Lorsque l’on considère la productivité remarquable qui fut celle de Bastiat au cours des quelques années de sa carrière d’économiste et d’homme public, on imagine que sa formation intellectuelle antérieure fut intense et aboutie, et qu’il est entré dans le monde tout formé et tout armé, comme Dyonisos est sorti de la cuisse de Jupiter. Dans l’étude que Geogres Nouvion a consacrée à Bastiat, il s’intéresse, dans son premier chapitre, à ces années de jeunesse de l’auteur de La Loi. Il indique les domaines auxquels il s’est d’abord intéressé, les auteurs qui lui ont transmis sont amour pour la liberté, et les circonstances dans lesquelles il a pu faire murir cette pensée qu’il allait bientôt livrer au monde presque tout préparée. B.M.
CHAPITRE PREMIER
ANNÉES DE JEUNESSE
Naissance de Bastiat. — L’école de Sorèze. — Amitiés d’enfance. — Retour à Bayonne. — Commerce et travaux divers. — Crise de mysticisme. — Essais agricoles. — La Révolution de 1830. — Lettre aux électeurs. — Mariage. — Bastiat juge de paix. — Domenger et Coudroy. — Un adepte de Joseph de Maistre.
Les premiers biographes de Bastiat ont commis une légère inexactitude sur la date de sa naissance. Bastiat (Claude-Frédéric) est né à Bayonne le 11 messidor an IX (30 juin 1801)[1]. Il était fils de Pierre Bastiat et de Marie-Julie Fréchou. Sa mère mourut à Bayonne le 26 mai 1808 et il perdit son père en 1810.
Son aïeul paternel fut son tuteur. Il avait aussi un oncle et une tante, Mlle Justine Bastiat, dont il parle souvent dans ses lettres avec une profonde tendresse et qui lui survécut.
Après une année passée au collège de Saint-Sever, il fut envoyé en 1815 à l’école de Sorèze, où il resta jusqu’en 1819. M. A. de Foville nous apprend que, sous la Restauration, cette école était plus laïque que les collèges royaux. Il y fit de bonnes études ; il remportait un prix d’anglais en 1817, un prix d’églogue et apologue en 1816 et un prix de poésie en 1818, ex æquo avec Victor Calmètes.
Dans sa Notice sur la vie et les écrits de Frédéric Bastiat [2] M. R. de Fontenay rapporte sur ces années d’enfance et sur les débuts de son amitié avec Calmètes quelques particularités qu’il tenait sans doute de l’un d’eux et qui révèlent la bonté et la délicatesse de Bastiat. « Robuste, alerte, entreprenant et passionné pour les exercices du corps, il se privait presque toujours de ce plaisir pour tenir compagnie à son ami que la faiblesse de sa santé éloignait des jeux violents. Cette amitié remarquable était respectée par les maîtres eux-mêmes ; elle avait des privilèges particuliers et, pour que tout fût plus complètement commun entre les deux élèves, on leur permettait de faire leurs devoirs en collaboration et sur la même copie signée des deux noms ». C’est ainsi qu’ils obtinrent le prix de poésie. La récompense était une médaille d’or ; elle ne pouvait se partager. « Garde-la, dit Bastiat à Calmètes, puisque tu as encore ton père et ta mère, la médaille leur revient de droit ».
« Sorèze ne l’a pas oublié, dit M. Paul Gardelle. Lorsque, trente ans plus tard, le grand Dominicain est venu dans cette antique abbaye se dérober à la gloire, jaloux de celle de son école, il a voulu que ses élèves les plus illustres fussent offerts en exemple à leurs successeurs et l’on peut voir encore dans une salle dite des souvenirs, le buste de Frédéric Bastiat, à côté de ceux de Lapérouse, des Cafareili et de La Rochejacquelein[3] ».
En quittant Sorèze, V. Calmètes commençait ses études de droit[4]. Bastiat, sans même prendre le diplôme de bachelier, entrait dans la maison de commerce de son oncle, à Bayonne. Tous deux étaient portés par goût à une étude autre que celle que le devoir leur ordonnait. Leur penchant les entraînait vers la philosophie, laquelle, comme l’observe Bastiat, tient cependant de plus près à l’état d’avocat qu’à celui de négociant.
Il s’était imaginé que le commerce était un art tout mécanique, et que six mois lui suffiraient pour l’apprendre. Au lieu de porter de ce côté son étude, il la dirigea vers la philosophie et la politique. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir de son erreur. Il constata que loin d’être une routine, d’être circonscrite à la connaissance des marchandises, de la tenue des livres et de quelques autres notions techniques, la science du commerce exigeait l’étude des lois et de l’économie politique, en un mot un travail constant.
Cette découverte le jeta dans une grande incertitude. Allait-il suivre son goût pour la philosophie ou sacrifier son goût à son devoir en « s’enfonçant dans les finances ». Il résolut de se tirer d’embarras par une sorte de compromis ; il s’assura que, pour peu qu’il fût heureux au commerce, il aurait, très jeune encore, la fortune suffisante pour vivre heureux et tranquille et que, une fois ce résultat obtenu, il ne s’imposerait pas un ennuyeux travail pour acquérir un superflu inutile.
Fort de cette règle de conduite, il est assez probable qu’il ne se consacra pas très activement à ce travail qu’il déclarait ennuyeux. Non pas qu’il se plût dans l’oisiveté. Il lisait le Traité d’économie politique de J.-B. Say ; la philosophie de Laromiguière le captivait ; la littérature, l’anglais, l’italien, lui offraient des sujets d’étude, sans compter la musique, pour laquelle il eut toujours le plus grand goût. En outre, il était entré dans le monde ; mais au milieu de ses plaisirs et de ses peines, « son âme vigilante, comme il le dit lui-même, avait toujours un œil en arrière et la réflexion l’empêchait de se laisser dominer. » Ce n’était bien pour lui qu’un accessoire. Son goût l’entraînait surtout vers l’étude ; il s’y livrait avec tant d’ardeur qu’il tomba malade et que le repos lui fut imposé.
