans de nombreuses régions du monde, n’ébranle le système politique, social et économique du « bon vieux temps ». L’économie de marché — le capitalisme — a radicalement transformé l’organisation politique et économique de l’humanité.

Permettez-moi de récapituler certains faits bien connus. Alors que dans les conditions pré-capitalistes les hommes supérieurs étaient les maîtres que les masses inférieures devaient servir, avec le capitalisme les plus doués et les plus capables n’ont pas d’autre moyen pour tirer profit de leur supériorité que de servir au mieux de leurs possibilités les désirs de la majorité des gens moins doués. Dans l’économie de marché le pouvoir se trouve entre les mains des consommateurs. Ils décident au bout du compte, en achetant ou en s’abstenant d’acheter, ce qui doit être produit, par qui et comment, à quelle qualité et en quelle quantité. Les entrepreneurs, capitalistes et propriétaires qui n’arrivent pas à satisfaire au mieux ou de la façon la moins coûteuse les plus urgents des désirs non satisfaits des consommateurs sont forcés de quitter le monde des affaires et d’abandonner leur situation favorite. Dans les bureaux et dans les laboratoires les plus fins esprits s’occupent à faire fructifier les réalisations les plus complexes de la recherche scientifique pour produire des équipements et des dispositifs toujours meilleurs pour des gens qui n’ont aucune idée des théories permettant la fabrication de telles choses. Plus une entreprise est grande, plus elle est forcée d’adapter sa production aux caprices et aux lubies changeantes des masses, ses maîtres. Le principe fondamental du capitalisme est la production de masse destinée à approvisionner les masses. C’est la clientèle des masses qui fait grandir les entreprises. L’homme ordinaire est souverain dans l’économie de marché. C’est le client qui « a toujours raison ».

Dans la sphère politique le gouvernement représentatif est le corollaire de la suprématie des consommateurs sur le marché. Les élus dépendent des électeurs comme les entrepreneurs et les investisseurs dépendent des consommateurs. Le même processus historique qui a substitué le mode de production capitaliste aux méthodes pré-capitalistes a substitué le gouvernement du peuple — la démocratie — à l’absolutisme royal et aux autres formes du gouvernement par le petit nombre. Et partout où l’économie de marché est remplacée par le socialisme l’autocratie fait un retour. Peu importe que le despotisme socialiste ou communiste soit camouflé par l’usage de pseudonymes comme « dictature du prolétariat » ou « principe du Führer. » Il revient toujours à assujettir le grand nombre à quelques-uns.

Il est difficile de se tromper plus lourdement sur la situation prévalant dans la société capitaliste qu’en qualifiant les capitalistes et les entrepreneurs de classe « dirigeante » cherchant à « exploiter » les masses de gens honnêtes. Nous ne nous poserons pas la question de savoir comment les hommes qui sont dans les affaires dans un régime capitaliste auraient essayé de tirer avantage de leurs talents supérieurs dans toute autre organisation de la production imaginable. Dans le capitalisme ils sont en concurrence les uns avec les autres pour servir les masses des gens moins doués. Toutes leurs réflexions visent à perfectionner les méthodes d’approvisionnement des consommateurs. Chaque année, chaque mois, chaque semaine quelque chose d’inconnu auparavant apparaît sur le marché et est rendu accessible au grand nombre.

Ce qui a multiplié la « productivité du travail », ce n’est pas une certaine quantité d’efforts de la part des travailleurs manuels mais l’accumulation de capital par les épargnants et son emploi raisonnable par les entrepreneurs. Les inventions techniques seraient restées des futilités inutiles si le capital nécessaire à leur utilisation n’avait pas été préalablement accumulé par l’épargne. L’homme ne pourrait pas survivre en tant qu’être humain sans le travail manuel. Ce qui l’élève toutefois au-dessus des bêtes n’est pas le travail manuel et l’accomplissement des tâches routinières, mais la spéculation, l’anticipation qui subvient aux besoins d’un futur toujours incertain. Le trait caractéristique de la production est d’être un comportement gouverné par l’esprit. On ne peut pas écarter ce fait par le biais d’une sémantique où le mot « travail » signifierait uniquement travail manuel.

