Tout juste revenu du Congrès international de Milan, organisé sur la question des accidents du travail, Yves Guyot fait part de ses observations dans la presse parisienne. Le système allemand de l’assurance obligatoire le convainc moins que jamais : les faits prouvent qu’il atteint des résultats déplorables, et ce en usant du moyen peu progressiste de la contrainte légale. Si l’on veut maintenir intacte, dit-il, la liberté et la responsabilité individuelle de l’ouvrier comme du patron, c’est vers l’assurance libre et vers le mécanisme déjà existant de la responsabilité civile qu’il faut se tourner.
ACCIDENTS DU TRAVAIL
(Le Matin, 10 octobre 1894.)
Le troisième congrès des accidents du travail vientde se réunir à Milan : il était important par la qualité des personnes qui s’y trouvaient, par le nombre et la qualité des documents qui y ont été apportés, par les discussions qui ont eu lieu. J’ai eu occasion de passer huit jours avec M. Bœdike, le président de l’Office des assurances à Berlin. Si je trouve son système déplorable, je le trouve personnellement fort bien. Nous avons pu discuter sous toutes les formes et de toutes les façons. J’ai vu des choses que je n’avais qu’imparfaitement devinées ; et étant allé au congrès de Milan avec l’intention bien déterminée de laisser de côté toute idée préconçue et d’accepter le système allemand, s’il me semblait bon, je reviens avec la conviction la plus nette et la plus ferme qu’il ne faut attendre que de la liberté la solution des questions sociales; comme si tous les rapports des personnes entre elles n’étaient pas des questions sociales.
Le système allemand est présenté commeun système « généreux, humain et chrétien ». Ses défenseurs déclarent qu’il a pour but d’assurer toutes les personnes contre les accidents du travail, puis contre tous les risques de la vie. Georges Dandin lui-même sera au nombre de ses assurés. Vous ne serez pas libre de n’être pas assureur ou assuré. C’est l’assurance obligatoire.
Les Allemands ont commencé à monter cette mécanique pour eux-mêmes ; ils l’ont fait adopter à l’Autriche ; ils voudraient la faire accepter par le reste du monde, et il faut avouer qu’ils réussissent auprès de la Suisse, qu’ils réussissent partiellement auprès de l’Italie, que M. Bœdike a pu se vanter de l’extension de son influence en France. C’est une forme de nouvelle invasion allemande. Après les armes, les idées et les institutions ; et de bons Français, qui se croient patriotes, se pâment d’aise devant cette nouvelle annexion ; qui se croient démocrates, se confondent d’admiration envers cette œuvre de féodalité industrielle et bureaucratique.
Au point de vue des accidents, les partisans du système allemand l’exposent de la manière suivante : — L’assurance est obligatoire. Tout ouvrier ou employé a droit à une indemnité s’il subit un accident dont les effets se prolongeront pendant plus de treize semaines. Que cet accident soit le résultat d’une grave imprudence de sa part ou qu’il n’ait pas pu y échapper, peu importe : il touchera son indemnité, car, dit M. Bœdike, sa famille n’est pas responsable et ne doit pas être réduite à la misère. Le patron s’est ainsi abonné. Sa responsabilité a disparu. Les accidents sont tarifés tant pour une dent, un nez, l’oreille, le doigt, le bras gauche ou droit, la jambe, la tête. Il peut faire entrer les accidents dans ses frais généraux. Des inspecteurs vérifient si son installation correspond à leur conception. Il n’a plus à s’occuper de rien. C’est commode pour la grande industrie.
Voyons les faits.
La loi est du 6 juillet 1884. Or, les accidents, en 1886, étaient au nombre de 82 500 ; en 1892, ils s’élèvent au chiffre de 165 000.
Par une singulière ironie, alors que les organisateurs de ce système prétendaient arriver à prévenir et supprimer les accidents, leur nombre a doublé en six ans : ceux qui résultent des manutentions ordinaires et ceux qui résultent des machines croissent simultanément et dans la même proportion. Si on décompose ces chiffres, la progression est encore plus forte : les accidents motivant des indemnités ont passé de 9 700 à 28 600 ; ils ont donc plus que triplé. Les accidents mortels se sont élevés de 2400 à 3 200 ; la proportion est renversée ; ceux qui ont motivé une incapacité totale de travail sont restés aux mêmes chiffres : 1 507 et 1 507 ; et ceux qui ont été suivis d’incapacité partielle ont augmenté de 3 800 à 18 000, soit une augmentation de 370% ; d’incapacité momentanée, de 2 000 à 5 800, soit 190%.
Devant une pareille progression, que peut seul expliquer le développement de l’irresponsabilité réciproque du patron et de l’ouvrier, il a fallu élever les taux prévus. De 0,89%, ils ont monté à 1,17% des salaires assurés.
De 1890à 1892, même progression des accidents en Autriche. En trois ans, les petits accidents ont augmenté dans la proportion de 89%. Les primes d’assurances sont de 1,37% des salaires assurés.