Mais son esprit ne pouvait se tenir inactif et ses lettres nous font assister à la crise qu’il traversa alors, à la lutte entre son esprit qui « se refusait à la foi et son cœur qui soupirait après elle. » Il était ballotté entre « les grandes idées de la Divinité » et la « puérilité de certains dogmes. » Le catholicisme lui apparaissait comme une « mythologie » et en même temps, cette mythologie lui semblait « si belle, si consolante, si sublime » qu’il déclarait « l’erreur presque préférable à la vérité ». Il voyait dans la religion le repos de l’esprit, l’avantage d’une route tracée, tandis que « l’incrédule est dans la nécessité de se faire une morale, puis de la suivre », qu’il a besoin de perfection dans l’entendement, de force dans la volonté et que rien ne lui garantit « qu’il ne devra pas changer demain son système d’aujourd’hui. »
Cette période de mysticisme dura environ un an. Mais une lettre du 10 septembre 1821 annonce un changement de vie. « J’ai abandonné mes livres, ma philosophie, ma dévotion, ma mélancolie, mon spleen, enfin, et je m’en trouve bien ». Il va dans le monde, ce qui le distrait ; il a envie de gagner de l’argent, ce qui lui donne du goût au travail et lui « fait passer la journée assez agréablement au comptoir. » Même il déclare fort sot le préjugé qu’on puise dans les collèges, « qui fait mépriser l’homme qui sait acquérir avec probité et user avec discernement. Je ne crois pas, dit-il, que le monde ait tort dans ce sens, d’honorer le riche ; son tort est d’honorer indistinctement le riche honnête homme et le riche fripon. »
Si la solitude a toujours pour lui un charme théorique, il ne la comprend plus comme au moment où l’ayant cherchée avec passion, en ayant joui, elle l’a presque conduit au tombeau. Il y voudrait « des livres, des amis, une famille », toutes choses qui ne ressemblent guère à l’isolement ; il y voudrait encore « des intérêts », car c’est l’intérêt qui « attache », qui « occupe », qui « embellit un domaine aux yeux du propriétaire. » Pour être heureux, il voudrait un domaine dans un pays gai, où d’anciens souvenirs et une longue habitude l’auraient mis en rapport avec tous les objets, où il aurait pour voisins, même pour cohabitants des amis ; il voudrait que ce bien ne fût ni assez grand pour avoir la faculté de le négliger, ni assez petit pour lui occasionner des soucis et des privations ; il voudrait une femme et il serait l’instituteur de ses enfants. La crise de mysticisme est bien terminée.
Les années suivantes s’écoulèrent sans que le goût de Bastiat pour le commerce semble s’être développé. C’est l’étude qui l’attire toujours et comme il le dit lui-même, il n’a pas à craindre qu’elle ne suffise pas à son ardeur, car il ne tiendrait « à rien moins qu’à savoir la politique, l’histoire, la géographie, les mathématiques, la mécanique, l’histoire naturelle, la botanique, quatre ou cinq langues, etc., etc. » Il voudrait aller à Paris ; mais son grand-père le verrait avec peine s’éloigner et il lui fait ce sacrifice qui est « celui de l’utilité de toute sa vie. » Ne pouvant réaliser son désir, il songe à aller se fixer auprès de son grand-père à Mugron. Une chose le retient, c’est qu’on veuille le charger d’une partie de l’administration des biens, « ce qui fait qu’il trouverait à Mugron tous les inconvénients de Bayonne. Je ne suis, dit-il, nullement propre à partager les affaires. Je veux tout supporter ou rien. Je suis trop doux pour dominer et trop vain pour être dominé. » Aussi compte-t-il faire ses conditions. S’il va à Mugron, ce sera pour s’occuper uniquement de ses études et en traînant après lui le plus de livres qu’il pourra.
La mort de son grand-père, survenue à ce moment, vint modifier ses dispositions. Son grand-père lui avait légué le domaine de Mugron ; ce fut en propriétaire qu’il s’y installa.
Il semble que, dès cette époque, il s’était acquis, dans un petit cercle d’amis, un commencement de notoriété économique. Répondant, le 8 janvier 1825, à une lettre de son ami Coudroy, il nous renseigne sur le point où il en était alors de ces études : « Je n’ai jamais lu sur ces matières que ces quatre ouvrages : Smith, Say, Destutt et le Censeur ; encore n’ai-je jamais approfondi M. Say, surtout le second volume, que je n’ai que lisotté. » Cependant ces études, jointes au peu de pratique acquis au comptoir familial, ont déjà éveillé dans son esprit les idées auxquelles il devait consacrer sa période d’activité. Il s’intéresse au commencement de réforme douanière inaugurée en Angleterre par Hutkisson : « L’Angleterre, dit-il, qui marche toujours à la tête de la civilisation européenne, donne aujourd’hui un grand exemple en renonçant graduellement au système qui l’entrave. En France, le commerce est éclairé, mais les propriétaires le sont peu et les manufacturiers travaillent aussi vigoureusement pour retenir le monopole. » Déjà il exprime l’espérance que « le besoin et l’intérêt finiront par faire ce que la raison ne peut encore effectuer. » Il prend soin d’enregistrer qu’il est « enfin convenu que la prospérité de la Grande-Bretagne n’est pas le produit du système qu’elle a suivi, mais de beaucoup d’autres causes » et que si, « en Angleterre, le système de prohibition et la prospérité ont bien des rapports de coexistence, de contiguïté, ils n’en ont pas de génération. L’Angleterre a prospéré non à cause, mais malgré un milliard d’impôts. »
Les études abstraites ne le prenaient cependant pas tout entier. Les lacunes de la correspondance ne permettent pas de reconstituer rigoureusement cette période de la vie de Bastiat. Elle nous montre néanmoins que tout en poursuivant ses lectures économiques, le projet lui avait un instant traversé l’esprit de s’occuper de la fabrication du sucre de betterave. Mais « à supposer qu’on réussît parfaitement dans une pareille entreprise, elle laisserait encore bien peu de marge. D’ailleurs, pour se livrer avec plaisir à un travail de ce genre et pour le perfectionner, il faudrait connaître la chimie et malheureusement, j’y suis tout à fait étranger. »