II

Soutenir une philosophie soulignant l’inégalité innée des hommes va à l’encontre des sentiments de nombreuses personnes. Les gens admettent plus ou moins à contrecœur qu’ils ne sont pas les égaux des célébrités des arts, de la littérature et de la science, au moins dans leurs spécialités, et qu’il ne peuvent rivaliser avec les champions sportifs. Mais ils ne sont pas prêts à concéder leur propre infériorité dans d’autres activités humaines. D’après eux, ceux qui les dépassent sur le marché, les entrepreneurs et hommes d’affaires à succès, doivent leur supériorité exclusivement à la bassesse. Eux-mêmes, grâce à Dieu, sont trop honnêtes et trop scrupuleux pour avoir recours à ces comportements malhonnêtes qui seuls, selon eux, apportent la prospérité dans un environnement capitaliste.

Il existe pourtant une branche de la littérature chaque jour plus importante qui dépeint effrontément l’homme ordinaire comme un type inférieur : les livres sur le comportement des consommateurs et sur les prétendus méfaits de la publicité [3]. Bien entendu, ni leurs auteurs ni le public qui soutient leurs écrits ne disent ouvertement ou ne croient qu’il s’agit de la véritable signification des faits qu’ils rapportent.

D’après ce que ces livres nous racontent, l’Américain typique serait constitutionnellement incapable d’accomplir les tâches les plus simples de la vie quotidienne d’une ménagère. Il ou elle n’achèterait pas ce qui est nécessaire à la gestion convenable des affaires de la famille. Avec leur stupidité innée, ils seraient trop facilement persuadés par les ruses et les artifices du monde des affaires d’acheter des choses inutiles ou sans valeur. Car la principale activité du commerce serait de faire des profits en ne fournissant pas aux clients les biens qu’ils désirent mais en déversant sur eux des marchandises qu’ils ne prendraient jamais s’ils pouvaient résister aux artifices psychologiques de « Madison Avenue ». L’incurable faiblesse innée de la volonté et de l’intelligence de l’homme moyen conduirait les acheteurs à se conduire comme des « bébés » [4]. Ils sont des proies faciles pour la filouterie des marchands.

Ni les auteurs ni les lecteurs de ces diatribes passionnées ne sont conscients du fait que leur doctrine sous-entend que la majorité de la nation est constituée de crétins, incapables de s’occuper de leurs affaires et ayant grand besoin d’un tuteur paternel. Ils sont tellement préoccupés par leur envie et par la haine des hommes d’affaires à succès qu’ils n’arrivent pas à voir que leur description du comportement des consommateurs contredit tout ce que la littérature socialiste « classique » avait l’habitude de dire sur l’éminence des prolétaires. Les anciens socialistes attribuaient au « peuple », aux « masses laborieuses », aux « travailleurs manuels » toutes les perfections de l’intelligence et du caractère. À leurs yeux le peuple n’était pas des « bébés » mais les créateurs de ce qui est grand et bien dans le monde et les bâtisseurs d’un meilleur futur pour l’humanité.

Il est certain que l’homme ordinaire est à de nombreux égards inférieur à l’homme d’affaires moyen. Mais cette infériorité se manifeste en premier lieu par ses capacités limitées à penser, à travailler et donc à contribuer davantage à l’effort productif conjoint de l’humanité. La plupart des gens qui accomplissent de manière satisfaisante des travaux de routine se révéleraient incapables de la moindre activité réclamant un minimum d’initiative et de réflexion. Mais ils ne sont pas trop idiots quand il s’agit de gérer convenablement les affaires de leur famille. Les maris qui sont envoyés par leurs femmes au supermarché « pour acheter du pain et reviennent les bras chargés de leurs salés favoris » [5] ne sont certainement pas représentatifs. La ménagère qui achète sans se soucier du contenu, parce que « l’emballage lui plaît » [6] ne l’est pas non plus.

On admet en général que l’homme moyen fait montre de mauvais goût. Le monde des affaires, qui dépend totalement de la clientèle des masses de ce genre de personnes, est par conséquent forcé de mettre sur le marché de la littérature et des arts inférieurs. (L’un des grands problèmes de la civilisation capitaliste est de savoir comment permettre les réalisations de haute qualité dans un environnement social où règnent les « gens ordinaires ».) Il est en outre bien connu que la plupart des gens s’adonnent à des habitudes qui engendrent des effets non désirés. D’après les meneurs de la grande campagne anti-capitaliste, le mauvais goût, les dangereuses habitudes de consommation des gens et les autres maux de notre époque sont simplement créés par les relations publiques ou les activités marchandes des diverses branches du « capital » — les guerres sont faites par les industries de munition, les « marchands de mort », l’alcoolisme par les capitaux de l’alcool, le fabuleux « trust du whisky » et les brasseries.

