LA LIBERTÉ ET LE DROIT de Bruno Leoni. Préface de Carlo Lottieri
Editions des Belles Lettres, Bibiliothèque classique de la liberté, 2006.
L’Institut Coppet remercie l’éditeur, Les Belles Lettres, de l’autoriser à publier cette préface.
Par Carlo Lottieri
Dans les modernes démocraties on propage facilement l’illusion tout à fait immorale qu’on puisse tirer des avantages des rapports de domination et être donc dans le groupe de ceux qui oppriment, et non dans le groupe de ceux qui sont opprimés. L’objectif est d’être avec les bénéficiaires (les tax-consumers) plutôt qu’avec les victimes (les tax-payers). Les lobbies (professionnels, syndicaux, territoriaux, religieux, culturels, etc.) tirent leur force de leur capacité à mobiliser une large partie de la société et du rôle qu’ils jouent dans le partage des ressources collectives.
C’est cette même logique de la croissante participation des individus à la vie publique qui, en d’autres termes, rend de plus en plus autoritaires les ordres politiques contemporains.
Mais il est également vrai que le pouvoir public ne se serait pas facilement imposé sans s’appuyer sur des croyances de nature mythique et irrationnelle. À propos de l’élection des représentants, Leoni parle de « procédures cérémonieuses et presque magiques(1) », en soulignant que la théorie démocratique présuppose que les élus possèdent une « mystérieuse intuition(2) » capable de les faire devenir interprètes de la volonté des électeurs. A plusieurs reprises Leoni fait référence « au culte convenu que notre époque voue aux vertus de la démocratie “représentative(3)” » et il ne renonce pas à citer la très connue opinion de Herbert Spencer sur la superstition du droit divin des majorités(4).
Selon un préjugé aujourd’hui largement accepté, les systèmes démocratiques annuleraient la distance entre le souverain et les citoyens : la connexion entre le « représentant » et le « représenté » serait très étroite grâce à la fiction qui voit dans les élus les interprètes de la volonté générale et du bien commun. Mais Leoni est loin d’être optimiste sur ce sujet.
Sa thèse est que, dans les systèmes politiques contemporains, la représentation ne subordonne pas les hommes politiques aux citoyens, en premier lieu parce que la relation n’est pas individuelle ni volontaire. En plus, ceux qui participent aux élections ne sont pas appelés à s’exprimer face à des objectifs définis, mais ils se trouvent à choisir hommes et/ou partis qui proposent des visions très générales. Ce qui nous est offert est un « paquet » complet, avec des idées qui peuvent nous plaire et d’autres que – au contraire – nous n’aimons pas. Et il n’y a pas la possibilité de retirer le mandat, ce qui permet au parlementaire, qui devrait interpréter les volontés de ceux qui l’ont investi de cette fonction, de se libérer immédiatement de tout lien et d’acquérir sa vie propre, sans rendre compte à ses représentés (comme tous les professionnels doivent le faire, s’ils ne veulent pas perdre leur charge).
L’importance du thème de la représentation provient exactement de toutes ces perversions. Encore une fois, Leoni développe une réflexion sur l’histoire pour mettre en évidence les limites des systèmes juridiques en vigueur, qui ont accepté en tant que donnée insurmontable le recours à la coercition. Le changement des institutions politiques – du Moyen Âge à l’époque contemporaine – lui paraît plus une involution qu’un progrès.
Leoni rappelle que dans le passé les choses étaient largement différentes et que, « en 1221, l’évêque de Winchester, “appelé à consentir une taxe de scutagium, refusa de payer, après que le conseil se fut acquitté de la subvention, au motif qu’il n’était pas d’accord, et le chancelier de l’Échiquier a retenu sa plainte(5)” ». Dans les siècles qui ont précédé le triomphe de l’État moderne, nous rappelle Leoni, les représentants étaient étroitement liés aux représentés, au point que, quand en 1295 Édouard Ier a appelé les délégués élus des villages, des comtés et des villes, « les gens convoqués par le roi à Westminster étaient conçus comme des mandataires de leurs communautés »(6). Il remarque aussi qu’à l’origine le principe no taxation without representation était interprété dans le sens qu’aucun prélèvement ne pouvait être légitime sans le consentement direct de l’individu taxé.
Leoni consacre aussi une attention particulière à examiner de manière détaillée les modalités avec les-quelles, dans nos systèmes représentatifs, les décisions majoritaires sont prises et comment la classe politique implique et co-intéresse une large partie de la société.
Contre l’avis de Thomas Hobbes, en effet, ce n’est pas dans la société libre qu’il y a le bellum omnium contra omnes, mais plutôt à l’intérieur de l’État démocratique. C’est le système représentatif des intérêts, qui conduit à une guerre légale de tous contre tous, qui produit une logique d’exploitation et de parasitisme généralisés. Et on ne peut pas croire à l’argument – vraiment naïve¬ment optimiste – de Downs, selon lequel ces comportements politiques seraient censurés par les élections. Les choses sont tout à fait différentes, parce que les électeurs s’opposent au système des lobbies et des groupes d’intérêt de manière très abstraite, et ils sont conduits à le défendre chaque fois qu’il s’agit de sauvegarder leurs propres avantages personnels ou de groupe.
Si les décisions collectives impliquent la coercition et si une société est d’autant plus libre qu’on réduit le recours à la violence injustifiée, la solution consiste à restreindre le rôle de la politique et de la démocratie, de manière à faire s’accroître l’espace réservée aux négociations de marché. Leoni sait bien que la législation (la loi écrite, imposée par un souverain ou un parlement, et qui tend à se concevoir comme indépendante de tout genre d’évolution et interprétation) a joué un rôle décisif dans l’expansion du pouvoir public. A une époque où l’État moderne est de plus en plus en crise – comme la chute du communisme l’a bien montré -, il n’est pas surprenant que la théorie de Leoni soit en train d’être redécouverte. Surtout parce que cet auteur a eu l’intelligence d’entrelacer l’adhésion à la golden rule (à des principes libéraux bien définis et objectifs) et la sagesse d’un droit évolutif qui doit suivre l’histoire, résoudre les problèmes, s’adapter aux différentes situations.
Avec ses études sur les désastres de l’interventionnisme et sur la faillite de la planification juridique, Bruno Leoni a ouvert des pistes de recherche du plus grand intérêt. C’est à nous que revient la tâche d’approfondir ses idées et de développer ses intuitions.
CARLO LOTTIERI, président de l’Institut Bruno Leoni.
1. Bruno Leoni, La Liberté et le Droit, p. 31.
2. Ibidem.
3. Bruno Leoni, La Liberté et le Droit, p. 46.
4. Bruno Leoni, “Decisioni politiche e regola di maggioranza”, in Scritti di scienza politica e teoria del diritto, Milan, Giuffrè, 1980, p. 44.
5. Bruno Leoni, La Liberté et le Droit, p. 194.
6. Bruno Leoni, La Liberté et le Droit, pp. 193-194.
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