Comme le savent tous ses connaisseurs, l’opposition aux mathématiques est une constante de l’école française d’économie politique, de Jean-Baptiste Say jusqu’à Yves Guyot. Sauf, précisément, que cela ne commence pas en 1803 avec Jean-Baptiste Say (Traité d’économie politique), comme j’ai moi-même pu le laisser entendre par erreur dans mon Introduction à la méthodologie économique, mais plutôt en 1801 avec l’abbé Morellet, dans un texte manuscrit dont j’ignorais l’existence, et qui vise l’un des premiers développements mathématique en théorie économique, à savoir les Principes d’économie politique de Nicolas-François Canard (1801). Dans ce court écrit, Morellet entreprend en effet une critique de l’ouvrage de Canard, qui est reconnu de nos jours comme l’un des textes fondateurs de l’économie mathématique (cf. R.D. Theocharis, Early developments in mathematical economics, 1961, ou W.J. Baumol, Precursors in mathematical economics : an anthology, 1968). André Morellet — ami d’enfance de Turgot, correspondant de Vincent de Gournay, et membre des réunions des Physiocrates dans l’entresol de Quesnay ou chez Mirabeau — soutient dans cette critique que l’emploi des mathématiques en économie politique est non-scientifique et qu’il amène de nombreux désordres. B.M.
Critique des Principes d’économie politique de Canard
Bibliothèque municipale de Lyon MS 2531, f°112-133. Publié pour la première fois dans le recueil Politique et économie au temps des lumières, édité par G. Klotz, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1995, p.239-245
Economie publique. Observations sur l’ouvrage de M. Canard
Critique de l’ouvrage intitulé Principes d’économie politique, par Canard
Quoique l’ouvrage du citoyen Canard ait été couronné par l’Institut je ne ferai point de scrupule d’en relever les défauts. Une critique raisonnable n’en sera que plus propre à détourner de jeunes écrivains de se livrer ainsi à leurs premières pensées sur des objets difficiles à approfondir et qu’ils n’ont pas assez étudiés et pourra porter les Compagnies savantes à dispenser avec plus de réserve et leurs éloges et leurs prix.
Ce n’est pas qu’il n’y ait dans cet ouvrage quelques vérités comme sa doctrine sur les prohibitions, etc., mais il y a de grandes erreurs ; les vérités qu’il enseigne sont presque toujours défigurées, obscurcies, et les formes mathématiques qu’il donne à son enseignement très déplacées et fort peu propres à l’instruction.
Je commencerai par critiquer l’usage qu’il fait du langage mathématique pour traiter des raisons d’Economie politique.
On voit dans tout l’ouvrage un homme qui, n’ayant pas l’habitude de revêtir les idées abstraites de leurs termes propres, forme des propositions qu’on ne peut entendre et que lui-même n’entend pas et des raisonnements vicieux par l’usage qu’il y fait de termes dont le sens n’est pas bien déterminé, ou de propositions mal liées entre elles.
La langue du mathématicien est un instrument commode mais qui gâte quelques fois pour ainsi dire la main qui s’en sert de manière à la rendre incapable d’en employer d’autre.
J’ai connu plus d’un bon géomètre déraisonnant complètement sur les matières non comprises dans le cercle des connaissances mathématiques et notamment en économie politique.
On parvient sans doute sûrement à la solution d’un problème de mathématique lorsqu’il a été mis en équation ; mais mettre un problème d’économie politique en état d’être résolu à l’aide d’une formule algébrique, et comme disent les géomètres en équation, c’est une chose souvent impossible ; et lorsqu’elle est possible le travail purement métaphysique qu’il a fallu faire pour parvenir à ce but a déjà dû fournir la solution de la question de manière à ne laisser rien à faire à l’algèbre et à ses calculs.
Condorcet qui a appliqué le calcul à la recherche de la meilleure forme des délibérations et élections convient lui-même que sur presque tous les points le calcul ne donne que ce que la raison aurait fait soupçonner. Disc prél. p. 184. [1]
Dès la page deuxième il avait dit que ses lecteurs trouveraient presque partout des résultats conformes à ce que la raison la plus simple aurait dicté.
D’après ses aveux, c’est ce semble bien vainement qu’il prétend se défendre de la conséquence qu’en ces matières le calcul est donc inutile. Il croit en justifier l’usage par deux raisons : l’une que le calcul a l’avantage de rendre la marche de la raison plus certaine et de lui offrir des armes plus fortes contre le sophisme, l’autre que le calcul devient nécessaire toutes les fois que la vérité ou la fausseté d’une opinion dépend d’une certaine précision dans les valeurs.
À la première de ces raisons j’opposerai que le mathématicien oublie ici le travail antérieur qu’il a été obligé de faire avant d’employer son instrument mathématique et pour transporter pour ainsi dire la question dans le domaine du calcul, et comme ils disent mettre le problème en équation.
Pour arriver là il lui a fallu d’abord trouver les termes propres, les définir avec exactitude, poser d’une manière nette l’état de la question, organiser une suite de propositions et de raisonnements bien enchaînés, etc. Quand tout cela est fait et bien fait la question se trouve résolue pour celui qui a bien entendu les termes et suivi la chaîne du raisonnement et si au contraire, comme il arrive souvent aux mathématiciens les plus habiles lorsqu’ils sortent de l’enceinte qu’ils sont accoutumés à parcourir, ils ont négligé ces précautions ou qu’ils n’aient pas réussi en cherchant à les prendre, que l’état de la question ait été mal établi, ils se trompent aussi grossièrement que l’esprit le plus faux et le sophiste le plus maladroit.
Puisque le danger ou du moins le plus grand danger d’erreur dans une opération antérieure à l’emploi du calcul est commun à la méthode métaphysique et à la méthode géométrique, il n’y a donc rien à gagner à l’usage de celle-ci pour rendre la marche de la raison plus certaine.
Je dirai enfin qu’appliquer les mathématiques à la science de l’économie politique, c’est détourner l’esprit de la route par laquelle après tout l’homme est obligé de marcher lorsqu’il se met par l’action publique en rapport avec les autres hommes. Les administrateurs ainsi que les administrés dans leurs relations ne peuvent employer que la langue usuelle. Dans un conseil ou dans un tribunal on ne peut pas procéder avec une planche noire et de la craie pour traiter une question ; elle a beau être abstraite métaphysique il faut toujours la discuter dans la langue vulgaire. Cette obligation est même une des causes les plus puissantes d’amélioration dans la législation et l’administration qui ne seront portées au degré de perfection où elles peuvent atteindre que quand les principes en seront vulgaires et à la portée de tout homme qui aura reçu même une médiocre instruction. »
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[1] Essai sur l’application de l’analyse, par Condorcet, « Discours préliminaire » (note de l’Institut Coppet)
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