Il profite d’un séjour à Bordeaux pour suivre un cours de botanique. « On ne peut y apprendre grand chose, constate-t-il ; mais outre que cela me fait passer le temps, cela m’est utile en me mettant en rapport avec les hommes qui s’occupent de science. »
Cette année 1827 paraît avoir été une période d’incertitude sur la direction qu’il donnerait à son activité. Enfin, en décembre, après en avoir sans doute longuement causé ou correspondu avec Coudroy, il lui annonce que sa décision est arrêtée : « Je crois que je n’ai jamais pris de ma vie une résolution aussi ferme ». Il va sans plus tarder, s’occuper de lever les obstacles dont les plus considérables sont pécuniaires. « Aller en Angleterre, mettre mon habitation en état, acheter les bestiaux, les instruments, les livres qui me sont nécessaires, faire les avances des gages, des semences, tout cela pour une petite métairie (car je ne veux commencer que par une), je sens que ça me mènera un peu loin ». Il prévoit que pendant deux ou trois ans son agriculture sera peu productive, tant à cause de son inexpérience que parce qu’il faut laisser à l’assolement qu’il se propose d’adopter, le temps de faire son effet. Mais, comme ses ressources lui permettent de sacrifier la rente de son bien, rien ne l’empêche de se livrer à son goût. C’est une véritable vocation d’agriculteur qu’il se découvre. « Rien n’égale la beauté de cette carrière ; elle réunit tout ; mais elle exige des connaissances auxquelles je suis étranger : l’histoire naturelle, la chimie, la minéralogie, la mathématique et bien d’autres. »
Il est à remarquer qu’à cette époque où la science agronomique n’existait plus, Bastiat se préoccupe des rapports de la culture avec la chimie et la minéralogie. Il avait, paraît-il, entrepris de tenir, pour chaque culture et chaque espèce d’engrais, un compte des déboursés et des produits. Ses essais durent avoir quelque valeur théorique ; mais, dans la pratique, comme l’observe M. de Fontenay, Bastiat était trop indifférent à l’argent, trop accessible à toutes les sollicitations pour défendre ses intérêts. La condition de ses ouvriers ou de ses métayers dut seule bénéficier de ses améliorations. Lui-même, aux derniers jours de sa vie, reconnaissait que ses diverses entreprises avaient été plutôt onéreuses. Dans une lettre qu’il adressait de Rome, en 1850, à M. Chégaray, député de Bayonne[5] il disait : « Je fis bâtir. Après le goût de la truelle, vint celui des chevaux, puis celui de l’agriculture, puis celui des voyages, Paris, mon idée et mes livres… Je dépensai toujours fort au-delà de mes revenus. »
Tout en poursuivant ses essais agricoles, il ne se désintéressait pas des études économiques et, en mars 1829, il annonce à Calmètes qu’il va faire imprimer un travail dans lequel il a « accumulé les plus lourds raisonnements sur la plus lourde des questions ». Il traite du régime prohibitif. Cet écrit ne parut pas. Mais on voit par quelle longue préparation, par quelle continuité de pensée, par quel constant travail d’assemblage et d’assimilation de matériaux Bastiat s’était armé, le jour où il entrait dans la lutte. La besogne qu’il accomplit en six ans est considérable. Mais elle est le produit d’une gestation de vingt ans.
C’est au milieu de ces travaux que la Révolution de juillet 1830 le surprit. Il ne semble pas qu’il se fût guère occupé jusque-là des événements politiques qui cependant, ne pouvaient laisser indifférent un esprit aussi actif et aussi curieux que le sien. Une seule fois, dans une lettre de juillet 1829 à Calmètes, il aborde la politique. Il s’irrite de l’ignorance et de l’inertie des masses qui usent à contre-sens de leur attribution constitutionnelle et élisent, pour faire des économies, des fonctionnaires, des gens qui sont parties prenantes à l’impôt. Non, certes, que l’on doive demander aux députés du dévouement, du renoncement à soi-même. C’est un principe qui répugne à l’organisation humaine et il serait funeste que le renoncement prît la place de l’intérêt personnel. Généralisé, le renoncement conduirait à la destruction de la société, tandis que l’intérêt tend à la perfectibilité de l’individu et par suite des masses. À son avis, c’est une erreur grave et antisociale de croire que l’intérêt d’un homme est en opposition avec celui d’un autre homme. Que les contribuables se fassent représenter par des hommes ayant les mêmes intérêts qu’eux, et les réformes arriveront d’elles-mêmes. Il n’y a pas à redouter que l’esprit d’économie détruise le gouvernement, car chacun sentira qu’il est de son intérêt de ne pas supprimer certaines dépenses.
Ces quelques lignes sont plutôt de la philosophie politique que de la politique proprement dite. Elles valent surtout parce qu’on y relève le constant souci de Bastiat, d’économie dans les finances et aussi l’idée de l’harmonie des intérêts sur laquelle il est revenu tant de fois et qui a pris sa forme définitive dans son dernier ouvrage.
Avec une ardeur que l’on ne s’attendait pas à rencontrer chez un homme aussi éloigné que lui des luttes politiques, il se jeta dans la mêlée et prit parti pour la Révolution de Juillet. Le fait est moins surprenant qu’on ne serait porté à le croire tout d’abord. Les doctrines libérales avaient fait, en matière économique, une trop forte impression sur l’esprit de Bastiat pour que ses préférences n’allassent pas, en politique, vers les idées libérales. On ne fait pas, en effet, au libéralisme sa part ; lorsque l’on a acquis la conviction que la liberté vaut mieux que la restriction ou la compression, on est conduit, par une logique inexorable, à ne pas limiter les avantages de la liberté à un seul ordre de faits ou d’idées.
Par toutes ses fibres, Bastiat appartenait à cette bourgeoisie libérale qui avait vu avec stupeur le gouvernement de la Restauration ériger en doctrine la contre-révolution et s’efforcer de rétablir les privilèges, de supprimer les libertés, d’opposer au droit de la nation le droit supérieur de la monarchie et se servir enfin de la Charte pour enlever à la France les garanties que la Charte lui donnait.
