M. Destutt de Tracy a envisagé les sciences, et en particulier les sciences morales, comme formant un tout dont les parties se tiennent étroitement. Le caractère dominant de ses écrits, c’est un enchaînement rigoureux : les conséquences ne s’y séparent pas des principes, la politique de la philosophie, l’économie sociale d’une connaissance raisonnée de la nature humaine.
Sur le Traité d’économie politique de Destutt de Tracy
Par Henri Baudrillart
Extrait des Études de philosophie morale et d’économie politique, Vol. 2, Paris, Guillaumin, 1858
Édition numérique réalisée par Soufiane Kherrazi, Institut Coppet
M. Destutt de Tracy est du petit nombre des penseurs qui ont envisagé les sciences, et en particulier les sciences morales, comme formant un tout dont les parties se tiennent étroitement, et qui se sont efforcés d’en reproduire l’ensemble. Le caractère dominant de ses écrits, c’est un enchaînement rigoureux : les conséquences ne s’y séparent pas des principes, la politique de la philosophie, l’économie sociale d’une connaissance raisonnée de la nature humaine. Nous aurons donc à caractériser la philosophie de l’éminent publiciste par le côté qui importe à la société et par les applications qu’il en fait à l’économie politique.
Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy naquit le 20 juillet 1754. Sa famille était d’origine étrangère. Quatre frères du nom et du clan de Stutt avaient fait partie de la petite armée écossaise venue sous les ordres de Jean Stuart, comte de Douglas et de Buchan, pour défendre la France contre les Anglais. Fixés sur le sol qu’ils avaient contribué à délivrer, ils reçurent, sous le roi Louis XI, la seigneurie d’Assay en Berri. M. de Tracy descendait du second de ces frères, dont la postérité acquit par alliance la terre de Tracy, en Nivernais. Fidèle à son origine, cette famille ne cessa pas de suivre la carrière militaire. Le propre père de M. de Tracy commandait, en 1759, la gendarmerie du roi à Minden, contre les troupes du duc de Brunswick. Percé de plusieurs balles dans cette journée désastreuse, il fut laissé pour mort sur le champ de bataille : découvert par un serviteur au milieu d’un monceau de cadavres, et rappelé à la vie, pendant les deux années qu’il survécut, il ne lit plus que languir. Héroïquement ferme devant la mort, il adressa ces paroles au jeune de Tracy, alors âgé de huit ans : « N’est-ce pas, Antoine, que cela ne te fait pas peur, et ne te dégoûtera pas du métier de ton père ? » En effet, après avoir achevé à Paris d’excellentes études et s’être formé à Strasbourg aux différents exercices militaires, M. de Tracy entra dans les mousquetaires de la maison du roi. A 22 ans, il était colonel en second du régiment Royal-Cavalerie. Son alliance avec une proche parente du duc de Penthièvre lui valut, vers 1778, le commandement du régiment de ce nom.
Envoyé aux États-Généraux, M. de Tracy siégea dans la Constituante près du duc de La Rochefoucauld et du général La Fayette, et s’associa par ses votes à toutes les réformes opérées par cette glorieuse assemblée. Nommé maréchal de camp par M. de Narbonne, en 1792, et placé à la tète de toute la cavalerie de l’armée du Nord, il obtint, quand survint le 10 août, de son chef le général La Fayette, lui-même à la veille de quitter la France, un congé illimité. Il se retira à Auteuil avec sa femme et ses trois enfants. Là commença pour M. de Tracy une vie nouvelle. Le militaire devint philosophe. Buffon fut sa première étude. Ce maître puissant et aventureux l’intéressa vivement, mais sans le convaincre. Lavoisier et Fourcroy devaient mieux aller à son esprit rigoureux. M. de Tracy puisa chez eux sa méthode d’analyse. Il n’arriva qu’ensuite à Locke et à Condillac, ses maîtres directs en idéologie, nom qu’il devait donner à la philosophie réduite à l’étude des idées de l’esprit humain.
Bien que nous fassions peu de place, dans cet aperçu sur M. de Tracy, à la biographie proprement dite, nous devons en rappeler au moins les traits principaux. Un matin (c’était le 2 novembre 1793), M. de Tracy voit sa maison d’Auteuil enveloppée par un détachement de l’armée révolutionnaire que commandait le fameux général Ronsin. La visite domiciliaire que l’on fit chez lui n’amena la découverte que de notes de philosophie et de science forte inoffensives. Il n’en fut pas moins arrêté, conduit à Paris, écroué à l’Abbaye, puis, au bout de six semaines, transféré à la prison des Carmes. Sans se laisser autrement émouvoir, M. de Tracy continua en prison ses études philosophiques. C’est même là qu’il arrêta son système. Le 5 thermidor, pendant que se faisait entendre l’appel des prisonniers qui devaient être envoyés le lendemain à la mort, et aux noms desquels le sien pouvait être mêlé, il fixa sur le papier les principales idées de ce système si fortement lié, sans s’interrompre un seul instant. Rare et admirable exemple de philosophie pratique donné par une âme ferme et par un esprit d’une trempe vigoureuse ! Grâce à M. de Tracy, l’idéologie a eu aussi son Archimède.
