Vers des monnaies libres sur le marché, par F. A. Hayek

Paru dans le Wall Street Journal du 19 août 1977. Traduction : Stéphane Couvreur.

J’ai toujours défendu l’étalon-or, et plus tard les changes fixes, non dans l’espoir que cela produirait des monnaies parfaites mais parce que c’était le seul moyen efficace d’empêcher les gouvernements d’abuser de la planche à billets.

Mais aujourd’hui, puisque toute discipline a disparu, je n’ai aucun espoir qu’il soit jamais rétabli.

Par conséquent, à moins d’un changement profond, nous devons nous attendre à ce que l’inflation s’accélère sans limite, et soit aggravée par un contrôle des prix suivi d’un effondrement rapide du marché, des institutions démocratiques, et finalement de la civilisation telle que nous la connaissons.

Mais, comme nous l’a appris Shakespeare : « Aux maux désespérés, il faut des remèdes désespérés, ou il n’en faut pas du tout. »

Il y a deux ans j’ai proposé un remède radical, retirer le monopole de la création monétaire des mains des gouvernements, et laisser cette tâche à l’industrie privée, en partie par provocation amère.

Toutefois, plus j’y repensais plus j’étais fasciné par cette idée. Car il apparaît à présent qu’elle constituerait un remède efficace à nos troubles monétaires et ouvrirait un chapitre nouveau et inexploré de l’histoire de la théorie monétaire.

En empêchant les entreprises privées de fournir au marché la bonne monnaie dont il a besoin, les gouvernements sont à l’origine de nos troubles monétaires, mais aussi de l’instabilité de l’économie capitaliste et de la croissance de la sphère publique. La concurrence aurait depuis longtemps fourni cette monnaie, si elle n’avait pas été entravée par les gouvernements.

Depuis que Bodin a déclaré pour la première fois au 16ème siècle que le droit de battre monnaie était une marque de souveraineté indispensable, le débat a tourné autour de l’idée que le gouvernement devait détenir ce pouvoir afin de se fournir en monnaie. Cependant, on a rarement tenté de défendre le monopole de la monnaie au motif que le gouvernement produirait une monnaie de meilleure qualité, en tous cas pas s’agissant du monnayage des espèces. Là encore, les gouvernements n’ont cessé d’abuser de cette prérogative.

Depuis que les nouveaux économistes prêchent que les gouvernements rendent service aux citoyens lorsqu’ils dépensent plus que ce que ces derniers sont prêts à leur donner sous forme d’impôts, la situation est devenue réellement désespérée.

Deux malentendus

Je ne doute pas un instant que la concurrence puisse fournir les institutions monétaires beaucoup plus innovantes dont les marchés ont besoin. Mais deux malentendus doivent être levés.

Le premier est qu’il faut une monnaie légale. En réalité cela ne sert à rien du tout.

Les économistes libéraux du 19ème siècle comprenaient que « cours légal » signifiait simplement que le gouvernement obligeait les signataires d’un contrat à se libérer de leurs dettes d’une manière non prévue lors de sa signature.

Comme l’a souligné Carl Menger il y a 85 ans, il est incompréhensible que les économistes se soient laissés convaincre par des juristes que la monnaie, pour être parfaite, devait jouir du cours légal. Les experts du siècle dernier comprenaient ces choses-là bien mieux que les juristes, lorsqu’ils rapportaient qu’après des siècles de débâcle monétaire les Chinois avaient repris confiance dans les billets de banque « parce qu’ils n’avaient pas cours légal et n’étaient par gérés par l’Etat. »

Evidemment, en Chine l’Etat n’a pas tardé à intervenir de nouveau, et la situation s’est gâtée.

La seconde objection est : quid de la Loi de Gresham ? La mauvaise monnaie ne va-t-elle pas inévitablement chasser la bonne ?

Mais la Loi de Gresham ne s’applique pas lorsque différentes monnaies sont en concurrence, et que leur taux de change est déterminé par le marché. Ce n’est que lorsque les gens sont autorisés à payer en bonne ou en mauvaise monnaie qu’ils choississent inévitablement la mauvaise et conservent la bonne pour un autre usage.

Lorsque le taux de change entre les deux moyens de paiements est flottant, les vendeurs (comme on l’a toujours observé à la fin des grandes inflations) refusent d’être payés en mauvaise monnaie. Ils demandent à être payés en bonne monnaie.

Si je dirigeais l’une des grandes banques de Zurich, et à supposer qu’il n’y eut aucune restriction légale, j’annoncerais l’émission de certificats et de comptes de dépôts libellés dans une nouvelle unité monétaire. J’aurais des droits exclusifs sur celle-ci, et sa convertibilité serait sous ma responsabilité, à la demande du porteur, contre une quantité précise de dollars, de francs suisses ou de Deutschmarks.

J’annoncerais de plus mon intention, sans toutefois y être légalement obligé, de contrôler l’émission de cette monnaie afin que son pouvoir d’achat (mesuré par un panier de biens de consommation) reste aussi constant que possible.

Mon entreprise serait rentable grâce aux prêts qu’elle accorderait, et après ces annonces j’ajouterais que la clé du succès serait ma capacité à satisfaire les attentes du public et à maintenir la valeur réelle de ma monnaie au niveau annoncé. Je n’ai aucun doute que je pourrais satisfaire ces attentes.

Tous les dirigeants de cette banque d’émission seraient constamment guidés dans leurs décisions d’accorder des prêts, d’acheter ou de vendre des devises ou d’autres actifs, grâce au cours instantané d’un indice qu’ils pourraient consulter à chaque instant sur un ordinateur.