Aussi l’enthousiasme déborde dans la lettre qu’il écrit à Coudroy le 4 août 1830 : « L’ivresse de la joie m’empêche de tenir la plume. Ce n’est pas ici une révolution d’esclaves se livrant à plus d’excès, s’il est possible, que leurs oppresseurs ; ce sont des hommes éclairés, riches, prudents, qui sacrifient leurs intérêts et leur vie pour acquérir l’ordre et sa compagne inséparable, la liberté… Je voudrais que tu visses Bayonne. Des jeunes gens font tous les services dans l’ordre le plus parfait, ils reçoivent et expédient les courriers, montent la garde, sont à la fois autorités communales, administratives et militaires. Tous se mêlent : bourgeois, magistrats, avocats, militaires. C’est un spectacle admirable pour qui sait voir ; et je n’eusse été qu’à demi de la secte écossaise, j’en serais doublement aujourd’hui. » On voit par ces derniers mots que Bastiat ne sépare pas l’économie politique de la politique, et qu’il rattache les idées libérales aux doctrines professées par Adam Smith.
Il ne se contente pas du rôle de spectateur. La pensée lui est venue que le roi pouvait, si Bayonne et Perpignan lui restaient, allumer une guerre civile dans le triangle dont ces deux places fortes sont la base et Toulouse le sommet. « Le pays qu’il comprend est la patrie de l’ignorance et du fanatisme ». De là, la lutte pourrait s’étendre à l’ouest et au midi, à la Vendée et à la Provence. Aussi s’efforce-t-il d’entraîner la garnison de Bayonne en arborant le drapeau tricolore. Il rédige des proclamations à la troupe ; il parlemente avec les officiers : « Il faut que la citadelle soit à nous ce soir, ou la guerre civile s’allume. Nous agirons avec vigueur s’il le faut… Nous aurons peut-être des coups et point de succès. Mais il ne faudra pas pour cela se décourager, car il faut tout tenter pour écarter la guerre civile. Je suis résolu à partir de suite après l’action, si elle échoue, pour essayer de soulever la Chalosse ; je proposerai à d’autres d’en faire autant dans la Lande, dans le Béarn, dans le pays Basque ; et par famine, par ruse ou par force, nous aurons la garnison. »
Il n’y fallut pas tant d’efforts. Le lendemain, la citadelle et la garnison avaient arboré le drapeau tricolore. Bastiat et ses amis fraternisaient avec les officiers : « punch, vins, liqueurs et surtout Béranger, ont fait les frais de la fête. La cordialité la plus parfaite régnait dans cette réunion vraiment patriotique. »
La victoire obtenue, Bastiat ne disparut pas de la scène. La notoriété de sa famille, sa situation d’électeur, sa réputation locale d’économiste, peut-être même ses expériences agricoles, lui donnaient une certaine influence, qu’était venue accroître sa participation aux récents événements. Il pouvait donc, sans vanité, se croire autorisé à donner des conseils au corps électoral et à prêter à une candidature un appui qui n’était pas illusoire.
La « lettre aux électeurs des Landes », pour recommander la candidature de M. Faurie (novembre 1830) est son premier écrit public. La verve et le bon sens qui devaient faire de lui le redoutable pamphlétaire s’y révèlent vigoureusement. Il y expose certaines des idées qu’il devait défendre durant toute sa carrière et il commence à s’attaquer aux « sophismes ».
Les conseils qu’il adresse aux électeurs censitaires des Landes seraient encore fort bons à méditer aujourd’hui. Il leur recommande comme une condition essentielle de connaître leurs intérêts et de s’attacher à les faire triompher, de ne pas laisser capter leurs suffrages par des motifs étrangers à l’élection et de ne pas « regarder cet acte solennel comme une simple formalité ». Il raille ceux qui veulent nommer un candidat « par reconnaissance personnelle ou par amitié, comme si ce n’était pas un véritable crime d’acquitter sa dette aux dépens du public et de rendre tout un peuple victime d’affections individuelles » ; ceux qui cèdent « à la reconnaissance due aux grands services rendus à la Patrie, comme si la députation était une récompense et non un mandat, comme si la Chambre était un Panthéon que nous devions peupler de figures froides et inanimées, et non l’enceinte où se décide le sort des peuples » ; ceux qui ne veulent qu’un député né dans le département, ou un député « rompu dans l’art des sollicitations », ceux enfin qui « s’en tiennent à renommer à tout jamais les 221 ».
La modération surtout excite ses sarcasmes. On veut à tout prix des modérés et « comme le centre est bien le milieu entre la droite et la gauche, on en conclut que c’est là qu’est la modération. Étaient-ils donc modérés, ceux qui votaient chaque année plus d’impôts que la nation n’en pouvait supporter ? Ceux qui ne trouvaient jamais les contributions assez lourdes, les traitements assez énormes, les sinécures assez nombreuses ? Ceux qui faisaient avec tous les ministères un trafic odieux de la confiance de leurs commettants, trafic par lequel, moyennant des dîners et des places, ils acceptaient au nom de la nation, les institutions les plus tyranniques : des doubles votes, des lois d’amour, des lois sur le sacrilège ? Ceux enfin qui ont réduit la France à briser, par un coup d’État, les chaînes qu’ils avaient passé quinze années à river ? »
À ses yeux, la représentation nationale a pour mandat de s’opposer sans relâche aux efforts que le Gouvernement, suivant en cela la règle commune à tous les êtres organisés, ne cesse de faire pour accroître sa puissance et étendre sa sphère d’action. Aussi considère-t-il comme une première obligation pour les électeurs de ne pas prendre leurs mandataires « dans les rangs du pouvoir », et s’attache-t-il à démontrer l’incompatibilité morale entre le mandat de député et une fonction rétribuée par l’État.