Rendu par suite du 9 thermidor (mais seulement plusieurs mois après) à sa chère retraite d’Auteuil, il y reprit ses travaux, refusant, afin de s’y livrer en repos, l’offre séduisante pour un esprit entreprenant et curieux comme le sien, de faire partie de l’expédition d’Égypte. Les fonctions de membre et de secrétaire du comité d’instruction publique lui furent offertes, et il les accepta. Lié avec Sieyès, M. de Tracy approuva le 18 brumaire, croyant voir dans le premier consul la personnification même de la révolution maintenue et organisée. Nommé membre du sénat, il ne tardait pas à s’y signaler par l’indépendance de ses votes. En 1801 il publiait ses Éléments d’idéologie, et il était de la section de l’Institut consacrée à la philosophie, quand elle fut supprimée, en 1803, par un pouvoir qui n’aimait pas les idéologues. M. de Tracy publia vers la même époque sa Grammaire générale et sa Logique, chefs-d’œuvre d’analyse ingénieuse, de diction ferme et de raisonnement serré. Il se proposait d’y ajouter un Traité de la volonté et de ses effets, dont le Traité d’Économie politique forme la première partie, la seule qu’il ait écrite. En 1806, il mettait au jour son célèbre Commentaire de l’Esprit des lois, non pas toutefois en France, où le moment était peu propice ; mais, gardant le secret sur cet écrit, il le prêta manuscrit à son illustre ami Jefferson, qui le traduisit en anglais et le fit enseigner au collège de Charles et-Marie. Dupont de Nemours, l’ayant lu neuf ans après, en fut enchanté, et pressa vivement d’en prendre connaissance M. de Tracy lui-même, qui s’excusa sur ses mauvais yeux et sur la difficulté de la prononciation anglaise, qui ne lui permettait pas, dit-il, de se faire lire par d’autres. Il en croyait être quitte ; mais, peu de temps après, Dupont de Nemours, dont l’admiration ne se calmait point, lui confia que ce livre lui paraissait si beau, et lui semblait devoir être si utile, qu’il en avait commencé la traduction. M. de Tracy ne crut pas devoir garder plus longtemps son secret, ni souffrir qu’avec beaucoup de peine et d’inévitables infidélités, on rétablit dans leur langue originale des idées que, neuf années auparavant, il y avait mises lui-même. Il se leva, ouvrit un tiroir, y prit le manuscrit du Commentaire, le présenta à Dupont de Nemours, qui fut d’abord un peu surpris, rit ensuite beaucoup, et renonça comme de raison à sa traduction [1].
La carrière philosophique de M. de Tracy est contenue à peu près tout entière dans la période du consulat et de l’empire. Il méditait de donner de nouveaux corollaires à son Idéologie, dans des traités sur la physique, la géométrie et la science du calcul. Nul mieux que lui n’était en état de réaliser cette vaste synthèse. Mais la tristesse et le découragement le prirent quand il se vit atteint par la mort dans ses affections les plus chères. La perte de Cabanis (auquel il devait succéder à l’Académie française) lui laissa surtout un incurable chagrin. Sa philosophie allait bientôt décliner à son tour dans l’opinion publique. Déjà, sous l’empire même, les symptômes d’une doctrine nouvelle se manifestaient dans l’enseignement de M. Royer-Collard, qui battait en brèche Condillac et son école. Pair de France sous la restauration, qu’il avait accueillie, comme une garantie des libertés publiques, et jusqu’à un certain point contribué à amener par le vote de la déchéance, il combattit la réaction de 1815.II rentrait en 1832 à l’Académie des sciences morales rétablie par le roi Louis-Philippe, et n’y paraissait qu’une seule fois. M. de Tracy devait mourir quatre ans après, à l’âge de 82 ans, presque aveugle, mais conservant encore son esprit si net et si résolu, inébranlablement attaché aux convictions philosophiques et politiques qu’il avait reçues de son temps, et qu’il avait lui-même fortifiées et propagées par l’effort de sa puissante réflexion.
C’est l’auteur du Traité d’Économie politique que nous devons apprécier particulièrement. Quelques parties de son Commentaire sur Montesquieu doivent nous occuper aussi. Mais ce qui fait l’originalité et ce qui donne la clef de ces ouvrages, ce sont les principes auxquels l’auteur prend soin de les rattacher. C’est donc là qu’une critique sérieuse doit faire porter l’examen.
Le Traité d’Économie politique s’ouvre par une forte et sévère exposition des idées philosophiques de besoin, de volonté, de droit, sur lesquelles l’éminent publiciste se propose de fonder la science économique. Les fondements psychologiques et moraux qu’il lui assigne en forment-ils réellement une base satisfaisante et complète ? Grave question qui doit être agitée et que nous demanderons la permission d’engager sur le nom justement considérable de M. Destutt de Tracy.
