Sur le plan moral comme sur le terrain économique, les dysfonctionnements du capitalisme ne peuvent servir de base à une critique utile et à une politique progressiste que si les maux dénoncés lui sont vraiment spécifiques, inséparables de ce qui en fait l’essentiel. Or il est constant de voir attribuer au capitalisme des mérites, dans l’ordre du mal, qui ne lui reviennent pas en propre, comme s’il avait pour mission d’assumer les péchés du monde, y compris ceux de ses devanciers et même de ses adversaires. Dès le moment où l’inquisiteur impute au capitalisme, par exemple, la guerre, ce qui est courant ; ou le génocide, ou l’asservissement de sociétés relativement faibles par des sociétés plus fortes, ou l’oppression de la femme, ou la répression sexuelle, ou l’abus du pouvoir politique, ou encore le racisme ou même l’analphabétisme, la réponse devient difficile, parce qu’elle nécessite un résumé d’histoire universelle aussi fastidieux qu’érudit.
Jean-François Revel, dans ses nombreux livres, a toujours été un virtuose en la matière. Il savait convoquer les faits historiques, politiques et économiques pour démontrer la falsification des adversaires de la liberté.
Source : La tentation totalitaire, Le livre de poche, 1976, p 210 et suivantes.
Tous [les chefs d’accusation contre le capitalisme] découlent d’un thème central : le capitalisme a eu, il faut le reconnaître, la faculté de stimuler prodigieusement la production, parce qu’il subordonne toute l’activité à la poursuite du profit ; mais, pour cette même raison, il sécrète des venins funestes et libère des forces destructrices, dont il ne peut en aucune manière colmater la source, de sorte que, en définitive, il anéantit lui-même ce qu’il a créé. Parmi ces conséquences néfastes figurent l’inflation, le chômage, le chaos monétaire, financier et commercial, lié à l’inéluctable anarchie d’une économie de marché (subordonnée au profit et non aux besoins), le gaspillage des ressources naturelles, l’incapacité à tirer le tiers monde du sous-développement, l’impérialisme.
Jean Baechler, dans ses Origines du capitalisme (Gallimard, « Idées », pp. 60 et suivantes), a déjà mis en garde contre la tendance et l’erreur qui consistent à attribuer, au capitalisme des phénomènes économiques, des comportements humains, des fléaux sociaux ou des forfaits politiques attestés en Histoire bien avant l’apparition du système. J’ajouterai : et que l’on retrouve aujourd’hui dans d’autres types d’économie. L’étiage de l’esprit scientifique (fondement du socialisme, ne l’oublions pas) devrait être au moins de ne pas prendre pour la cause d’un fait quelque chose qui n’existait pas alors que ce fait existait déjà, ou qui ne l’accompagne pas nécessairement là où on le constate.
Baechler rappelle, par exemple, à quel point on se fourvoie quand on traite comme spécifiques du capitalisme l’économie de marché, ou bien la recherche du profit. « Les sociétés mésopotamienne, grecque, hellénistique, romaine, abbasside, chinoise ont elles aussi connu des développements considérables du marché. » Certes, le jeu de l’offre et de la demande qui constitue l’économie de marché n’est- jamais totalement libre. Tout système est un mélange en proportions variables de dirigisme et de libre-échange. Le seul exemple de dirigisme intégral est probablement l’économie inca, où l’offre et la demande ne jouaient aucun rôle, l’État collectant tous les produits et distribuant tous les revenus.
Quant à l’économie capitaliste contemporaine, elle est beaucoup moins purement « de marché » que bien des économies préindustrielles (celle du monde méditerranéen entre le VIe et le XIIe siècle, par exemple. Voir Maurice Lombard, L’Islam dans sa première grandeur, Paris, 1971, Flammarion), tant elle est réglementée comme marché du travail et comme marc des produits. La recherche du profit n’est pas non plus caractéristique du seul capitalisme. Bien sûr j’entends, ici, recherche du profit non pas dans sens général d’avidité humaine, ce qui serait banal mais dans le sens d’activité ayant pour but claire formulé de faire fructifier un capital et de dégager des marges bénéficiaires. On trouve dès le XXe siècle avant notre ère, en Cappadoce (J. Baechler se réfère ici à P. Garelli, Les Assyriens en Cappadoce, Paris, 1963), dès le vie, à l’époque néo-babylonienne et achéménide, et au Moyen Age l’époque abbasside plus encore, des importateurs des exportateurs, des réseaux commerciaux et chambres de commerce, des banques, et des entrepreneurs qui travaillent avec l’argent des banques. C’est d’ailleurs là du capitalisme — quoique n e associé au développement technologique industriel moderne qui constitue, en fait, l’élément véritablement nouveau depuis la fin du XVIIIe siècle de notre ère.