Cette philosophie n’est pas seulement basée sur la doctrine présentant les gens ordinaires comme des idiots candides pouvant facilement être pris au piège des astuces d’une race de marchands rusés. Elle sous-entend de plus le théorème absurde selon lequel la vente d’articles dont le consommateur a réellement besoin et qu’il serait content d’acheter s’il n’était pas hypnotisé par les astuces des vendeurs serait non rentable pour le commerce, alors qu’inversement seule la vente d’articles peu utiles ou franchement inutiles à l’acheteur, voire nuisibles à ce dernier, rapporterait de gros profits. Car si l’on ne faisait pas cette hypothèse, il n’y aurait aucune raison de conclure que dans la concurrence du marché les vendeurs de mauvais articles s’en tireraient mieux que les marchands de meilleurs produits. Les mêmes ruses sophistiquées que celles qui permettent, nous dit-on, aux malins commerçants de convaincre le public acheteur peuvent également être utilisées par ceux qui proposent une marchandise de qualité et de valeur sur le marché. Mais alors les bons et les mauvais articles se feraient concurrence dans des conditions égales et il n’y a aucune justification au jugement pessimiste quant aux chances des meilleurs produits. Si les deux types d’articles — les bons et les mauvais — étaient également aidés par la prétendue ruse des vendeurs, seuls les meilleurs bénéficieraient de l’avantage d’être meilleurs.

Il n’est pas nécessaire que nous étudions les problèmes posés par l’abondante littérature sur la prétendue stupidité des consommateurs et sur la nécessité de les protéger avec un gouvernement paternaliste. Ce qui importe ici est le fait que, malgré le dogme populaire de l’égalité de tous les hommes, la thèse selon laquelle l’homme ordinaire est incapable de traiter les affaires ordinaires de sa vie quotidienne est soutenue par une grande part de la littérature populaire « de gauche ».

III

La doctrine de l’égalité physiologique et intellectuelle innée des hommes explique logiquement les différences entre les êtres humains comme la conséquence des influences post-natales. Elle insiste en particulier sur le rôle joué par l’éducation. Dans la société capitaliste, dit-on, l’enseignement supérieur n’est un privilège accessible qu’aux enfants de la « bourgeoisie ». Ce qu’il faut c’est accorder à tout enfant le droit d’accès à toutes les écoles et donc éduquer tout le monde.

Suivant ce principe, les États-Unis se sont embarqués dans la noble expérience de faire de tout garçon et de toute fille une personne instruite. Tous les jeunes gens et jeunes femmes devaient aller à l’école de leur sixième à leur dix-huitième année et autant que possible devaient faire des études supérieures. La division intellectuelle et sociale entre une minorité instruite et la majorité de ceux dont l’instruction était insuffisante devait disparaître. L’éducation ne serait plus un privilège : elle ferait partie de l’héritage de tout citoyen.

Les statistiques montrent que ce programme a été mis en pratique. Le nombre des établissements secondaires, des enseignants et des élèves se multiplia. Si la tendance actuelle continue pendant quelques années, le but de la réforme était pleinement atteint : tout Américain serait diplômé du secondaire. Mais le succès de ce plan n’est qu’apparent. Il ne fut rendu possible que grâce à une politique qui, tout en conservant le nom de « lycée » [high school] a totalement détruit sa valeur savante et scientifique. L’ancien lycée ne délivrait ses diplômes qu’à des élèves ayant au moins acquis un minimum de connaissances dans certaines disciplines considérées comme étant de base. Il éliminait dans les classes inférieures ceux qui n’avaient pas les capacités et les dispositions pour répondre à ces exigences. Mais dans le nouveau régime du lycée, la possibilité qu’ont les enfants de choisir les matières qu’ils souhaitent étudier a été fort mal utilisée par les élèves idiots ou paresseux. Non seulement les matières fondamentales comme l’arithmétique élémentaire, la géométrie, la physique, l’Histoire et les langues étrangères sont évitées par la majorité des lycéens, mais chaque années des garçons et des filles qui ont des difficultés à lire et à écrire en anglais décrochent des diplômes à l’issue du lycée. Il est caractéristique que certaines universités estiment nécessaires de proposer des cours spéciaux pour améliorer les capacités de lecture de leurs étudiants. Les débats souvent passionnés concernant le cursus lycéen qui se sont déroulés depuis plusieurs années démontrent clairement que seul un nombre limité d’adolescents sont intellectuellement et moralement capables de profiter de leur présence sur les bancs de l’école. Pour le reste de la population lycéenne les années passées dans les salles de classe sont une pure perte. Si l’on baisse les exigences scolaires des lycées et des établissements d’enseignement supérieur afin de permettre à la majorité des jeunes les moins doués et les moins travailleurs d’obtenir des diplômes, on ne fait que nuire à la minorité de ceux qui ont la capacité de profiter de l’enseignement.

