« Première lettre sur le libre-échange » [X.] (10 décembre 1884).
Un de nos amis, auquel les questions économiques sont depuis longtemps familières, nous demande l’hospitalité de ce journal pour exposer ses idées sur le libre-échange et la protection. Nous la lui accordons avec empressement, convaincu d’avance que nos lecteurs goûteront, comme nous, la puissance de logique et la légèreté de plume que notre collaborateur met au service de sa thèse, qui est, à notre sens, la vraie thèse libérale et républicaine.
I
Mon cher Rédacteur,
Je viens demander l’hospitalité de votre journal pour traiter, devant vos lecteurs, la grave question du libre-échange. Je m’efforcerai d’être simple et clair, et si, parfois, l’aridité du sujet était de nature à fatiguer le public, je le prie d’avance d’avoir un peu de patience, car la question vaut la peine qu’on se creuse quelque peu la tête pour tâcher de l’y faire entrer.
Le libre-échange, voilà un mot qu’il faut tout de suite définir et expliquer, d’autant que les adversaires ont pris, en quelque sorte, plaisir à en obscurcir la notion.
Cette notion est pourtant des plus simples : libre-échange, cela veut dire échange libre, liberté pour tout individu qui, par son travail, a créé ou acquis un produit, de l’échanger à son gré contre tout autre produit à sa convenance, sur la surface du globe.
Tout système qui entrave et contrarie cette faculté est un système de prohibition plus ou moins complète. Je m’explique : Le moyen pour les adversaires de la liberté, d’entraver les échanges, consiste à mettre à la douane un droit assez élevé pour empêcher, plus ou moins, l’entrée sur le marché français du produit semblable à celui que l’on veut protéger contre la concurrence étrangère.
Par exemple, s’agit-il de l’industrie du fer, voici que les métallurgistes se plaignent de la concurrence étrangère. Sous le régime de la liberté, le fer se vend trop bon marché, disent-ils ; nous n’y trouvons plus notre compte ; il faut que les Chambres établissent un tarif de douane tendant à relever les prix de 90 francs, par exemple, à 100 francs par tant de kg.
Je dis que ce tarif constitue une prohibition, totale ou partielle. En effet, si le producteur français peut vendre à 95 francs, alors que le concurrent étranger, obligé d’ajouter à ses frais de revient le droit de douane de 10 francs, ne peut pas vendre au-dessous de 96 francs, il est clair que le fer étranger ne pouvant se vendre qu’à perte, cessera d’être apporté sur le marché : le droit sera ainsi complètement prohibitif, et le producteur français aura le monopole du marché, puisque les acheteurs français seront obligés de subir son prix ; il fera, comme l’on dit, la loi à la pratique.
Que si nous supposons le tarif moins élevé, alors le produit étranger entrera, mais en moins grande quantité, car c’est le but avoué du système protecteur de favoriser certaines industries nationales, et ce but ne peut être atteint qu’en écartant, dans une certaine mesure, le concurrent étranger.
Par où l’on voit que la protection est une prohibition partielle : elle prohibe tout ce qu’elle empêche d’entrer.
En tout cas, que le lecteur le remarque bien, son but est de renchérir le prix de certains produits. Ceci est l’évidence même ; il suffit, pour s’en convaincre, de consulter le projet de loi qui va bientôt être discuté devant les Chambres, tendant à mettre des droits sur les blés et bestiaux étrangers. Que disent les auteurs de ce projet ? Ils soutiennent que les bestiaux se vendent trop bon marché, qu’il en est de même du blé, et qu’il faut venir au secours des agriculteurs en mettant à la douane un tarif assez élevé pour éloigner, dans une certaine mesure, la concurrence étrangère et exhausser ainsi le prix du blé et de la viande.
Voilà donc les acheteurs, les consommateurs bien et dûment avertis : c’est leur bourse qu’on vise ; il s’agira, pour eux, si le projet de loi est adopté, de la mieux garnir que par le passé, étant donné qu’ils devront payer plus cher leurs objets de consommation.
Il ne peut pas y avoir d’équivoque sur ce point : les droits de douane réclamés ne serviraient à rien, ils manqueraient absolument leur effet si le prix du blé et de la viande n’augmentait pas, puisque le but du projet est de faire vendre le blé et les bestiaux plus chers.
C’est donc avec raison que l’on a appelé les promoteurs de ces mesures du nom de marquis du Pain Cher. Le pain du monopole coûtera plus cher, en effet, que le pain du libre-échange, et il en sera de même de la viande ; d’où il suit que les titres de ces marquis doivent être complétés, et qu’il y a lieu de les appeler : Marquis du Pain Cher et de la Viande Chère.
Je dois faire remarquer que c’est aux promoteurs de cette mesure que ce nom a été appliqué ; je m’empresse d’ajouter que je n’ai l’intention d’incriminer ici les intentions de personne. La question est si délicate, la science économique est malheureusement si peu connue, même des classes dites éclairées, qu’il n’est pas étonnant que tant de gens s’y trompent.
Tout producteur, quand il ne consulte que son intérêt immédiat, est porté à combattre la concurrence, et s’il trouvait un prétexte pour écarter ses concurrents, même français, il n’aurait garde d’y manquer.
Un conseiller municipal d’une ville voisine me racontait dernièrement qu’à l’époque des foires, il se produit invariablement des plaintes de la part des marchands de la ville contre les marchands forains qui viennent s’installer sur la place publique ; que ne chasse-t-on au plus vite ces étrangers qui, d’ailleurs, ne paient qu’un droit de plaçage, sans avoir à subir les charges qui pèsent sur les marchands de la ville ?
De même, les agriculteurs de nos campagnes sont naturellement tentés de demander qu’on les protège contre la concurrence étrangère, et certes ce sont de braves et honnêtes gens qui s’imaginent qu’ils sont dans leur droit et ne font ainsi de tort à personne.
Est-il bien sûr qu’on ait le droit de demander au législateur des lois de protection douanière, et que ces lois soient de nature à développer la richesse nationale : tels sont les deux points que j’examinerai successivement. — X…
« Deuxième lettre sur le libre-échange » [X.] (11 décembre 1884).
La protection est-elle juste ? A-t-on le droit, de la part d’une classe de producteurs quelconques, manufacturiers ou agriculteurs, de dire aux représentants chargés de protéger les droits et les intérêts du peuple français en son entier : « Votez une loi de douane qui nous procure le privilège de vendre nos produits plus chers, qui leur donne une plus-value artificielle, au préjudice de la masse des acheteurs français » ?
Pour le savoir, examinons la nature et le caractère de la protection et voyons si elle est compatible avec les principes de justice tels qu’ils sont résumés dans la glorieuse formule de la Révolution de 1789 : Liberté, Égalité, Fraternité.
Je vais prouver, et la démonstration ne sera pas longue, que la protection est en contradiction avec tous ces principes, qu’elle viole la Liberté, l’Égalité, la Fraternité.
La Liberté d’abord, ce grand principe au nom duquel nos pères, qui avaient en horreur la servitude, ont fait la Révolution de 1789, est manifestement violée : liberté et privilège, quel accord pourrait-il y avoir entre ces deux choses ?
Nos adversaires repoussent le libre-échange, ils ne veulent pas que l’échange soit libre, donc ils veulent qu’il ne soit pas libre ; ils ne veulent pas que l’échange se fasse sous l’empire de la liberté, donc ils veulent qu’il se fasse sous l’empire de la servitude.
Cela est clair comme le jour, n’est-il pas vrai, et les monopoleurs auront beau faire, ils auront beau se servir de ce mot trompeur protection pour couvrir hypocritement les hontes et les injustices de leurs prétentions, ils ne pourront jamais répondre à ceci : adversaires de la liberté, c’est un principe de servitude qu’ils veulent qu’on inscrive dans la loi, car entre la liberté et la servitude, je défie que l’on trouve un moyen terme.
La liberté est donc violée ; et l’Égalité, comment ne le serait-elle pas ? Qu’est-ce que l’égalité, sinon l’égalité des droits, l’égalité de tous les citoyens devant la loi.
Tous les français sont égaux devant la loi ; voilà le principe que j’oppose aux monopoleurs, et je pose le dilemme suivant : « Vous demandez la protection, soit ; mais alors, il faut protéger tout le monde ou ne protéger personne. »
Il n’y a pas à sortir de ces deux termes, et si je prouve que la protection pour tous est matériellement impossible, la conclusion sera qu’il ne faudra protéger personne.
Or, que la protection pour tous soit impossible, c’est ce qui résulte du mécanisme même du régime protecteur. Ce mécanisme, c’est le système des tarifs de douane.
Pour qu’un producteur français puisse être protégé contre la concurrence étrangère, il faut que le travail qu’il fait donne naissance à un produit matériel susceptible de passer la frontière, puisque c’est sous cette forme seule que le produit peut être frappé par le tarif de la douane.
Dès lors, que de classes de travailleurs qui ne peuvent aspirer aux faveurs de la protection ! D’abord, tous ceux qui ont pour métier de distribuer les produits : négociants, marchands en gros et en détail, banquiers, voituriers, etc.
En second lieu, tous ceux qui se livrent à des travaux d’ordre immatériel : médecins, avocats, greffiers, notaires, etc.
Une troisième classe est celle des travailleurs dont les produits se consomment sur place : charcutiers, pâtissiers, forgerons, tailleurs, cordonniers, jardiniers, etc.
Enfin, la classe toute entière de ceux qui vivent de salaires. Quant à eux, la concurrence étrangère s’exerce par le fait de la présence sur le territoire français d’ouvriers de nationalité étrangère.
Que messieurs les monopoleurs, qui manifestent des sentiments si charitables à l’égard des ouvriers, commencent par être justes à leur égard ; qu’ils demandent, s’ils l’osent, une loi d’exclusion de tous les ouvriers étrangers, à l’effet de les chasser de France.
Je me souviens que, récemment, des ouvriers de Lyon adressèrent une pétition au préfet du Rhône à l’effet d’obliger les fabricants à employer des ouvriers français à l’exclusion des ouvriers italiens, dont la concurrence leur était gênante. Il leur fut répondu que cette prétention était injuste, et que les fabricants avaient le droit de choisir leurs ouvriers, sans distinction de nationalité.
La réponse était juste, mais les ouvriers n’avaient-ils pas le droit de dire : Au nom de l’égalité, si nous achetons nos denrées et nos objets de consommation avec un salaire réduit par la concurrence étrangère, nous demandons que les prix de ces objets soient réduits par la concurrence des produits étrangers.
Que les monopoleurs nous disent ce qu’ils ont à répondre à cette objection.
Mais il est inutile d’insister : j’ai prouvé surabondamment qu’il est impossible de protéger tout les travailleurs français contre la concurrence étrangère ; en conséquence, puisqu’il est impossible de protéger tout le monde, il ne faut protéger personne.
Ou plutôt ce qu’il faut protéger, c’est la liberté, c’est le droit libre et égal de tous et de chacun.
Reste la Fraternité ; mais la preuve est déjà faite que protection et fraternité s’excluent : que peut avoir de commun, en effet, le principe de fraternité avec un système pétri d’égoïsme, qui cherche à enrichir certains producteurs en exploitant la masse des consommateurs français ?
Si la fraternité est supérieure à la justice, elle ne saurait co-exister avec l’injustice, avec la violation de la liberté et de l’égalité entre citoyens français.
S’il en est ainsi, si ma démonstration est faite, s’il est établi que la protection viole tous les principes de la démocratie moderne, quel est donc le démocrate sincère, le partisan convaincu des principes de la Révolution qui voudra l’inscrire dans son programme à côté de ces principes immortels dont elle est la négation manifeste ?
Je sais bien qu’il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, et que le mot de Pascal est toujours vrai : « Notre propre intérêt est un merveilleux instrument pour nous crever agréablement les yeux. »
Je sais que l’esclavage a subsisté longtemps dans la démocratie des États-Unis, alors que les possesseurs d’esclaves étaient des chrétiens qui lisaient religieusement la Bible, où l’on proclame le principe de la fraternité des hommes.
Je sais tout cela, et, cependant, j’ai foi dans la puissance des principes de justice, dans ce noble et généreux pays de France.
Je suis persuadé que, dans cette démocratie égalitaire qui date de la Révolution, lorsqu’il sera bien établi que la protection est un privilège, un monopole en contradiction avec tous les principes de cette Révolution, la protection sera atteinte d’un germe mortel, et le mot de Mirabeau finira par trouver sa réalisation :
« Les privilèges périront, et le Droit est le souverain du monde. » X…
« Troisième lettre sur le libre-échange » [X.] (12 décembre 1884).
Mon cher rédacteur,
J’ai prouvé, dans ma précédente lettre, que la protection est un système injuste, en contradiction flagrante avec tous les principes de justice et de liberté de la démocratie moderne.
Je ne crois pas m’abuser en disant que cette démonstration est d’une évidence telle qu’elle ne laisse aucune place au doute ; à moins de vouloir fermer volontairement les yeux à la lumière, il faut reconnaître que la protection viole la liberté, qu’elle viole l’égalité devant la loi, qu’elle viole la fraternité.
S’il en est ainsi, qu’ai-je besoin d’insister davantage, et quel est l’homme ayant au cœur le sentiment de la justice et du droit, le culte des principes de la Révolution de 1789, qui pourrait désormais, étant convaincu par cette démonstration, oser réclamer le privilège de la protection ?
Il faut insister pourtant, car le monopole ne lâche pas facilement sa proie, et j’entends d’ici le langage de ses partisans.
« Théorie que tout cela, diront-ils, et il ne nous coûte guère de reconnaître que vous avez raison en théorie ; mais nous sommes des gens positifs et pratiques, et ce qu’il faut pour nous convaincre, ce sont des faits positifs et certains ».
J’examinerai cette objection dans une autre lettre, et je ferai voir que ces théoriciens de la disette et de la cherté ne sont pas fondés à parler ainsi ; pour le moment, il me suffira de les inviter à méditer cette phrase de Royer-Collard, un philosophe qui n’était pourtant pas un radical en politique :
« À vouloir se passer de théorie, il y a la prétention excessivement orgueilleuse de n’être pas obligé de savoir ce qu’on dit quand on parle, ni ce qu’on fait quand on agit. »
Mais j’ai hâte de prouver, par le témoignage de l’histoire, que jamais, à aucune époque, la démocratie n’a accepté de droits protecteurs sur les blés ni sur la viande.
Vous voulez des faits, messieurs les monopoleurs, des faits certains et positifs : je vais vous en fournir.
C’est un fait certain que c’est en 1822, en pleine réaction légitimiste, que la Chambre du double vote a établi des droits protecteurs sur les blés et sur la viande.
Était-ce le peuple qui votait à cette époque, alors que le cens électoral était à 300 fr. ?
Dira-t-on qu’en 1795, alors qu’il n’y avait pas de cens, et que tout le monde votait, la Convention a établi des droits protecteurs sur les fers et fontes venant du dehors ?
Mais la réponse est facile : la Convention n’était guère plus instruite en économie politique que la Chambre aristocratique de 1822, et le tarif sur les fers a été voté sous l’influence si puissante alors de la haine de l’étranger, de la haine de l’Angleterre.
Mais pour le blé et la viande, qu’a décidé la Convention ? Examinez les tarifs de douane aux articles blés (de toute espèce), bœufs, veaux, moutons, graisse : quels droits y sont inscrits ? Néant.
Le peuple avait voix au chapitre, à ce moment, et quand on posait cette question : « Ceux qui mangent du pain et de la viande doivent-ils payer une taxe à ceux qui produisent ces choses », le peuple répondait : Non.
En 1822, le peuple n’était pas consulté, la loi était faite par les censitaires de la Restauration, et ces grands propriétaires imposaient le blé et la viande.
Demandez donc à la Suisse démocratique si elle a établi des droits protecteurs sur le blé et la viande.
En revanche, l’aristocratie anglaise, maîtresse du sol, a protégé longtemps les blés et la viande, par des droits fort élevés, et il a fallu l’influence de la grande ligue dirigée par Cobden pour l’établissement du libre-échange, pour faire abolir, en 1846, la législation de ce régime protecteur.
Puisque je cite l’Angleterre, il faut que j’explique, à cette place, quel a été le caractère de la grande révolution économique qui a substitué dans ce pays le libre-échange à la protection, en l’année 1846.
Cette explication est nécessaire, pour rétablir la vérité historique, falsifiée de la manière la plus audacieuse par les historiens de la protection.
Ces messieurs vont répétant sans cesse que si l’Angleterre a établi chez elle le libre-échange, elle l’a fait dans le but de s’assurer la domination sur les autres peuples, et d’inonder leurs marchés de ses produits, étant assurée de vaincre grâce à la supériorité de ses capitaux et de sa marine marchande.
Voilà l’histoire qu’ils enseignent à qui les veut croire : la vérité est que ce récit est un pur roman, une œuvre de haute fantaisie, et il est bon de les prendre en flagrant délit de mensonge ; la moralité de leurs moyens montrera la moralité du but qu’ils poursuivent.
La vérité, la voici : C’est que dans ce pays, où l’aristocratie est maîtresse du sol, où elle a été, jusque dans ces dernières années, maîtresse absolue du pouvoir législatif, ces législateurs-propriétaires, seuls en possession du pouvoir de faire la loi, n’ont pas manqué de la faire à leur profit exclusif.
Ces grands seigneurs, si dédaigneux du commerce, n’hésitaient pas à voter, sous le nom de Lois céréales, des tarifs de douane élevés, pour écarter les blés et bestiaux étrangers, se faisant ainsi marchands de blé et de viande, et s’arrogeant le droit de régler les besoins du peuple anglais, au risque de l’affamer, en le forçant à manger exclusivement leurs blés et leur viande.
Or, chez ce peuple industriel par excellence, où la population allait augmentant de plus en plus, il arriva que la production agricole devint insuffisante pour les besoins de la consommation, et, malgré cette insuffisance, l’aristocratie anglaise n’en maintenait pas moins ses lois de monopole.
C’est dans le but d’abolir cette législation infâme, véritablement meurtrière, que se forma la Ligue du libre-échange, sous la direction de Cobden, en 1838. Sept années durant, les ligueurs eurent à combattre le bon combat contre le monopole ; leur devise était celle-ci : « Abolition totale, immédiate et sans condition du régime protecteur. »
Enfin, après sept ans de lutte, l’ennemi fut terrassé, le monopole fut vaincu, et un grand ministre, sir Robert Peel, le propre ministre de l’aristocratie, se convertit au libre-échange et opéra la réforme en 1846.
Malgré les cris de rage des monopoleurs, ses anciens alliés, il fit cette grande réforme, et, au moment de quitter le pouvoir, dans un admirable discours, il s’exprima de la manière suivante :
« Quant à ceux qui défendent la protection, uniquement parce qu’elle sert leur égoïsme, leur exécration est à jamais acquise à mon nom ; mais il se peut que ce nom soit, plus d’une fois, prononcé avec bienveillance sous l’humble toit des ouvriers, de ceux qui gagnent leur vie à la sueur de leur front, eux qui auront, désormais, pour réparer leurs forces épuisées, le pain en abondance et sans payer de taxe, — pain d’autant meilleur qu’il ne s’y mêlera plus, comme un levain amer, le ressentiment contre une injustice. »
Paroles mémorables, paroles touchantes, qui font honneur à ce grand et généreux esprit.
Les étrangers qui visitent l’Angleterre peuvent lire ces paroles gravées sur le piédestal d’une des statues élevées par la reconnaissance du peuple anglais à la mémoire de ce grand homme d’État.
Nous les recommandons à l’attention de nos lecteurs ; qu’ils les gravent dans leur mémoire ; ils y trouveront l’explication du caractère et de l’objet de la réforme libre-échangiste en Angleterre.
Le libre-échange a eu pour but de donner du pain au peuple anglais, et non, comme le disent les Loriquet de la protection, d’assurer la domination des produits anglais sur les marchés des autres nations. X…
« Quatrième lettre sur le libre-échange [X.] (13 décembre 1884).
Mon cher rédacteur,
Je vais compléter, dans cette lettre, la preuve historique que j’ai précédemment commencée, à savoir que la protection est un système essentiellement anti-démocratique.
J’ai cité déjà, à l’appui de cette proposition, les lois céréales de l’aristocratie anglaise et les droits sur les blés et les bestiaux établis par la Chambre du double-vote de la Restauration, droits maintenus par la bourgeoisie censitaire, sous le règne de Louis-Philippe.
Je ne dois pas oublier, dans cet exposé, le système douanier établi par Napoléon Ier ; on comprend que ce système ne pouvait pas être favorable à la liberté.
Dans la pensée de Napoléon, la douane devait être un instrument de protection contre la concurrence étrangère, et c’est par application de ce principe qu’il établit son fameux blocus continental, ce système désastreux qui amena la chute de Napoléon, et, malheureusement, la ruine de la France, à cause des guerres successives qu’il entraîna à sa suite.
Si nous examinons la législation économique des principales monarchies européennes, la législation de la Russie, de l’Autriche, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne, partout nous constatons que la liberté est absente, que le système protecteur est appliqué avec plus ou moins de rigueur.
Des esprits éclairés, de grands ministres, tels que le comte de Cavour, en Italie, ont essayé de réagir contre ces tendances et d’adoucir la rigueur des tarifs ; mais leur œuvre a été de peu de durée, et si l’Angleterre seule a inscrit le principe du libre-échange dans ses lois de douane, c’est que la démocratie anglaise, sous la direction de son grand agitateur Cobden, est parvenue, après une lutte gigantesque, à vaincre l’aristocratie et à faire triompher enfin la liberté et la justice.
Ainsi, partout, la protection domine dans les lois des monarchies européennes ; s’en étonner serait un sentiment naïf ; toutes les réactions se tiennent, en effet, et les hommes de réaction en politique ne sauraient être des hommes de liberté économique.
Un journal protectionniste citait complaisamment, il y a quelques jours, la phrase suivante de M. de Bismark :
« J’ai lu ce que les économistes ont écrit sur la libre-échange, mais il m’a été impossible de comprendre leurs doctrines ; ce sont des théoriciens et des bavards. »
Si ce journal a voulu égayer ses lecteurs aux dépens des économistes, je crois qu’il s’est singulièrement trompé. De telles paroles ne peuvent que faire honneur à ceux à qui elles s’adressent.
Certes, il ne peut y avoir rien de commun entre le personnage qui a dit cette parole historique : la force prime le droit ; entre le chancelier de fer, qui est le premier ministre du César allemand, et les savants illustres, dont les doctrines ont pour base la liberté et la Justice, et qui partent de ce point de départ : le droit prime la force.
Il y a des cerveaux qui sont essentiellement réfractaires aux idées de liberté et de justice, et le cerveau de M. de Bismark est un de ceux-là.
Napoléon Ier n’aimait pas non plus les économistes ; il les appelait des idéologues et des bavards ; M. de Bismark s’approprie ses paroles, et cela n’a rien qui doive nous surprendre.