On peut, grâce au ciel, de nos jours, dire qu’un écrivain, un publiciste a professé telle ou telle philosophie sans que cela implique le plus léger blâme sur sa personne ou sur sa mémoire. Quel étrange matérialiste que M. Destutt de Tracy, plus préoccupé, en vue de l’échafaud, de la vérité que de sa vie ! M. de Tracy, disons-le, a été un grand spiritualiste pratique ; mais sa philosophie, on le sait, est la philosophie dite de la sensation. C’est elle, on ne peut s’y tromper, qu’il prétend donner comme base à l’Économie politique.
M. de Tracy a parfaitement saisi et marqué le caractère philosophique de l’Économie politique. L’homme est le point de départ, le centre et le but de son livre. Dans nul ouvrage d’Économie politique, sans en excepter ni l’ouvrage de Smith, un peu incomplet sous ce rapport, ni les remarquables Harmonies économiques de M. Bastiat, ce dessein n’a été si nettement dessiné, si vivement et si logiquement poursuivi. Pour lui, l’Économie politique n’est presque qu’une application de la morale à un ordre particulier de faits réunis par l’idée générale, morale elle-même, de la valeur.
Voilà le mérite éminent de M. de Tracy. Son erreur, selon nous, est de fonder l’Économie politique sur la sensation, sur le besoin seul. Rapporteur impartial, exposons d’abord, au surplus, la pensée du Philosophe. Nous chercherons ensuite à dire en quoi il se trompe.
Les pensées de M. de Tracy sont très-étroitement serrées. Il faut donc réclamer du lecteur un certain degré d’attention.
Convaincu que la volonté de l’homme intervient sans cesse dans le monde économique par le travail, M. de Tracy rapporte la volonté même à la faculté de sentir, dont elle n’est à ses yeux qu’un mode et une conséquence. Sentir est tout pour l’auteur des Éléments d’idéologie. Percevoir, c’est sentir une idée (non point un objet ; car, ainsi qu’il prétend le démontrer dans sa Logique, l’homme n’est en rapport immédiat qu’avec sa propre pensée). Juger, c’est sentir un rapport ; se souvenir, c’est sentir l’impression d’une chose passée ; vouloir, enfin, c’est sentir un désir.
M. de Tracy prend la résolution de montrer que tous les principes que l’économie politique étudie dans quelques-uns du moins de leurs résultats les plus saillants, comme le droit, le devoir, la propriété, ou dans leur nature, comme la valeur, ont leur origine unique dans la sensation, dans le besoin, dans le désir.
Voyons comment notre auteur arrive à formuler ces idées.
« Nous pouvons, dit-il (Introduction du Traité d’Economie politique, § 1), regarder toutes nos propensions, même les plus subites et les plus irréfléchies, comme appartenant à la faculté de vouloir. Aimer et haïr sont des mots uniquement relatifs à cette faculté, qui n’auraient aucune signification si elle n’existait pas, et son action a lieu toutes les fois que notre sensibilité éprouve une attraction ou une répulsion quelconque. Vouloir n’est jamais que désirer quelque chose et craindre le contraire, et réciproquement.
Cette faculté ainsi définie, c’est-à-dire ramenée au désir, produit les idées de personnalité et de propriété.
Comment suis-je une personne ? Parce que je suis doué de sensibilité. Pour l’auteur, la faculté de sentir constitue le moi ; elle est le moi lui-même éprouvant certaines impressions qui lui viennent des nerfs, et réagissant sur l’organisme, et par l’organisme sur le monde. C’est particulièrement cette réaction qui nous donne l’idée nette de ce moi distinct des objets extérieurs. Y compris le corps, qui est nôtre, et non pas nous-mêmes.
Ceci mène M. de Tracy à la propriété.
Elle a son type dans la personne, dans l’individualité
Le moi entraîne le mien. Le moi distinct de celui d’autrui emporte la distinction du tien et du mien.
Nous disons que nous avons un corps, que nous avons des facultés. Ainsi l’idée de propriété naît du sentiment de la personnalité « nécessairement et inévitablement et dans toute sa plénitude. L’idée de propriété et de propriété exclusive naît nécessairement dans l’être sensible par cela seul qu’il est susceptible de passion et d’action, et elle y naît parce que la nature l’a doué d’une propriété inévitable et inaliénable, celle de son individu. »
C’est avec infiniment de raison que M. de Tracy ajoute : « Il fallait bien qu’il y eût ainsi une propriété naturelle et nécessaire, puisqu’il en existe d’artificielles et conventionnelles ; car il ne peut jamais y avoir rien dans l’art qui n’ait son principe radical dans la nature… Cette observation trouvera bien des applications : il me semble qu’on y a pas toujours assez pris garde, et que c’est ce qui fait qu’on a si souvent discouru sur le sujet qui nous occupe , d’une manière fort inutile et fort vague. On a instruit solennellement le procès de la propriété, et apporté les raisons pour et contre, comme s’il dépendait de nous de faire qu’il n’y eût pas de propriété dans ce monde ; mais c’est là méconnaître tout à fait notre nature. Il semble, à entendre certains philosophes et certains législateurs, qu’à un instant précis, on a imaginé spontanément et sans cause de dire tien et mien… Il ne s’agissait pas de discuter d’abord s’il est bon ou mauvais qu’il existe telle ou telle espèce de propriété, dont nous verrons par la suite les avantages et les inconvénients ; mais il fallait avant tout reconnaitre qu’il y a une propriété fondamentale, antérieure et supérieure à toute institution. »
La propriété, base de toute Économie politique, placée ainsi au-dessus des volontés arbitraires, et servant de fondement à toutes les conventions, M. de Tracy arrive aux besoins de l’homme et à ses moyens, qu’un mot résume dans la sphère économique, le travail.