Bastiat ne faisait guère en ceci que renouveler une fois de plus les protestations que le parti libéral avait fait entendre durant toute la Restauration contre le système qui permettait de faire des députés avec des fonctionnaires et des fonctionnaires avec des députés. Mais le parti libéral avait surtout dénoncé la dépendance dans laquelle cet état de choses mettait les députés envers le ministère. Quelle liberté avait le préfet pour blâmer, comme député, les actes du pouvoir à l’exécution desquels il était tenu de participer comme fonctionnaire ? Quelle indépendance avait-il à l’égard du ministre entre les mains duquel était son sort, qui pouvait, selon ses votes, lui donner de l’avancement ou le révoquer ? Quelle garantie pouvait offrir aux électeurs le député qui attendait de la bienveillance du ministre sa nomination à une fonction ou auquel le ministère, pour consolider une majorité chancelante, faisait entrevoir les séduisantes perspectives d’un poste élevé dans l’administration, les finances ou la diplomatie ?
Si important que soit ce point de vue quant au contrôle du gouvernement par les délégués de la nation, ce n’est pas celui auquel se place Bastiat. Il insiste surtout sur le côté économique de la question. Les impôts sont écrasants ; le budget grossit sans cesse. Il faut que la Chambre porte ses investigations sur « les abus, les sinécures, les traitements excessifs, les fonctions inutiles, les emplois nuisibles, les régies substituées à la concurrence » ; toutes choses dans lesquelles il voit « le plus grand fléau de la France ». Comment compterait-on, pour détruire ce fléau, sur ceux qui vivent de ces abus, qui touchent ces traitements, qui occupent ces emplois ; « on ne peut être à la fois payé et représentant des payants et il est absurde de faire exercer un contrôle par celui même qui y est soumis ».
Il n’y a qu’à souscrire sans réserve à ces considérations. Peut-être cependant, entraîné par son sujet, Bastiat va-t-il un peu loin lorsqu’il allègue que « les gros traitements, la multiplication des places excluent non seulement la liberté, mais encore l’ordre et la tranquillité publics, qu’ils compromettent la stabilité du gouvernement, vicient les idées des peuples et corrompent leurs mœurs ». Si la Restauration avait fait des prodigalités en dotant richement certaines charges de cour, en allouant aux pairs de France des traitements élevés alors que les députés n’avaient aucune indemnité, en accordant aux émigrés dont les biens avaient été confisqués, cette compensation en argent que l’on a appelée « le milliard des émigrés » qui lui a été si souvent reprochée et dont l’objet était cependant autant de rassurer les acquéreurs de biens nationaux et de relever la valeur de la propriété foncière que de réparer les brèches faites à la fortune des royalistes, il convient cependant de constater qu’à cette époque comme aujourd’hui, la France a toujours été l’un des pays où la grande masse des fonctionnaires a été la moins rétribuée et où, même dans les postes les plus élevés, les emplois publics, pour les hommes de carrière, ont été les moins lucratifs. Sous la Restauration comme à l’heure actuelle, que le budget de la France ait été inférieur à un milliard ou qu’il dépasse trois milliards et demi, les traitements des fonctionnaires n’en ont absorbé qu’une faible partie et ce n’est pas pour les payer qu’il a fallu augmenter sans cesse les impôts, inventer de nouvelles taxes, créer des monopoles d’État, développer cette centralisation administrative que Bastiat trouvait déjà exagérée en 1830 et que, depuis lors, les régimes successifs se sont régulièrement ingéniés à rendre plus rigoureuse encore.
Ce ne sont pas seulement les « gros traitements » qui « faussent les idées des peuples » en excitant la population à « déserter l’industrie pour les emplois, le travail pour l’intrigue, la production pour la consommation stérile, l’ambition qui s’exerce sur les choses pour celle qui n’agit que sur les hommes ». Que le mal soit réel et de jour en jour plus grand, nul ne saurait le contester ; mais les causes en sont autres, elles sont peut-être plus profondes et plus graves que celles dont parle Bastiat. Parmi tous ceux qui occupent et qui sollicitent des emplois, la plupart n’ont qu’une ambition bien bornée ; ils ont pris d’avance leur parti de vivre dans une condition médiocre ; mais les fonctions publiques leur offrent la sécurité du lendemain ; elles leur assurent, à la fin de leur carrière, une retraite ; elles les dispensent de l’effort ; elles leur épargnent les responsabilités et les initiatives. C’est là le plus grand mal, parce que la généralisation de cet état d’esprit détermine fatalement la création d’emplois nouveaux et que, plus le nombre des emplois est considérable, plus s’accroît le nombre des postulants, plus grande est la quantité de ceux qui, au lieu de se préparer une carrière indépendante, s’absorbent dans cette double pensée de préparer des concours et des examens et de s’assurer des recommandations et des influences assez fortes pour prévaloir sur celles dont bénéficient les autres candidats.
Après cette première manifestation, Bastiat reprit ses travaux. Mais le moment lui semblait venu de mettre à exécution son désir d’avoir une femme et des enfants dont il se ferait l’instituteur. Le 7 février 1831, il épousait, à Mugron, Mlle Marie Hiard, née le 30 septembre 1806. Ce mariage est resté généralement ignoré. M. A. de Foville, qui seul y a fait allusion, laisse entendre que la mère de la nouvelle épouse ne travailla pas précisément à la paix du ménage. Au bout de peu de temps, une rupture se produisit[6] et Bastiat s’empressa d’oublier cet « incident malencontreux ».
Presque au même moment, en mai 1831[7], bien qu’il n’eût aucun diplôme universitaire, il fut nommé juge de paix à Mugron. On aurait voulu savoir quels avaient été les parrains de sa candidature. Il est probable que le général Lamarque, qui était député des Landes, et avec lequel il était en relations, n’y fut pas étranger. Mais son dossier de nomination a été égaré et malgré toutes les recherches faites au ministère de la Justice et aux Archives nationales, il a été impossible de le retrouver.
Mais nous avons pu prendre connaissance du dossier de nomination de son prédécesseur, qui présente un certain intérêt, parce qu’il évoque des noms qui sont assez étroitement liés à la biographie de Bastiat, et aussi parce qu’il montre à quel point, à certaines époques, la passion politique grossit et déforme toutes les affaires.