Aux yeux des despotes, les hommes ne sont que des instruments, de l’argile à pétrir au gré de leurs fantaisies ambitieuses et criminelles ; leur parler de dignité, de liberté et de droit, c’est pour eux un langage inintelligible.
Voilà donc l’enseignement qui se dégage de l’histoire : la protection douanière est en honneur dans tous les pays où domine la réaction monarchique et, partout, l’œuvre de la démocratie consiste à lutter pour son abolition.
Consultons les journaux qui, en France, sont les organes du parti conservateur et réactionnaire ; pourrait-on en citer un seul qui défende les idées de liberté économique ?
Le journal des princes d’Orléans, le Soleil, dans un de ses derniers numéros, disait qu’il ferait la prochaine campagne au cri de : Protection pour les blés et la viande !
Ce langage est bien digne de cette bourgeoisie réactionnaire et égoïste qui, suivant le conseil de M. Guizot : Enrichissez-vous, n’est guère scrupuleuse sur les moyens et ne craint pas de chercher la richesse dans l’exploitation en coupe réglée de la masse des consommateurs français.
Ceux qui reprochent avec tant d’aigreur aux économistes de s’adresser à l’intérêt personnel, au lieu de faire appel au sentiment plus noble du désintéressement, ne craignent pas de flatter les sentiments les plus bas de la nature humaine, d’exciter la cupidité et les passions égoïstes des habitants des campagnes, de leur persuader que c’est un droit légitime de réclamer des privilèges et des monopoles, et que, pourvu que cela soit inscrit dans la loi, il sera juste et honorable de rançonner et de piller le public consommateur.
C’est ainsi que ces chrétiens sincères appliquent les préceptes de l’Évangile, qui leur enseigne la fraternité des hommes.
La loi est souveraine, disent-ils, elle est la source du droit et de la justice, et si le vol et le pillage extra-légal sont prohibés, il n’en est pas de même du vol et du pillage en coupe réglée organisés par les législateurs.
Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ces mêmes journaux, qui réclament la protection douanière, sont remplis en même temps de protestations libérales, de réclamations indignées au nom de la liberté et du droit éternel, notamment au nom de la liberté des pères de famille.
Mais si vous protestez contre les lois d’enseignement, si vous réclamez à tort ou à raison la liberté pour le père de famille de faire distribuer à ses enfants le pain de l’esprit, pourquoi ne réclamez-vous pas en même temps la liberté pour ce même père de famille d’acheter en toute liberté le pain nécessaire aux besoins du corps ?
Pourquoi, loin de la réclamer, la combattez-vous de toutes vos forces ?
La contradiction est flagrante, mais l’égoïsme ne raisonne pas, il a des appétits féroces, et peu lui importe la logique pourvu qu’il obtienne satisfaction.
Telle est la logique des conservateurs orléanistes du Soleil, telle est leur manière d’entendre la justice et la liberté pour tous. X…
« Cinquième lettre sur le libre-échange » [X.] (14 décembre 1884).
Mon cher rédacteur,
Je venais à peine de terminer ma dernière lettre, dans laquelle je signalais la campagne entreprise par le journal le Soleil, organe principal de la famille d’Orléans, pour la protection des blés et de la viande, lorsque j’ai reçu par la poste une communication importante, que je m’empresse de vous faire connaître.
Il paraît que M. le duc d’Aumale, président du Conseil général du département de l’Oise, a fait une démarche personnelle auprès de M. le président du conseil des ministres, à l’effet de lui donner connaissance d’un vœu du Conseil général tendant au relèvement des droits de douane sur les produits agricoles venant du dehors.
Or, comme cette démarche avait été annoncée depuis quelques jours, un des secrétaires de M. Jules Ferry avait préparé un projet du discours qu’il voulait soumettre au ministre, en réponse aux doléances du noble duc ; un hasard heureux a voulu que cet honorable secrétaire ait donné connaissance de son manuscrit à un de mes amis, qui m’en a immédiatement informé.
Voici à peu près la teneur de ce discours, que je livre à la publicité, sous toutes réserves :
« Monsieur le duc,
« Vous venez d’exposer, au nom du Conseil général de l’Oise, les doléances de l’agriculture, et vous demandez, à titre de remède, le renchérissement du blé et de la viande par l’imposition d’une taxe sur les produits de l’étranger.
« Je connais, comme vous, les souffrances de l’agriculture, et, comme vous, je les déplore ; mais j’ai des scrupules et des doutes au sujet du remède que vous proposez : je me demande s’il est efficace, je me demande surtout s’il est juste.
« Vous me parlez de la crise agricole ; mais si, dans vos préoccupations égoïstes, vous n’êtes sensible qu’à vos propres souffrances, je dois vous faire remarquer que la crise est générale, j’allais dire européenne, et que, notamment en France, les classes ouvrières souffrent et traversent une période de gêne et de malaise.
« Je sais ce que votre situation a d’intéressant ; pour vous et pour les grands propriétaires qui ont signé ce vœu avec vous, il s’agit de la rente de vos terres, et je m’apitoie sur votre sort, dans la mesure convenable, étant donné que, comme chacun sait, vos revenus suffisent à grand peine à vous faire vivre.
« Mais, à côté de vous, je viens d’avoir l’honneur de vous le dire, il en est d’autres qui souffrent ; il y a des artisans et des ouvriers, que la crise agricole et industrielle met à une cruelle épreuve.
« Or, voyez donc ce que vous demandez au gouvernement : vous lui demandez de mettre dans la loi un privilège à votre profit, au préjudice de la masse des consommateurs français ; vous lui demandez de renchérir le prix du blé et de la viande, de diminuer ainsi l’alimentation des artisans et des ouvriers.
« Vous savez, cependant, que ces artisans, que ces ouvriers sont exposés à la concurrence étrangère ; que nul article des tarifs de douane ne les protège contre les ouvriers italiens, anglais ou autres qui viennent chercher du travail en France.
« Reconnaissez donc que votre demande est injuste, que vous n’avez pas le droit de forcer ces ouvriers, dont le salaire est réduit au taux fixé par la concurrence étrangère, d’acheter avec ce salaire du blé et de la viande dont le prix serait renchéri par l’absence de concurrence étrangère.
« C’est un privilège que vous venez réclamer, sans doute parce que vous appartenez à une race privilégiée, et que vous oubliez que la Révolution de 1789 a été précisément faite en vue de l’abolition des privilèges et du règne de l’égalité et de la justice.
« Cet oubli m’étonne de votre part, de la part du petit-fils de Philippe-Égalité ; ce qui m’étonne également, c’est que vous, qui êtes au courant de l’histoire d’Angleterre, vous n’ayez pas gravé dans votre mémoire ces paroles remarquables de sir Robert Peel, après la réforme du libre-échange :
« Désormais les ouvriers auront le pain en abondance et sans payer de taxe — pain d’autant meilleur qu’il ne s’y mêlera plus, comme un levain amer, le ressentiment contre une injustice. »
« Le ressentiment contre une injustice : voilà le langage de ce grand homme d’État ; car, c’est une injustice que de mettre une taxe sur le blé et la viande au profit de ceux qui produisent ces choses, au préjudice de ceux qui les consomment.
« Or, la Révolution française a été faite pour faire cesser les injustices, pour établir dans la loi le règne de la liberté et du droit.
« La Révolution a été faite pour faire cesser ce régime odieux des privilèges que déplorait, il y a deux siècles, un grand homme de guerre, qui fut en même temps un cœur noble et généreux, j’ai nommé Vauban ; ce régime qu’il flétrissait, dans son livre de la Dîme Royale, par ces paroles célèbres :
« C’est grand’pitié de voir ce pauvre peuple, toujours exposé à l’avarice et à la cupidité des autres, toujours au bout de ses affaires, jusqu’à être privé le plus souvent des aliments nécessaires à la vie. »
« Les choses n’ont pas sensiblement changé depuis cette époque, en ce sens que le pauvre peuple est toujours exposé à l’avarice et à la cupidité des autres.
« Mais elles ont changé à cet autre point de vue, que c’est l’esprit d’égalité et de justice qui, dans nos lois, s’est substitué à l’esprit d’arbitraire et de privilèges : c’est pour ces motifs que votre vœu me paraît devoir être écarté.
« Vous demandez une injustice, vous réclamez des privilèges ; vous vous trompez d’époque : dans la démocratie française, il ne doit y avoir que des lois de justice et d’égalité. »
Ce projet de discours m’a intéressé ; s’il a été prononcé, je serais curieux de savoir quelle a été la réponse du noble duc. — X…
« Sixième lettre sur le libre-échange » [X.] (16 décembre 1884).
Mon cher rédacteur,
Ce qui me surprend le plus, dans la lutte entre la liberté du commerce et le privilège — le mot de protection est un nom menteur inventé hyprocritement pour cacher l’odieux de la chose — ce ne sont pas les contradictions des réactionnaires. Quand ils parlent de liberté, il est clair qu’ils ne font qu’employer une tactique d’opposition, et que la liberté est le moindre de leurs soucis.
Ce qui me surprend le plus, dis-je, ce sont les contradictions des républicains sincères, des hommes qui, attachés par conviction aux principes de la démocratie, adoptent un système en opposition flagrante avec tous les principes démocratiques.
Je lisais dernièrement le compte rendu d’une conférence faite par un de nos amis politiques ; l’orateur, disait-on, après avoir fait un magnifique éloge des principes de liberté et de justice de la démocratie, signala avec force la nécessité de la protection du travail national contre la concurrence étrangère.
Sur quoi, je me demande comment ce conférencier concilie les droits de la liberté avec les faveurs et l’injustice du privilège protecteur.
Quelle idée ce partisan du monopole se fait-il donc de la liberté et de la justice ?
Si j’interroge les constitutions de la Révolution, j’y trouve la définition suivante de la liberté :
« La liberté est le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui ; elle a pour principe, la nature ; pour règle, la justice ; pour sauvegarde, la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait. »
Admirable définition, d’une précision et d’une netteté au-dessus de tout éloge.
Telle est bien la liberté, en effet, un droit naturel, supérieur et antérieur à la loi positive. L’homme est un être libre ; il tient de la nature la vie, avec la faculté et les organes nécessaires à sa conservation et à son développement.
Il a donc pour domaine de son droit tout ce qui est nécessaire à la satisfaction de ses besoins, au développement de son activité, et son domaine s’arrête à cette limite où commence, pour les autres, le droit de satisfaire leurs besoins et de développer leurs facultés.
Ma liberté, en d’autres termes, a pour limite la liberté égale des autres.
Quant à la loi positive, sa seule mission est de sauvegarder, de garantir mon droit, de faire respecter la limite de ma liberté, de même que de m’obliger au respect de la liberté des autres.
Que viennent donc dire ces libérâtres, ces amis de la liberté à dose infinitésimale, qui déclament sans cesse contre ce qu’ils appellent la liberté illimitée, la liberté sans limites et sans tempérament !
Il n’y a pas de liberté illimitée dans la nature : la liberté de chacun a pour limite le droit égal d’autrui : réglementer la liberté, en lui donnant une autre limite que celle-ci, c’est, en réalité, la mutiler et la violer.
Qu’il se lève, celui qui veut s’inscrire en faux contre cette définition, et qu’il essaie de la réfuter, s’il l’ose.
L’homme est un être libre, maître de lui-même et de ses facultés ; voilà les éléments constitutifs de la liberté.
Faisons un pas de plus : ajoutons maître du produit de ses facultés, et nous arriverons à poser les fondements de la propriété.
J’appelle ici l’attention du lecteur ; qu’il s’arme de patience pour me suivre dans cette démonstration, et je suis sûr qu’il ne regrettera pas le temps passé à éclaircir ce point ; l’importance des résultats compensera la peine prise, et au-delà.
Si l’homme est libre, s’il a, entre autres libertés, la liberté de travailler, je dis qu’il doit avoir la libre disposition des produits de son travail, et c’est ce que j’appelle la propriété.
En d’autres termes, toute production appartient à celui qui l’a formée, parce qu’il la formée.
Telle est la notion exacte de la propriété. Ainsi comprise, on voit qu’elle se confond avec la liberté, dont elle est un prolongement naturel.
L’homme a été créé avec des besoins qu’il doit satisfaire, sous peine de mort ; il a été pourvu de facultés pour lui permettre de les satisfaire ; lorsqu’à cet effet il a fait un effort, il a pris de la peine, il est juste que ce soit lui qui recueille la satisfaction.
Ainsi l’homme a droit à tout le fruit de son travail, de son effort propre.
Ce fruit de son libre travail est à lui, et il a le droit d’en disposer. Dans quelles limites ? Jusqu’à la limite où il rencontre le droit d’autrui.
La propriété étant le prolongement de la liberté, sa définition se modèle, en effet, sur celle de la liberté.
La propriété a pour principe, la nature ; pour règle, la justice ; pour sauvegarde, la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait.
La propriété est donc un droit naturel, antérieur et supérieur à la loi positive ; le législateur ne crée pas la propriété, il ne la réglemente pas au gré de ses caprices et de ses fantaisies ; il a pour devoir de la constater, d’en reconnaître les limites et de la garantir.
S’il en est ainsi, la justice, qui consiste dans le respect du droit d’autrui, veut que tout homme, dans ses rapports avec un autre homme, respecte sa liberté et sa propriété.
Je me souviens qu’un jour, passant sur le pont Saint-Michel, à Paris, en compagnie de quelques jeunes gens, l’un d’eux, qui tenait une canne, la jeta dans la Seine.
Stupéfaction générale, et, comme on le pense bien, nous ne manquâmes pas de blâmer sa conduite.
Certes, ce jeune homme avait eu tort de jeter sa canne à la Seine ; mais si sa conduite était blâmable moralement, l’était-elle au point de vue du droit ? Non, apparemment ; car cette canne était à lui, c’était sa chose, et l’acte qu’il venait de commettre ne violait pas le droit d’autrui. Il ne faisait ainsi de tort qu’à lui-même, il n’empiétait pas sur la propriété d’autrui.
Eh bien ! s’il était dans son droit en jetant cette canne à la Seine, qu’on me dise donc quel tort il aurait causé à autrui, si, au lieu de la jeter à l’eau, il l’avait échangé librement contre un produit anglais, italien ou suisse ?
Comment ! voilà une chose qui m’appartient, que je puis détruire, anéantir, sans violer le droit d’autrui, et on me conteste, au nom du droit d’autrui, le droit de l’échanger librement contre un produit étranger !
Je dis qu’on ne peut toucher au droit de libre-échange, sans violer ma liberté et ma propriété. — X…
« Septième lettre sur le libre-échange » [X.] (21 décembre 1884).
Mon cher rédacteur,
J’ai montré comment la système protecteur viole la liberté et la propriété. Je vais prendre un nouvel exemple pour achever cette démonstration.
Voici un cordonnier qui fait des souliers pour vivre. Il ne produit directement aucun des objets nécessaires à sa consommation, sauf ses chaussures ; pour tout le reste, il lui faut les obtenir par l’échange.
Ce cordonnier a le bonheur d’habiter un pays où les privilèges sont inconnus, où l’on ignore ce que c’est que le système protecteur.
La loi, toute de justice et d’équité, protège la liberté de vendre et d’acheter, elle n’empêche que les violences qui chercheraient à porter atteinte au droit libre et égal de tous et de chacun.
Tout calcul fait, notre cordonnier estime qu’il a intérêt à échanger une paire de souliers contre une certaine quantité de bas de coton anglais. Donc il se rend à la frontière pour faire marché avec un fabricant anglais.
Mais voici qu’au moment de conclure l’échange, un fabricant du pays se présente, armé jusqu’aux dents, qui lui dit :
— Je vous défends d’échanger avec cet étranger ; si vous aviez du patriotisme, vous seriez venu de préférence acheter à ma fabrique.
LE CORDONNIER. — C’est ce que j’aurais fait si vos produits ne coûtaient pas plus cher.
— J’ai mes raisons pour vendre plus cher.
— Et moi les miennes pour acheter à meilleur marché.
— Je vous empêcherai bien de faire librement cet échange qui nuit à mes intérêts.
— Permettez : je ne vois pas en quoi je vous cause un préjudice ; puisque je ne m’occupe nullement de vos affaires, pourquoi m’empêchez-vous de faire les miennes à ma convenance ? Ces souliers sont ma propriété, le fruit de mon travail. Je pourrais les jeter à la rivière, sans que vous ayez rien à y voir, sans que vous puissiez m’accuser de porter atteinte à vos droits : en quoi l’échange que j’en veux faire contre du coton anglais peut-il vous préjudicier ?
— Si vous n’aviez pas échangé avec cet Anglais, vous seriez venu acheter à ma fabrique.
— Vous avez une singulière façon d’entendre les choses : il y a dans la ville que j’habite dix chapeliers ; lorsque je vais chez mon marchand, les neuf autres chapeliers auraient donc le droit de m’empêcher de me fournir chez lui, sous prétexte que je leur cause un préjudice en n’achetant pas chez eux ? Laissez-moi faire mes affaires.
LE FABRICANT furieux. — Si vous faites cet échange, je vous brûle la cervelle.
Le cordonnier, après un vain essai de résistance, est obligé de s’en aller sans avoir fait son marché.
Je le demande, de bonne foi, à tout lecteur, n’y a-t-il pas, dans cette conduite du fabricant, un attentat odieux à la liberté et à la propriété ?
Cependant, notre fabricant, après réflexion, conçoit un projet merveilleux.
— C’est un métier dangereux, se dit-il, que d’aller ainsi faire violence à mes concitoyens ; ils sont dans leur droit de légitime défense, et la loi les protège contre les violences de toute sorte.
Mais j’y songe, il y a dans le pays des gens qui font les lois, des législateurs qui sont souverains : je vais m’adresser à eux et leur demander de changer leur système de protection, et de protéger ma fabrique contre la concurrence étrangère.
Notre fabricant adresse donc une pétition aux Chambres : « Législateurs, dit-il, jusqu’ici vous avez protégé la liberté égale pour tout le monde de vendre et d’acheter ; il est temps de faire cesser un état de choses qui porte une atteinte grave aux droits du travail national.
« Je suis fabricant de bas de coton et j’ai à supporter la concurrence des fabricants de l’étranger, qui vendent au prix de 20 fr. ce que je ne puis vendre qu’à 25 fr. Vous me devez protection contre ces infâmes étrangers, et je vous somme, au nom du patriotisme, de mettre à la douane un droit de 6 fr. à l’importation.
« Je serai ainsi protégé contre la concurrence étrangère, puisque je pourrai vendre à 25 fr. ce qu’ils seront obligés de vendre 26 fr. à cause des droits. »
Si cette pétition est adoptée ; si, en conséquence, la loi cesse de protéger la liberté de tous les citoyens pour protéger le monopole des fabricants, je demande si la violation du droit des acheteurs n’est pas manifeste ; si l’attentat est moins odieux, parce que le fabricant a réussi à obtenir la complicité des législateurs.
N’est-il pas clair comme le jour que notre cordonnier, obligé sous le régime de protection de payer au prix de 25 francs ce qu’il achetait à 20 francs sous le régime de la liberté, est victime d’une spoliation ; qu’il subit un vol de cinq francs comme si un voleur lui prenait cinq francs dans sa bourse au coin d’un bois.
Que dis-je ? Le cas est plus grave encore, car dans ce dernier cas, le volé a la ressource de s’adresser à la justice, et de se faire restituer son argent, tandis que, dans le cas de protection, le spoliateur a pour lui la protection abusive de la loi.
Voilà, dans toute sa beauté, le régime protecteur ; c’est un régime de spoliation et de vol organisé.
Bon public, tâche de bien comprendre cela ; quand tu y verras clair, je suis sûr que tu sauras y mettre bon ordre au jour des élections. — X…
« Huitième lettre sur le libre-échange » [X.] (27 décembre 1884).
Mon cher rédacteur,
Je me suis attaché jusqu’à présent à faire ressortir l’injustice du système protecteur : j’ai montré comment ce système est, en réalité, un vol organisé avec la complicité de la loi.
J’ai insisté à dessein sur ce point, pour enlever aux adversaires de la liberté un argument qu’on rencontre souvent dans leur bouche.
Vous avez raison en théorie, nous disent-ils ; mais nous, qui sommes des gens pratiques, nous nous attachons surtout au côté positif et réel des choses.
Je crois qu’il leur sera difficile de continuer à opposer une réponse qui leur attirerait cette réplique terrible : La pratique dont vous vous réclamez n’est pas honnête ; c’est celle des malfaiteurs et des voleurs de grand chemin. Auriez-vous l’audace d’y persévérer ?
Ce qui fait l’odieux du système protecteur, c’est qu’il viole tous les principes de droit adoptés dans les pays civilisés.
Ainsi, c’est une règle essentielle du droit public depuis 1789 qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État. L’impôt, en effet, est le prix des services publics ; à cette condition, il n’y a rien d’injuste : les citoyens travaillent pour les fonctionnaires et les fonctionnaires travaillent pour les citoyens.
Lorsqu’en achetant mon sel et mon tabac je paie l’impôt confondu dans le prix de la marchandise, l’État me prend mon argent, mais en retour il me procure les services des magistrats, des gendarmes, etc.
Mais quand j’achète, sous le régime protecteur, mon pain et ma viande, et que je suis forcé de payer dix centimes de plus par kilogramme que sous le régime de la liberté, qui profite de ce supplément de prix ? Est-ce l’État ?
Non, c’est le producteur privilégié, c’est le monopoleur.
En effet, le but de la protection est d’élever le prix du produit dans l’intérêt du producteur, en écartant le produit étranger ; le supplément de prix n’est donc pas destiné au Trésor public, mais au monopoleur qui l’empoche à son profit.
Loin de profiter au Trésor, ce système lui est nécessairement nuisible. La protection, en effet, a pour fondement cette théorie : la concurrence étrangère est nuisible au travail national.
L’idéal, en ce cas, est la prohibition complète : car s’il n’entre aucun produit étranger, le travail national doit atteindre, d’après ce système, son maximum de développement.
Sous ce régime, comme il n’entre rien, la douane ne perçoit aucun droit, partant le Trésor reste vide.
La protection étant une prohibition partielle, le Trésor perçoit beaucoup moins que sous le régime de la douane fiscale, tel qu’il est usité dans les pays de libre-échange, notamment en Angleterre.
Dans ce pays, la douane étant un moyen de revenu et non de protection, le tarif est calculé de manière à ne pas gêner le commerce, le droit est très peu élevé ; la douane, dans ce système, n’est qu’un vaste octroi national.
Ainsi l’impôt de la protection ne profite pas à l’État, il profite au producteur privilégié ; le contribuable dans ce système est exploité, puisqu’en retour de cet impôt, il ne reçoit aucun service effectif.
L’impôt protecteur est une dîme que paie le public consommateur au monopole.