« Les mêmes actes émanés de la faculté de vouloir qui nous font acquérir l’idée distincte et complète de notre personnalité, de notre moi et de la propriété exclusive de tous ses modes, sont aussi ceux qui nous rendent susceptibles de besoins, et qui constituent tous nos besoins ou tous nos désirs. » Mais le besoin ou le désir est un état, et non encore une action. Heureusement le système sensitif a la propriété de réagir sur notre corps. Le sentiment de vouloir acquiert dès lors « une seconde propriété, bien différente de la première, et qui n’est pas moins importante ; c’est de diriger toutes nos actions, et par là d’être la source de tous nos moyens. »
Ces moyens, ce sont nos facultés. L’emploi de ces facultés, c’est le travail.
« La nature, en jetant l’homme dans un coin de ce vaste univers où il ne parait qu’un insecte imperceptible et éphémère, ne lui a rien donné en propre que ses facultés individuelles et personnelles, tant physiques qu’intellectuelles. C’est là sa seule dot, sa seule richesse originaire, et l’unique source de toutes celles qu’il lui procure. »
« Certes, si jamais l’homme a été condamné au travail, c’est à dater du jour où il a été créé être sensible et ayant des membres et des organes ; car il n’est pas même possible de concevoir qu’un être quelconque lui devienne utile sans quelque action de sa part, et l’on peut dire non-seulement, comme le bon et admirable La Fontaine, que le travail est un trésor, mais même que le travail est notre seul trésor. »
« L’application de nos forces à différents êtres est la seule cause de la valeur de tous ceux qui en ont une pour nous, et par conséquent est la source de toute valeur, comme la propriété de ces mêmes forces, qui appartient nécessairement à l’individu qui en est doué et qui les dirige par la volonté, est la source de toute propriété. »
M. de Tracy applique ensuite aux idées de richesse et de dénûment sa pénétrante analyse, et entreprend de démontrer qu’elles naissent aussi de la faculté de vouloir, comme il l’entend.
« Si nous n’avions pas la conscience distincte de notre moi, et par suite les idées de personnalité et de propriété, nous n’aurions pas de besoins (tout cela naît de nos désirs) ; et si nous n’avions pas de besoins, nous n’aurions pas les idées de richesse et de dénûment ; car être riche, c’est posséder des moyens de pourvoir à ses besoins, et être pauvre, c’est être dénué de ces moyens. »
« A prendre les choses dans cette généralité, on sent bien que nos richesses ne se composent pas seulement d’une pierre précieuse ou d’une masse de métal, d’un fonds de terre ou d’un outil, ou même d’un amas de comestibles ou d’un logement. La connaissance d’une loi de la nature, l’habitude d’un procédé technique, l’usage d’une langue pour communiquer avec nos semblables et accroître nos forces par les leurs, ou du moins pour n’être pas troublé par les leurs dans l’exercice des nôtres ; la jouissance de conventions faites et d’institutions créées dans cet esprit, sont autant de richesses de l’individu et de l’espèce ; car ce sont autant de choses utiles pour accroître nos moyens, ou du moins pour en user librement, c’est-à-dire suivant notre volonté et avec le moins d’obstacles possible, soit de la part des hommes, soit de celle de la nature, ce qui est encore augmenter leur puissance, leur énergie et leur effet. Nous appelons tout cela des biens. Or d’où viennent-ils ?… De l’emploi que nous faisons de nos facultés.
Même explication de la valeur, ainsi qu’on a pu le voir déjà : « Tous ces biens ont parmi nous une valeur déterminée et fixe jusqu’à un certain point ; ils en ont même toujours deux : l’une, est celle des sacrifices que nous coûte leur acquisition ; l’autre, celle des avantages que nous procure leur possession. Quand je fabrique un outil pour mon usage, il a pour moi la double valeur du travail qu’il me coûte d’abord et de celui qu’il va m’épargner par la suite. »
De la faculté de vouloir naissent encore les idées de liberté et de contrainte, appelées à jouer un rôle si considérable dans la discussion des questions économiques.
M. de Tracy entend par liberté la puissance d’exécuter sa volonté, d’agir conformément à son désir. Elle est, dit-il, expressément la même chose que le bonheur. De même la contrainte est à proprement parler notre seul mal. L’auteur remarque avec justesse que la société, au lieu de restreindre, développe au contraire la liberté prise en ce sens.