En même temps qu’on élevait les primes, l’Office impérial des assurances en Allemagne prenait deux autres mesures.
Il réduisait le chiffre convenu des pensions : mesure qui indiquait l’erreur de la base dont on était parti, la faillite du systèmeet qui n’était pas de nature ramener la confiance et la paix dans l’esprit des ouvriers assurés.
Ensuite, tandis que l’article 5 de la loi du 6 juillet 1884 déclarait que, « sauf le cas de préméditation la rente ne peut être refusée à la victime, même si elle aété, par sa faute, la cause de l‘accident », l’Office du travail, dans un arrêt du 20 janvier 1890, annulait cette disposition légale par une jurisprudence refusant toute allocation de la rente aux victimes d’un accident provoqué par l’inobservation d’un règlement.
Les auteurs du système, allemand avaient prétendu qu’il supprimerait tout litige. Or voici les résultats.
Ce sont les travaux des corporations qui doivent d’abord trancher la question : puis il peut y avoir rappel devant les tribunaux arbitraux et enfin devant l’Office du travail, tribunal suprême.
Or, les frais d’enquête et de justice arbitrale ont quintuplé de 1886 à 1892.
On le comprend, car le nombre des affaires a suivi la progression suivante : de 14 800 en 1890 il a passé à 25 300 en 1893 ; dans une affaire sur cinq de celles qui ont été soumises aux bureaux des corporations, les parties n’ont pas admis sa décision.
Sur ces 25 300 affaires litigieuses, 11 000 étaient motivées par un refus de pension, 14 300étaient motivées par une réclamation sur la quotité de l’indemnité, 9 200 cas à propos de réductions opérées sur le chiffre de la pension.
Le nombre des affaires soumises à l’Office impérial a suivi la progression suivante : 1891, 3 300 affaires ; 1893, 5 300 : soit une augmentation de plus de 1 000 par an.
Les trois quarts des recours sont introduits par les assurés et un quart seulement par les assureurs.
Alors que la loi de 1884 avait proclamé que l’indemnité serait toujours due, même quand l’accident proviendrait de la faute de l’ouvrier ; alors qu’elle avait, par son système d’abonnement, affermé la prétention de supprimer les litiges, on voit les résultats obtenus, et, naïvement, M. Bœdike l’a dit : « Si on écoutait toutes les prétentions des ouvriers, il n’y aurait pas de limites. »
Donc vous jugez, vous appréciez, vous donnez ou vous refusez : votre mécanisme n’est pas automatique ; vous êtes obligés de faire intervenir le juge ; seulement, un juge administratif, un juge suspect, qui a moins à juger le cas qu’à défendre l’institution.
Est-ce que ces conditions sont favorables à la paix sociale, à l’apaisement des esprits ?
En France, où existe la responsabilité civile, une fois que le juge a prononcé, l’indemnité, qu’elle soit en rente ou en capital, est acquise d’une manière définitive; en Allemagne, la rente n’est que provisoire : elle est toujours révisable. L’Office du travail suit les progrès de la guérison, de manière à dire le plus tôt possible à l’assuré : « Ton doigt est maintenant bien cicatrisé, tu sais te servir de ton bras mécanique, tu peux marcher avec ta jambe de bois : je vais réduire ou supprimer ta pension. »
La rente n’est ainsi acquise qu’à titre précaire. Se figure-t-on l’état psychologique du malheureux toujours placé sous le coup de cette menace et amené à considérer que son intérêt serait de ne pas guérir ?
Voilà les résultats du système allemand tels qu’ils ont été établis contradictoirement. Ils en constatent l’échec complet au point de vue financier, juridique et moral.
Mais comme il est impossible à ses auteurs et à ses administrateurs d’y renoncer, ils veulent généreusement persuader au reste du monde de l’adopter.
Un chiffre de 1,17% sur le montait des salaires, qui peut progresser encore, n’est pas indifférent sur le prix de revient des marchandises ; ils ne seraient donc pas fâchés de persuader à leurs concurrents de s’en charger aussi.
Pour moi, de cette discussion il ressort la supériorité du système français de la responsabilité civile.
Il n’y aurait peut-être à faire qu’une modification de procédure dans notre Code : le renversement de la preuve.
Que les industriels, les employeurs multiplient leurs combinaison d’assurance ; qu’ils cherchent à se garantir contre les conséquences des accidents qui peuvent se produire chez eux, rien de mieux : mais qu’ils le fassent en toute liberté, et que l’État, déjà si chargé de tant de lourdes responsabilités, n’assume pas de nouveau celle de se faire assureur universel. C’est en dehors de sa compétence de prévoir les risques et d’y pourvoir. Il ne doit à l’individu que la sécurité àl’intérieur et à l’extérieur. Il commet une injustice quand il prend à l’un pour donner à l’autre : il représente la justice quand il garantit à l’individu que tout dommage provenant du fait d’autrui soit réparé.
Yves Guyot.
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