En 1895, communistes et socialistes radicaux menacent par leurs percées électorales récurrentes de se rendre prochainement les maîtres du pouvoir politique dans l’un des principaux pays de l’Europe occidentale. Commentant la situation anglaise, Yves Guyot trace le tableau assez noir, mais rétrospectivement très vrai, de la société communiste que préparent ces agitateurs. Ce serait une égalité dans la misère, tempérée par quelques privilèges pour la classe dirigeante et ses sbires ; ce serait la léthargie, l’imprévoyance érigées en dogmes, dans le domaine du travail et des arts ; enfin ce serait la contrainte et la répression continuelle, la « dictature militaire », pour briser les désirs de liberté des citoyens récalcitrants.
À quoi ressemblerait une société communiste ?
Par Yves Guyot
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L’avenir du collectivisme en Angleterre, Le Siècle, 11 janvier 1895.
Dans le Siècle du 9 janvier, j’ai analysé l’article-programme de M. Keir Hardie, le leader de l’« IndependentLabour party » en Angleterre. En même temps que la Nineteenth Century le publiait, elle publiait un autre article du professeur Graham sur l’Avenir du collectivisme en Angleterre.
S’il n’est pas nouveau dans le monde, le collectivisme est nouveau en Angleterre, et le professeur Graham s’étonne avec raison des progrès qu’il a faits non seulement parmi les simples manœuvres, mais parmi les ouvriers de métier, qui ont tout à y perdre, et même parmi la bourgeoisie, contre laquelle ce mouvement est dirigé. L’adhésion de la grande majorité des délégués des Trades-Unions, dans les congrès de Belfast et de Norwich, à la nationalisation du sol, du capital et « des moyens d’échange » montre que le socialisme révolutionnaire s’étend en Angleterre et jouera un rôle important dans les prochaines élections.
Il est vrai que M. Keir Hardie se défend d’être un révolutionnaire. Certains bons apôtres du collectivisme proclament qu’ils confisqueront toutes les propriétés en douceur. M. Graham répond avec raison qu’en admettant qu’une majorité de collectivistes existe un jour dans un Parlement « fou », la minorité aurait le droit de résister et elle résisterait. Nous résumons ainsi son argumentation :
« Quand cette majorité déclarerait que tout le sol, tous les capitaux fixes, « tous les moyens d’échange » devraient devenir propriété nationale, est-ce que les gens menacés se laisseraient faire passivement ? Est-ce qu’ils ne considéreraient pas comme une dérision de la loi cette volonté de la majorité ? Est-ce qu’ils ne seraient pas justifiés dans leur résistance, puisque cette mesure serait la violation de l’objet du gouvernement et de la loi qui est la protection des propriétés, des personnes et la sanction des contrats librement consentis. Les citoyens seraient dégagés de tout lien moral à l’égard d’un tel gouvernement et se trouveraient dans le cas de légitime défense.Les Anglais ont pris les armes pour une beaucoup moindre cause dans leur dernière guerre civile, et je pense qu’à moins qu’ils ne soient grandement dégénérés, que la minorité agirait de même dans les circonstances prévues.
Si on pense qu’elle se soumettrait tranquillement, comme la noblesse française de 1789, on se trompe, car alors il n’y avait qu’une petite classe de nobles et de prêtres privilégiés, tandis qu’actuellement ceux qui seraient menacés seraient non pas un petit groupe de capitalistes, comme l’a imaginé Karl Marx, mais un nombreux corps de grands propriétaires, de bourgeois de campagne, de fermiers, de paysans propriétaires, de capitalistes grands et petits, et ceux-ci sont très nombreux, de tous ceux qui ont épargné ou acquis quelque propriété ; de tous ceux dont les intérêts sont connexes avec la bourgeoisie et les capitalistes ; la plupart des membres du clergé ; les fonctionnaires supérieurs dans le civil service et dans l’enseignement ; les grand négociants ; la plupart des journalistes, de hommes de lettres et des artistes. Enfin, beaucoup d’ouvriers préfèrent l’ordre actuel à l’ordre proposé ; tous les honnêtes gens de sens rassis ; tous les hommes supérieurs, comme habileté, énergie et intelligence ; les hommes d’instinct conservateur, comme les travailleurs agricoles ; les ouvriers dont les salaires sont au-dessus de la moyenne… Si nous considérons la qualité aussi bien que la composition de cette minorité, nous constatons que c’est la vraie classe gouvernante. Beaucoup de ses membres sont habitués à commander et à diriger. Telles sont les forces qu’un gouvernement révolutionnaire trouverait en face de lui. Il aurait tout d’abord nominalement le commandement de la force armée et de la police. Mais l’arme se briserait entre ses mains, et, comme l’armée est un genre d’organisme habitué à obéir, elle suivrait un général populaire qui supprimerait ce gouvernement.