Reste à tirer de ces principes les idées de droits et de devoirs. Tous les droits, suivant M. de Tracy, naissent des besoins, et tous les devoirs des moyens. « Notre devoir unique est d’accroître la puissance de nos moyens et d’en bien user, c’est-à-dire encore d’en user de manière à ne la gêner ni ne la restreindre. » Ces idées de droits et de devoirs ne lui paraissent pas d’ailleurs si exactement corrélatives qu’on le dit communément : celle de devoirs est subordonnée à celle de droits comme celle de moyens l’est à celle de besoins, puisqu’on peut concevoir des droits sans devoirs, et qu’il n’y a des devoirs que parce qu’il y a des besoins.
Il parait difficile d’expliquer avec cette notion du devoir, qui ne nous lie qu’envers nous-mêmes, nos rapports avec nos semblables : tous, en effet, ont autant de droits que de besoins, et le devoir général unique de satisfaire ces besoins, « sans aucune considération étrangère. » M. de Tracy s’en tire en faisant naître le juste et l’injuste des institutions humaines. Hobbes a eu, dit-il, pleinement raison d’établir le fondement de toute justice sur les conventions. Car « les besoins et les droits des autres êtres sensibles ne font rien aux nôtres. » Voilà la dernière conséquence tirée par M. Destutt de Tracy : il n’y a pas à proprement parler de devoirs réciproques, mais seulement des devoirs envers nous-mêmes.
On aura été frappé nécessairement de la suite de ces idées sortant les unes des autres par voie de génération presque forcée, et de la lumière qu’elles projettent les unes sur les autres, même dépourvues des observations de détail et des conséquences secondaires dont l’auteur les accompagne. Il y a disons-le, de grandes et capitales vérités dans l’analyse de M. de Tracy. C’est une idée profondément vraie de rattacher étroitement, comme il le fait, la propriété à la personne humaine, et d’en faire un principe inséparable et presque synonyme de notre existence elle-même. Le travail est aussi analysé avec beaucoup plus de profondeur, quant à son principe philosophique, que dans l’ouvrage d’Adam Smith, trop peu soucieux, quoique philosophe, de ces discussions de principes. Cependant, nous n’hésitons pas à le dire, M. Destutt de Tracy a donné une base ruineuse à l’Économie politique en la cherchant dans la philosophie de la sensation. Nous allons essayer de le prouver en constatant avec respect, mais avec fermeté, les erreurs d’un maître, et en indiquant quels sont les principes méconnus par l’auteur de l’Idéologie, et qu’il importe de rétablir à la base même de l’Économie politique.
Les besoins sont sans aucun doute la condition de toute valeur et de toute utilité. Une chose dont nous n’avons pas besoin est pour nous de nul prix. Et cependant le besoin n’est pas le fondement vrai de l’Économie politique, et cela pour une raison qui nous parait décisive : c’est que du besoin ne peuvent naître ni la liberté, quoi qu’en ait dit l’habile logicien, ni la justice, antérieure aux conventions humaines, quoi qu’il ait professé là-dessus.
M. de Tracy ramène la faculté de vouloir à la faculté de sentir, la volonté au désir. N’est-ce pas là une confusion, et une confusion telle qu’elle ne doit engendrer que des conséquences fausses et qui pourraient être funestes en d’autres mains que les siennes ? Pour nous, nous tenons, avec la conscience universelle, que désirer et vouloir sont, non pas deux modes distincts d’une même faculté, mais deux faits moraux dont la différence va souvent jusqu’à la contradiction. Obéir à un désir, et faire un effort de volonté, sont choses trop opposées pour dériver de la même faculté. Mon âme, le moi, quel qu’en soit le principe, est passif dans le premier cas, et dans le second, exerce l’action, parfois au prix de bien des luttes et des déchirements. Ces luttes, qu’attestent-elles, sinon le conflit de la liberté humaine agissant à la lumière du principe moral par exemple, ou, si vous voulez même, d’un calcul, avec le désir, avec la passion ? Le sacrifice du présent à l’avenir, du caprice à la raison, fût-il intéressé, implique un libre effort de l’être actif et volontaire. Portez le désir au comble, l’homme ne se possède plus ; portez la volonté au comble, l’homme est maître de lui ; il se gouverne, il s’appartient souverainement.
Nous avons dit que ce n’est point là une métaphysique vaine et sans conséquence pour la science économique. Il est bien clair, en effet, que l’économie politique suppose la liberté ; mais est-ce la liberté comme l’entend M. Destutt de Tracy ? Nous soutenons que cette liberté-là ne peut créer aucun droit véritable, aucun devoir dans le sens vrai du mot. En effet, elle ne signifie pas pour ce philosophe autre chose que la puissance. Le droit ne saurait naître sans doute de la puissance, qui n’est qu’un fait. Direz-vous, avec l’auteur du Traité d’Économie politique, qu’il naît du besoin, et que nous avons autant de droits que de besoins, sans faire intervenir aucun autre principe ? Prenez garde. Cette maxime des besoins servant de mesure aux droits et les constituant même, est une maxime bien connue : c’est celle de M. Louis Blanc et des communistes. « A chacun suivant ses besoins. » Tel est le droit, comme le comprennent la plupart des écoles socialistes, parfaitement conformes à la théorie qui identifie le besoin et le droit. Voilà donc l’économie sociale faussée dès le principe et poussée dans des voies antilibérales, antisociales.