De même que ces historiens se sont demandé si certains types d’initiative économique étaient réellement propres à notre temps, de même doit-on examiner si les « contradictions » — inflation, chômage — sont réellement celles « du capitalisme », et de lui seul. Là encore, deux questions : les trouve-t-on avant lui ? Les trouve-t-on hors de lui ? Il faut beaucoup d’indifférence à l’Histoire pour affirmer que l’inflation ou le désordre monétaire sont les marques de la « crise mondiale du capitalisme » de 1973, ou de celles, encore plus mondiales, si l’on peut dire, qui l’ont précédée, ou qui vont la suivre. Depuis que la monnaie a été inventée, il y en eut de la bonne et de la mauvaise, de la dépréciée et de l’appréciée, il y eut des devises fortes dans lesquelles se réglaient les échanges internationaux, et des monnaies (tous les récits de voyageurs l’attestent ; de Marco Polo à Taine, en passant par Dürer et Montaigne) dont il fallait soigneusement se défaire sur place, parce que, trop faibles, elles étaient notoirement refusées hors des frontières de l’autorité émettrice. La chose est encore courante aujourd’hui. En 1963, à Bucarest, on m’a ri au nez quand j’ai voulu changer un peu d’argent hongrois qui me restait pour de l’argent roumain. La Banque d’État n’acceptait que les devises capitalistes. Quant à l’inflation, l’Europe et le monde méditerranéen en ont rarement connu de pire que celle des deux derniers siècles de l’Empire romain, dont Santo Mazzarino, notamment, entre, 1950 et 1960, a renouvelé la connaissance et analysé l’endémique crise économique, financière et monétaire (Santo Mazzarino, Aspetti sociali del tardo Impero ; L’Impero romano ; La Fine del Mondo antico, traduit en français : La Fin du monde antique, Paris, 1973, Gallimard).
Au début du deuxième millénaire, dans cette Cappadoce étudiée par Garelli, les banquiers prêtaient à 33 % l’an, ce qui semble révéler une certaine érosion de la monnaie. La seconde moitié du XVIe siècle de notre ère fut en Europe occidentale une période de forte inflation qui amputa douloureusement le pouvoir d’achat des bénéficiaires de revenus fixes, stipulés sans méfiance, antérieurement, en période de stabilité des prix. La seconde moitié du XVIe siècle vit le cours du blé varier, selon les années et les récoltes, du simple au décuple, et davantage. Quelle que soit l’indiscipline des prix au cours de notre constante et insurmontable crise du capitalisme, il est rare (sauf quand les cataclysmes consécutifs aux deux guerres mondiales ont provoqué l’arrêt temporaire quasi total de l’activité économique) de voir le steak familial ou la douzaine d’oeufs passer brusquement au prix du caviar Sevruga – un caviar qui devient en outre, pour une saison, ou même plusieurs, la seule denrée alimentaire matériellement existante.
Certaines variétés d’inflation par la demande peuvent, en revanche, ne pas se répercuter sur les prix apparents, qui sont bloqués, mais se mesurer d’une autre manière : par la longueur des files d’attente devant les magasins. C’est là le type d’inflation propre aux pays communistes. Si un produit n’existe pas, le prix, par définition, n’en saurait monter, même s’il existe dans la population un pouvoir d’achat : c’est l’épargne forcée. S’il est simplement rare, et que prix en soit bloqué, on assiste à un triple phénomène les magasins spéciaux, réservés aux privilégiés — bureaucrates, détenteurs de devises fortes, files d’attente devant les magasins d’État ouverts au commun. (…)
On ne saurait donc considérer l’inflation comme d’origine exclusivement capitaliste. (…) Je n’excuse pas l’inflation capitaliste, je me borne à constater que l’on fait croire chaque jour à des millions de lecteurs et d’auditeurs que l’inflation a été apportée sur la Terre par le capitalisme. Comme l’aurait été le chômage ou la destruction de l’environnement naturel. Et l’on fait croire, par voie de conséquence, qu’il suffirait de « supprimer le capitalisme » pour qu’apparaissent aussitôt une stabilité éternelle des prix, le plein-emploi universel — avec constante augmentation des salaires (ne suffirait-il pas d’abolir le profit ?) — et le paradis écologique.
Or, le chômage existait bien avant le capitalisme, ou, plus exactement, ce qui existait de façon chronique, tantôt aiguë, tantôt modérée, c’était la stérilité relative d’une économie incapable de faire vivre tous les hommes nés à l’intérieur de son aire. Car la question de base est bien là : une société parvient-elle d’abord à entretenir physiquement sa population en période de crise — ou pas ?
Plus ou moins décemment, c’est une autre affaire, où interviennent la justice, l’égalité, l’humanité. Mais, pour qu’elles interviennent, il faut d’abord que les gens soient en vie, c’est à-dire qu’il y ait production correspondant aux besoins, que le problème strictement biologique soit résolu, et il ne l’a été et ne l’est encore que dans la période et l’aire de développement du capitalisme industriel. De ce fait, la notion de chômage est une notion moderne, découlant de celle d’emploi, liée à son tour à l’existence d’un marché du travail. Pour que l’oisiveté forcée soit ressentie comme perte d’emploi, il faut réunir au préalable les conditions où se rencontrent employeurs et employés, contrats de travail et salariat, embauche et licenciement : toutes conceptions largement étrangères au monde préindustriel. Pourtant, toute situation où il y a plus de bras à occuper que les champs ne peuvent en occuper, de bouches à nourrir qu’ils ne peuvent en nourrir, soit de façon chronique, soit à la suite de difficultés exceptionnelles, soit, le plus souvent, par l’addition des deux, est une situation de chômage. Ce chômage-là, il est vrai, ne faisait l’objet d’aucune statistique. Ou plutôt si : la statistique du chômage, dans les sociétés traditionnelles, comme dans les sociétés rurales sous-développées d’aujourd’hui, c’est la statistique de la mortalité. La petite annonce de nos demandes d’emploi était le faire-part de décès. Le bureau de placement, c’était le cimetière. Les chômeurs étaient dans la tombe. Ou, alors, sur les grands chemins : mendiants, brigands, vagabonds, bandes d’enfants orphelins ou abandonnés, ceux, du moins, qui avaient survécu à la mortalité précoce ou à l’infanticide, si couramment pratiqué. (…)
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