Que le lecteur ne perde pas cela de vue, qu’il n’oublie pas que lorsqu’il va au marché sous un régime de monopole, et qu’il va acheter sa viande ou son pain, le monopoleur est à ses côtés, attaché à ses pas ; que lorsqu’il ouvre sa bourse pour payer, le monopoleur y plonge sa main pour en retirer une certaine somme qu’il empoche à son profit.
Il est étonnant que dans ce pays de France où le sentiment de la justice et de l’égalité est si vif et si nettement accusé, où le régime de la dîme féodale a laissé de si odieux souvenirs, cette dîme d’une autre espèce qui est la protection ait pu se maintenir si longtemps et qu’on ose en réclamer le rétablissement sur des denrées de première nécessité, telles que le blé et la viande.
La seule explication qu’on puisse donner est celle-ci : c’est que l’injustice de la dîme féodale s’apercevait mieux parce qu’elle s’exerçait dans un rayon plus restreint.
C’était dans chaque commune en effet que le noble ou le curé prélevait la dîme, qu’il venait réclamer, sans avoir travaillé, et sans rien donner en échange, une portion du fruit du travail du paysan ; la spoliation était trop visible pour ne pas être aperçue, la force seule pouvait pouvait maintenir ce système, qui dès lors ne pouvait survivre à la Révolution de 1789.
La dîme de la protection s’exerce dans un rayon beaucoup plus vaste, sur toute la surface du territoire national ; on conçoit, dès lors, que la spoliation soit moins visible, le public exploité étant répandu dans tout le pays, et qu’il faille un œil exercé pour l’apercevoir.
Mais pour être moins visible, elle n’en est pas moins réelle, et si je réussis à la faire voir à vos lecteurs, j’aurai rempli mon but, ils sauront bien s’en débarrasser. — X…
« Neuvième lettre sur le libre-échange » [X.] (3 janvier 1885).
Mon cher rédacteur,
Connaissez-vous le Petit Bordelais ?C’est un journal qui s’imprime à Bordeaux et dont une personne obligeante vient de me communiquer un numéro où se trouve un article sur le libre-échange et la protection.
Je me suis empressé, comme vous devez le penser, de lire cet article, convaincu d’avance que j’y trouverais une défense en règle des principes de la liberté du commerce ; mais grande a été sur ce point ma déception, vos lecteurs en jugeront comme vous d’après ce que je vais exposer.
D’abord, l’auteur signale « comme très intéressante » la grande querelle entre le libre-échange et la protection.
Là-dessus, je ne crois pas qu’il trouve de contradicteur ; il est certain que c’est une très intéressante querelle en effet que celle qui s’agite entre les partisans de la liberté de l’échange et ses adversaires ; entre ceux qui veulent la liberté et l’égalité devant la loi pour tous, et ceux qui demandent à la loi de créer des privilèges en faveur d’un petit nombre de producteurs, aux dépens de la grande masse du public consommateur.
Vous allez me demander, sans doute, pour qui notre auteur prend parti dans cette querelle si intéressante. Est-il pour la liberté ou pour la compression — car protection c’est compression, et il est toujours bon d’appeler les choses par leur vrai nom ?
Est-il pour le droit commun ou pour le privilège ? Pour ceux qui ne demandent à rançonner personne, ou pour ceux qui demandent à rançonner le public à l’aide d’un monopole rémunérateur ?
Vous n’y êtes pas, notre auteur ne prend parti pour personne ; à son avis, tout le monde a raison dans ce débat, ce qui signifie apparemment que tout le monde a tort et ce qui n’aidera guère à terminer la dispute.
Telle est la profession de foi ou plutôt « d’absence de foi » de notre auteur ; telle est sa proclamation de principes, je veux dire « d’absence de principes » ; à ses yeux, il n’y a en cette matière ni vrai ni faux, il ne faut pas chercher la vérité absolue, il n’y en a pas.
Voilà la conclusion de ce sceptique, ce qui ne l’empêche pas, après avoir ainsi déclaré qu’il n’y a que des expédients, d’ajouter ceci : La victoire entre nations est à qui produira le plus et au meilleur marché ; hors de là, il n’y a qu’expédients insuffisants et empirisme !
Quelle logique bizarre ! D’abord, un vrai sceptique ne doit pas procéder par affirmation. Voyons, Monsieur du Petit Bordelais, quand vous dites : il n’y a pas de vérité en cette matière, vous devriez dire plutôt : je ne crois pas qu’il y ait de vérité, vous rappelant l’exemple de ce maître sceptique qui disait : Je doute si je doute, je doute si j’existe.
Ensuite, vous ne prenez pas garde qu’en niant ainsi les principes, vous vous interdisez à vous-même le droit de raisonner, car il faut une base pour appuyer un raisonnement, et ce point d’appui n’est autre qu’un principe. Comment se fait-il, dès lors, qu’après avoir ainsi proclamé que tout est expédient, vous formuliez la conclusion dernière que j’ai citée : la victoire est à qui produira au meilleur marché, en ajoutant, hors de là, il n’y a qu’expédients et empirisme. Voilà, ou je ne m’y connais pas, un vrai principe en bonne et due forme, et une affirmation singulièrement tranchante !
Mais laissons-là ces contradictions, et tâchons de mettre un peu de clarté en ce sujet. Il n’y a pas de vérité en matière d’échanges entre nations : en êtes-vous bien sûr ? Car enfin, il semble bien, quand on examine la question avec les lumières du simple bon sens, que les uns ou les autres, des libres-échangistes ou des protectionnistes, doivent avoir raison. Le libre-échange est bon ou mauvais, utile ou funeste à un peuple ; c’est l’un ou c’est l’autre, mais ce ne peut pas être à la fois l’un et l’autre.
Pour le savoir, attachons-nous donc à bien examiner la nature du libre-échange et celle de la protection. J’emprunte à l’article du Petit Bordelais une phrase qui met suffisamment en relief la vraie nature de la protection : Nous nous plaignons de la crise que subit l’industrie agricole, et nous disons : Il n’y a qu’un moyen, il faut fermer nos portes aux produits étrangers pour forcer nos consommateurs indigènes à payer nos produits à un prix rémunérateur.
Voilà bien le système protecteur : il a pour but et pour effet d’exclure les produits similaires de l’étranger, de faire sur le marché national une rareté artificielle, pour forcer les consommateurs français à acheter plus cher que sous le régime du libre-échange. Eh bien, il me semble que les éléments de la protection ainsi déterminés, suffisent pour nous permettre de porter un jugement sur ce système et sur le système opposé qui est le libre-échange.
Le système protecteur est l’opposé de la liberté, puisqu’il force nos consommateurs, vous le reconnaissez vous-même, à payer un impôt aux producteurs protégés. Il est contraire à l’égalité, vous le reconnaissez encore, en disant : les commerçants et agriculteurs du Nord protestent contre l’égalité des droits. Mais quoi ! l’égalité dans la liberté, c’est la justice, et l’inégalité, c’est le privilège, c’est l’injustice ; et cependant vous hésitez entre ces deux systèmes, que dis-je, vous les proclamez l’un et l’autre conformes à la raison !
Votre journal est un journal républicain, d’après son titre ; ou cela n’a aucun sens, ou cela veut dire qu’il soutient les principes républicains, principes qui sont résumés dans la formule célèbre : Liberté, Égalité, Fraternité.
Comment se fait-il donc que vous mettiez sur la même ligne que le libre-échange la protection qui est la violation manifeste de tous les principes républicains ?
La liberté d’abord est violée, puisque la protection est l’opposé du libre-échange ; puisqu’elle force le public à subir les prix du monopole. L’égalité ne l’est pas moins ; l’égalité, en effet, c’est l’égalité des droits, l’égalité des citoyens devant la loi.
Je défie que vous échappiez à ce raisonnement : Il faut protéger tout le monde ou ne protéger personne : si je prouve que la douane ne peut pas protéger tout le monde, vous serez donc obligé d’admettre qu’elle ne doit protéger personne. Et vraiment, il est clair comme le jour que la douane ne peut pas protéger tous les travailleurs français. Le tarif de douane ne peut en effet protéger que ceux dont le travail produit des objets dont les similaires peuvent passer la frontière.
Il y a par la suite, une foule de métiers qui ne peuvent être protégés — les banquiers, commerçants, médecins, avocats, etc. —, les ouvriers, qui vivent de salaires, et qui subissent la concurrence des ouvriers étrangers qui viennent travailler en France. Si la douane ne peut protéger tout le monde, vous devriez donc reconnaître qu’elle ne doit protéger personne.
Et la fraternité, n’est-elle pas violée par la protection, par ce régime de privilège qui consiste à exploiter le grand nombre au profit d’un petit nombre de producteurs ? Et le principe qu’on ne doit l’impôt qu’à l’État, quel est donc le républicain qui oserait en méconnaître la vérité ? Ce principe est violé par la protection puisqu’elle constitue un impôt au profit des producteurs protégés, une dîme payée sans compensation par le public consommateur.
J’ai donc le droit de dire, en terminant, au rédacteur du Petit Bordelais :
« Si votre journal est républicain, comment peut-il admettre, comme fondé en raison, le système protecteur qui viole manifestement tous les principes républicains ? » — X…
« Dixième lettre sur le libre-échange » [X.] (4 janvier 1885).
Mon cher rédacteur,
Les journaux de la réaction cléricale et orléaniste ne peuvent pardonner à la majorité républicaine des deux Chambres d’avoir appliqué aux congrégations religieuses le principe de l’égalité pour tous devant les lois d’impôt. « Vous avez frappé les biens des petites sœurs des pauvres, disent-ils, cela est odieux ; vous faites ainsi du fisc le voleur des pauvres. » C’est en ces termes que s’exprime, avec cette aménité de langage particulière aux cléricaux, le journal le Soleil, l’organe principal des princes d’Orléans.
C’est ce même journal qui annonçait, il y a quelques jours, que son cri de guerre aux prochaines élections serait : Protection aux produits agricoles — traduisons : renchérissement du blé et de la viande par une taxe sur le pain et la viande des artisans et des ouvriers. Le premier-Paris du numéro du mardi 30 décembre courant porte ce titre à sensation : Les voleurs des pauvres.
Voici les principaux passages de cet article :
« Je ne crois pas qu’on puisse lire un récit plus poignant, et qui donne une idée plus abjecte du temps où nous vivons, que le simple compte-rendu de la dernière séance du Sénat. Ce sont les congrégations religieuses qui en ont fait les principaux frais. Il s’agissait de savoir si le fisc a le droit de prélever une dîme sur la charité, c’est-à-dire sur la misère, et d’imposer un tant pour cent quelconque sur l’aumône destinée aux malheureux et aux pauvres. La majorité républicaine du sénat a répondu : oui !
Celui qui dira que je suis l’ami personnel des moines ou des nonnes dira une bêtise. Je n’en ai pas dans ma famille. Je suis l’ami de la liberté, et tout ce qui la viole dans la personne d’un citoyen en froc ou d’une citoyenne en cornette me choque profondément. Je suis l’ami de l’égalité, et tout ce qui la blesse ici ou là, chez une société civile ou une congrégation religieuse, m’afflige et m’irrite comme une atteinte à la justice et au droit. »
Quelle vertueuse indignation. C’est au nom du droit et de la justice, au nom de la liberté et de l’égalité que le Soleil proteste contre cette taxe, qu’il qualifie de dîme prélevée sur la charité. Il paraît que M. Pouyer-Quertier, le célèbre chef de file des protectionnistes, a joint ses protestations indignées à celles de ses amis de la faction monarchiste, contre une taxe qui méritera, disent-ils, à M. Tirard le surnom de voleur des pauvres.
C’est à la première page de leur journal que les Marquis du pain cher du Soleil fulminent ainsi contre la loi d’impôt sur les biens des congrégations religieuses ; en même temps, ils publient à la troisième page, aux Dernières nouvelles, le résumé télégraphique d’un discours sur la crise agricole prononcé à Gisors par M. Pouyer-Quertier, discours dans lequel ce Normand de Normandie attaque la Ligue contre le renchérissement du pain et de la viande, qu’il appelle une ligue anti-nationale, et demande l’établissement d’une taxe sur les blés et les bestiaux.
Qu’est devenue cette vertueuse indignation de la première page contre les voleurs des pauvres, et comment ces amis, si fervents naguère, de la justice et de l’égalité, se retrouvent-ils dans les rangs des Marquis du pain cher du monopole ?
Vous aimez, dites-vous, la liberté ; c’est pourquoi vous repoussez le libre-échange. Vous aimez l’égalité, c’est pourquoi vous réclamez des privilèges protecteurs. L’injustice afflige et vous irrite, c’est pourquoi vous vous faites les champions de la protection, cette odieuse injustice.
C’est un récit poignant, dites-vous, qui donne une idée des plus abjectes du temps où nous vivons, que le compte-rendu de la séance du Sénat où l’on a voté la taxe sur les congrégations, cette dîme prélevée sur la misère, et vous reproduisez avec empressement le compte-rendu de cette conférence de Gisors, où l’on a vanté les bienfaits de la cherté, où l’on a réclamé une taxe sur le pain et la viande, cette dîme prélevée sur le salaire des artisans et des ouvriers.
Ah ! Vous êtes bien imprudents d’essayer ainsi de soulever les passions et les colères, d’appeler vos adversaires les voleurs des pauvres.
Prenez-y garde, si cette flétrissure est méritée, c’est quand elle s’applique à ceux que l’histoire a marqué, comme au fer rouge, de ce surnom mérité, les marquis du pain cher.
Les voleurs des pauvres, ce sont les souteneurs de la protection, les champions du monopole qui, au mépris de la justice, de la liberté et de l’égalité pour tous les citoyens, demandent à prélever une dîme sur la masse du travail national, à voler les consommateurs de blé et de viande, les artisans et les ouvriers, en leur extorquant, à l’aide de la loi, un supplément de prix pour l’empocher à leur profit.
Quand on s’abaisse à un métier aussi abject que celui de mendiant de privilège, on n’a pas le droit, messieurs du Soleil, de parler de liberté, d’égalité et de justice. — X…
« Onzième lettre sur le libre-échange » [X.] (7 janvier 1885).
Mon cher rédacteur,
J’adresse une lettre plus particulièrement aux électeurs du canton de Marans, appelés à élire un conseiller général le 11 janvier prochain. À cette occasion, un journal appartenant à la réaction cléricale et monarchique, et, par suite, à la réaction économique, l’Écho Rochelais, signale les lettres sur le libre-échange du Phare des Charentes, et citant plus spécialement un article où j’ai prouvé que la protection est contraire à la liberté, à l’égalité et à la fraternité, il termine en disant :
« Le Phare des Charentes a raison, le système protecteur viole manifestement les principes républicains. »
Ce n’est pas sans satisfaction, je l’avoue, que j’ai vu dans l’Écho Rochelais cet aveu dépouillé d’artifice : « Le Phare des Charentes a raison. »
En m’attachant à signaler l’injustice du système protecteur, en opposition avec les principes de justice, de propriété et de fraternité, j’espérais bien provoquer les réflexions de nos amis de la démocratie républicaine ; mais qui pouvait me faire croire que j’arriverais à convertir même un adversaire, au point de l’amener à cet aveu précieux ?
« Le Phare a raison », ce qui veut dire : Je reconnais que la protection est un système d’injustice, de désordre et de vol organisé.
Et cependant, l’Écho demeure, malgré tout, fidèle à la protection ; mais quel crédit sa parole peut-elle avoir, désormais, auprès des honnêtes gens du canton de Marans ?
Quelle injure ne leur fait-il pas en supposant qu’ils vont se joindre à lui pour demander au législateur de faire une loi injuste et de voler le public à leur profit.
J’entends d’ici le langage de ces braves gens indignés : « Nous voulons nous enchérir honnêtement et non par le vol et la fraude légale.
« Vous reconnaissez que le Phare a raison en soutenant que la protection est contraire à la liberté et l’égalité, c’est-à-dire à la justice, à la fraternité, c’est-à-dire aux préceptes de l’Évangile, et cependant vous les combattez, et vous continuez à vous poser, à la première page de votre journal, en champion des principes religieux et sociaux.
« Mais les principes religieux commandent la fraternité, et vous prêchez l’égoïsme ; les principes sociaux commandent le respect de la liberté et de la prospérité, et vous prêchez le vol organisé.
« Mais le plus grave de tous les désordres, c’est l’injustice légale, et vous osez vous poser en défenseurs de l’ordre ?
« Vous demandez à voler, par l’intermédiaire des lois, les pauvres au profit des riches, et vous osez déclamer ensuite contre les pauvres qui font du socialisme et qui demandent à dépouiller, par l’intermédiaire des lois, les classes riches ! »
Voilà les réflexions que ne manqueront pas de faire les électeurs, en présence des contradictions de langage de l’Écho Rochelais, et j’invite ce journal à s’expliquer là-dessus, avec toute la franchise dont il est capable.
L’enrichissement par le vol légal : c’est, aux yeux de l’Écho, le seul procédé pratique et ce journal qui se dit religieux suppose que le monde social a été organisé de telle sorte que l’humanité n’ait en face d’elle que cette triste alternative :
Périr en restant juste ou s’enrichir par l’injustice.
Eh bien non ! Il n’en est pas ainsi, et ceux qui tiennent ce langage impie, calomnient l’auteur de l’univers ; il y a harmonie dans le monde social comme dans le monde physique, et c’est par la liberté et par la justice que les peuples prospèrent et s’enrichissent.
Électeurs du canton de Marans, je vous prouverai que c’est le régime protecteur qui est la cause principale de la crise agricole que vous traversez ; je vous prouverai que, ni les petits cultivateurs, ni les fermiers, ni les laboureurs ne peuvent gagner à la protection, qu’elle ne peut que grossir momentanément les rentes des grands propriétaires ; que, partout, l’agriculture n’est pas intéressée à la protection, car les grands propriétaires ne sont pas plus des agriculteurs que les armateurs ne sont des marins ; ils ne labourent ni ne moissonnent ; ils sont même moins agriculteurs que le grand empereur de la Chine, qui tous les ans trace un sillon avec la charrue.
Les fermiers et laboureurs de l’Angleterre l’ont bien compris, aussi ils se sont joints à la démocratie anglaise exploitée par l’aristocratie pour demander le libre-échange en l’année 1846 ; depuis cette époque, ils se trouvent si bien de ce régime que, malgré la crise qu’ils subissent en ce moment comme nous, ils se gardent bien de demander le retour au système protecteur.
J’ajoute que les grands propriétaires eux-mêmes, mieux éclairés sur leurs véritables intérêts, se sont convertis au libre-échange et comprennent aujourd’hui que la prospérité durable de l’agriculture ne peut exister que sous un régime de liberté et de justice.
Dans ma prochaine lettre, je vous fournirai les preuves de ce que je viens d’avancer. — X…
« Douzième lettre sur le libre-échange » [X.] (10 janvier 1885).
Mon cher rédacteur,
Je vais prouver, et ce ne sera pas long, que le système protecteur sacrifie l’agriculture à l’industrie, et porte un coup des plus funestes à son développement.
D’après une statistique récente, le rendement par hectare de terres en France est de beaucoup inférieur à celui des autres contrées de l’Europe, notamment de l’Angleterre, de la Belgique et même de l’Allemagne.
Quelle est la cause de cette infériorité ? Est-ce l’esprit de routine de l’agriculteur français ? Mais le paysan français n’est pas plus routinier qu’un autre, et il aime naturellement à améliorer ses terres et à leur donner de la plus-value.
La vraie cause, elle a été signalée par tous les agronomes, c’est l’absence de capitaux suffisants. Cela est si vrai que, depuis cinquante ans, on est à la recherche d’institutions de toutes sortes pour favoriser le crédit agricole ; on a établi le crédit foncier, proposé par la réforme de notre système hypothécaire, etc. Je suis de ceux qui pensent que la meilleure manière de favoriser le crédit agricole, c’est de supprimer les institutions qui le contrarient, au premier rang desquelles figure le système protecteur.
Le régime protecteur contrarie le développement de l’agriculture par la raison bien simple qu’il a été établi pour la sacrifier à l’industrie. Colbert, le créateur principal de ce système, a voulu se donner la gloire de créer en France l’industrie manufacturière. Fils d’un marchand de drap de Reims, il a, à la différence de Sully, réservé toutes ses faveurs pour l’industrie. Par une imitation peu heureuse de l’Angleterre, il a voulu faire de la France, avant l’heure propice, un pays manufacturier.
À cet effet, il a pris les mesures suivantes :
1° Il a prohibé les produits similaires fabriqués au dehors ; 2° il a donné de fortes subventions aux produits fabriqués à l’intérieur.
Quelle a été l’influence de ces mesures sur la direction du capital et du travail national ? Les historiens s’extasient en général sur l’œuvre de Colbert ; s’ils avaient un peu moins d’enthousiasme et un peu plus de réflexion, ils comprendraient que cette industrie ne s’est pas créée avec des capitaux tombés de la lune. Au moment où Colbert a pris ces mesures protectrices, le capital et le travail étaient employés surtout dans l’agriculture, qui était la branche principale de la production ; les produits agricoles s’échangeaient contre les produits industriels de l’Angleterre, au grand avantage des deux pays. Les capitaux avaient ainsi l’emploi le plus utile et le plus productif ; la preuve, c’est qu’il a fallu un régime de force, de prohibition, pour établir des manufactures et des usines en France. Grâce aux droits énormes de la douane protectrice, l’industrie manufacturière a été ainsi artificiellement implantée dans le pays.
Colbert a fait comme les jardiniers qui sacrifient les branches à fruits aux branches gourmandes ; il a, par l’appât de profits élevés, soutiré les capitaux de l’agriculture pour les faire refluer vers l’industrie ; il y a eu évolution et non création de capital ; l’industrie, qui ne pouvait soutenir la concurrence par ses propres forces, a couvert le déficit de sa production en pillant et rançonnant les consommateurs de ses produits, notamment les agriculteurs ; elle a attiré vers elle les capitaux et les bras, au grand détriment de l’agriculture.
Je ne puis développer ici comme je le voudrais ce sujet si intéressant ; je me fie à la sagacité du lecteur en l’invitant à consulter les ouvrages des économistes, notamment de Bastiat ; je me bornerai à dire que le système protecteur a causé à l’agriculture un triple préjudice :
1°. Il a soutiré les capitaux et les bras ; les agriculteurs qui se plaignent de la hausse des salaires doivent comprendre que la cause en est surtout dans le manque de bras ;
2°. Il a enlevé à l’agriculture l’occasion de s’améliorer ; en isolant le pays de l’étranger, il nous a enlevé les débouchés extérieurs : l’Angleterre a cessé de nous acheter, puisqu’elle ne pouvait plus commercer avec nous, et, dès lors, l’agriculture a cessé de produire des objets qui ne lui étaient plus demandés par l’étranger. Le marché intérieur n’a pas suffi à compenser la perte ainsi causée ;
3°. Enfin, il a forcé les agriculteurs à payer plus cher les instruments de travail, instruments aratoires, outils, fer, houille, les vêtements de drap et de coton, ainsi que les salaires des ouvriers par suite de la perte des bras qui sont allés des champs aux usines ; il a donc mis obstacle à la formation des capitaux au sein de l’agriculture.