C’est l’existence même de la liberté morale, il faut bien l’avouer, qu’a méconnue le célèbre idéologue. Au fond il la nie. La liberté n’est pas pour lui cette faculté connue de tous sous le nom de libre arbitre, la puissance tout intérieure de prendre certaines résolutions qui resteraient libres, alors même que la paralysie de nos membres les rendrait impuissantes. Ne voyant partout que la sensation qui se transforme, M. de Tracy ne saurait aboutir à la vraie liberté. La sensation est fille de l’organisation et du monde extérieur. Or, l’organisation est un fait fatal, aussi bien que le milieu qui nous entoure. M. Destutt de Tracy entreprend donc d’établir une Économie politique libérale, sur quoi ? Sur le fatalisme en morale. Nous le disons hautement à une philosophie qui vise à être logique : c’est une contradiction ! à une philosophie qui se croit positive : c’est une chimère !
Nous voulons la liberté économique ; commençons donc par reconnaître franchement la liberté morale, parfaitement irréductible à la sensation irresponsable et fatale.
Pour la philosophie sensualiste, le salaire du travail, le profit du capital sont de pures satisfactions des besoins. Pour nous, ils sont de vrais droits, c’est-à-dire la rémunération due à l’effort libre et dès lors méritoires. Une sensation (transformée ou non), veuillez en effet nous le dire, que mérite-t-elle ? Quel est le mérite d’un besoin ? La légitimité de toute rétribution économique ne se trouve que dans le mérite moral du travail ou l’épargne, qui suppose elle-même le travail antérieur et le sacrifice volontaire. Otez la liberté du moi, vous supprimez du même coup le droit, pour ne laisser subsister que le fait, un fait sans racines et sans raison d’être, que le législateur pourra réglementer suivant son caprice. Le travail libre, type et fondement de toute propriété, suppose un principe spirituel (car la loi de la matière est la fatalité) ; il suppose un principe actif qui se possède avant de posséder le monde, qui se constitue et se développe par un travail interne, loi essentielle de sa propre existence, condition et mesure de son propre progrès.
L’application de cette force libre aux choses dont elle s’empare et qu’elle modifie, fonde la propriété, qu’elle rend respectable par là même à toutes les autres forces intelligentes et libres, qui ne pourraient sans usurpation s’exercer sur une matière déjà appropriée et s’emparer d’instruments déjà possédés légitimement. La propriété est sacrée parce que la force active qui constitue l’homme est sacrée elle-même. Le travail est libre parce que la liberté est l’essence du moi actif, qui ne peut perdre la liberté sans perdre à la fois la possession de lui-même et la conscience, sans devenir alienus à se.
Nous ne nous étonnons pas que M. Destutt de Tracy ait fondé la justice sur des conventions, et non sur un sentiment naturel et sur un principe obligatoire. Le respect mutuel ne saurait être en effet la loi du besoin. Pourquoi des êtres qui sont réduits à des sensations, ou plutôt qui sont des sensations, se respecteraient-ils mutuellement ? Ils peuvent se rechercher par égoïsme, c’est-à-dire s’exploiter mutuellement. Hors de là, leur état réciproque est de se craindre et de se haïr. Hobbes l’a bien compris.
M. de Tracy devait chercher à échapper à une conséquence si éloignée de ses sentiments de justice et d’humanité. Il est, selon l’auteur du Traité d’Économie politique, de l’intérêt bien entendu de l’individu sensible de respecter les autres êtres de même espèce dans leur personne, et dans leur propriété qui en est le développement. Nul doute, en effet, que tel ne soit l’intérêt mutuel des hommes en société. Mais nous demanderons à notre tour : le sentiment du juste attend-il cette conception réfléchie pour se développer ? Cette conception même est-elle le véritable fondement de la justice ? Non assurément ; car, ou il faut révoquer en doute le témoignage de la conscience humaine, ou il faut avouer qu’avant même toute expérience des résultats favorables ou funestes, cette idée et ce sentiment existent déjà. Qui ne sait combien le sentiment moral se montre déjà scrupuleux chez certains enfants ? De plus, faut-il répéter après les moralistes les plus autorisés, ou plutôt avec le sens commun, que le juste nous apparaît comme obligatoire, et que sa violation entraîne non pas seulement des regrets, mais des remords ? remords qui ne sont pas même un effet de la sympathie : car, par exemple, l’individu volé peut être riche et n’éprouver aucune privation en perdant une parcelle de son bien qui sera pour le voleur toute une fortune. Vouloir trouver une règle obligatoire, une règle invariable dans le besoin, même élevé à la dignité de l’intérêt bien entendu, c’est porter un défi à la nature des choses. Tout le monde distingue le devoir de l’intérêt ; or comment le besoin deviendra-t-il une règle sacrée pour l’homme ? Tourmentez la sensation par la plus habile dialectique, vous n’en ferez jamais, quoi que vous fassiez, sortir qu’elle-même. Raffinée ou compliquée d’éléments différents, elle pourra arriver à la subtilité, à la délicatesse du sentiment : exaltée, elle deviendra la passion. Elle ne devient jamais la régie fixe, sacrée, universelle du devoir.