L’expérience des dernières décennies de l’éducation en Amérique démontre le fait qu’il existe des différences innées concernant les capacités intellectuelles de l’homme et qu’aucun effort éducatif ne peut les éradiquer.

IV

Les tentatives désespérées, mais n’ayant aucune chance de réussir, de sauver, malgré les preuves indiscutables du contraire, la thèse de l’égalité de tous les hommes à la naissance est motivée par une doctrine erronée et intenable concernant le gouvernement populaire et la loi de la majorité.

Cette doctrine essaie de justifier le gouvernement populaire en se référant à la présumée égalité naturelle de tous les hommes. Comme tous les hommes sont égaux, chaque individu participe au génie qui a éclairé et stimulé les plus grands héros de l’histoire intellectuelle, artistique et politique de l’humanité. Seules de néfastes influences post-natales ont empêché les prolétaires d’égaler l’éclat et les exploits des grands hommes. Par conséquence, nous dit Trotsky [7], une fois que cet abominable système capitaliste aura fait place au socialisme, « l’homme moyen se sera hissé au niveau d’un Aristote, d’un Goethe ou d’un Marx. » La voix du peuple est la voix de Dieu, elle a toujours raison. Si le désaccord apparaît entre les hommes, il faudrait bien entendu supposer que certains se trompent. Il est difficile de ne pas en déduire qu’il est plus vraisemblable que la minorité se trompe plutôt que la majorité. La majorité a toujours raison parce qu’elle est la majorité et qu’en tant que telle elle portée par la « vague du futur ».

Les partisans de cette doctrine doivent considérer le moindre doute sur l’éminence intellectuelle et morale des masses comme une tentative de substituer le despotisme au gouvernement représentatif.

Toutefois les arguments avancés en faveur du gouvernement représentatif par les libéraux du XIXe siècle — les hommes tant dénigrés de Manchester et les champions du laissez-faire — n’ont rien à voir avec les doctrines de l’égalité naturelle innée des hommes et de l’inspiration surhumaine des majorités. Ils se basent sur le fait, exposé le plus clairement par David Hume, que ceux qui sont à la tête du pays constituent toujours une petite minorité face à l’immense majorité de ceux qui sont soumis à leurs ordres. Tout système de gouvernement est en ce sens un gouvernement minoritaire et ne peut perdurer que tant qu’il est soutenu par la croyance de ses sujets qu’il vaut mieux pour eux être loyaux aux hommes en place que d’essayer de les remplacer par d’autres individus prêts à appliquer des méthodes de gestion différentes. Si cette opinion disparaît, la foule entrera en rébellion et remplacera par la force les dirigeants impopulaires ainsi que leur système par d’autres hommes et un autre système. Mais l’appareil industriel complexe de la société moderne ne pourrait pas être préservé dans une situation où la seule manière qu’ait la majorité d’imposer sa volonté serait la révolution. L’objectif du gouvernement représentatif est d’éviter la résurgence d’une telle perturbation violente de la paix et de ses effets préjudiciables sur la morale, la culture et le bien-être matériel. Le gouvernement par le peuple, c’est-à-dire par des représentants élus, permet le changement pacifique. Il garantit l’accord entre l’opinion publique et les principes suivant lesquels les affaires de l’État sont menées. Pour ceux qui croient en la liberté, la loi de la majorité n’est pas un principe métaphysique découlant d’une distorsion intenable des faits biologiques, mais un moyen pour assurer le développement pacifique ininterrompu de l’effort civilisateur de l’humanité.