Augustin Domenger, que Bastiat remplaçait, avait été nommé juge de paix à Mugron par ordonnance du 10 janvier 1816, en remplacement de son frère Dominique Domenger, démissionnaire. À la Restauration, en 1815, celui-ci avait été dénoncé à la chancellerie comme un ardent révolutionnaire « qui s’est montré le constant ennemi de la maison royale et a émis des vœux pour la mort de nos princes lorsqu’il était membre de la haute cour d’Orléans ». Des renseignements avaient été demandés par le garde des sceaux au préfet des Landes, lequel avait répondu que Dominique Domenger était « probe, impartial, charitable et religieux ».
À la fin de 1815, Dominique Domenger donnait sa démission, la motivant sur l’âge et les infirmités qui ne lui permettaient plus d’apporter assez d’activité dans l’exercice de ses fonctions, lesquelles exigent souvent des transports pénibles par des chemins impraticables. Il sollicitait pour lui d’être nommé juge de paix honoraire, récompense qui lui semblait méritée par ses longs et bons services. Il faisait valoir que, dans toute sa carrière, deux seulement de ses jugements avaient été frappés d’appel et qu’il s’était toujours efforcé de concilier ou de résoudre les différends par un arbitrage. Il demandait en outre que son frère Augustin fût nommé à sa place.
Augustin Domenger avait deux compétiteurs. Le principal est Pierre Coudroy, avocat, premier suppléant du canton, alors âgé de 54 ans et père de Félix, l’ami de Bastiat. En se portant candidat, Pierre Coudroy expose que « depuis vingt-deux ans, il a été élu sans interruption premier assesseur et premier suppléant de ladite justice et en a rempli fidèlement les fonctions… Et comme un titre recommandable auprès de vous est l’amour qu’on a pour son roi, l’exposant invoquera ici cet amour en vous assurant qu’il n’a pas signé l’acte additionnel ».
Le sous-préfet de Saint-Sever, M. de Charrette « certifie que les sentiments du pétitionnaire pour la cause des Bourbons sont notoires et qu’il remplit avec distinction l’état d’avocat ». Mais le préfet des Landes, M. de Carrère, qui appuie la candidature d’Augustin Domenger, dont le frère « a, dit-il, rempli les importantes fonctions de cette place pendant vingt-quatre ans à la satisfaction de son canton », s’exprime ainsi sur Pierre Coudroy : « Esprit très faux, dont la conduite, pendant la Révolution, n’a pas été honorable. » De son côté le baron d’Antin, ancien préfet des Basses-Pyrénées, député des Landes, qui recommande Augustin Domenger, déclare qu’il « regarderait la nomination de P. Coudroy comme un très grand malheur pour son canton ».
En revanche, Pierre Coudroy a un partisan déterminé en Jean de Campet, brigadier retraité des gardes du corps du roi, chevalier de Saint-Louis, maire de Mugron, qui à diverses reprises, avait écrit au garde des sceaux contre D. Domenger. Il réunit ses allégations dans une très longue lettre où il dit notamment :
« M. Dominique Domenger, naguère marchand de vin, s’est perpétué depuis près de 25 ans dans la place de juge de paix de Mugron par l’ascendant de son caractère impérieux et celui d’une fortune considérable.
« Il a été membre de la haute cour d’Orléans. Il a, depuis le commencement de la Révolution, provoqué et dirigé tous les mouvements populaires de cette ville et, dans une de ces circonstances, arrêtant sa troupe devant la maison d’un habitant considéré, il proféra cet infâme propos dont tous les honnêtes gens frémissent encore d’horreur, qu’il ne serait heureux que lorsqu’il pourrait laver ses mains dans le sang des nobles [8].
« Ce juge de paix a parcouru encore toutes les églises de son canton pour y prêcher l’athéisme et d’autres maximes aussi révoltantes. Mais il a particulièrement signalé sa fureur et sa haine contre la dynastie des Bourbons au mois de mars 1814, à l’arrivée de Mgr le duc d’Angoulême dans ce département. En outre des diatribes les plus virulentes qu’il proféra contre cette auguste dynastie, il n’est pas de menaces ou de moyens qu’il n’employa pour comprimer l’élan de tous les cœurs vers la Restauration. »
Campet s’indigne que M. d’Antin appuie son frère.
« La prétention de M. Dominique Domenger de vouloir faire son marché pour sa démission et de vouloir faire passer sa place sur la tête de son frère Augustin, qui par son défaut absolu de fortune et d’aptitude à toute espèce d’affaire publique se trouve dans la dépendance rigoureuse du démissionnaire, est une prétention révoltante et contraire au bon ordre.
« … Votre Excellence verra encore que M. Coudroy depuis 20 ans qu’il exerce la place de suppléant du juge de paix de Mugron aurait été souvent porté à la place du juge, si n’eût été l’effrayant crédit de M. Dominique Domenger, dont M. d’Antin sert ici de preuve ; que M. Coudroy jouit comme citoyen et comme avocat de l’estime publique et que ses bons principes se sont récemment fait remarquer dans le refus formel et courageux qu’il fit de céder aux instances répétées de M. Dominique Domenger de signer l’acte additionnel ; qu’il réunit d’ailleurs à la connaissance et à la pratique des lois l’avantage d’une fortune indépendante. »
Sur la façon dont, pendant quinze ans, Bastiat exerça cette magistrature modeste et délicate, il n’y a guère de témoignage. Son caractère conciliant, son bon sens aiguisé, le principe fondamental de l’harmonie des intérêts auquel il ramenait toutes choses firent sans doute de lui un juge de paix incomparable. C’est l’écho de ce sentiment que M. Paul Gardelle put encore recueillir dans la région et dont il se fait l’interprète en disant : « C’est vraiment de sa judicature que Thouret aurait pu dire que les chemins conduisant des villages aux villes ne furent plus couverts de plaideurs ».