Faisant dériver la justice des contrats, de même qu’il réduit la volonté à la sensibilité, et la liberté au désir, M. de Tracy a dû donner pour principe à l’Économie politique l’utilité. C’est là encore, selon nous, une erreur qui doit être combattue avec d’autant plus de soin qu’elle est peut-être plus répandue. L’utilité est la matière et le but de l’Économie politique, elle n’en est pas le principe. Le principe de l’Économie politique, c’est la liberté, c’est la justice qui n’est que le respect obligatoire des êtres libres les uns par les autres. Sans doute l’intérêt est le grand ressort de l’industrie : on a eu raison de dire qu’on ne fabrique pas par sympathie, qu’on ne vend pas par devoir, et que tout système qui donnerait pour base à l’industrie le sentiment du devoir, ou je ne sais quelle exaltation humanitaire, serait radicalement vicieux et impraticable. Mais il n’en est pas moins vrai que la liberté du travail et la liberté du commerce, qui n’en est qu’une application, nous apparaissent chez l’individu comme des droits, bien avant que nous ayons découvert leurs effets si bienfaisants pour l’individu lui-même et pour la société prise en masse. Que l’État me défende d’exercer telle industrie que je voudrai et comme je voudrai dans la limite du droit d’autrui, je me considère non-seulement comme sacrifié dans mon intérêt, mais comme lésé dans un droit respectable en lui-même ; j’en éprouve non-seulement l’irritation naturelle que cause un dommage, mais l’indignation que donne une injustice commise, même celle dont on n’est pas personnellement la victime. Lorsque l’État interdit la liberté de l’industrie et patronne le système prohibitif et réglementaire, il invoque aussi l’utilité. La raison tirée du droit est seule inexpugnable au sophisme, et les atteintes qu’il reçoit portent un nom qui, sans controverses, parle haut et clair chacun : l’oppression, l’iniquité.
C’est donc en vue même des vérités économiques dont M. de Tracy s’est montré l’interprète habile et convaincu, que nous croyons qu’il y a lieu d’apporter de graves modifications à ses principes. Il a eu le désir généreux et conçu l’utile dessein d’écrire la philosophie de la science : à dire le vrai, nous ne pensons pas qu’il y ait réussi. Nous croyons pouvoir ajouter, avec une pleine conviction, qu’eût-on cent fois le talent et l’esprit de l’éminent publiciste, on ne saurait y réussir en dehors du spiritualisme, qui n’est que la conscience universelle traduite dans la langue de la métaphysique.
Il serait d’une moindre importance de suivre M. Destutt de Tracy dans la partie technique de son Traité d’Économie politique. Elle conserve la même liaison étroite de toutes ses parties. Elle est l’exposition la plus concise, la plus rigoureuse qui ait été faite de la science. Pour le fond même des idées, M. de Tracy est un disciple de Smith et surtout de Say, dont il reproduit les opinions en leur imprimant un caractère nouveau par cette forme de raisonnement logique qui lui est propre. Son style, dépourvu d’ornements, est d’une simplicité expressive et d’une distinction sévère. S’il crée peu quant au fond, il ne manque pas d’invention dans les détails. Contre les physiocrates et les disciples de l’opinion d’Adam Smith sur le travail improductif, il établit avec sa supériorité philosophique ordinaire que toutes les industries sont productives, et le sont au même titre et de la même manière : c’est ainsi qu’il les classe sous deux chefs, l’industrie fabricante, y compris l’agriculture, et l’industrie commerçante. Il suit et développe ensuite dans ses principes et dans ses effets économiques le progrès de l’inégalité, l’établissement du salariat, l’intérêt qu’a le pauvre comme le riche au maintien de la propriété, étudie le principe de la valeur, fixe les caractères de la monnaie et raconte l’instructive expérience des assignats, constate le rapport que la population doit garder avec le capital, définit et combat les consommations dites improductives, trace enfin les règles qui président à l’impôt qu’il regarde comme une charge et non comme un placement, et examine les emprunts publics qu’il juge un mal non-seulement dans l’abus qu’on en fait, mais dans leur usage même, qui est déjà un abus. Sur tous ces points, M. de Tracy observe presque toujours avec exactitude, argumente avec puissance et conclut avec décision.