J’allais oublier la question des engrais ; on a établi des droits élevés sur les engrais chimiques pour protéger l’industrie nationale des produits chimiques, en sorte que l’agriculture paie cher des engrais que, sans la protection, elle aurait à bon marché.
Il est vrai que l’agriculture a été protégée ; comme fiche de consolation, on a inventé pour elle le régime de l’échelle mobile.
Sous cet ingénieux régime, quand la récolte est abondante, l’échelle protège l’agriculteur ; quand la récolte est mauvaise, l’échelle se lève et laisse entrer le blé étranger. C’est-à-dire que la protection est absolument illusoire, qu’elle est une pure duperie, puisqu’elle disparaît précisément au moment où elle serait la plus utile à l’agriculteur. En effet, c’est quand la récolte est mauvaise, quand le blé est rare, que l’agriculteur a besoin qu’on lui assure un bon prix pour rentrer dans ses déboursés et faire un profit ; or c’est justement à ce moment là que la protection lui fait défaut et qu’on le livre à la concurrence de l’étranger.
Pourquoi cela ? Parce que le cri de la faim l’emporte sur les préjugés protectionnistes, et que l’on comprend la nécessité de laisser entrer le blé pour prévenir la famine et empêcher le peuple de mourir de faim.
Agriculteurs, tâchez d’ouvrir les yeux et de bien voir que protection c’est déception, surtout pour vous qui ne pouvez jouir que d’une protection illusoire.
La protection, ce n’est pas le salut, comme vous le disent certaines gens, c’est l’ennemi.
Et voyez comme ce système est défectueux : quelle est votre tendance pratique d’habitude ? C’est de diminuer le plus possible vos frais, vos prix de revient ; eh bien, le système protecteur contrarie cette tendance ; il vous force à payer plus cher tout ce dont vous avez besoin, tous les éléments qui entrent dans vos prix de revient : instruments aratoires, engrais, semences, salaires, vous payez tout plus cher, grâce au régime protecteur.
Comment voulez-vous ensuite être en état de lutter contre la concurrence étrangère ?
J’ai encore bien des choses à dire sur ce vaste sujet ; ce sera pour une prochaine lettre, mais en terminant je vous engage à réfléchir à tout cela, et à vous demander si dans ce pillage réciproque qui constitue, dans toute sa beauté, le régime protecteur, l’agriculture ne joue pas, vis-à-vis de l’industrie, le rôle du chat de la fable vis-à-vis du singe, de Raton vis-à-vis de Bertrand ; si elle ne tire pas les marrons du feu pour que le Bertrand industriel les croque. X…
« Protection ou libre-échange » [X.] (13 janvier 1885.)
PROTECTION ET LIBRE-ÉCHANGE. — Notre collaborateur X…, l’auteur des lettres sur le libre-échange qui ont été si remarquées, nous prie d’insérer les quelques lignes que voici :
« L’Écho Rochelais signale à ses lecteurs les lettres sur le libre-échange du Phare des Charentes, et conclut en disant que le régime républicain est condamné par son principe à laisser périr l’agriculture.
L’Écho ment impudemment : il sait très bien que nous avons prouvé, dans notre dernière lettre, que la protection a sacrifié l’agriculture à l’industrie, et que loin d’être le salut, le système protecteur est ruineux pour l’agriculture.
Nous mettons ce journal au défi de citer notre dernière lettre : il sait si bien, d’ailleurs, qu’il défend une mauvaise cause, qu’il n’a rien répondu à notre avant-dernière lettre où nous l’avons pris directement à partie.
Nous attendons toujours sa réponse. »
« Treizième lettre sur le libre-échange » [X.] (15 janvier 1885).
Mon cher rédacteur,
Je vais examiner, avec toute l’attention qu’elle mérite, cette importante question du crédit agricole dont j’ai dit quelques mots précédemment.
Je viens de lire les professions de foi des candidats protectionnistes au Sénat ; je viens également de lire un rapport de M. Risler, directeur de l’Institut national agronomique, sur l’état de l’agriculture dans le département de l’Aisne ; partout je trouve formulée cette double affirmation :
1°. La France est un pays essentiellement agricole, l’agriculture est la première de nos industries nationales ;
2°. Le crédit agricole est insuffisant, il faut fonder ce crédit ; il faut créer des banques agricoles à bon marché, dit M. Risler, qui conclut ainsi : Pour abaisser les prix de revient, il faut à l’agriculture française des capitaux.
Ainsi l’agriculture est la première de nos industries nationales, et cependant le crédit agricole est insuffisant puisque ces Messieurs parlent de l’organiser et de créer des banques agricoles.
Eh bien, du rapprochement de ces deux affirmations, je tire une autre conclusion, et je prie le lecteur de bien vouloir me suivre sur ce terrain.
Vous dites : la France est une nation essentiellement agricole. Rien de plus vrai ; il est certain que la France, par sa configuration géographique, par sa constitution géologique, par l’abondance et la richesse des eaux de ses fleuves et de ses rivières, est destinée à être avant tout un pays de production agricole ; elle a pour elle le sol, l’eau, le soleil, ces trois éléments de richesse de la production agricole.
Quelle différence à cet égard avec l’Angleterre ! Par sa situation géographique entre le Nord et le Midi de l’Europe, sur la route des deux Mondes ; par la multitude et la profondeur de ses rades ; par l’abondance de ses mines de houille et de fer ; par les habitudes maritimes que lui donne sa position insulaire, l’Angleterre est naturellement destinée à être une nation manufacturière et commerciale, à effectuer la fabrication et le transport des produits.
Telle est la destination naturelle de chacune de ces deux contrées ; l’une avant tout est une nation agricole ; l’autre, l’Angleterre, avant tout une nation manufacturière.
Eh bien, qu’est devenue, sous l’influence des hommes d’État, de ces génies créateurs tant célébrés par les historiens naïfs et les poètes, la production nationale dans chacune des deux contrées ?
L’aristocratie anglaise, maîtresse du sol et du gouvernement, a tout fait pour organiser l’agriculture comme la première des industries nationales. Par ses lois de prohibition et de monopole, par l’institution artificielle des tarifs de douane, elle a voulu donner une vie factice à l’agriculture, aux dépens de l’industrie manufacturière, au risque d’affamer et de faire périr de misère les ouvriers des manufactures et des usines.
Il a fallu une lutte gigantesque de sept années pour que la démocratie anglaise obligeât le gouvernement à proclamer enfin le libre-échange en 1846.
Sous l’influence de la liberté, l’Angleterre a été rendue à sa destination naturelle ; l’agriculture n’y occupe que le second plan, les manufactures et l’industrie des transports occupent le premier.
En France, un ministre qui, à certains égards, a rendu de grands services, mais qui avait des faiblesses pour l’industrie manufacturière, étant le fils d’un marchand de Reims, Colbert, a réussi, par l’institution artificielle des tarifs de douane, par des lois de prohibition et de monopole, par la force, en un mot, à faire sortir la production nationale de sa voie naturelle et à donner une vie factice à l’industrie manufacturière, minière et métallurgique.
Dominé par le désir de la gloire, se voyant d’avance acclamé dans l’histoire comme le créateur de l’industrie, il n’a pas compris qu’en faisant sortir les capitaux et le travail de leur destination naturelle, il substituait à une production avantageuse et prospère une production stérile et défectueuse, incapable de soutenir la concurrence, produisant à perte puisqu’elle ne pouvait se soutenir que par le galvanisme des tarifs, et couvrant ses pertes par la dîme qu’elle prélevait sur les autres branches de production française en leur faisant payer très cher des produits qu’elles auraient obtenus de l’étranger à bon marché.
Il n’a pas compris qu’il voulait engager une lutte impossible avec l’Angleterre sur le terrain manufacturier ; que si, en Angleterre, les capitaux vont à l’industrie houillère, métallurgique et aux usines, c’est qu’il y a dans le pays des mines de houille et de fer inépuisables et presqu’à fleur de terre, où par suite les frais de production sont très restreints, ce qui se traduit en bon marché pour les acheteurs ; qu’au contraire, en France, nos mines de houille et de fer sont peu abondantes et qu’il faut aller les chercher dans les profondeurs du sol ; que par suite, les prix de revient sont très élevés, ce qui fait que les acheteurs sont obligés de payer très cher.
Dans de telles conditions d’infériorité, essayer de créer en France une industrie rivale de l’industrie anglaise, a été une entreprise aussi vaine et folle que si l’on voulait créer dans le pays la production directe du café, du thé et des oranges.
À l’aide des tarifs de douane, on pourrait implanter aussi en France l’industrie des orangers en serre-chaude, pour éviter l’invasion des oranges étrangères et favoriser le travail national, à la façon des protectionnistes ; mais les oranges coûteraient cher, et le lecteur doit comprendre comment une telle création serait funeste à la richesse générale du pays.
De même, la création forcée de l’industrie manufacturière a été funeste à la richesse nationale ; j’ai déjà dit comment elle a soutiré les capitaux de l’agriculture où ils avaient un emploi productif pour les faire refluer vers l’industrie où ils ont été employés à perte, perte qui a été transformée en profit par l’artifice des tarifs de douane qui ont forcé les acheteurs à surpayer le fer, la houille et les produits manufacturés. X…
« Quatorzième lettre sur le libre-échange » [X.] (30 janvier 1885).
Mon cher rédacteur,
Dans ma précédente lettre, j’ai signalé l’opinion courante des agronomes et des hommes politiques, à savoir que pour remédier à l’insuffisance du crédit agricole, il faut créer des banques, organiser et développer ce crédit.
Ainsi, le crédit agricole est insuffisant, les capitaux manquent à la première de nos industries nationales, et ces messieurs ne sont pas choqués d’une telle anomalie !
L’agriculture est la première industrie nationale : ou cela n’a aucun sens, ou cela veut dire qu’elle est la plus vivace, la plus féconde de toutes, que, par suite, elle promet les profits les plus élevés aux producteurs agricoles ; et cependant les capitaux n’y affluent pas, le courant des capitaux se porte d’un autre côté.
Comment ces messieurs n’ont-ils pas été frappés de ce fait, comment ont-ils manqué de sagacité à ce point de n’avoir pas songé que si les capitaux font défaut à l’agriculture, c’est qu’un obstacle artificiel doit avoir contrarié leur cours de ce côté.
Car enfin, les capitaux ont leur instinct et leur flair qui est beaucoup plus sûr que le génie de tous les hommes d’État du monde ; pas n’est besoin de les engager à se porter vers les industries prospères, ils s’y portent tout naturellement, attirés par l’appât des gros profits.
De l’insuffisance du crédit agricole, combinée avec ce principe que l’agriculture est la première production nationale, il faut conclure non à la création d’institutions propres à favoriser le crédit agricole, mais à la destruction des institutions arbitraires et factices qui le contrarient.
Je m’étonne qu’un esprit aussi distingué que M. Risler, le directeur de notre institut agronomique, n’ait pas formulé ses conclusions en ce sens ; qu’il n’ait pas aperçu ce canal artificiel creusé par la main des hommes d’État, notamment par Colbert, et qui a dérivé les capitaux du grand courant naturel agricole pour les faire refluer vers l’industrie manufacturière et métallurgique.
Agriculteurs, justement soucieux de voir refleurir notre grande production nationale, portez donc votre attention de ce côté : tâchez de voir où est l’ennemi, et réclamez du gouvernement non des faveurs, mais tout simplement qu’on vous rende justice.
Il y a, dans le Code civil, un article de loi qui défend qu’on détourne les eaux courantes de leur cours naturel, au préjudice des propriétaires riverains : demandez donc qu’on détruise ce canal artificiel de la protection qui détourne le courant des capitaux de leur cours naturel, en faveur de l’industrie, au préjudice de l’agriculture.
Voilà les justes revendications que vous avez à formuler, c’est de ce côté que vous trouverez le salut, non en demandant les injustes faveurs de la protection.
Et que ferait, je vous le demande, sous le régime protecteur, la création de ces banques agricoles dont on parle si bruyamment ?
Avec quels capitaux ces banques seraient-elles fondées ? Avec des capitaux tombés du ciel ?
Pourquoi ces banques n’existent-elles pas actuellement ? Apparemment parce que les capitaux trouvent ailleurs un meilleur placement, de plus gros profits.
Que parlez-vous donc de créer des institutions de crédit ! Vous voulez donc forcer les capitaux à prendre la direction de l’agriculture, après les avoir forcés, par la création arbitraire de la douane protectrice, à prendre la direction de l’industrie ?
Quelles ingénieuses créations gouvernementales : d’une part, un tarif neutralisant l’action des banques agricoles ; d’autre part, des banques venant neutraliser l’action du tarif !Comment ne voit-on pas qu’il serait beaucoup plus simple de détruire le tarif obstacle, en sorte que, sans que les hommes d’État s’en mêlent, les banques agricoles se fonderaient ensuite tout naturellement.
Agriculteurs, écoutez ce que disait un auteur fort compétent en ces matières ; parlant de la prospérité qui suivit la chute du premier Empire, il signalait le développement de l’industrie manufacturière et métallurgique, la création de vastes usines engloutissant d’immenses capitaux.
Dites-vous bien que sans le régime protecteur, ces capitaux auraient été féconder l’agriculture ; qu’il y aurait eu peut-être moins d’usines en France, moins d’ouvriers entassés dans nos villes manufacturières, mais que, d’autre part, il y aurait eu une agriculture plus florissante et plus de robustes laboureurs dans nos campagnes.
Écoutez enfin ce qu’écrivait, dans une lettre célèbre, un grand homme d’État anglais, qui était aussi un grand propriétaire foncier, lord John Russell.
Au début de la campagne de la Ligue pour le libre-échange, il était hostile à la réforme comme les autres grands propriétaires ; mais l’expérience aidant, il observa avec soin les effets de la protection agricole, il fut témoin de la détresse et de la misère des fermiers et des laboureurs, malgré les hauts tarifs protecteurs ; il comprit ainsi que la protection n’est qu’une déception et il écrivit, à la date du 22 novembre 1845, à ses électeurs de la cité de Londres, une lettre célèbre d’où je détache les phrases suivantes :
« Mes idées ont subi, depuis vingt ans, une grande modification : l’observation et l’expérience m’ont convaincu qu’il faut que le gouvernement s’abstienne d’intervenir dans la question des subsistances.
« Ni le gouvernement, ni les Chambres législatives ne peuvent régler le marché des grains aussi heureusement que le fait la complète liberté de vendre et d’acheter.
« Unissons-nous pour mettre fin au système protecteur qui a été le fléau du commerce, le poison de l’agriculture. »
Cette lettre fut l’arrêt de mort de la protection : l’année suivante le gouvernement de sir Robert Peel proclama le libre-échange.
Agriculteurs français, faites comme les agriculteurs anglais, repoussez le breuvage empoisonné du système protecteur. X…
« Quinzième lettre sur le libre-échange » [X.] (8 février 1885).
Mon cher rédacteur,
J’ai maintenant à expliquer comment la protection a été établie dans l’intérêt unique des grands propriétaires, et qu’elle est une pure déception pour les fermiers, les petits cultivateurs et les ouvriers des campagnes, en sorte qu’elle ne saurait intéresser les vrais agriculteurs.
Et d’abord, que la protection ait été établie au profit des grands propriétaires, c’est ce qui résulte du caractère de l’Assemblée législative qui l’a instituée et de la date à laquelle elle remonte.
C’est en 1822, en pleine réaction, que la fameuse Chambre aristocratique du double vote, composée de grands industriels et de grands propriétaires, de grands propriétaires surtout, grâce au système du double vote en leur faveur, a établi des droits sur les céréales, ce que n’avait pas osé faire la Chambre de 1817, élue pourtant par les électeurs à 300 fr. de cens.
Il est vrai que M. Pouyer-Quertier disait récemment que c’était dans l’intérêt des ouvriers que le système protecteur avait été établi. Mais M. Pouyer-Quertier sait bien que les ouvriers n’étaient pas nés encore à la vie politique, en 1822, et que n’ayant pas le bonheur de payer 300 fr. d’impôts, ils n’étaient ni électeurs, ni éligibles.
C’est apparemment par pur dévouement que ces législateurs-propriétaires établissaient ainsi des tarifs protecteurs en faveur des fermiers et des laboureurs. Malheureusement, il est prouvé par l’histoire que les oligarchies sont d’ordinaire guidées par d’autres mobiles, et que, quand elles ont été maîtresses du pouvoir de faire des lois, elles les ont toujours faites à leur profit.
C’est ainsi que Cobden disait, en plein Parlement anglais, devant une Chambre composée en grande majorité des représentants de l’aristocratie, que si le système du budget et des lois d’impôt de l’Angleterre arrivaient sans commentaires dans la Lune, il ne faudrait pas d’autre preuve aux habitants de ce satellite pour s’assurer que ces lois étaient l’œuvre d’un aristocratie maîtresse du sol et de la législation.
Ce que Cobden disait de l’aristocratie anglaise peut s’appliquer à l’oligarchie de 1822, par la raison que le cœur humain, et surtout le cœur des législateurs, est partout fait de la même manière, et qu’on est généralement porté à agir en sa faveur. Sans cela, on aurait vraiment eu tort de réclamer le suffrage universel en 1848, afin de permettre aux classes déshéritées jusque-là du droit de vote et d’éligibilité, de nommer des représentants chargés de défendre leurs intérêts.
Il ne faut donc pas prendre au sérieux ces protestations de dévouement de M. Pouyer-Quertier, le filateur protégé ; elles sont trop intéressées pour qu’on le croie sur parole.
Qu’il me suffise, pour achever ma preuve, de rapprocher de ce tarif de 1822 le tarif de 1791 et celui de 1795.
En 1791, tout contribuable était électeur ; en 1795, tout Français était électeur ; c’était en quelque sorte un régime de suffrage universel ; or, le tarif de 1791 et celui de 1795, aux articles : froment, maïs, orge, bœufs, moutons, veaux, portent… néant — franchise complète à l’entrée pour tous ces articles destinés à l’alimentation.
Pourquoi cette différence avec le tarif de 1822 ? Ce n’est pas que le peuple fût plus éclairé en économie politique en 1791 et en 1795 qu’en 1822 ; mais la question ne se posait pas de la même manière dans les Assemblées.
Les Assemblées démocratiques de la Révolution se disaient que le peuple avait intérêt à laisser entrer en franchise le blé et la viande, et elles n’inscrivaient aucun droit au tarif. L’Assemblée de 1822 se disait que ses électeurs censitaires avaient intérêt à exclure les blés et les bestiaux étrangers, et elle votait les tarifs protecteurs.
Voilà la vérité, à moins que M. Pouyer-Quertier, qui accuse la Ligue contre les droits sur les blés d’être anti-nationale, anti-patriotique, ne prétende aussi que nos Assemblées de la Législative et de la Convention manquaient de patriotisme et étaient vendues à l’étranger, absolument comme ces maudits économistes du libre-échange.
Faut-il ajouter quelque chose à ces preuves historiques ? Je ferai remarquer que M. Graux, le rapporteur de la commission de la Chambre, partisan du relèvement des droits sur les blés, reconnaissait loyalement, dans une conférence récente, que c’était surtout la grande et la moyenne propriété qui réclamaient avec ardeur la protection ; (la petite propriété comprend les exploitations au-dessous de quinze hectares environ). Ainsi, les petits propriétaires, les vrais agriculteurs, car ils exploitent, en général, eux-mêmes leurs terres, sont désintéressés dans la question, de l’aveu même du rapporteur de la Commission ; or, la petite propriété est de beaucoup la plus considérable en France, par suite de notre régime successoral et de la division égale entre les héritiers.
Il est si vrai que la protection agricole ne profite ni aux fermiers, ni aux ouvriers des campagnes, que les statistiques anglaises nous montrent que les prix des blés, sous le régime protecteur, ont toujours été inférieurs aux prix des blés à partir de l’année 1849, époque à laquelle le libre-échange a été complètement établi.
Mais j’entends qu’on me dit que l’Angleterre n’est pas la France, et qu’il ne faut pas prendre pour comparaison ce qui peut se passer de l’autre côté du détroit.
J’ai déjà indiqué, dans une précédente lettre, la différence entre l’Angleterre et la France, en faisant remarquer que la France est, avant tout, une nation agricole ; l’Angleterre un pays manufacturier.
Mais je dois ajouter, en réponse aux adversaires, que les mêmes causes produisent partout les mêmes effets, et que si les fermiers anglais ont souffert par suite du régime protecteur, il doit en être de même, à plus forte raison, en France, dans un pays essentiellement agricole ; je prie mes adversaires de réfléchir quelque peu sur ce point, et je suis assuré que, s’ils ont quelque logique dans la cervelle, ils finiront par se ranger à mon avis.
Mais je m’aperçois que cette lettre est déjà longue, et je réserve pour la suivante ce que j’ai à dire de l’exemple de l’Angleterre. — X…
« Seizième lettre sur le libre-échange » [X.] (11 février 1885).
Mon cher rédacteur,
Je vais examiner, dans cette lettre, les effets de la protection sur l’agriculture anglaise. Le premier effet de ce système a été d’immobiliser l’agriculture, de la maintenir dans la routine. Cela se comprend ; pour se mettre au niveau du progrès, dans l’art agricole, comme dans tout autre, il faut beaucoup d’efforts et d’énergie : méthodes de culture, engrais, instruments aratoires, tout cela se transforme et s’améliore chaque jour ; il faut être constamment en éveil pour suivre la marche du progrès et faire l’application des nouveaux systèmes.
À quoi bon se donner tant de peine, quand on n’y est pas obligé ? Combien il est plus commode de dormir sur l’oreiller de la protection que de lutter pour se mettre au niveau des autres nations ?
Sous le régime de la liberté, il faut bien lutter, car le stimulant de la concurrence est là, comme un aiguillon qui vous force à marcher en avant sous peine d’être écrasé par les autres ; mais en l’absence de ce stimulant et grâce au système protecteur, on suit les traditions du passé, on demeure dans l’ornière de la routine.
Tel est donc le premier effet de la protection : immobiliser l’industrie sous toutes ses formes, faire obstacle au progrès. On se souvient qu’en 1860, après le traité de commerce qui nous fit entrer dans la voie du libre-échange, les fabricants du Nord furent obligés, sous la pression de la concurrence étrangère, de renouveler tout leur outillage. Ces Épiménides avaient dormi jusque-là, pendant que chez les autres peuples le progrès suivait son cours ; ils avaient bien vu, cependant, dans leurs voyages en Angleterre, les machines perfectionnées des fabriques anglaises ; mais que leur importait ce progrès ?
Pour renouveler ses machines, il faut faire des dépenses, et on ne s’y résout que sous l’empire de la nécessité. La protection les dispensait de cet effort, et le bon public français devait se contenter des produits très coûteux de cette industrie inférieure.