Au mois d’avril de cette même année 1831, la loi électorale venait d’être votée. La dissolution de la Chambre des 221 était considérée comme imminente[9] et déjà la question des candidatures était posée, d’autant plus que les électeurs pensaient à compléter la Révolution en renouvelant le personnel législatif et en confiant à des hommes qui n’eussent pas été engagés dans les luttes de la fin de la Restauration le soin de les représenter. Dans une circonscription, on avait pensé à Calmètes ; mais le cens d’éligibilité ne lui avait pas permis de se présenter. Bastiat lui écrit à ce propos : « J’ai toujours pensé que c’était assez d’exiger des garanties des électeurs et que celle qu’on demande aux éligibles est une funeste redondance. Il est vrai qu’il faudrait indemniser les députés ; mais cela est trop juste ; et il est ridicule que la France qui paie tout le monde, n’indemnise pas ses hommes d’affaires ». On voit que les tendances réformatrices de Bastiat, loin d’atteindre au suffrage universel, n’élevaient pas d’objection contre la garantie d’argent demandée aux électeurs. En fait d’éligibilité — et bien que l’on ne puisse dégager un système précis de quelques lignes d’une lettre familière — il semble que ses vœux allaient, non pas seulement à la suppression du cens électif, mais à celle de toutes les conditions censitaires. C’est une question assez délicate de savoir s’il n’y aurait pas un défaut d’équilibre dans une constitution qui permettrait l’accès du mandat législatif à l’homme dépourvu de ce premier degré de capacité politique qui est la qualité d’électeur. Quant à la rémunération du mandat, la Restauration en avait elle-même reconnu la justesse en allouant un traitement aux pairs de France et c’est par une anomalie choquante que la gratuité du mandat de représentant fut maintenue jusqu’au 24 février.
À Bayonne, le général Lamarque, par son talent, par sa popularité, par son immense fortune, ne laissait aucune chance de succès à un concurrent et, du reste, Bastiat avait avec lui des relations qui lui auraient difficilement permis d’entrer en lutte. Mais « dans le troisième arrondissement des Landes, quelques jeunes gens qui partagent les opinions de la gauche » lui offrirent la candidature.
Bastiat avait, en cette matière, une façon de voir assez spéciale : « Ayant adopté pour principe, dit-il, que la députation ne doit ni se solliciter ni se refuser, j’ai répondu que je ne m’en mêlerais pas et que, à quelque poste que mes concitoyens m’appelassent, j’étais prêt à leur consacrer ma fortune et ma vie. Dans quelques jours, ils doivent avoir une réunion dans laquelle ils se fixeront sur le choix de leur candidat. Si le choix tombe sur moi, j’avoue que j’en éprouverai une vive joie, non pour moi, car outre que ma nomination définitive est impossible, si elle avait lieu elle me ruinerait ; mais parce que je ne soupire aujourd’hui qu’après le triomphe de mes principes, qui font partie de mon être et que, si je ne suis pas sûr de mes moyens, je le suis de mon vote et de mon ardent patriotisme. »
Le projet n’eut pas de suite. La vie de Bastiat s’écoulait vraisemblablement bien paisible à Mugron, partagée entre les devoirs du magistrat, les études philosophiques ou économiques, et les relations de voisinage et d’amitié. « À Mugron, écrivait-il longtemps plus tard[10], dès neuf heures du matin, nous savions des nouvelles de tous nos amis. Ah ! croyez que la monotonie provinciale a ses compensations. » La tante dévouée qui, depuis son enfance remplaçait sa mère, avait sans doute pris la direction du foyer après l’éphémère expérience du mariage.
Des amis, le plus cher était Félix Coudroy, qui ne quittait guère Bastiat. M. R. de Fontenay a rapporté dans sa notice biographique, d’après les récits que lui avait faits Coudroy lui-même, comment cette intimité s’était établie. L’éducation de Coudroy, les opinions de sa famille, un esprit mélancolique et méditatif, l’avaient tourné de bonne heure vers la philosophie religieuse. Séduit un moment par les utopies de J.-J. Rousseau et de Mably, il s’était rejeté vers le dogme absolu de l’autorité prêché par les Joseph de Maistre et les de Bonald, vers la Politique sacrée et la Législation primitive, vers cette école qui fait de l’abdication complète de toutes les volontés particulières sous une volonté unique et toute-puissante la condition essentielle de l’ordre et qui ne considère la liberté et le sentiment de la liberté individuelle que comme des forces insurrectionnelles, comme des principes de déchéance et de révolte.
Quand les deux jeunes gens se rencontrèrent, l’un sortant de l’École de droit de Toulouse, l’autre ayant déjà pris à Bayonne contact avec la vie réelle, et qu’ils échangèrent des idées, Bastiat, auquel une première lecture de Smith, de Tracy, de J.-B. Say avait fait entrevoir une solution toute différente du problème humain, puisait dans l’observation des faits économiques la réfutation des théories de son ami. Il lui montrait comment les manifestations libres des intérêts individuels se limitent réciproquement par leur opposition même et se ramènent à une résultante commune d’ordre et d’intérêt général ; comment le mal, loin d’être une tendance positive de l’esprit humain, n’est qu’un accident de la recherche du bien, une erreur que redressent l’intérêt général qui le surveille et l’expérience qui le poursuit dans les faits ; comment la liberté est non pas un résultat et un but, mais le moyen et l’instrument nécessaire sans lequel rien n’est réalisable.
Ce langage, ces idées, durent surprendre étrangement le jeune adepte de Joseph de Maistre. Il y eut sans doute entre les deux amis, soutenant avec une égale sincérité des opinions diamétralement opposées, bien des assauts. Ce serait déjà un fait à leur honneur que, conservant tous deux leur opinion, ils ne se fussent pas séparés. Il y a plus. Le principe d’autorité céda devant le principe de liberté. M. de Fontenay va peut-être trop loin lorsqu’il allègue qu’il put y avoir des compromis et des concessions réciproques entre les deux amis. Ces compromis et ces concessions à l’idée d’autorité n’ont laissé aucune trace dans l’œuvre de Bastiat. Si « le caractère religieux se mêle, dans ses écrits, à la fière doctrine du progrès par la liberté », ce n’est pas tout à fait à l’influence de Coudroy qu’il le faut attribuer. Bastiat avait, lui aussi, nous l’avons vu, subi la crise du mysticisme ; il était resté d’esprit religieux ; mais il appartenait à une époque où il y avait un catholicisme libéral et il établissait entre la foi et la liberté une conciliation dont la sincérité n’est pas discutable, mais sur l’orthodoxie de laquelle il ne nous appartient pas de nous prononcer.