La partie économique du Commentaire de l’Esprit des Lois est certainement la meilleure du livre. Inférieur à Montesquieu pour l’étendue des perspectives, l’interprétation des lois et cette facilité à tout comprendre, abusive d’ailleurs quand elle mène à tout justifier, il lui est supérieur dans l’intelligence de la vraie nature et des vrais intérêts de la société. Génie moins vaste, il montre un esprit mieux au courant de ce qui fait et doit faire le caractère des sociétés modernes. Montesquieu s’y est bien souvent trompé ; et ce qu’il dit de l’invention des moulins, nuisible selon lui, à la classe ouvrière : de la population, dont il veut encourager le développement, de la propriété elle-même, dans laquelle il voit une pure production de la loi, prouve combien ces matières, d’ailleurs encore peu débrouillées de son temps, sont étrangères à son génie. En combattant Montesquieu, M. de Tracy, dans ce livre, où tout est mâle et rapide, prend son point de départ dans la raison, non dans l’expérience et dans le passé. Son code est un code idéal : il en a les mérites, c’est-à-dire le sentiment du but à poursuivre indépendamment des combinaisons arbitraires qui ont plus ou moins violé les principes et plus ou moins violé la justice, et les défauts, c’est-à-dire la confiance trop grande et presque sans bornes dans les lumières et le bon sens des hommes. Critiquant la division célèbre et fautive des gouvernements par Montesquieu, il en propose une qui offre aussi ses difficultés. Il divise les gouvernements en gouvernements spéciaux, c’est-à-dire d’intérêts privés et se suffisant à eux-mêmes, qu’ils soient d’ailleurs monarchiques ou républicains aristocratiques, et en gouvernements nationaux, c’est à-dire issus du consentement, quelle qu’en soit d’ailleurs la forme. Il est bien entendu que les gouvernements nationaux sont les seuls légitimes. C’est fort bien. Mais n’est-il pas à craindre que les gouvernements nationaux, issus du peuple, une fois constitués, ne deviennent terriblement spéciaux ? Ce n’est pas, au reste, que M. de Tracy se montre partisan de la démocratie pure non plus que du despotisme, même délégué. Bien loin de là, il considère la démocratie pure comme ne pouvant exister que chez des peuples presque brutes et dans un petit territoire. Quant au despotisme, il le définit dans ces termes énergiques : « La monarchie dans l’état de stupidité. » Le gouvernement représentatif lui apparait seul comme celui qui convient aux peuples avancés. Il l’appelle « la démocratie de la raison éclairée, » et en trace un tableau magnifique. Cette forme admirable et définitive ne peut venir qu’après toutes les autres, c’est-à-dire qu’après la période de démocratie pure et de despotisme fondé sur l’ignorance et la force ; qu’après la période d’aristocratie sous un chef (comme l’ancienne monarchie française) ou sous plusieurs, fondée, suivant lui, sur l’opinion et sur les idées religieuses. Le gouvernement représentatif, au contraire, a pour appui la raison et correspond aux époques philosophiques, exclusives, d’après l’auteur, de la puissance des idées religieuses ; elles excluent également la force qui se venge au lieu de la justice qui punit sûrement mais modérément, et simplement pour empêcher le mal à venir : car la justice, pour M. Destutt de Tracy, fidèle à sa doctrine en matière pénale comme en tout autre, a l’utilité pour unique fondement. Non content de critiquer, il propose un plan de constitution. Ami de la simplicité en fait de gouvernement, et pourtant témoin des abus qu’elle peut engendrer, il fondait sa constitution, comme Montesquieu lui-même, sur la séparation des pouvoirs, à la délégation desquels il appelait tous les citoyens. Une assemblée se renouvelant par parties formait la puissance législative. La puissance exécutive se composait d’un collège de quelques hommes d’État. Au-dessus de ces deux corps, s’en plaçait un troisième chargé de conserver, d’empêcher la violation de la constitution et des lois, qui vérifiait les élections, jugeait les crimes d’État, surveillait et destituait les fonctionnaires, et dont les membres élus à vie, ne pouvaient remplir d’autres fonctions. M. de Tracy croyait cette constitution plus viable que celles qu’il avait vues naître et s’écrouler. Pour mettre l’État à l’abri des révolutions, il voulait que, dans certaines circonstances et suivant certaines formes, une convention fût nommée dont l’unique objet serait de réviser le pacte social. Telle était l’utopie de M. Destutt de Tracy, si peu utopiste d’ailleurs ; mais qui peut aimer l’humanité et se flatter d’échapper entièrement à l’utopie ? Après tout, on trouvera peut-être que la constitution de M. de Tracy, bien examinée, n’était pas plus mauvaise que d’autres qui ont vécu.
Le mérite de M. de Tracy dans ses conceptions politiques, quelle qu’en soit la valeur intrinsèque, est de les arranger en vue des intérêts permanents de la société qu’il suppose avec raison préexister aux arrangements de la politique, malgré le trop d’étendue qu’il donne aux conventions. Ce n’est plus de la politique classique d’après les anciens, comme on en faisait beaucoup encore de son temps, mais de la politique économique, comme l’entendent de plus en plus les peuples modernes chez lesquels l’homme prime le citoyen, le travail la force, et l’industrie la guerre. Quelles que soient donc les critiques que mérite, selon nous, sa philosophie économique fondée exclusivement sur le besoin, et admettant l’erreur d’un contrat antérieur à la justice, la manière dont M. de Tracy revendique et établit ces grandes vérités, suffirait seule à assurer au philosophe, à l’économiste une place éminente dans les sciences de l’ordre moral.
[1] Notice historique sur m. Destutt de Tracy, par M. Mignet.