J’arrive maintenant aux effets de la protection sur le prix des blés, et je prie le lecteur de bien être attentif. Le tarif protecteur promet toujours des prix élevés à l’agriculture, voyons comment il tient ses promesses.
Au sortir des guerres de l’Empire, les agriculteurs anglais réclamèrent une protection qui, pour être efficace, devait être à un tarif fort élevé ; une loi de 1815 prohibe, en conséquence, le blé étranger, tant que le blé anglais n’aurait pas atteint un prix moyen de 80 shillings par quarter. — Le quarter est une mesure qui vaut deux hectolitres ; le shilling est une monnaie anglaise qui vaut un franc vingt centimes.
Voyons maintenant les prix réels : En 1817, le taux moyen du blé fut à 94 sh. ; en 1818, à 83 ; 1819, à 72 ; 1820, à 65 ; 1821, à 54 ; 1822, à 45.
Ainsi voilà, en 1822, le prix du blé descendu à 45 sh. Et le tarif promettait 80. Quelle déception que cette protection là !
De là une crise agricole effrayante et la ruine de la plupart des fermiers. Comme conséquence, la culture du blé fut de beaucoup réduite ; les blés devinrent plus rares sur le marché, et la hausse des prix s’ensuivit de la manière suivante :
En 1823, à 51 sh. ; 1824, à 62 ; 1825, à 66 ; 1826 jusqu’à 1831, à 66 environ.
Je dois dire qu’en 1828, l’échelle mobile remplaça la prohibition, et comme la culture avait été restreinte en Angleterre, ces prix élevés profitèrent surtout aux étrangers, qui importèrent 14 millions d’hectolitres dans les trois années 1829, 1830 et 1831 ; j’ajoute que cette cherté du blé engendra des maux de toutes sortes, comme on doit le penser.
Poursuivons notre examen des prix : En 1832, le blé vaut 58 sh. ; en 1833, 52 ; 1834, 46 ; 1835, 39.
Nouvelle déception ! nouvelle crise agricole !
En 1836, 48 ; 1837, 55 ; 1838, 64 ; 1839, 70.
Dans cette période, les prix haussent sous l’influence des mêmes causes que précédemment. Et ici, encore, ce furent les étrangers qui profitèrent principalement de cette hausse des prix, due à la restriction des cultures du blé en Angleterre.
Aussi les fermiers anglais commençant à voir ce que valait cette fameuse protection, s’associèrent aux ligueurs pour demander l’abolition du système protecteur et l’établissement du libre-échange.
Je poursuis l’examen des prix : 1840, à 66 ; 1841, à 64 ; 1842, à 57 ; 1843, à 50 ; 1844, à 51 ; 1845, premiers mois, à 45. Nous arrivons ainsi à l’année 1846, où commença le régime du libre-échange.
Je montrerai, dans un prochain article, l’effet du libre-échange sur le prix des blés ; je me borne, dans cette lettre, à faire connaître l’effet de la protection sur les prix.
Il est clair, ou les statistiques ne prouvent rien, que le tarif protecteur trompe les agriculteurs, et qu’il est impuissant à maintenir la hausse des prix.
Pourquoi ? parce que la loi n’a rien à voir dans le règlement du prix des denrées, et que ce prix se règle naturellement par la loi de l’offre et de la demande. Toutes les fois que la loi veut entrer en lutte avec la nature des choses, son impuissance ridicule éclate de toutes parts.
Voilà ce qui ressort avec éclat de l’expérience, confirmant ainsi les enseignements de la science économique, et c’est ce dont savent profiter les hommes qui ont assez de bon sens et de fermeté pour lutter contre leurs préjugés et leurs préventions.
C’est après avoir eu sous les yeux cette expérience si instructive, après avoir observé, pendant vingt ans, ces effets de la protection sur les prix du blé, que lord John Russell écrivit, en 1845, la lettre célèbre qui contenait au sujet du système protecteur l’appréciation suivante, déjà citée : La protection est le poison de l’agriculture.
Agriculteurs français, réfléchissez à ce jugement d’un esprit éclairé, qui avait commencé par être hostile au libre-échange, et vous finirez par reconnaître, comme lui, que la protection est un poison que vous avez intérêt à repousser. — X…
« Dix-septième lettre sur le libre-échange » [X.] (13 février 1885).
Mon cher rédacteur,
J’ai prouvé par l’histoire que la protection agricole a été établie dans l’intérêt unique des propriétaires, pour grossir la rente de leurs terres, et non dans l’intérêt des fermiers et des petits cultivateurs. Je ne connais à cet égard, dans l’histoire des faits économiques, rien de plus intéressant à consulter que le compte-rendu de la séance du 12 mars 1844, à la Chambre des communes d’Angleterre.
Le chef de la Ligue, Cobden, développa une proposition à l’effet de nommer une commission d’enquête pour étudier les effets de la protection sur la condition des fermiers et des ouvriers laboureurs.« Je soutiens, dit-il, en s’adressant aux landlords, que la protection n’est qu’une déception pour l’agriculture, et j’ajoute que cette opinion sera confirmée par le témoignage des fermiers eux-mêmes. Je dénie à une assemblée de législateurs le pouvoir de régler le prix des marchandises… » Quant aux ouvriers des campagnes, la protection ne peut leur profiter non plus, et, à l’appui de son opinion, Cobden cite des faits nombreux qu’il se dit en mesure d’établir devant la commission d’enquête.
Enfin, dans la dernière partie de son discours, il adjure la majorité de voter l’enquête. Quelle raison pouvait-on lui opposer ? Il n’y en avait aucune de sérieuse.
Composez votre commission comme vous l’entendrez, disait-il à ses adversaires, prenez-en la grande majorité parmi vos amis, je demande à y entrer seulement comme simple membre, je ne demande qu’une chose, c’est que l’enquête soit loyale, et, dans ces conditions, elle fera beaucoup de bien.
Quel fut le résultat de cette journée parlementaire ? La demande d’enquête fut rejetée ; la Chambre, à une majorité de 91 voix, repoussa la proposition de Cobden.
Eh bien, je dis que rien n’est plus éloquent qu’un pareil vote, et que les landlords, en craignant de faire la lumière sur ce point, se chargeaient eux-mêmes de condamner le système protecteur. Pourquoi refusèrent-ils, en effet, sinon par crainte de voir les faits invoqués par Cobden justifiés par les dépositions des fermiers et des laboureurs ? L’opinion publique ne s’y trompa pas, et elle jugea sévèrement cette attitude des grands propriétaires ; elle y trouva la preuve, aussi éclatante que si l’enquête avait eu lieu, des funestes effets de la prétendue protection de l’agriculture.
Comment, en effet, les fermiers pourraient-ils bénéficier de la protection ? Qu’on le remarque bien, le nombre des propriétés à affermer est limité, tandis que le nombre des aspirants-fermiers ne l’est pas. Quand la loi vient promettre aux agriculteurs des prix élevés, elle vient encourager la production agricole, elle lui donne une excitation factice. Le premier effet du tarif protecteur est donc de faire hausser la rente du propriétaire, le prix du fermage, en augmentant la concurrence entre les aspirants-fermiers.
Le fermier n’hésite pas à payer plus cher son prix de ferme, convaincu qu’il va faire de beaux bénéfices. Hélas ! les prix que j’ai cités dans ma précédente lettre montrent que le tarif trompe l’agriculteur, et qu’il est impuissant à lui assurer ces prix élevés qu’on lui promettait.
C’est donc le fermier qui est la première dupe d’un tel système, et il n’est pas étonnant que les fermiers anglais se soient joints aux partisans du libre-échange pour demander la fin de ce régime protecteur qui les menait infailliblement à la ruine.
Voilà pour les fermiers ; quant aux ouvriers laboureurs, comment la protection pourrait-elle leur profiter ? Est-ce que leurs salaires ne sont pas réglés par la loi de l’offre et de la demande ? Est-ce que la protection diminue la concurrence que les laboureurs se font entre eux, en venant offrir leurs bras sur le marché ?
D’autre part, la protection augmente-t-elle le capital agricole ? C’est le contraire qui est vrai, et j’ai déjà montré, dans une de mes lettres, comment le système protecteur a porté un coup funeste à l’agriculture, en faisant refluer les capitaux de la terre à l’usine, et en mettant obstacle à la formation du capital agricole, par suite des tributs que l’agriculteur est obligé de payer à l’industrie. Loin de profiter aux ouvriers laboureurs, la protection est donc nécessairement nuisible.
Que nos fermiers et nos ouvriers laboureurs imitent donc l’exemple des fermiers anglais ; s’ils sont sages et ont l’intelligence de leurs vrais intérêts, ils doivent comprendre que les mêmes causes produisent partout les mêmes effets, et que si la protection a ruiné les fermiers anglais, à plus forte raison doit-elle ruiner les fermiers français dans un pays essentiellement agricole. — X…
« Dix-huitième lettre sur le libre-échange » [X.] (15 février 1885).
Mon cher rédacteur,
Je crois devoir m’occuper, dans quelques-unes de mes lettres, de la discussion qui s’agite en ce moment à la Chambre des députés, au sujet du relèvement des droits sur les blés. Je me propose surtout de relever, dans les discours des orateurs protectionnistes, les arguments susceptibles de faire une certaine impression sur l’esprit public.
C’est M. Baudry-d’Asson, le fougueux député vendéen, qui a ouvert le feu par un discours qui n’est qu’un long anathème contre le libre-échange et les libres-échangistes.
Depuis les traités de 1860 avec l’Angleterre, il paraît que nous n’avons cessé de nous appauvrir au profit des étrangers.
Nos importations dépassent chaque année nos exportations, d’où résulte — je cite textuellement — « ce fait économique, vraiment terrifiant, que nous livrons chaque année en moyenne deux milliards à l’étranger, et que nous nous acheminons ainsi vers le fatal et complet épuisement de notre épargne. (Approbation à droite.) D’après les documents statistiques sur le commerce extérieur de la France pendant les onze premiers mois de l’année 1884, nous avons importé 4 milliards 91 millions en chiffres ronds, tandis que nos exportations se sont élevées seulement à 3 milliards. »
L’orateur en conclut que nous avons perdu la différence, soit un milliard 91 millions au profit de l’étranger, qui s’est enrichi ainsi à nos dépens.
Je n’ai pas le temps de réfuter, dans cette lettre, par le raisonnement, cette théorie qu’on appelle le système de la balance du commerce, je m’en occuperai plus tard ; je me contenterai aujourd’hui de lui opposer un exemple qui suffira, dès à présent, pour en prouver la fausseté.
L’Angleterre est une nation qui, de l’aveu de tout le monde, est en voie de prospérité ; cela est si vrai qu’elle a remboursé dans une période de vingt ans, de 1860 à 1880, sept cent cinquante millions de sa dette publique ; d’après la théorie chère à M. Baudry-d’Asson et à ses amis de la droite, nous devons donc, en consultant les statistiques de son commerce, constater un excédent considérable au profit des exportations relativement aux importations. Or j’ai sous les yeux, au moment où j’écris ces lignes, ces statistiques du commerce de l’Angleterre depuis l’année 1856 jusqu’à 1880, et il suffit d’un coup d’œil pour voir que dans cette période de vingt-quatre ans, le chiffre des importations a dépassé chaque année celui des exportations, dans des proportions énormes, et cette proportion a été s’accroissant presque chaque année. Ainsi, en 1856, la valeur totale des exportations est de 115 827 000 livres sterling, en chiffres ronds (la livre sterling vaut vingt-cinq francs) ; les importations s’élèvent à 172 544 000 livres sterling.
Soit une différence de 56 717 000 livres st. en faveur des importations ; en multipliant par 25 pour faire l’évaluation en notre monnaie, cela fait un excédent d’un milliard et demi environ.
Les exportations s’accroissent dans les années suivantes, mais les importations suivent une progression bien plus forte ; je me bornerai à citer les cinq dernières années :
1876 : Exportations, 200 639 000 livres st. ; importations, 375 155 000 ;
1877 : Exportations, 198 893 000 ; importations, 394 420 000.
1878 : Exportations, 192 849 000 ; importations, 368 771 000.
1879 : Exportations, 191 532 000 ; importations, 362 992 000.
1880 : Exportations, 223 060 000 ; importations, 411 230 000.
Ainsi, en 1856, nous trouvons un excédent d’un milliard et demi environ, au profit des importations sur les exportations ; cet excédent va croissant chaque année, et, en 1880, il s’élève au chiffre de quatre milliards sept cent millions !
Quel fait économique terrifiant, pour parler le langage de M. Baudry-d’Asson et de ses amis : voilà un pays qui, chaque année, de 1856 à 1880, a livré des milliards à l’étranger, qui l’a ainsi enrichi prodigieusement, et qui a dû, par là, s’acheminer vers le fatal et complet épuisement de son épargne.
Et cependant ce pays a remboursé dans cet intervalle, plus de sept cent cinquante millions de sa dette publique ; ce pays est celui dont les protectionnistes ne parlent qu’avec terreur en signalant l’abondance prodigieuse de ses capitaux et ses colossales richesses.
Infortuné M. Baudry-d’Asson ! Ce pays s’est donc enrichi contre toutes vos règles, il a prospéré en dépit de votre balance du commerce. Il a fait comme ces malades du temps de Molière, qui guérissaient en dépit de toutes les règles de la Faculté. Molière disait que c’étaient les règles qui étaient mauvaises ; il n’est pas besoin apparemment d’être un grand logicien pour conclure aussi que votre balance du commerce ne vaut rien, et qu’elle est aussi ridicule qu’absurde.
J’engage ceux qui seraient tentés de se laisser prendre à cette bizarre théorie, à consulter les statistiques du commerce extérieur de l’Angleterre : cet examen les préparera à comprendre les explications raisonnées à l’aide desquelles la science économique a fait justice, depuis Turgot, de ces insanités.
J’en ai fini pour aujourd’hui avec le discours de M. Baudry-d’Asson ; dans ma prochaine lettre, je m’occuperai du discours de l’honorable marquis des Roys. — X…
« Dix-neuvième lettre sur le libre-échange » [X.] (20 février 1885).
Mon cher rédacteur,
Je vais examiner, dans cette lettre, les principaux arguments du discours protectionniste de l’honorable marquis des Roys.
Ce n’est pas sans surprise que j’ai lu les premières phrases du discours de cet adversaire de la liberté du commerce ; à son début, en effet, il rappelle qu’il a demandé, il y a cinq ans, à la Chambre, de ne pas partager la France en deux catégories : l’une protégée, l’autre livrée à la concurrence étrangère ; il ajoute « qu’il croyait que l’orateur précédent, M. Langlois, allait demander qu’on ne protégeât pas certains produits au détriment de la masse, et que le paysan ne payât plus d’impôts sur ses vêtements, sur ses souliers, sur sa charrue, au profit des industriels ; qu’on fît cesser, enfin, l’exploitation d’une partie de la nation au profit de l’autre. »
Il est impossible de mieux établir le vrai caractère de la protection ; ce n’est pas un orateur suspect de partialité pour le libre-échange qui parle ainsi, c’est un protectionniste qui vient de faire publiquement cet aveu dépouillé d’artifice : la protection est un système d’exploitation de la masse au profit de quelques privilégiés.
L’industrie exploite les consommateurs, M. des Roys s’en plaint amèrement ; et que demande-t-il ? Qu’on fasse cesser l’exploitation ? Non pas, mais qu’on permette aussi à l’agriculture d’exploiter à son tour les consommateurs, y compris les industriels.
« Vous m’exploitez, je demande à vous exploiter également. » Telle est la requête de l’agriculture à l’industrie.
Avais-je tort de dire, dans une de mes lettres, que ce système est une forêt de Bondy légale, et que MM. les protectionnistes demandent aux législateurs de faire de la loi un régime de pillage et de vol organisé ?
Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que M. le marquis des Roys, en demandant la protection pour l’agriculture, s’imagine que l’égalité règnera ensuite en France entre tous les producteurs ; il fait, en effet, deux parts de la France travailleuse, et il dit : « Cessez de diviser la France en deux catégories, l’une protégée, c’est l’industrie, l’autre non protégée, c’est l’agriculture. »
Il n’y aurait ainsi, en France, que deux classes de travailleurs : des industriels et des agriculteurs ; M. des Roys, du moins, ne voit que ces deux classes. Mais cela ne prouve qu’une chose, c’est que l’honorable marquis doit être très myope, ou que plutôt son intérêt l’aveugle, et que, comme il est grand propriétaire, il ne voit rien en dehors de l’agriculture.
Cependant il existe, comme je l’ai déjà dit, et je n’y veux pas revenir davantage, d’innombrables classes de producteurs, notamment la classe ouvrière toute entière, qui, en dehors de l’agriculture, ne sont pas et ne peuvent pas être protégés.
Dès lors, puisque tous les citoyens, tous les producteurs ne peuvent pas être protégés par les tarifs de douane ; puisque ce pillage réciproque ne peut exister que pour quelques-uns ; au nom de l’égalité, il faut faire cesser l’exploitation et demander à la loi de protéger la liberté de tout le monde.
Si l’intérêt n’avait pas aveuglé l’honorable marquis, qui est de très bonne foi, et qui assurément est convaincu qu’il est dans le vrai et que son énumération a été complète, il aurait aperçu cette vérité, qui crève les yeux de tous ceux qui veulent se donner la peine de regarder, et il aurait été ainsi amené à la seule solution que l’égalité commande, au régime de la liberté pour tous.
D’autant qu’avec ce système d’exploitation réciproque, je ne comprends pas comment des esprits sérieux peuvent supposer qu’il en peut résulter un profit quelconque pour les industries protégées.
Voyons, Monsieur, vous voulez l’égalité dans l’exploitation, vous demandez que tout le monde exploite tout le monde. J’écarte tout ce que l’on pourrait dire, au nom de la morale et de la justice, contre ce singulier régime, et contre cette conception du rôle de la loi ; j’accepte un instant votre système et je vous dis : Supposons l’égalité établie dans l’exploitation, à quoi cela servira-t-il ?
Vous me pillez, vous me rançonnez ; et de mon côté, je vous rançonne et vous pille, exactement dans les mêmes proportions : nous voilà à deux de jeu, et comme vous dites, à égalité ; où est le profit pour chacun, et comment ce beau régime peut-il nous enrichir réciproquement ?
Un économiste célèbre, Bastiat, a donné le modèle de cette société protectionniste. Cette société fonctionne, et on en peut voir tous les jours les effets au jardin des Plantes, à l’heure où l’on sert le repas des singes. Le gardien met les aliments dans l’écuelle que renferme chaque cage, en sorte que chaque singe a devant lui son écuelle pleine.
Qu’arrive-t-il alors ? Vous croyez peut-être que chacun de nos animaux mange son écuelle ; pas du tout. On les voit tous passer les pattes à travers les barreaux et chercher à prendre dans l’écuelle des autres ; ce sont des cris, des grimaces, des efforts gigantesques, au milieu desquels nombre d’écuelles sont renversées, et beaucoup d’aliments salis et perdus.
Au milieu de ce désordre, la perte se répartit à peu près sur tous, à moins que les plus forts et les plus vigoureux n’y échappent, mais finalement il y a perte pour le plus grand nombre des singes.
Voilà le beau idéal du système protecteur.
Hélas ! Ce n’est peut-être là, entre les hommes, qu’un phénomène d’atavisme, s’il est vrai, comme le soutient M. Littré, d’accord avec certains publicistes de son école, que l’homme descend du singe.
Quoi qu’il en soit, tâchons d’être des singes perfectionnés et de comprendre que ce n’est pas en nous exploitant et nous pillant les uns les autres que nous parviendrons à augmenter nos richesses.
— X…
« Vingtième lettre sur le libre-échange » [X.] (22 février 1885).
Mon cher rédacteur,
J’ai à relever, dans le discours de l’honorable marquis des Roys, un argument qui est très spécieux, mais qui ne résiste pas à l’examen.
M. des Roys, et avec lui tous les protectionnistes, raisonnent ainsi : En vertu de la solidarité des industries, les villes sont intéressées à la prospérité des campagnes ; il faut donc sans hésiter établir la protection pour que les paysans devenus riches achètent les produits de l’industrie manufacturière.
Voilà l’argument, et au premier abord il semble qu’il n’y ait rien à répondre. Cependant, quand on y regarde bien, on ne tarde pas à trouver le défaut de la cuirasse.
Il est très vrai, comme l’affirment ces messieurs, qu’il y a solidarité entre toutes les industries, et il y a longtemps que l’économie politique a reconnu et proclamé ce principe ; mais de quoi s’agit-il ici, et à l’aide de quel moyen nos protectionnistes veulent-ils enrichir les campagnes ? Le moyen, mais ils ne le dissimulent pas, et M. des Roys l’a indiqué fort clairement, il consiste à prendre dans la bourse des consommateurs des villes pour remplir celle des paysans ; à exploiter le public, c’est le mot de M. des Roys, à la façon des honnêtes industriels qui attendaient, au Moyen-âge, les marchands et voyageurs au détour des routes pour les piller et rançonner.
Telle est cette solidarité tant vantée, telle est cette prospérité des campagnes faite à l’aide de l’argent des autres ; je demande comment cela peut développer la richesse des villes.
Vous commencez par prendre dans ma poche mon argent pour le faire passer, par force, dans celle des paysans, et vous me dites : Vous allez voir comme, avec cet argent, le paysan va vous acheter vos produits.
J’ai à vous répondre que votre remède n’est pas neuf, qu’il consiste à découvrir saint Pierre pour couvrir saint Paul, et à imiter un médecin qui prendrait du sang dans le bras gauche d’un malade pour le transvaser dans le bras droit.
Est-ce que M. des Roys s’imagine que les ouvriers des villes ne seraient pas aussi capables que les propriétaires des campagnes de dépenser l’argent qu’il veut leur extorquer pour enrichir ces derniers, et qu’ils ne pourraient pas se donner réciproquement du travail ?
Quel singulier moyen d’enrichir un peuple : le pillage et l’exploitation remis en honneur et destinés à former le principe de la législation des démocraties modernes !
L’honorable marquis ne s’aperçoit pas que ce serait nous faire rétrograder au Moyen-âge et à la barbarie des temps anciens.
Encore une fois, il y a, dans un tel procédé, évolution et non création de capital ; vous faites passer un capital déjà existant, par force, des mains de celui qui l’a produit à un tiers qui ne l’a pas produit.
Je vois bien l’injustice de votre procédé, mais je ne vois pas comment la richesse générale en est augmentée.
Cela me rappelle une histoire d’un certain marchand de laine, que j’ai entendu souvent conter dans mon pays. C’était un commerçant fort habile et qui entendait à merveille la solidarité : lorsqu’il achetait de la laine, il trouvait toujours moyen d’en acheter cinquante livres pour quarante, au moyen d’un certain arrangement de poids et mesures.