V

La doctrine de l’égalité biologique innée de tous les hommes a engendré au XIXe siècle un mysticisme quasi-religieux à propos du « peuple », mysticisme qui s’est transformé en dogme de la supériorité de « l’homme ordinaire ». Tous les hommes naissent égaux. Mais les membres de classes supérieures ont malheureusement été corrompus par la tentation du pouvoir et par le goût de ce luxe qu’ils s’étaient procuré. Les maux qui frappent l’humanité ont pour cause les méfaits de cette infâme minorité. Une fois que ces faiseurs de mal seront expropriés, la noblesse innée de l’homme ordinaire et le génie congénital du peuple régneront. Un bonheur inespéré pour tous est en réserve pour l’humanité.

Pour les révolutionnaires sociaux russes cette mystique était un substitut aux pratiques cultuelles de la religion russe orthodoxe. Les marxistes se sentaient mal à l’aise face aux fantaisies enthousiastes de la plupart de leurs rivaux dangereux. Mais la propre description par Marx des conditions merveilleuses de la « phase supérieure de la société communiste » [8] était encore plus optimiste. Après l’extermination des sociaux-révolutionnaires, les bolcheviques adoptèrent eux-mêmes le culte de l’homme ordinaire comme principal masque idéologique du despotisme illimité d’une petite clique de chefs du parti.

La différence caractéristique entre le socialisme (communisme, planification, capitalisme d’État ou tout autre synonyme que l’on puisse préférer) et l’économie de marché (capitalisme, système de l’entreprise privée, liberté économique) est la suivante : dans l’économie de marché les individus, en leur qualité de consommateurs, sont souverains et déterminent par leurs achats ou leurs non-achats ce qui doit être produit, alors que dans l’économie socialiste ces questions sont réglées par le gouvernement. Dans un régime capitaliste le client est l’homme dont les fournisseurs recherchent la fréquentation et à qui ils disent « merci » et « au plaisir de vous revoir » après la vente. Dans un régime socialiste le « camarade » reçoit ce que le « big brother » daigne lui donner et doit se montrer content de ce qu’il reçoit, quoi que ce puisse être. Dans l’Occident capitaliste le niveau de vie moyen est incomparablement plus élevé que dans les pays communistes de l’Est. Mais il faut admettre qu’un nombre sans cesse croissant d’habitants des pays capitalistes — et parmi eux également les prétendus intellectuels — aspirent aux prétendus bienfaits du contrôle gouvernemental.

Il est inutile d’expliquer à ces gens quelle est la situation de l’homme ordinaire à la fois comme producteur et comme consommateur dans un système socialiste. L’infériorité intellectuelle des masses se manifesterait très clairement dans leur volonté d’abolir le système où ils sont eux-mêmes souverains, où l’élite des hommes les plus doués se met à leur service, et dans leur désir ardent de revenir à un système où l’élite leur marcherait dessus.

Ne nous faisons pas d’illusions. Ce n’est pas le progrès du socialisme dans les nations attardées, celles qui n’ont jamais dépassé le stade de la barbarie primitive et celles où la civilisation s’est arrêtée il y a plusieurs siècles, qui démontre l’avancée triomphale du principe totalitaire. C’est au sein de notre monde occidental que le socialisme fait le plus de progrès. Tout projet voulant réduire ce que l’on appelle le « secteur privé » de l’organisation économique est considéré comme hautement bénéfique, comme un progrès, et ne rencontre qu’une opposition timide et honteuse, quand bien même il y en a une, pendant une brève période. Nous marchons « en avant » vers la réalisation du socialisme.

VI

Les libéraux classiques des XVIIIe et XIXe siècles fondaient leur appréciation optimiste de l’avenir de l’humanité sur l’hypothèse que la minorité des gens éminents et honnêtes serait toujours capable d’entraîner par la persuasion la majorité des gens inférieurs sur la voie menant à la paix et à la prospérité. Ils avaient confiance dans le fait que l’élite serait toujours en mesure d’empêcher les masses de suivre les joueurs de flûte et les démagogues et d’adopter des politiques devant se terminer par un désastre. Nous pouvons laisser de côté la question de savoir si l’erreur de ces optimistes résidait dans leur surestimation de l’élite, dans celle des masses, ou dans les deux à la fois. En tout état de cause, c’est un fait que l’immense majorité de nos contemporains soutient de manière fanatique des politiques cherchant en définitive à abolir l’ordre social dans lequel les citoyens les plus intelligents sont obligés de servir du mieux possible les masses. Les masses — y compris les soi-disant intellectuels — préconisent avec passion un système où ils ne seraient plus des consommateurs donnant des ordres mais les pupilles d’une autorité omnipotente. Peu importe que ce système économique soit vendu à l’homme ordinaire sous l’étiquette « à chacun selon ses besoins » et que son corollaire politique et constitutionnel, l’autocratie sans limite de dirigeants autoproclamés, le soit sous l’étiquette de la « démocratie populaire ».