Ceci ne veut du reste pas dire que Coudroy n’exerça aucune influence sur Bastiat. La valeur que Bastiat lui reconnaissait, la haute opinion qu’il avait de lui et dont la preuve est faite aussi bien par le zèle avec lequel, plus tard, à Paris, il signalait à l’attention sa brochure sur le duel que par la pensée qu’il eut de lui léguer la tâche de terminer les Harmonies, ne permettent pas de douter qu’il s’établit entre eux une véritable collaboration. Habitant tout près l’un de l’autre, se voyant chaque jour, vivant en quelque sorte ensemble, ils échangeaient sans cesse leurs idées, ils se communiquaient leurs réflexions sur les sujets les plus divers, dans les longues promenades qu’ils aimaient tous deux, comme dans les causeries du foyer domestique.
C’est dans ces entretiens que les idées de Bastiat se précisaient, que le travail de préparation s’accomplissait et quand l’œuvre était arrivée à maturité, quelques heures de la matinée étaient consacrées à la rédiger. L’article sur les tarifs, les sophismes, ont été faits ainsi, d’après M. Coudroy, et même lorsque, établi à Paris, loin de l’ami fidèle, Bastiat dut changer sa méthode de travail, il lui arriva sans doute plus d’une fois d’être aidé par le souvenir de ces entretiens au cours desquels il avait fait provision de matériaux qu’il n’avait plus qu’à mettre en œuvre. C’est cette longue méditation à deux qui lui a donné le moyen de jeter, dans les cinq dernières années de sa vie, malgré la maladie, malgré le temps consacré à des besognes multiples et au mandat législatif, une production considérable et de conserver à son œuvre un caractère homogène, à travers la variété des sujets, l’abondance et la nouveauté des idées.
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[1] Cette date a été donnée par M. A. de Foville dans la notice des Œuvres choisies de Bastiat. Nous l’avons fait vérifier sur les registres de l’état civil de Bayonne, sur lesquels a été également relevée celle du décès de Mme Bastiat.
[2] Œuvres complètes de Frédéric Bastiat. Tome Ier. Guillaumin.
[3] Cour d’appel de Pau. Audience solennelle de rentrée du 4 novembre 1879. Frédéric Bastiat. Discours prononcé par M. Paul Gardelle, substitut du procureur général. Pau, imprimerie Vignancourt. F. Lahengue, imprimeur, 1879.
[4] Le Tribunal et la Cour de cassation. — Notices sur le personnel 1791-1879 :
Calmètes (Adrien-Victor-Joseph), né à Figuières (Espagne), le 19 septembre 1800, mort à Montpellier, le 21 février 1871.
Nomination : 13 novembre 1859.
Installation : 22 décembre 1859.
Prédécesseur : Silvestre de Chanteloup.
Successeur : Lenormant.
Etat de services : Élève de l’école de Sorèze, où il fit ses études avec M. Frédéric Bastiat, dont il devint l’ami intime. — Avocat à Perpignan 1824, il s’occupa spécialement de l’étude de la législation criminelle et de la législation anglaise. — Il fut un zélé correspondant de la Société « Aide-toi, le ciel t’aidera ». — Conseiller à la Cour de Montpellier, 4 septembre 1830. — Président de Chambre, 9 août 1845. — Premier président de la Cour de Bastia, 21 décembre 1853. — Conseiller à la Cour de cassation, 13 novembre 1850 (Chambre des requêtes). — Admis à la retraite, sur sa demande, 14 juillet 1869 et nommé conseiller honoraire. — Conseiller général du département des Pyrénées-Orientales, 1840. — Député des Pyrénées-Orientales, 3 juillet 1869. — Chevalier de la Légion d’honneur, 1837. — Officier, 29 décembre 1855.
Principales publications : Notice sur M. Viger, Montpellier, 1852 (in-8°). — Inauguration du nouveau Palais de justice de Bastia ; discours de M. le premier président Calmètes, Bastia, 12 mai 1858 (in-8°). — Un article dans la Revue Wolowski sur la cassation en matière criminelle (T. XII).
Voir : Discours de rentrée du 3 novembre 1871. — Notice par M. Aragon, président à la Cour de Montpellier, 1871 (in-8°). — Éloge de M. le premier président Calmètes, par M. Mattei. Discours de rentrée à la Cour de Bastia, 3 novembre 1876 (in-8°) (Imprimerie Nationale, 1879.)
[5] Communiquée par M. Henri de Monclar, conseiller à la Cour d’appel de Paris, parent et héritier de Bastiat, à M. Paul Gardelle et citée par lui dans son discours.
[6] Une autre version du mariage de Bastiat a été rapportée. La famille Cheuvreux, dans l’intimité de laquelle Bastiat, lorsqu’il fut fixé à Paris, était reçu, l’engageait parfois à se marier. Les invitations se firent plus pressantes à un moment où l’on crut remarquer que Bastiat avait de l’inclination pour une jeune fille, et on lui donna à entendre qu’il avait peu à craindre un refus. C’est alors que Bastiat se décida à dire qu’il était marié, et il raconta qu’ayant noué une intrigue innocente avec une jeune fille, les frères de celle-ci, la jugeant compromise, l’avaient mis en demeure de l’épouser. Il s’était exécuté. Mais, au sortir de l’église, il avait disparu, et là se serait terminée sa vie conjugale.
[7] Ordonnance royale du 28 mai, insérée au Moniteur du 29.
« Avons nommé et nommons :
« Juge de paix du canton de Mugron, arrondissement de Saint-Sever, M. Bastiat (Frédéric), en remplacement de M. Domenger. »
Par la même ordonnance était nommé « juge de paix du canton nord-est de Bayonne, M. Monclar (Ulisse) », parent de Bastiat, dont on retrouvera le nom au cours de cette étude.
[8] Souligné dans l’original.
[9] La dissolution fut prononcée le 31 mai 1831.
[10] Lettres d’un habitant des Landes. — Frédéric Bastiat. — Paris, imprimerie Quantin, 1877. Ce recueil est précédé d’une préface par Mme Cheuvreux, sœur d’Horace Say.
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