À ce métier, il s’est rapidement enrichi, et il a pu ensuite faire travailler les ouvriers ; mais il me semble que les gens qu’il volait, s’ils avaient eu dans leur bourse l’argent des livres de laine ainsi extorquées, auraient été tout aussi capables que lui de dépenser et de faire travailler, de leur côté, les ouvriers.
Je prie le lecteur de ne pas oublier la réponse à faire à nos protectionnistes, lorsqu’ils voudront invoquer ainsi ce fameux sophisme des ricochets ; dites-leur que vous vous sentez tout aussi capable qu’eux de dépenser l’argent qu’ils voudraient ainsi vous extorquer pour en grossir leur bourse.
Non, non, ce n’est pas par de tels moyens que se développe la richesse d’une nation ; l’intérêt bien entendu les réprouve autant que la justice et la plus vulgaire honnêteté.
J’avoue qu’il m’est pénible de voir des hommes, d’une honorabilité incontestable, tels que M. le marquis des Roys, venir ainsi froidement, sans hésitation aucune, proposer à une grande assemblée l’emploi de pareils procédés. Rien ne prouve mieux la vérité de cette parole de Pascal, « que notre propre intérêt est un merveilleux instrument pour nous crever agréablement les yeux. »
Autrement, comment expliquer le langage suivant. La protection consiste à renchérir la vie, à faire payer les uns au profit des autres, à organiser l’exploitation d’une partie de la nation au profit de l’autre ; je sais tout cela et ce que je viens vous demander c’est, non la cessation de l’exploitation, mais la généralisation de ce régime, et puisque l’industrie exploite l’agriculture, que l’agriculture exploite et rançonne également l’industrie.
Tel est, en substance, le langage de cet orateur protectionniste, en l’année 1885, à la fin de ce siècle qui va avoir à célébrer dans quelques années le centenaire de 1789.
Sommes-nous donc des fils à ce point dégénérés de cette grande Révolution, que nous ne comprenons plus le sens de ces mots immortels de justice et de liberté, et que nous ayons oublié la parole de Mirabeau : « Le droit est le souverain du monde. » — X…
« La protection et les gens pratiques » [X.] (28 juillet 1886).
Quels gens pratiques que nos protectionnistes !
On connaît leur système : sachant par expérience que, quand un produit est rare, il hausse de prix, ils s’empressent de fermer, au moyen de tarifs de douane élevés, l’entrée du marché français à un certain nombre de produits étrangers dans le but d’élever le prix des produits similaires français.
Il suit de là — que le lecteur y fasse bien attention — que les acheteurs des produits protégés (qui sont d’aussi bons Français que les vendeurs) paient lesdits produits plus chers que sous le régime du libre-échange ; et comme la protection s’étend à pas mal de produits : blé, viandes, machines, outils, engrais, fers, houilles, coke, fils et tissus de laine et de coton, etc., on voit d’ici combien il faut avoir la bourse bien garnie pour se présenter sur le marché.
Dans ces conditions, je me demande comment les Tablettes — journal protectionniste — ont pu insérer sans observation un article intitulé Causerie agricole, dans lequel l’auteur formule cette proposition comme le desideratum de tout agriculteur : Produire à bon marché, vendre à un prix rémunérateur.
Rien de plus sensé qu’une telle proposition : il est bien certain que tous les agriculteurs, quels qu’ils soient, sont à la recherche des moyens de produire à bon marché, et de vendre le plus cher possible.
Parlons d’abord de la production à bon marché ; c’est là, dit le correspondant des Tablettes, le but poursuivi par les hommes pratiques qui se livrent à la production agricole.
Eh bien, il faut qu’ils y renoncent avec le régime de la protection : produire à bon marché, sous un tel régime, est une chimère irréalisable. Nos agriculteurs arriveraient plutôt à trouver un merle blanc qu’à produire à bas prix sous un système où tous les outils, engrais et instruments agricoles, sont renchéris par les tarifs de la douane protectionniste.
Ainsi, voilà des agriculteurs sérieux, des cultivateurs qui mettent la main à la charrue et qui savent, par expérience, quels sont les vrais besoins de l’agriculture ; au premier plan, ils signalent le besoin de produire à bon marché, et nos protectionnistes, ces bons amis de l’agriculture, s’empressent de contrarier ce besoin et de lui opposer l’obstacle des barrières de la douane.
Voilà ces hommes pratiques, qui, dans leur rage de monopoles, veulent s’arroger le monopole de l’esprit pratique et traitent dédaigneusement les libres-échangistes de théoriciens et de rêveurs ! Ils inventent, ils imaginent, ils établissent par la force un système contraire à la pratique de tous les producteurs vivant sous la calotte des cieux. De tous les producteurs, que dis-je ? de tous les acheteurs sans exception.
Et ici, M. le directeur des Tablettes, permettez-moi de vous prendre directement à partie : lorsque vous vous présentez sur le marché de Rochefort, non en personne, mais par l’intermédiaire de votre cuisinière, n’est-il pas vrai que vous souhaitez que le marché soit abondant, bien pourvu, et que, malgré votre fortune, vous n’êtes pas fâché de voir les primeurs remplacées par des légumes ou des fruits abondants et à bon marché.
Avouez-le franchement, comme consommateur, vous désirez acheter au meilleur marché possible.
Eh bien, que diriez-vous si, sous prétexte de réserver le marché communal au travail communal et de protéger les maraîchers de la commune de Rochefort, l’octroi de la ville était transformé en octroi protecteur, et l’entrée du marché interdite aux producteurs de Lussant, Tonnay-Charente et autres communes suburbaines.
Vous protesteriez avec indignation contre cette raréfaction artificielle du marché faite dans le but de provoquer le renchérissement des denrées, et vous invoqueriez l’intérêt des consommateurs, en faisant remarquer que les produits sont faits pour être consommés.
Vous ajouteriez que si les producteurs désirent la rareté des produits pour les vendre cher, les acheteurs désirent qu’ils soient abondants en vue du bon marché ; que protéger les producteurs aux dépens des consommateurs, c’est protéger des intérêts égoïstes au détriment des intérêts généraux bien entendus.
Eh bien, faites le même raisonnement pour l’ensemble du pays, et vous arriverez à comprendre que le système protecteur que vous soutenez est un système absurde et antisocial.
J’ajoute qu’il est contraire aux vrais intérêts des agriculteurs : je le prouverai prochainement en examinant la seconde partie de la proposition rapportée plus haut : Vendre à un prix rémunérateur.
X…
« Protection et pratique » [X.] (30 juillet 1886).
J’ai prouvé, dans mon dernier article, que la protection est contraire à la tendance pratique de tous les producteurs, quels qu’ils soient ; tous, en effet, cherchent à produire avec le moins de frais possibles, et la protection contrarie cette tendance en renchérissant les prix de tous leurs outils, de toutes leurs matières premières.
Mais j’entends d’ici la réponse des adversaires : s’il est vrai que nous empêchons de produire à bon marché, en revanche nous favorisons la cherté, nous faisons hausser les prix.
Eh bien, j’ai la prétention de prouver, et ce ne sera pas long, que, même sur ce terrain, l’avantage appartient au libre-échange : je dis que la protection se résout, en définitive, en déception pour tout le monde, et qu’elle ne réalise même pas, au profit de l’agriculture, la promesse qu’elle lui fait d’un prix rémunérateur.
J’appelle l’attention des lecteurs sur ce point, à raison de son importance extrême.
Comment s’établit le prix d’un produit quelconque ? Pour le savoir, interrogeons les faits et l’expérience : je me promène au marché de Rochefort, et je vois les acheteurs se diriger vers la halle au poisson, mais la pêche a manqué, le poisson est rare ; conséquence, il est cher ; voici, au contraire, un autre jour que le marché est abondamment pourvu, mais il se présente très peu d’acheteurs ; conséquence, le prix baisse.
Je me souviens avoir vu, à une foire, d’ordinaire importante, d’une commune du département, les huîtres se vendre à un bon marché exceptionnel : le temps était très mauvais le jour de la foire, de sorte que peu de visiteurs étaient venus ; en revanche, les marchands étaient arrivés la veille, bien approvisionnés, d’où le bon marché des huîtres.
Généralisant, nous arrivons à cette règle : le prix s’établit par l’état de l’offre comparé à celui de la demande.
Remarquez bien ceci, lecteurs ; remarquez bien qu’il y a deux termes qui affectent les prix : l’offre et la demande ; remarquez que ces termes sont mobiles, variables, à combinaisons multiples.
Ainsi, le prix hausse par la rareté de l’offre, mais il hausse également par l’abondance de la demande. Quand sur un marché beaucoup d’acheteurs se pressent pour acheter un produit, le prix s’élève.
En sens inverse, le prix baisse soit par l’abondance de l’offre, soit par la rareté de la demande.
De là, deux sortes de cherté et de bon marché : il y a la mauvaise espèce de cherté, celle qui résulte de la rareté de l’offre, qui signifie privation, disette, quand la pêche a manqué, quand le phylloxéra a ravagé beaucoup de vignes ; il y a, d’autre part, la cherté de bonne espèce, celle qui résulte de l’abondance de la demande, qui suppose la richesse générale, la richesse de la clientèle, cette cherté qui fait qu’une maison à Paris vaut plus qu’une maison à Rochefort.
De même, il y a deux causes de bon marché : la bonne espèce, celle qui résulte de l’abondance du produit ; la mauvaise espèce, celle qui résulte de la rareté de la demande, indice et effet de la pauvreté générale.
Ceci posé, je dis que la protection amène à sa suite la mauvaise cherté et la mauvaise baisse des prix.
Qu’elle provoque la mauvaise cherté, c’est évident, puisqu’elle diminue la quantité des produits, et fait la disette sur le marché : nous savons d’ailleurs que c’est son but ; de même, elle provoque, d’autre part, la mauvaise baisse des prix, puisqu’elle diminue la demande : en effet, elle consiste dans un système de restrictions qui, appliqué à pas mal de produits, diminue la quantité du fer, de la houille, de tous les produits protégés, en un mot, et elle accable la clientèle de taxes et d’entraves : elle amène donc à sa suite l’appauvrissement de la richesse générale, la ruine de la clientèle.
Ces deux tendances, en sens inverse se contrarient, et qu’en résulte-t-il ? C’est que, finalement, la protection devient, comme je l’ai dit, une déception pour les producteurs prétendus protégés ; c’est qu’elle ne réalise même pas la hausse des prix qu’elle promet.
L’offre est diminuée, et, de ce côté, le prix tend à la hausse, la rareté amène la cherté ; mais la demande est diminuée aussi, la clientèle est appauvrie et sa puissance d’achat est tarie dans sa source, d’où une tendance à l’abaissement des prix.
Et il faut bien qu’il en soit ainsi ; sans cela, l’égoïsme n’aurait pas son châtiment, il ne serait pas puni par où il a péché, et la justice ne serait pas satisfaite.
Je fournirai, dans un prochain article, des exemples tirés de l’histoire des prix, en France et en Angleterre, sous le régime protecteur et sous celui de la liberté, et je montrerai comment le régime du libre-échange tend, au contraire, à produire la bonne espèce de bon marché et la bonne espèce de cherté. — X.
« Protection c’est déception » [X.] (11 août 1886).
J’ai prouvé, dans mon précédent article, que le prix des marchandises est réglé par l’état de l’offre comparé à celui de la demande. C’est là un point connu de tous les gens qui sont au courant des faits et de la pratique des affaires ; il n’y a pas un commerçant, pas un agriculteur sérieux qui ne connaissent cette règle et qui n’en voie, chaque jour, l’application. Les ouvriers eux-mêmes savent fort bien que quand deux ouvriers courent après un patron, le salaire diminue, tandis qu’à l’inverse, lorsque deux patrons courent après un ouvrier, le salaire hausse.
Dès lors, c’est une entreprise d’ignorants et de rêveurs que celle des théoriciens de la protection, lorsqu’ils essaient de vouloir fixer législativement le prix minimum de certains produits par l’artifice des tarifs de douane. J’ajoute que, puisqu’ils se mettent ainsi en lutte avec la nature des choses, ils doivent échouer dans leur entreprise, et les résultats doivent faire éclater leur impuissance.
Et, en effet, les exemples abondent pour montrer que ce raisonnement est confirmé par la pratique ; nous allons faire voir que les tarifs trompent les agriculteurs et qu’ils sont impuissants à tenir les promesses faites par les législateurs protectionnistes.
Prenons d’abord l’histoire des prix en France, sous le régime protecteur.
En 1819, un droit de douane de 3 fr. 20 fut établi pour fixer un prix rémunérateur au minimum de 20 fr. l’hectolitre de blé, prix porté jusqu’à 22 et 24 fr. par la Chambre aristocratique de l’année 1822.
Voilà le prix fixé par le législateur, de 20 à 24 fr. ; voyons maintenant les prix réels.
En 1821, le prix du blé est à 17 fr. 79 l’hectolitre ; en 1822, à 15 fr. 49 ; en 1825, à 15 fr. 74 ; en 1826, à 15 fr. 75.
En 1827, des années de disette surviennent, les prix se relèvent, par suite de la rareté.
En 1833, prix de l’hectolitre, 16 fr. 62 ; — en 1834, 15 fr. 25 ; — en 1835, 15 fr. 26 ; — en 1836, 18 fr. 53.
Cette moyenne se maintient jusqu’à l’année 1847, année de disette exceptionnelle, où le prix de l’hectolitre de blé monte jusqu’à 29 et 30 fr.
Voilà les résultats comparés aux promesses des tarifs ; on promet aux agriculteurs des prix rémunérateurs de 20, 22 ou 24 fr., au minimum, et c’est à peine si, en moyenne, les prix arrivent à 18 fr. l’hectolitre.
L’histoire des prix, en Angleterre, donne les mêmes résultats.
En l’année 1815, une loi fut votée par le Parlement pour garantir aux agriculteurs un prix minimum de 80 shillings par quarter (le quarter égal 2 hectolitres ; le shilling vaut 1 fr. 25 de notre monnaie.)
Voyons l’effet de cette loi sur les prix :
En 1817, le quarter vaut 94 shill. ; en 1818, 83 shill. ; en 1819, 72 shill. ; en 1820, 65 shill. ; en 1821, 54 shill. ; en 1822, 45 shill.
Quelle déception que cette loi de protection !
Les fermiers avaient réglé leurs prix de ferme d’après les promesses de la loi ; ils avaient ensemencé des terres en grande quantité, à grands frais, et de 80, le prix descend à 45 shillings ; de là, une crise agricole effroyable. Les fermiers furent ruinés par milliers ; ils ne purent payer leurs prix de ferme, et un changement notable se produisit dans les cultures, beaucoup de terres arables furent converties en pâturages.
Le capital reflua de l’agriculture vers l’industrie ; par suite, à la place de l’abondance, on eut la disette dans la récolte des blés : de là, une nouvelle hausse des prix.
En 1823, le quarter monte de 45 à 51 shill. ; en 1824, 62 shill. ; en 1825 ; 66 shill. ; de 1826 à 1831, 66 shill. en moyenne.
À la suite de cette hausse, qui profita surtout aux étrangers, par suite de la diminution de la culture du blé en Angleterre, les fermiers se mirent de nouveau à la culture du blé, comptant sur le maintien des prix élevés ; mais la concurrence intérieure amena l’avilissement des prix de la manière suivante :
1832, 58 shill. ; 1833, 52 shill. ; 1834, 46 shill. ; 1835, 39 shill.
Nouvelle ruine des fermiers, nouvelle crise agricole. Les mêmes effets se reproduisent alors : on abandonne la culture du blé pour faire des pâturages, les capitaux se reportent vers l’industrie, diminution dans la production du blé et nouvelle hausse des prix :
1836, 48 shill. ; 1837, 55 shill. ; 1838, 64 shill. ; 1839, 70 shill.
Mêmes faits, produisant toujours des effets semblables.
Finalement, les fermiers anglais ont compris que les tarifs de la protection étaient des tarifs menteurs et trompeurs ; que les prix des blés, comme de toutes autres marchandises, en pouvaient être réglés par les législateurs, et ils ont demandé l’abolition de la protection.
La protection a été abolie en 1846 ; depuis cette époque, les fermiers n’ont jamais demandé le rétablissement de ce système illusoire ; aujourd’hui même, au plus fort de la crise qui sévit sur l’agriculture, en Angleterre comme en France, c’est à peine s’il se trouve au Parlement anglais quatre ou cinq députés qui demandent le retour au système protecteur.
Puissent nos agriculteurs ouvrir les yeux, comme leurs voisins d’Angleterre, voir enfin que protection, c’est déception, et comprendre que l’agriculture n’a pas plus d’intérêt que de droit à abandonner le régime de la liberté. — X….
« Une question aux ‘Tablettes’ » [anon.] (14 janvier 1887).
Les Tablettes continuent leur campagne de réaction économique. Ce journal ne veut pas qu’on nous laisse la liberté d’acheter notre blé à notre guise et de manger notre pain quotidien au meilleur marché possible. Il paraît que nous sommes menacés d’une inondation des blés étrangers, et il faut mettre évidemment bon ordre à cela, parce qu’autrement il y aurait trop de blé en France et le pain se vendrait trop bon marché.
Sur quoi nous aurions pas mal de questions à adresser aux Tablettes, celle-ci notamment : Comment ce journal qui proteste avec une si vertueuse indignation contre le régime républicain au nom de la liberté, est-il opposé à la liberté du commerce ? Comment peut-il concilier ses idées de liberté religieuse ou politique avec ses principes de protection, c’est-à-dire de réaction économique ?
Si vous réclamez la liberté pour les pères de famille de distribuer à leur gré le pain de l’âme à leurs enfants, pourquoi refusez-vous à ces mêmes pères de famille la liberté de distribuer à leur gré à leurs enfants le pain du corps ?
Nous serions curieux d’entendre sur ce point les explications des Tablettes.
« Libre-échange et protection » [anon.] (19 janvier 1887).
Les Tablettes n’ont pas répondu à la question que nous leur avons posée dans le Phare du 14 janvier courant, au sujet de leur campagne de réaction économique. Ce silence se comprend : ce journal se trouve pris en flagrant délit de contradiction, et, en pareil cas, la discussion ne vaut rien.
Et comment pourrait-il en être autrement ? N’est-il pas clair comme le jour que la protection est une violation de la liberté et de la justice ?
Vous ne voulez pas du libre-échange, c’est donc que vous voulez que les échanges ne soient pas libres, car libre échange et échange libre, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Or, si l’échange n’est pas libre, si le commerce, qui est une série d’échanges, ne se fait pas sous le régime de la liberté, il se fait apparemment sous le régime de la servitude, car entre liberté et servitude il n’y a pas de moyen terme.
Vous ne pouvez pas sortir de ce dilemme ; aussi est-il vrai de dire que cette grande question du libre-échange, qui paraît si complexe et si délicate à certains esprits, est, en réalité, des plus simples et des plus faciles à résoudre quand on la pose sur son véritable terrain.
De quoi s’agit-il ici ? D’un débat entre producteurs et consommateurs, entre vendeurs et acheteurs de blé. Moi, qui achète, je veux être libre d’acheter mon blé à ma guise et au meilleur marché ; vous qui êtes vendeur, vous voulez vendre le plus cher possible.
Dans ce conflit, qui se manifeste sur tous les marchés, de quel droit voulez-vous m’enlever, à moi acheteur, le droit de discuter votre prix et de me déterminer librement ?
Si, sous prétexte de protection, vous écartez des concurrents étrangers qui vous gênent, si vous raréfiez ainsi la marchandise pour être maître du marché et me forcer à payer plus cher, il est clair que vous confisquez ma liberté à votre profit : je ne suis plus libre d’acheter à mon gré, vous abusez de la force et faites de la loi de douane la complice de votre violence et de votre égoïsme.
C’est la façon d’agir du vainqueur vis-à-vis du vaincu, c’est l’histoire de Brennus mettant son épée dans la balance pour faire pencher le plateau de son côté, et, ce qu’il y a de grave, que dis-je, ce qui est un véritable crime, c’est que c’est le glaive de la loi que vous mettez dans la balance de la justice pour la fausser à votre profit.
Cessez donc vos déclamations hypocrites en faveur de la liberté des pères de famille : quand on viole la liberté de l’alimentation, la plus précieuse de toutes pour cette masse du public qui vit de salaires, on n’a pas le droit d’invoquer la liberté et la justice.
« Protection et libre-échange » [anon.] (9 février 1887).
Les Tablettes continuent leur campagne protectionniste, tout en se gardant soigneusement de discuter, jugeant plus prudent de faire la sourde oreille à notre appel.
Voici maintenant que ce journal ose invoquer en faveur de son système des considérations de droit et de justice.
La justice d’un monopole ! l’équité d’un privilège ! il n’y a que les Tablettes pour trouver ces choses là. Il paraît que l’on disait autrefois : Dieu nous garde de l’équité des Parlements ! L’équité et la justice selon le cœur des Tablettes sont sans aucun doute de même espèce, et la masse du public qui subit le monopole et qui souffre des injustices dont elle est victime fera bien de se défier de cette étrange équité.
Les Tablettes admettent-elles, oui ou non, le principe de l’égalité des droits entre les citoyens français ? Il faudrait pourtant s’expliquer là-dessus.
Nous faisons à leur système cette objection qui est décisive et sans réplique : Il faut protéger tout le monde ou ne protéger personne. — Les tarifs de la douane ne peuvent pas protéger tout le monde ; il ne faut donc protéger personne — ce qui revient à dire qu’il faut protéger la liberté de tous sans exception.
Gageons que les Tablettes ne souffleront mot, et qu’elles ne relèveront pas l’objection. Il est bien plus facile de faire appel à l’égoïsme des producteurs en leur promettant de leur faire vendre plus cher leurs denrées.
Mais alors, pourquoi parlez-vous de droit et de justice ?
« Protection et libre-échange » [anon.] (13 février 1887).
Et les Tablettes fuyaient toujours… la discussion.
Dans le numéro du Phare de mercredi dernier, nous plaçant sur le terrain de l’égalité, nous avons posé cette alternative : Il faut protéger tout le monde ou ne protéger personne.
Les Tablettes se sont bien gardé d’examiner la question à ce point de vue, et leur embarras est facile à comprendre. Contester l’alternative, elles ne le peuvent pas, et, d’autre part, comme il est impossible que les tarifs de douane protègent tout le monde, la conclusion qui s’impose est qu’il ne faut protéger personne.
Cette impossibilité d’une protection égale pour tous est manifeste : Pour qu’un produit du travail national puisse recevoir la protection douanière, il faut, en effet, qu’il y ait, à l’étranger, un produit similaire susceptible de venir lui faire concurrence sur le marché. Or, il suffit d’un instant de réflexion pour voir qu’une foule innombrable de travailleurs français ne peuvent être ainsi protégés : en premier lieu, tous ceux qui font un travail immatériel, ce qu’on peut appeler les ouvriers de l’intelligence, les professeurs, les médecins, avocats, magistrats, etc. ; en second lieu, tous ceux dont les services consistent à mettre les produits à la portée des consommateurs : les commerçants, marchands en gros et en détail ; troisièmement enfin, les ouvriers, ceux qui se livrent à un travail manuel.