Dans le passé la propagande fanatique des socialistes et de leurs amis, les interventionnistes de tout type, rencontrait encore l’opposition de quelques économistes, hommes d’État et hommes d’affaires. Mais même cette défense souvent faible et inepte de l’économie de marché s’est presque tarie. Les bastions du snobisme et de « l’aristocratie » de l’Amérique, les universités chics et copieusement dotées ainsi que les riches fondations, sont aujourd’hui les pépinières du radicalisme « social ». C’étaient des millionnaires et non des « prolétaires » qui étaient les instigateurs les plus efficaces du New Deal et des politiques « progressistes » qu’il a engendré. Il est bien connu que le dictateur russe fut accueilli lors de sa première visite aux États-Unis avec plus de chaleur par les banquiers et les présidents des grandes sociétés que par les autres Américains.

La teneur des arguments de tels hommes d’affaires « progressistes » était la suivante : « Je dois la position éminente que j’occupe dans ma branche industrielle à ma propre efficacité et à mon propre travail. Mes talents innés, mon ardeur à acquérir la connaissance requise pour diriger une grande entreprise, ma diligence m’ont porté au sommet. Ces mérites personnels m’auraient assuré une position dirigeante dans n’importe quel système économique. J’aurais également bénéficié, en tant que chef d’une branche importante de la production, d’une position enviable au sein d’une communauté socialiste. Mais mon travail quotidien dans un régime socialiste serait bien moins fatiguant et agaçant. Je ne serais plus obligé de vivre dans la crainte qu’un concurrent puisse me dépasser en offrant quelque chose de mieux ou de moins cher sur le marché. Je ne serais plus forcé de me soumettre aux désirs capricieux et déraisonnables des consommateurs. Je leur donnerais ce que moi — l’expert — estime qu’ils doivent recevoir. J’échangerais le travail mouvementé et éprouvant d’homme d’affaires pour le poste digne et sans heurts de fonctionnaire. Mon style de vie et de travail ressemblerait bien plus au comportement seigneurial d’un grand du passé qu’à celui d’un directeur frappé d’ulcère d’une société moderne. Laissons les philosophes s’occuper des défauts véritables ou imaginaires du socialisme. Quant à moi, de mon point de vue personnel, je ne vois aucune raison pour laquelle je devrais m’y opposer. Les administrateurs des entreprises nationalisées de toutes les régions du monde et les officiels russes en visite sont d’accord avec mon point de vue. »

Il n’y a bien entendu pas plus de bon sens dans les illusions de ces capitalistes et de ces entrepreneurs qu’il n’y en a dans les rêveries des socialistes et communistes en tout genre.

VII

Les tendances idéologiques étant ce qu’elles sont aujourd’hui, il faut s’attendre à ce que dans quelques décennies, voire avant le mauvais augure de l’année 1984, tous les pays auront adopté le système socialiste. L’homme ordinaire sera libéré de la tâche ennuyeuse de mener le cours de sa propre vie. Les autorités lui diront quoi faire et ne pas faire, il sera nourri, logé, blanchi, éduqué et distrait par elles. Mais il sera avant tout relevé de la nécessité d’utiliser son propre cerveau. Tout le monde recevra « selon ses besoins ». Mais c’est l’autorité qui déterminera ce que sont les besoins d’un individu. Comme ce fut le cas dans les époques passées, les hommes supérieurs ne seront plus au service des masses, mais les domineront et les gouverneront.

Ce résultat n’est cependant pas inévitable. C’est le but vers lequel tendent les tendances dominantes dans notre monde contemporain. Mais les tendances peuvent changer et elles ont jusqu’ici toujours changé. La tendance au socialisme peut elle aussi être remplacée par une autre. Réussir un tel changement est la tâche de la génération montante.

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