S’il y avait une guerre civile, l’issue n’en serait pas douteuse. Mais elle aboutirait à une réaction qui frapperait au moins une génération tout entière : la plus petite tentative pour renouveler une pareille aventure serait réprimée sans pitié, la liberté de presse et de parole supprimée ; et très probablement, s’élèverait un despotisme supporté par les baïonnettes. Ce serait un état de paix et d’ordre maintenu par la force, presque aussi mauvais que la guerre. »
La dictature militaire ! voilà infailliblement à quoi aboutira le socialisme, si un jour, dans un pays quelconque, il devenait assez fort pour essayer d’appliquer son programme.
Mais M. Graham envisage ensuite une autre hypothèse. Il admet que les collectivistes aient triomphé de ces difficultés préliminaires. Leur gouvernement est installé. Il fonctionne. Des résistances sont vaincues. Le collectivisme est établi. La production de la richesse et tous les services sont sous la direction de l’État. Toutes les entreprises privées sont supprimées. On ne fera que les travaux prescrits par les autorités de l’État et on ne fera que certains produits autorisés ; c’est déjà délicat. Mais comment se fera la répartition ? Le partage sera-t-il égal ? Alors ce sera l’égalité dans la pauvreté. Il n’y a actuellement un si grand total de richesses que parce que les parts sont inégales, parce que la rémunération parmi les différentes classes de producteurs varie avec la qualité et la quantité du travail.
C’est parce que les chefs de l’industrieattendent de larges rémunérations qu’ils font de si grands efforts et obtiennent tant de succès, grâce auxquels ils ajoutent une part bien plus grande à la production que celle qu’ils gardent pour eux-mêmes. Si cela est vrai pour les administrateurs et les directeurs, c’est encore bien plus vrai pour les inventeurs et les découvreurs. Si ni les uns ni les autres ne retirent une rémunération suffisante de leurs travaux, il en résultera une double réduction de la production et comme quantité et comme qualité. On n’aura à partager que de la pauvreté.
Lesmédecins, les professeurs, les artistes, les littérateurs, les savants seront éliminés. L’envie des uns pourra être satisfaite : mais la décadence de la civilisation ne tarderait pas à frapper tout le monde, si un pareil régime pouvait durer. Il faudrait bien que ses gouvernants permissent quelques inégalités ; ils en arriveraient à des inégalités de salaires pour eux-mêmes et pour les grands chirurgiens, les grands artistes, etc. De salaires inégaux, vient la possibilité d’épargne ; mais l’épargne suppose l’intérêt. L’État lui-même pourra avoir besoin d’emprunter, en cas de guerre par exemple. Il devra donc devenir complice de « l’usure et l’intérêt, ces engins d’extorsion et de prévention ». Si les particuliers ne peuvent épargner, toucher d’intérêts, ils sont obligés de gaspiller. Il n’y aura plus d’héritage, donc plus d’épargne. Ce sera le régime de l’imprévoyance. Le citoyen collectiviste sera aussi léger de cœur que de propriété et d’argent.
Ce système ne pourrait s’introduire sans fissures, et par les fissures s’infiltrerait la propriété individuelle qui le désorganiserait. Il y aurait dans le gouvernement une opposition qui serait composée des hommes les plus énergiques. La misère qui se serait abattue sur la société leur servirait d’instrument de désorganisation. Le communisme ne tarderait pas à disparaître, et on en reviendrait au système de la propriété privée et de la liberté des contrats, que le progrès de la civilisation a mis tant de siècles à dégager.
Voilà le résumé de cette étude fort remarquable et très serrée ; mais sa publication, le soin avec lequel l’orateur a établi toutes les probabilités de l’avenir du collectivisme montre que le danger apparaît aux Anglais.
Deux ou trois fois cependant, dans son article, l’auteur a soin de dire qu’il est beaucoup moins grave pour l’Angleterre que pour la France, et les apparences lui donnent raison. Ce n’est pas rassurant pour nous.
YVES GUYOT.
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