Tous ces travailleurs subissent la protection sans pouvoir être protégés : il y a donc là une inégalité manifeste aussi claire que la lumière du jour.
Dans ces conditions comment les Tablettes pourraient-elles soutenir ouvertement le principe du privilège, du monopole, et qu’il est juste qu’il y ait des catégories de citoyens privilégiés. Ce journal a donc jugé plus prudent de garder le silence, mais ce silence est plus éloquent que tous les aveux possibles et imaginables. Il veut dire que le système de la protection est un système insoutenable ; qu’il a besoin, pour se maintenir, de l’ombre et du silence, et qu’il ne peut supporter le grand jour de la discussion.
Et voyez, en effet : jeudi dernier, dans son discours de réception à l’Académie française, un journaliste royaliste, M. Hervé, faisant l’éloge de son prédécesseur, le duc de Noailles, rappelait qu’un Noailles avait fait partie de cette noblesse glorieuse qui, dans la nuit du 4 août 1879, avait consenti au sacrifice de ses privilèges. Cette date du 4 août, a-t-il ajouté, est la date la plus pure de la Révolution.
Qu’est-ce à dire, sinon que le privilège est impur et odieux, de sa nature : or, la protection n’est pas autre chose qu’un privilège ; les protectionnistes veulent reconstituer une féodalité nouvelle, une féodalité agricole et industrielle, dans ce pays qui a fait la Révolution de 1789 au nom de l’égalité, et qui a dans l’histoire cette nuit fameuse du 4 août.
Allons, ô Tablettes, relisez le discours, à l’Académie, de M. Hervé, votre confrère royaliste, et inspirez-vous du passage que nous avons cité, pour faire votre meâ culpâ, et renoncer à la défense d’un privilège que vous combattiez jadis si vigoureusement… avant le phylloxéra.
« Protection et libre-échange » [anon.] (23 février 1887).
Les Tablettes — qui s’obstinent toujours à ne pas discuter — ont publié dernièrement un discours du marquis de Dampierre, président de la Société des agriculteurs de France, dans lequel il est dit que les agriculteurs subissent une injustice flagrante par suite de la protection accordée à l’industrie des fers, fontes, machines, etc.
Ce n’est pas nous qui contredirons là-dessus le noble marquis, et nous nous associons pleinement aux paroles indignées par lesquelles il a protesté contre une telle injustice.
Mais où nous cesserons de le suivre, c’est sur le choix du remède à apporter au mal qu’il constate. On croirait peut-être que M. de Dampierre va conclure à la suppression du monopole industriel, à la cessation de l’injustice. Vous n’y êtes pas. Sa conclusion, c’est qu’à côté du monopole industriel, il faut créer ou plutôt renforcer un monopole au profit des agriculteurs.
Tu me pilles, tu me rançonnes, je demande à te piller et rançonner à mon tour, pour rétablir l’égalité : Voilà, par la bouche de M. de Dampierre, le langage de l’agriculture à l’industrie.
Belle conclusion, en vérité ! Ainsi, M. le marquis voit le remède, non dans la suppression, mais dans l’aggravation de l’injustice.
Nous nous permettrons de faire remarquer que pour rétablir l’égalité dans la protection, il faut aller plus loin que ne va M. de Dampierre : il y a, en effet, bien d’autres branches du travail national que l’agriculture et l’industrie ; il y a les professions libérales, le commerce, la classe ouvrière, etc. Allons, un peu de courage, établissons au complet ce régime de pillage réciproque qui rappelle celui de la forêt de Bondy.
Voilà une recette merveilleuse pour nous enrichir :
Tu me pilles, je te pille, nous nous pillons tous réciproquement à dose égale, selon la formule de M. de Dampierre, renouvelée par M. Deschanel ; voilà l’idéal de justice grâce auquel la France va connaître un âge de prospérité inconnu jusqu’ici et qui sera le véritable âge d’or.
Est-ce assez insensé, et comprend-on qu’au XIXe siècle, dans un pays qui est fier de ses lumières et qui est à la veille de célébrer le centenaire de 1789, on vienne sérieusement proposer de telles mesures comme favorables au développement de la richesse générale ?
« Protection et libre-échange » [anon.] (2 mars 1887).
Protection et Libre-Échange
Nous n’avons pas besoin de revenir sur la preuve que nous avons faite surabondamment dans ce journal, de l’impossibilité d’établir, au moyen des tarifs de douane, l’égalité dans la protection pour tous les citoyens français.
Cependant, c’est sur ce terrain de l’égalité que s’est placé un jeune et brillant orateur protectionniste, M. Deschanel, dont le discours a fait une assez grande impression sur la Chambre des députés.
Ce pays, a-t-il dit, a la passion de l’égalité ; il faut donc lui donner satisfaction, et puisque l’industrie est protégée au détriment de l’agriculture, il faut rétablir l’équilibre entre ces deux branches du travail national, en protégeant l’agriculture à son tour.
Que vaut cet argument ? Il est faux, parce qu’il repose sur des données incomplètes.
Répétons-le de nouveau, puisque c’est une erreur si accréditée : c’est une étrange illusion de se figurer qu’il n’existe, en dehors de l’industrie, aucune autre branche du travail national que l’agriculture. Le commerce, les professions libérales, la classe ouvrière toute entière, voilà autant de branches de travail qui ne sont pas et ne peuvent pas recevoir les faveurs de la protection douanière.
Au nom même de cette égalité, si mal à propos moquée par M. Deschanel, nous concluons donc que puisqu’il est impossible de protéger tout le monde, il ne faut protéger personne, c’est-à-dire il faut protéger la liberté égale de tous.
Comment se fait-il que M. Deschanel, qui est républicain, foule aux pieds tous les principes de la démocratie résumés dans la formule : Liberté, Égalité, Fraternité ? Pourquoi, ayant à choisir entre l’égalité dans la liberté et l’égalité dans la protection, se prononce-t-ii pour cette dernière ?
C’est, dit-il, que les traités de commerce s’opposent à ce que nous puissions organiser la liberté.
Plaisante réponse, en vérité, qui mériterait peut-être d’être sévèrement relevée comme indigne d’un esprit sérieux.
Les traités de commerce s’opposent, dites-vous, à la réalisation de la liberté du commerce ! La vérité est que si nous sommes liés par ces traités, c’est en ce sens que nous ne pouvons pas relever les droits qui sont stipulés, mais rien apparemment ne nous empêche de les diminuer. Si tel produit est tarifé à 10% dans notre traité avec l’Angleterre, par exemple, il s’ensuit que nous ne pouvons pas porter le droit de douane à 11, 13, etc… Mais rien ne nous empêche de réduire le tarif à 8, 9, etc.
En un mot, c’est une barrière que nous ne pouvons pas relever, mais que nous pouvons toujours abaisser à notre gré. Et voilà sur quel pitoyable sophisme s’est appuyé cet orateur républicain pour fouler aux pieds les principes de la démocratie républicaine ! Nous avons bien le droit de dire que cela n’est pas sérieux et de regretter que la Chambre ait pu se laisser séduire par de semblables raisons.
Nous espérons que la majorité républicaine, éclairée par la discussion si complète qui se développe en ce moment à la Chambre des députés, se prononcera en faveur de la pratique qui, seule, est compatible avec les principes républicains, la pratique de l’égalité dans la liberté.
« Protection et libre-échange » [anon.] (4, 6, 9 et 11 mars 1887).
La discussion de la loi sur les céréales continue à la Chambre des députés, amenant à la tribune, tour à tour, les partisans et les adversaires de la liberté. Lundi dernier, c’était un orateur de la droite royaliste et cléricale, M. Fairé, d’Angers, qui portait la parole en faveur de la taxe sur les blés — car il faut remarquer qu’au premier rang des meneurs de cette campagne anti-démocratique se placent les députés de la droite. Rien, d’ailleurs, d’étonnant à cela : toutes les réactions se tiennent, et les réactionnaires en politique sont portés d’instinct à faire de la réaction économique.
Donc, M. Fairé a parlé dans un sens opposé à la liberté, et parmi les arguments qu’il a mis en avant, il en est un sur lequel il nous faut spécialement nous expliquer, c’est celui qu’il a tiré de l’exemple des États-Unis.
« Voyez, a-t-il dit, cette démocratie républicaine des États-Unis, elle n’hésite pas à faire de la protection parce qu’elle y trouve ses intérêts ; les autres nations doivent en faire autant. »
Que les États-Unis fassent de la protection douanière, le fait est incontestable ; mais que cela soit conforme aux principes républicains, c’est ce qui est absolument faux, et nous l’avons prouvé surabondamment dans ce journal.
Que prouve cet exemple ? Il ne fait que démontrer la justesse de cette vérité vieille comme le monde, que l’intérêt bien ou mal compris aveugle les hommes. Il y a vingt ans à peine, l’esclavage existait dans cette grande république des États-Unis, et il a fallu cette longue et sanglante lutte de la guerre de sécession pour le faire cesser. Mais, ô étrange ironie, alors que le Nord victorieux faisait disparaître l’esclavage à l’encontre des États du Sud, il profitait des difficultés financières pour établir, à son avantage, des droits protecteurs très élevés au profit de l’industrie, rétablissant ainsi l’esclavage sous une autre forme plus adoucie.
Libre aux défenseurs de la réaction de se réjouir d’un pareil aveuglement, quant à nous nous ne pouvons que nous en affliger, en ajoutant toutefois que les partisans du libre-échange gagnent du terrain aux États-Unis et que les agriculteurs commencent à se lasser de la dîme qu’ils paient aux fabricants et industriels du Nord.
Quoi qu’il en soit, la protection existe aux États-Unis, et, comme ce grand pays est en même temps riche et prospère, les protectionnistes de s’écrier : c’est la protection qui fait la richesse de la république américaine.
Nous répondons que si les États-Unis sont un peuple riche, ce n’est pas grâce au régime protecteur, mais en dépit de ce régime et malgré lui. Les causes de sa richesse, nous allons les indiquer en les énumérant, et nous prouverons ensuite que là, comme partout, la protection agit comme cause d’appauvrissement.
D’abord, il faut remarquer que les États-Unis sont grands comme l’Europe entière, ce qui atténue singulièrement les inconvénients de la protection, car le commerce se fait librement à l’intérieur, en sorte que les choses se passent comme si le libre-échange existait, par suite d’une vaste union douanière, entre tous les États de l’Europe.
De plus, le sol est fécond et riche, le peuple est actif, industrieux, entreprenant, enfin, il n’a pas d’armées permanentes et les tarifs de transport des chemins de fer sont à un taux excessivement réduit.
Voilà les causes réelles de la prospérité des États-Unis ; quant au système protecteur, loin de favoriser le développement de la richesse générale, il l’entrave au contraire, en sorte que c’est non pas grâce à ce régime, mais en dépit des obstacles qu’il crée que le peuple américain s’enrichit. Nous le prouverons dans un prochain article.
***
Nous avons dit et répété souvent dans ce journal que la protection prétendue de l’agriculture ne profite qu’aux grands propriétaires ; qu’elle a été créée et mise au monde dans l’unique but de grossir la rente de leurs terres et leurs prix de fermes ; que, par suite, ni les fermiers, ni les petits cultivateurs, ni les ouvriers des campagnes n’en peuvent tirer profit.
Il y a, de cette assertion, une preuve historique d’une évidence frappante, irrésistible. On sait comment est organisée la propriété foncière en Angleterre. À la suite de la conquête, cette propriété a été concentrée entre les mains de l’aristocratie des landlords. D’autre part, le pouvoir législatif a été divisé entre deux Chambres dont l’une, la Chambre des lords, n’est composée, comme son nom même l’indique, que de représentants de l’aristocratie ; l’autre, la Chambre des communes, a été, jusqu’à la réforme électorale de date toute récente, composée en majorité de grands propriétaires fonciers.
Qu’est-il arrivé ? Il est facile de s’en douter — étant donné le cœur humain et son égoïsme incurable : les landlords, maîtres à la fois de la propriété foncière et du pouvoir législatif, ont fait la loi de douane à leur profit. Ces grands seigneurs décrétèrent qu’il n’entrerait, en Angleterre, ni un grain de blé, ni un morceau de viande de l’étranger, s’attribuant ainsi le monopole de la vente des blés et de la viande, et déguisant l’odieux de cette mesure sous le nom de loi de protection.
Était-ce au profit des fermiers et des laboureurs qu’ils organisaient ainsi cette loi de monopole ? Poser une telle question, c’est la résoudre : d’ailleurs, au cours de la discussion des lois de douane dans les années 1838 à 1846, à la Chambre des communes, un des enfants terribles du parti n’hésita pas à déclarer que la protection était nécessaire pour maintenir les rentes des landlords et pour leur permettre de vivre dans le faste et le luxe qui conviennent au prestige de toute aristocratie.
Faut-il ajouter quelque chose à ces éléments de preuve ?
Dans la séance de la Chambre des communes du 12 mars 1844, Cobden, le grand agitateur libre-échangiste, monta à la tribune pour déposer une proposition d’enquête parlementaire sur la condition des fermiers et des ouvriers des campagnes, sous le régime de la protection.
Cobden — fils d’un ancien fermier du Southdown —, en développant sa demande, déclara qu’il demanderait à faire partie de la commission d’enquête où il soutiendrait que la protection était préjudiciable aux intérêts des fermiers, et qu’il s’appuierait sur l’opinion des fermiers eux-mêmes dont il connaissait la condition misérable. Il ajouta enfin qu’il ne croyait pas trouver d’opposition à son projet, et que les seigneurs terriens seraient trop heureux, sans doute, de faire la lumière sur la question et de prouver, comme ils l’alléguaient, que la protection servait les intérêts des fermiers et des laboureurs.
On alla aux voix, et la proposition d’enquête fut… repoussée par 224 voix contre 133 sur 357 votants. Inutile d’ajouter que la majorité était composée des grands propriétaires fonciers. Ils avaient peur de l’enquête et voulaient mettre la lumière sous le boisseau.
On comprend quel dût être l’effet d’un tel vote sur l’opinion publique. Deux ans après, la loi de protection était abrogée à la demande de Robert Peel, le grand ministre qui avait, au début, été l’un des adversaires les plus décidés du libre-échange.
Que nos fermiers et nos ouvriers des campagnes méditent avec soin cette page d’histoire contemporaine ; ils comprendront dans quel but les marquis, les comtes et les grands propriétaires qui composent la Société dite des agriculteurs de France, demandent des droits protecteurs sur les blés, et pourquoi les députés de la droite sont au premier rang des meneurs de cette campagne de réaction économique.
***
Nous savons comment et dans quel but l’aristocratie des grands propriétaires avait établi, en Angleterre, des droits de douane protecteurs sur le blé et la viande.
En France, les choses ne se sont pas passées autrement. Que nos lecteurs se reportent à l’année 1817 : À cette date, alors que la Restauration cherchait à rétablir chez nous le règne de l’aristocratie, le cens électoral était à 300 fr. ; en d’autres termes, il fallait, pour être électeur, payer 300 fr. d’impôts. C’était, on le voit, un régime de suffrage restreint, où les grands propriétaires seuls avaient le droit de vote. Or, si nous consultons les lois de douane de cette époque, nous trouvons que la Chambre de 1822, la plus aristocratique de toutes, a été, de toutes nos assemblées élues, celle qui a établi les droits protecteurs les plus élevés, notamment sur le blé et la viande.
Était-ce dans l’intérêt des fermiers et des petits cultivateurs que les députés de la Restauration, élus par le suffrage des grands propriétaires seulement, votaient ainsi ces tarifs si élevés ?
Si l’on se reporte aux années 1791 et 1795, alors que le peuple avait voix au chapitre, et que le suffrage était accordé à tous, on voit, au contraire, que les objets d’alimentation, le blé et la viande notamment, étaient affranchis de toute espèce de droits, et entraient en franchise complète dans nos ports. La Suisse démocratique a affranchi également de tous droits protecteurs le blé et la viande. Et qu’on n’objecte pas l’exemple des États-Unis : cet exemple ne saurait être invoqué en cette matière.
Jamais, en effet, la question des droits protecteurs n’a été posée aux États-Unis sur le terrain de l’alimentation. Pourquoi ? Par cette raison bien simple que la production agricole des États-Unis fournit et au-delà, aux Américains, le blé et la viande nécessaires à leurs besoins. C’est même ce qui explique que le régime protecteur ait pu s’établir et durer dans cette grande démocratie ; la protection a été établie au profit de l’industrie seulement, sur des produits qui ne sont pas des objets de première nécessité comme le sont les denrées alimentaires.
Ainsi donc, il est surabondamment prouvé que la protection prétendue à l’agriculture ne protège que les rentes et les prix de ferme des grands propriétaires. Dans ces conditions, il est permis de dire que la surtaxe de 5 fr. sur les blés est une mesure essentiellement anti-démocratique, qui ne doit profiter qu’à un petit nombre de propriétaires, au préjudice de la grande masse du public ; par suite, c’est une mesure législative en contradiction avec les tendances du suffrage universel, en contradiction avec tous les principes de justice et d’égalité sur lesquels repose la société moderne.
C’est pour cela que tous les députés de droite la voteront.
***
Ce n’était vraiment pas la peine d’accumuler les preuves historiques pour établir que la protection a été inventée dans l’unique but de grossir les rentes des grands propriétaires. Il suffit pour s’en convaincre de suivre avec attention la discussion qui se déroule en ce moment à la Chambre des députés.
Hier, c’était un député, M. Lesage, — un agriculteur véritablement sérieux, non un de ces agriculteurs en chambre qui se contentent de toucher chaque année les fermages de leurs terres —, c’était, dis-je, M. Lesage, qui déclarait formellement à la tribune qu’il ne réclamait aucune protection pour l’agriculture, sachant très bien que des mesures de ce genre ne peuvent pas profiter aux agriculteurs, mais aux gros propriétaires fonciers seuls. Et, à l’appui de cette assertion, il faisait connaître à la Chambre que tel propriétaire avait introduit, dans le renouvellement d’un bail à ferme, une clause aux termes de laquelle, au cas où la surtaxe de 5 fr. sur les blés serait votée, le prix de ferme serait augmenté de 5 fr. Il ajoutait, avec raison, que le véritable remède à la crise agricole consistait à augmenter les rendements de la terre en sortant de la routine pour se mettre au niveau des derniers progrès.
Nos protectionnistes de la Chambre, ces excellents amis de l’agriculture avaient un si vif désir d’entendre les explications d’un représentant autorisé de notre agriculture, qu’en voyant paraître à la tribune M. Lesage, ils firent tous leurs efforts pour étouffer sa voix en réclamant à grands cris la clôture de la discussion.
La discussion générale close, la Chambre a eu à statuer sur un certain nombre de contre-projets. Entre autres, il est intéressant de signaler celui de M. Jaurès, député républicain du Tarn. M. Jaurès, soucieux de voir la surtaxe profiter aux fermiers et aux ouvriers des campagnes, a proposé notamment d’obliger les propriétaires de conclure des baux à ferme avec un nombre d’années fixé au minimum, et de prohiber les clauses tendant à augmenter les prix de bail à la suite de la surtaxe. C’était une excellente occasion, pour ces amis si dévoués des fermiers et des ouvriers des campagnes, d’affirmer le dévouement désintéressé dont ils font un si bruyant étalage. Ils se sont empressés de repousser le projet à une grande majorité.
Quant aux motifs de leur vote, ils sont curieux à connaître. Eh quoi ! Disent les journaux inféodés à la protection, était-il possible d’adopter un tel projet ! Mais c’est là du pur socialisme. C’est une atteinte à la liberté des contrats. Les propriétaires et les fermiers ne pourraient donc pas faire leurs petites affaires sans être gênés par l’intervention de l’État ?
Quelle vertueuse indignation ! et quels excellents amis de la liberté. Ainsi, cette intervention de l’État dans les conventions entre propriétaires et fermiers, c’est du socialisme, c’est une atteinte à la liberté des contrats. Eh ! sophistes, quel nom donnez-vous donc à la protection douanière, à cette intervention de l’État dans les contrats de vente qui se passent en France, sur les marchés des blés ou autres produits protégés ?
Vous repoussez l’intervention de l’État quand il dérange vos petites affaires, quand il pourrait servir les intérêts des fermiers et des laboureurs ; vous invoquez la liberté, et alors vous vous réclamez de ce droit sacré qui n’est plus apparemment une déclamation pompeuse dans votre bouche, mais cette bienheureuse intervention, vous la votez des deux mains quand elle vous permet d’étendre vos doigts crochus dans les poches du public pour soutirer les gros sous des acheteurs de vos produits monopolisés.
Eh bien, ce public que vous exploitez de la sorte finira par voir clair dans vos agissements, et, en présence de votre attitude au sujet du contre-projet Jaurès, il comprendra ce que les fermiers anglais ont vite reconnu, à savoir que la protection prétendue agricole est pour les fermiers, les petits cultivateurs et les ouvriers des campagnes non une source de profits, mais une déception et une insigne duperie.
Un aveu bon à retenir. [anon.] (30 mars 1887)
Les Tablettes viennent d’avoir un accès de franchise tout à fait extraordinaire, et qui nous a agréablement surpris. Sous ce titre significatif, Les Marquis du Pain Cher, ce journal publie un article signé d’un député bonapartiste, M. Dugué de la Fauconnerie, article que nous regrettons de ne pouvoir mettre in extenso sous les yeux de nos lecteurs, mais dont nous extrayons le passage suivant :
« Au cours de cette discussion de la loi des céréales, qui vient enfin de se terminer, assurément il a été dépensé beaucoup de talent, de part et d’autre, pour ou contre la surtaxe. Eh bien ! croyez-vous que ça ait eu pour résultat de modifier certains votes ?… Pas le moins du monde, attendu que l’opinion de chacun était faite, absolument faite, faite de manière à ne pas se défaire, avant que la discussion ne commençât.
Et, s’il faut même tout dire, dans le cas particulier, non seulement personne n’a été convaincu, mais tout le monde était bien résolu à ne pas se laisser convaincre : de sorte que, plus on constatait la valeur de l’argumentation de ses contradicteurs, plus on se cantonnait, plus on se raidissait dans sa résolution, ainsi qu’il arrive toujours quand on se croit obligé, par les nécessités d’une situation particulière, à se mettre en contradiction avec les doctrines de sa vie.
Or, c’était bien, dans le cas dont je parle, la situation de ceux qui, libre-échangistes d’instinct, de tradition de principe, ont voté les droits protecteurs, sans même être convaincus qu’il y eût là un remède efficace au mal dont l’agriculture est en train de mourir.