L’indice serait, en pratique, une moyenne pondérée de prix monétaires- incluant probablement les prix de certaines matières premières et de produits agricoles échangés sur les marchés internationaux, d’abord évalués dans les monnaies utilisées pour ces échanges, puis convertis au taux de change courant.

En d’autres termes, ce sera un indice coté en continu sur la base des dernières transactions. Si cet indice, partant d’une base de 1000, devait monter jusqu’à 1003, cela signalera immédiatement aux gestionnaires de la banque qu’ils doivent resserrer leurs opérations de crédits et d’achats. De même, une baisse jusqu’à 998 leur intimera l’ordre de relâcher légèrement.

Cette même information sera naturellement reprise sur les marchés et dans les médias, ce qui aura pour résultat d’informer rapidement le public de tout écart par rapport au taux de change annoncé.

Pour leurs paiements, les clients se satisferaient probablement une monnaie largement acceptée et qui ne se déprécie pas trop. Mais les grandes entreprises et les sociétés d’investissement choisiront une monnaie qui permet une comptabilité fiable de leurs actifs, réduisant au minimum toute incertitude concernant l’évolution future d’un ensemble de prix, et de surcroît acceptée dans les échanges internationaux. A terme un étalon-marchandise commun émergera, représenté par plusieurs devises différentes.

Puisque les actifs d’une telle banque comprendront majoritairement des prêts à court terme libellés dans sa propre monnaie stable, elle n’aura aucune difficulté à maîtriser leur volume. Pour des besoins de liquidité immédiate, elle conservera une certaine quantité d’autres devises. Mais elle sera dans la situation qui a toujours été celle de toutes les banques – elle sera dans l’incapacité de remplir ses engagements si toutes les demandes devaient arriver simultanément.

La poursuite d’un telle politique implique qu’en cas de poursuite de l’inflation d’une devise nationale convertible avec la monnaie privée, cette dernière s’appréciera de plus en plus. Dès le départ, elle sera mieux cotée que les autres devises, ne serait-ce que parce que la possibilité de la convertir à tout moment dans les autres devises la rend moins risquée.

Mais si les devises officielles continuent de se déprécier, l’écart s’accroîtra régulièrement, et le public prendra conscience des avantages d’une monnaie stable.

La rentabilité manifeste de cette activité attirera évidemment des concurrents.

Qu’est-ce que le public préférera?

Ceci soulève une question : Que préférera le public s’il a le choix entre plusieurs monnaies, n’ayant ni les mêmes caractéristiques ni le même degré de stabilité ?

La réponse dépendra du succès ou de l’échec des monnaies concurrentes, qui peuvent adhérer à des standards différents. C’est-à-dire qu’il peut y avoir différents produits de base dans l’indice auquel la monnaie est attachée, différents degrés de stabilité et différents rythmes d’expansion des banques.

Mais une fois que le public se sera décidé pour un standard donné (ou peut-être plusieurs standards), rien n’empêchera les autres banques de l’adopter pour leur propre monnaie (en uilisant des noms distincts).

J’anticipe qu’à terme un seul standard, ou un très petit nombre d’entre eux, s’imposeront à l’échelle de larges régions voire au niveau mondial. J’anticipe également que des banques différentes émettront sous des noms différents des monnaies basées sur les mêmes indices, et seront en concurrence quant à la crédibilité de leur conformité à ces indices, mais aussi quant aux autres services fournis à leurs utilisateurs de monnaie.

Non seulement l’abolition du cours légal des gouvernements nous permettrait d’avoir une monnaie stable, cela éliminerait aussi ces pyramides de crédit qui apparaissent dans certains pays, lorsque ni la banque centrale ni les banques commerciales ne parviennent à exercer un contrôle effectif sur la quantité de monnaie émise dans une dénomination.

Cela fait longtemps qu’on a compris l’absurdité de ce système, avec son « instabilité intrinsèque » et son « élasticité perverse » du crédit, mais des auteurs comme Walter Bagehot et Ludwig von Mises estimaient qu’il fallait le tolérer pour l’instant, parce que les gens avaient fini par s’y habituer.

A présent, nous n’avons plus d’autre choix que de changer notre système monétaire, tôt ou tard. L’une des priorités, si nous voulons éliminer les grandes fluctuations du crédit, est de supprimer toute discrimination entre les espèces créées par le gouvernement et le crédit émis par les banques.

Je suis persuadé que nous finirons par comprendre que le gouvernement d’un pays libre ne doit pas être autorisé à détenir l’exclusivité de la planche à billets. Plus nous l’apprendrons rapidement, mieux nous nous porterons, ainsi que nos institutions libres.

F. A. Hayek, professeur émérite des Universités de Fribourg et de Chicago, a reçu le Prix Nobel d’économie en 1974.

4 Réponses

  1. De Gagnoa

    Pardon, mais les banques centrales elles appartiennent à qui ? C’est bien beau de parler de l’état mais il me semble que les états actuels n’ont en aucune manière la possibilité d’utiliser la planche à billets. Par contre les actionnaires des banques centrales, eux, oui !! N’est-ce-pas ? Les états ont renoncé à créer la monnaie donc qui crée la monnaie actuellement ? Merci de répondre car je pense que je n’en sais pas assez !!!

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    • Romain Hery

      Ce sont les États qui nomment les dirigeants des banques centrales. Ces dernières sont des organismes étatiques ou mandatés par les États.

      Ensuite oui les banques centrales ne financent plus les États de manière directe, mais elles passent maintenant par les banques commerciales :
      ces dernières prêtent aux Etats et utilisent ces titres de créances pour leur refinancement auprès des banques centrales comme garantie, tout le monde est gagnant (sauf les autres utilisateurs de la monnaie et les contribuables, mais ça c’est autre chose).

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