Le libéralisme est pluriel et doit accepter le débat d’idées
Le libéralisme en France est une citadelle assiégée, et c’est pitié de voir les assaillis se saisir les uns les autres par le col pour se bagarrer. Mais le libéralisme comme système de pensée a toujours été pluriel, tous les grands auteurs se sont combattus, ont été combattus par des libéraux tout aussi authentiques qu’eux-mêmes pouvaient l’être.
Les divergences relèvent de l’essence du libéralisme ; l’union, utile et souhaitable, est une question de stratégie.
Voyons quelques exemples.
Frédéric Bastiat, le premier, fut un libéral isolé. Il n’était pas satisfait par la ligne du Journal des économistes et il songea à en reprendre la direction, pour en redresser les opinions. Il devint un contributeur ; mais après une série d’articles, il fut plutôt poussé à écrire dans un recueil à lui, Le Libre-Échange. Son agitation pour le libre-échange fut d’ailleurs critiquée publiquement par Charles Dunoyer comme trop radicale, et par Gustave de Molinari comme trop modérée.
En 1849, le même Molinari exposa pour la première fois à ses collègues son idée de la production privée de la sécurité, mais il se retrouva seul de son avis. Ses plus proches amis, Frédéric Bastiat, Charles Coquelin, parlèrent ou écrivirent contre lui, soutenant qu’il s’était laissé abuser par des illusions de logique.
La vie politique et privée de Benjamin Constant a été l’objet de critiques nombreuses dans le camp libéral, et il fut regardé avec méfiance, traité même par certains d’indésirable. Michel Chevalier considérait Léon Say comme un traître à la cause libérale ; mais lui-même, quand il eut donné les mains à la prise de pouvoir de Napoléon III, fut immédiatement ostracisé : au premier dîner de la Société d’économie politique, Jules Simon raconte qu’il fut reçu en pestiféré, et qu’il passa la soirée sans que ses voisins de table ne lui adressent la parole.
La Société d’économie politique était un grand centre de libéralisme, mais c’était un centre de débat. Les divergences s’y diluaient ou s’y entretenaient. À l’Institut, autre centre libéral d’alors, la même pluralité un peu virile dominait : Tocqueville, par exemple, détestait Charles Dunoyer, et Paul Leroy-Beaulieu traitait à peu près tous ses collègues d’imbéciles.
Pendant un siècle, jamais le Journal des économistes n’a su maintenir une ligne ferme. Les débats y ont été nombreux et parfois virulents, comme sur la question de la liberté des banques. Tout au plus dessinait-on des lignes rouges à ne pas franchir : la colonisation, par exemple, était un sujet dont plusieurs rédacteurs en chef imposèrent qu’on ne touchât pas.
Toute la presse libérale est dans ce cas. Charles Dunoyer et Charles Comte ont fait œuvre commune, et leurs noms pour la postérité sont indissociables. Mais à l’occasion ils ne reculent pas devant le devoir que leur impose leur conscience, d’écrire distinctement un désaccord de doctrine, et d’engager entre eux la discussion publique.
Yves Guyot, Gustave de Molinari, Paul Leroy-Beaulieu, grandes figures du libéralisme français du tournant du siècle et parfois alliés de circonstance, évoluaient dans des cercles différents. Ils ont échangé les uns avec les autres une correspondance extrêmement limitée et même assez froide.
Déjà au XVIIIe siècle, Boisguilbert et Vauban ont des idées toutes proches, mais ils se combattent dans leurs écrits, tout en s’inspirant l’un de l’autre. Turgot n’ose pas se rallier tout à fait aux physiocrates, pour des détails de doctrine qui le gêne, et il a souvent l’occasion de réprimer Dupont de Nemours sur les abus de langage du groupe physiocratique. À l’intérieur de l’école de Quesnay, on se dispute, on se brouille, et malgré les apparences chacun suit une ligne particulière. À l’extérieur, l’union n’est pas même de façade : Morellet par exemple parle librement en public contre Mercier de la Rivière, après qu’il ait fait paraître son grand livre.
N’ayons donc pas honte de nous contredire, de nous traiter parfois rudement. Mais peut-être aussi sachons construire en commun : la Société d’économie politique, les éditions Guillaumin, le Journal des économistes ont été des exemples de coopération réussie. Surtout ne nous décourageons pas, quand les assaillant de la citadelle sont aux portes, escaladent les murailles. Ne faisons pas ce que nos ennemis voudraient que nous fassions. Mais du reste aimons-nous chrétiennement ou laïquement, car tous les engagements peuvent servir.
Benoît Malbranque
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