Je puis en parler sciemment, car je suis du nombre de ceux-là. À mon avis, si l’agriculture peut encore être sauvée, ce ne pourrait être que par un retour général de la confiance, par une reprise des affaires, par l’allègement des charges qui pèsent aujourd’hui si lourdement sur nos campagnes, notamment en ce qui touche l’impôt foncier, les droits de mutation, d’enregistrement, etc. ; par l’organisation d’un crédit agricole qui fournirait de l’argent aux cultivateurs à des prix raisonnables ; en un mot, par un ensemble de circonstances et de conditions dont nous sommes malheureusement loin.
Mais ce n’est pas parce que les blés étrangers paieront, à la frontière, quarante sous de plus de droits, que l’agriculture agonisante cessera d’agoniser, pour redevenir prospère et florissante comme au temps des beaux jours
Voilà ma conviction intime et, dès lors, quand j’ai voté le droit de cinq francs, je n’ai pas eu une seule minute l’espoir de sauver nos agriculteurs de la crise terrible qu’ils traversent. »
Voilà qui est parler net. Ainsi, que nos agriculteurs ne se fassent pas d’illusions ; on leur a fait croire et ils ont cru que les droits protecteurs étaient un remède aux maux dont souffre l’agriculture : erreur, erreur profonde.
La surtaxe de 5 fr. est un remède qui ne remédiera à rien du tout ; elle fera, ni plus ni moins, l’effet d’un cautère sur une jambe de bois.
C’est ce que nous avons toujours dit et répété, à maintes reprises, dans ce journal.
Toujours nous avons dit à nos amis des campagnes, depuis le commencement de la discussion des droits sur les céréales, que ces mesures prétendues de protection n’étaient que des mesures de déception, et que le remède proposé était pire que le mal.
Nous ne nous attendions guère à rencontrer les mêmes déclarations dans les colonnes des Tablettes. Car il faut savoir que ce journal, non content d’insérer l’article du député de l’Orne, s’empresse d’y applaudir en le qualifiant de chef-d’œuvre de bon sens et de logique.
Ah ! c’est un chef-d’œuvre de bon sens et de logique ! Mais pourquoi donc, ô Tablettes, aviez-vous vanté, jusqu’à ce jour, les effets merveilleux de ces fameux droits protecteurs, de ce remède sauveur, héroïque, à l’instar de la douce Revalescière Du Barry ? (Voir à la 4e page des Tablettes.)
Voici que maintenant, par cet aveu dépouillé d’artifice, vous confessez que ce remède tant prôné n’était qu’un remède de commère et que vous êtes convaincu, comme le député de l’Orne, que la taxe prétendue protectrice ne produira absolument aucun effet.
Allons, voilà nos agriculteurs bien lotis ; il ne leur reste plus qu’à voter des remerciements aux amis des Tablettes, qui ont pris l’initiative de cette belle et fructueuse campagne protectionniste !
« La ligue du bien public » [Spartacus] (29 avril 1887).
Monsieur le rédacteur en chef,
Vous avez annoncé dernièrement la constitution d’une grande Ligue, dont le siège est à Paris, et qui se propose d’éclairer l’opinion publique sur les effets des surtaxes sur les blés et la viande, en vue d’arriver à l’abrogation de cette législation.
Je souhaite à cette association — véritable Ligue du bien public — le succès de sa devancière, la grande ligue anglaise contre les lois céréales.
C’est, en effet, une belle et glorieuse histoire que celle de la ligue anglaise, de la ligue de Manchester. À ceux qui voudront s’en faire une idée complète, nous recommandons une brochure excellente, œuvre de M. Mongredien, qui a pour titre : Histoire du libre-échange en Angleterre.
D’après une légende, les Anglais auraient fait de la protection à outrance jusque vers le milieu de ce siècle, comme moyen d’arriver à la supériorité sur leurs rivaux du dehors ; et, cette supériorité une fois acquise, brisant un mécanisme devenu inutile, ils auraient proclamé le libre-échange et ouvert leurs ports aux produits étrangers, parce qu’ils étaient sûrs de dominer et de vaincre leurs rivaux dans les luttes industrielles, et qu’ils aspiraient à inonder les marchés des autres peuples de leurs produits.
Cette légende constitue une des plus audacieuses falsifications de l’histoire qu’on puisse imaginer.
La vérité est que le système protecteur a été, en Angleterre, l’œuvre de l’aristocratie des landlords, qui, possesseurs du territoire et avides de retirer de leurs terres de gros profits, établirent des lois dites protectrices sur les blés et la viande, en vue de fermer l’entrée des ports anglais aux produits alimentaires de l’étranger, réservant ainsi aux produits de leurs terres le monopole du marché.
Telle était l’origine de cette législation, inspirée par une pensée égoïste et rapace, régime d’exploitation en coupe réglée de la démocratie anglaise au profit des seigneurs terriens.
Ce système durait depuis longtemps lorsqu’en l’année 1838, une grande Ligue se forma à Manchester, sous le nom de Ligue contre les lois céréales, en vue d’arriver à l’abolition totale, immédiate et sans condition, de ces lois restrictives.
Cette Ligue était l’œuvre de la démocratie anglaise, désireuse de se débarrasser du joug odieux que faisait peser sur elle l’aristocratie des seigneurs terriens.
La lutte fut longue et difficile ; il s’agissait de combattre et de vaincre une aristocratie puissante, jusque-là maîtresse absolue et incontestée du pouvoir et de la législation du pays.
Heureusement, les ligueurs avaient à leur tête deux chefs d’une rare valeur, Richard Cobden et John Bright : le premier, tête froide et cœur de feu, consommé dans la pratique des affaires, maniant les faits et les chiffres avec une admirable facilité ; l’autre, orateur incomparable, tribun de la race des Caïus Gracchus, foudroyant de sa brûlante parole cette aristocratie égoïste, qui ne craignait pas de taxer la faim du peuple.
On raconte que leur liaison commença dans des conditions particulièrement touchantes. Cobden, qui désirait s’associer Bright dans la rude et difficile campagne qu’il se proposait d’engager contre l’aristocratie, alla lui rendre visite à Leamington, où il habitait. À son arrivée, il trouva une maison en deuil : Bright venait de perdre sa jeune femme, trop tôt enlevée à son affection.
« Vous pleurez, lui dit Cobden, une épouse chérie, c’est là une profonde et amère douleur ; mais songez qu’à cette heure il y a, en Angleterre, des milliers de familles plongées dans la misère et l’affliction par une législation meurtrière qui restreint la nourriture du peuple ; lorsque le paroxysme de votre douleur sera passé, vous viendrez avec moi, et nous lutterons sans trêve ni relâche jusqu’à l’abolition de cette loi infâme et spoliatrice. »
Bright accepta, et ces deux vaillants lutteurs conduisirent cette admirable campagne qui aboutit, après huit années, au triomphe du libre-échange. Ils eurent l’insigne honneur de convertir à leur cause le grand homme d’État qui occupait alors le pouvoir et que l’aristocratie y avait placé en vue du maintien des lois de protection, sir Robert Peel. En 1846, Peel proposa l’abrogation des lois céréales ; le bill fut adopté, et la protection abolie. Mais l’aristocratie, vaincue et dépouillée de ses privilèges, ne pardonna pas à celui qu’elle appelait un apostat et un traître ; quelque temps après, elle organisa une intrigue, une coalition parlementaire, et parvint à renverser le ministère de Robert Peel.
Au moment de quitter le pouvoir, ce grand homme d’État prononça un discours qui se terminait ainsi :
« Quant aux membres de l’aristocratie qui ont défendu les droits protecteurs par des motifs égoïstes, leur exécration est à jamais acquise à mon nom. Mais il se peut que ce nom soit prononcé plus d’une fois avec bienveillance sous l’humble toit des ouvriers, de ceux qui gagnent leur vie à la sueur de leur front, et qui, pour réparer leurs forces épuisées, auront désormais du pain en abondance et sans payer d’impôt, pain d’autant meilleur qu’il ne s’y mêlera plus, comme un levain amer, le ressentiment contre une injustice. »
Paroles admirables, paroles vengeresses. Nous souhaitons à la Ligue qui vient de se former des tribuns comme Cobden et Bright, et au gouvernement un premier ministre comme Robert Peel, qui s’honore et se glorifie de la haine des partisans du monopole.
SPARTACUS.
« Protection et démocratie » [Spartacus] (13 mai 1887).
Mon cher rédacteur en chef,
La soi-disant protection est-elle compatible avec la démocratie ? Peut-on concilier les taxes protectrices avec les principes d’une république démocratique ?
Telle est la question que je me propose d’examiner aujourd’hui, et nul ne pourra en méconnaître l’importance, étant donné que, depuis le vote des surtaxes sur les blés et la viande, on a essayé de démontrer qu’il n’y a aucune contradiction entre la protection et les principes démocratiques.
Examinons donc ce point.
Et d’abord, posons bien les principes fondamentaux de la démocratie. À cet égard, on aura beau épiloguer et subtiliser, il faudra toujours finir par adopter la formule suivante, la grande formule de la Révolution, celle qui est inscrite au frontispice de tous nos monuments publics : Liberté, Égalité, Fraternité.
Voilà résumés en traits caractéristiques les principes d’une vraie démocratie ; la protection est-elle compatible avec eux ?
Sur le premier principe, le principe de liberté, il n’y a pas de discussion possible : Les protectionnistes ne veulent pas du libre-échange, cela veut dire qu’ils ne veulent pas que l’échange soit libre, qu’ils sont opposés, en matière d’échanges, à la liberté.
Tout cela est si clair, qu’une démonstration est superflue, et qu’il suffit d’énoncer cette proposition pour la prouver. D’ailleurs, les protectionnistes n’ont jamais sérieusement essayé de discuter là-dessus ; ils reconnaissent, bon gré mal gré, que la protection est une restriction à la liberté.
Voilà donc un premier point acquis : la protection est incompatible avec la liberté.
Voyons maintenant en ce qui concerne l’égalité : Là encore, il nous sera bien facile de prouver qu’il y a incompatibilité absolue entre ces deux principes.
Qu’est-ce que l’égalité, en effet ? C’est l’égalité des droits, celle qui se résume dans cette formule : Tous les citoyens sont égaux devant la loi.
Tous les citoyens français sont-ils égaux devant la loi de protection ? Non, et par une raison décisive, c’est que cette égalité est impossible, étant donné le mécanisme et le but de la protection.
Le mécanisme de la protection, nos lecteurs le connaissent ; nous le leur avons souvent expliqué. Il consiste à établir, dans nos lois de douane, un tarif assez élevé pour mettre une restriction à l’entrée de certains produits étrangers, dans le but d’empêcher la concurrence de s’exercer complète et entière et de permettre aux producteurs protégés de vendre plus cher leurs produits.
Il faut donc, de toute nécessité, pour pouvoir être protégé, se livrer à la production de certaines denrées qui ont des similaires à l’étranger, que l’on peut taxer à la frontière.
Or, il suffit d’un instant de réflexion pour comprendre qu’une foule de citoyens français se livrent à certains genres de travaux que la loi de douane ne peut protéger. En première ligne, tous ceux qu’on peut appeler les ouvriers de l’intelligence : les médecins, avocats, professeurs, journalistes, ne peuvent aspirer aux faveurs de la douane.
De même les intermédiaires entre les fabricants et les consommateurs, commerçants en gros et en détail, les banquiers, ne sont pas et ne peuvent pas être protégés.
Et les ouvriers des villes et des champs, ceux qui apportent leurs bras sur le marché du travail, ne sont pas protégés, non plus ; ils ont à supporter, sur le marché, la concurrence des ouvriers étrangers.
Ainsi, il y a une inégalité flagrante, manifeste, entre les différentes classes de citoyens français : les uns sont protégés ; les autres, en très grand nombre, ne le sont pas.
Voilà donc un second point acquis : la protection est incompatible avec l’égalité.
Et la fraternité ? Comment ce noble principe pourrait-il se concilier avec un système qui n’a sa source que dans une pensée d’égoïsme et de rapacité ?
La fraternité, c’est l’amour, c’est le sacrifice désintéressé : la protection, c’est le monopole, l’exploitation du grand nombre au profit du petit nombre, dans l’intérêt d’une aristocratie de privilégiés.
Aucune conciliation n’est donc possible entre la protection et la fraternité.
Dès lors notre preuve est faite, et il est établi que la protection est incompatible avec les principes de la démocratie.
Mais, dit-on, voyez donc l’exemple de la République des États-Unis. Cette grande démocratie s’accommode cependant du régime de la protection.
Sans doute, mais que prouve cet exemple ? Les États-Unis sont, il est vrai, une grande et brillante démocratie : mais n’y a-t-il pas des taches au soleil ?
Cette démocratie a, pendant quatre-vingts ans, maintenu dans ses institutions l’esclavage : tache sombre ! plaie profonde ! Dira-t-on que l’esclavage est conforme aux principes de la démocratie ?
L’esclavage a été aboli, mais la protection est restée, et la protection est une tache aussi, elle est un débris de l’esclavage, adouci dans la forme, mais subsistant en réalité.
Cet exemple ne prouve donc rien, et la vérité est que, dans le système de la protection, il y a une violation formelle de tous les principes républicains.
SPARTACUS.
« Lettre de John Bright à Spartacus » (10 juin 1887).
Notre collaborateur Spartacus a eu la bonne fortune de recevoir, en réponse aux différents articles publiés dans le Phare des Charentes, une lettre de John Bright, l’un des plus grands orateurs au Parlement anglais, le glorieux compagnon de Cobden dans la lutte si énergique qui a abouti au triomphe du libre-échange, c’est-à-dire à la fortune commerciale de l’Angleterre.
Voici la traduction de la lettre :
« Cher Monsieur,
Je suis heureux d’apprendre que vous venez de former en France une Ligue en faveur du libre-échange. Vous n’aurez pas à vous dissimuler, cependant, les difficultés de votre tâche.
En Angleterre, il y a quarante ans, le système protectionniste était principalement organisé en vue de protéger les produits du sol. Aussi c’était surtout parmi les propriétaires et les fermiers que l’on rencontrait des protectionnistes. Nos manufactures ne jouissaient que d’une faible protection, si bien qu’il nous fut facile de faire entrer nos grands manufacturiers dans la Ligue contre l’aristocratie terrienne : finalement nous les avons battus, et les produits importés ont été affranchis de tous droits protecteurs.
Chez vous, les manufacturiers sont protégés par des tarifs de douane élevés, et c’est surtout parmi eux que se trouvent les partisans de la protection, plus encore que parmi les agriculteurs.
Vous avez donc deux classes d’ennemis à combattre, alors que nous n’en avions qu’une seule, les manufacturiers combattant dans nos rangs contre le monopole aristocratique.
Ce qui fait la difficulté de votre entreprise, ce sont vos grands armements militaires qui exigent un gros budget.
Les deux grands ennemis de l’humanité sont les grandes armées et les hauts tarifs. Comment les détruire ? Il faudra beaucoup de temps ; instruction solide dans le peuple et un plus grand respect pour la paix.
Votre malheureuse guerre de 1870 a été une méprise terrible sinon fatale et le grand crime du dernier empereur et de son gouvernement.
Je souhaite que vous puissiez réunir tout ensemble la réelle intelligence et le patriotisme de vos compatriotes pour assurer le succès de la noble cause en vue de laquelle est formée votre association.
Je suis, etc.
John BRIGHT. » …
« Protection égale pour tous » [Spartacus] (8 juillet 1887).
Monsieur le rédacteur en chef,
C’est décidément une admirable politique que la politique protectionniste ; pour la contempler dans toute sa beauté, il faut surtout la voir à l’œuvre dans le système dit des primes à l’exportation.
Voici, en deux mots, la chose : Pour favoriser une branche d’industrie, pour faciliter l’écoulement de ses produits, on lui accorde une subvention sous forme de prime, ce qui lui permet de vendre à meilleur marché à l’acheteur étranger.
C’est ce que M. de Bismarck vient de faire en Allemagne au profit des distillateurs et fabricants d’alcool. Pour favoriser l’écoulement de leur stock de marchandises, il vient d’élever de 5 fr. à 45 fr. la prime à l’exportation par hectolitre d’alcool.
Là-dessus, nos protectionnistes français de s’extasier, admirant la profondeur de génie de ce Richelieu moderne.
Mais, messieurs, vous imaginez-vous donc que c’est dans la lune que le grand chancelier a été chercher les capitaux nécessaires à cette énorme subvention ? Sinon, et si ces capitaux ne viennent pas d’une source mystérieuse, voyons donc ce qu’est, en réalité, ce système tant vanté ; il se résume en l’opération suivante :
Les contribuables allemands paient une forte cotisation pour permettre à une industrie privilégiée de vendre, à leurs dépens, ses produits à l’étranger à bon marché. Dans l’espèce, il s’agit d’un stock de 500 000 hectolitres ; avec 45 fr. de prime par hectolitre, les contribuables auront à payer vingt-deux millions cinq cent mille francs.
Un cadeau fait à l’étranger aux dépens des contribuables, voilà la prime à l’exportation !
Vraiment, cela ne mérite pas tant d’admiration enthousiaste.
Si nous vivions sous le régime de la liberté du commerce, nous n’aurions qu’à remercier cet excellent chancelier du cadeau qu’il nous fait ainsi sans le vouloir et sans s’en douter. Après nous avoir pris cinq milliards, ce serait un commencement de restitution sous forme de produits à bon marché : car à qui profite le bon marché, sinon à l’acheteur ?
Mais, dira-t-on, et nos fabricants d’alcool, ne faudrait-il pas les protéger contre une concurrence si redoutable ? Je réponds que sous un régime de liberté, ce serait là une crise accidentelle passagère, un cas de force majeure analogue à une foule d’autres événements.
Lors de l’établissement des chemins de fer, par exemple, qu’est devenue l’industrie des entrepreneurs de voitures publiques ? A-t-on protégé les voitures contre cette dangereuse et écrasante rivalité ?
Que sont devenus les constructeurs de charrues en bois, lors de l’introduction des charrues en fer ?
L’emploi d’une machine ne met-elle pas sur le pavé un certain nombre d’ouvriers ? Une révolution dans la mode n’amène-t-elle pas, tous les jours, une révolution analogue dans l’industrie ?
Je lisais, il y a quelque temps, une pétition d’une corporation importante de la ville de Niort, adressée au ministre de la guerre ; les chamoiseurs, ponceurs, mégissiers et gantiers, protestant contre la substitution des gants de coton aux gants de peau, réclamaient, à titre de transaction, l’obligation du port des gants de peau dans l’armée pendant six mois ; sans cela, une branche d’industrie des plus importantes était en danger de mort.
Je me souviens qu’en réponse à un des pétitionnaires qui m’exposait ses doléances, je fis cette observation : Puisqu’on est en voie de protéger l’industrie, j’approuve votre réclamation. Mais ayez soin, en demandant vos six mois, de les demander entiers, nuit et jour. Exigez que l’on impose à nos braves soldats l’obligation de coucher avec leurs gants. Quel développement inouï de consommation, quel essor pour votre industrie !
N’oubliez pas, d’ailleurs, les producteurs de vos matières premières : Non seulement les chamoiseurs, ponceurs, mégissiers, gantiers, seront favorisés, mais aussi notre agriculture en ressentira les heureux effets, particulièrement nos éleveurs de moutons, agneaux et chevreaux.
La pétition a été envoyée au ministre, et il y a lieu d’espérer que, s’inspirant des doctrines de protection, il ne manquera pas d’y faire droit.
Mais je reviens à mes moutons, c’est-à-dire à mes fabricants d’alcool, et je dis : Sous un régime de liberté, ils auraient à subir une crise, de même que nos voisins de cantons de Pons et de Gémozac, qui, paraît-il, viennent de voir leurs récoltes dévastées par la grêle.
Mais, sous notre régime de protection, je reconnais qu’ils ont les mêmes titres que d’autres industriels à être garantis contre cette invasion, et je souhaite que la protection douanière qu’ils réclament leur soit accordée.
Car enfin, il faut protéger tout le monde, il faut établir l’égalité dans la protection, comme disait récemment à la Chambre M. Paul Deschanel. Seulement, qu’il me soit permis de faire une observation à ce sujet : si M. Deschanel a voulu parler de l’égalité dans la protection douanière, avec tout le respect dû à ce législateur, je ferai remarquer qu’il a dit une sottise, la douane ne pouvant protéger que quelques branches de notre production nationale.
Ce que je demande, au nom de l’équité, c’est un système de primes et de subventions pour tout le monde.
Je m’adresse aux ouvriers, et je leurs dis : « Jusqu’ici vous n’avez jamais été protégés et vous avez à subir la concurrence des étrangers ; demandez qu’on vous protège en décidant l’expulsion de tous les ouvriers étrangers. »
À nos commerçants, marchands en gros et en détail, boulangers, charcutiers, bouchers, forgerons, charrons, cordonniers, je dis : « Vous subissez la protection sans en profiter, étant de ceux que la douane de nos frontières ne peut favoriser ; réclamez, en conséquence, des primes, des subventions analogues aux avantages que les fabricants et les gros propriétaires retirent des droits de protection douanière. »
En un mot, que tout le monde ait part à la protection, et l’égalité régnera enfin dans notre beau pays de France qui atteindra ainsi bientôt, grâce à ce régime, le niveau de prospérité de la Turquie !
SPARTACUS.
« Un exemple à méditer » [Spartacus] (10 juillet 1887).
Monsieur le rédacteur en chef,
Je me suis efforcé, dans ma dernière lettre, de faire ressortir le caractère ridicule et ruineux des primes à l’exportation, qui ne sont en réalité, qu’un cadeau fait à l’étranger, aux dépens des contribuables.
Pourquoi nos législateurs ont-ils refusé d’accepter cet avantage que nous offrait l’Allemagne sous forme d’alcools à bon marché ? Il y en a plusieurs raisons, au premier rang desquelles figure, en outre de la haine de l’Allemagne, cette fatale erreur protectionniste qui consiste à oublier absolument l’intérêt général, l’intérêt des consommateurs.
Les législateurs n’ont vu que l’intérêt des fabricants d’alcools, menacés par une redoutable concurrence, et ils se sont portés à leur secours en établissant, selon le langage à la mode, une loi de défense.
Ce n’est pas ainsi que, dans une circonstance absolument identique, les membres de la Chambre des communes d’Angleterre ont résolu législativement le problème.
Il y a quelques années, des plaintes s’élevèrent, de la part des raffineurs de sucre anglais, contre la redoutable et désastreuse concurrence des raffineurs français, allemands et autrichiens. En France, en effet, comme en Allemagne et en Autriche, des primes à l’exportation avaient été accordées aux raffineurs, comme en Allemagne des primes viennent d’être établies en faveur des fabricants et marchands d’alcools.
Grâce à cet ingénieux système, la marché anglais était inondé et envahi — style protectionniste — de sucre vendu à un prix considérablement réduit. Les raffineurs se plaignaient d’une concurrence contre laquelle il leur était impossible de lutter ; la majorité de la Chambre des communes décida qu’il n’y avait aucune mesure à prendre, et que s’il plaisait ainsi aux Français, Autrichiens et Allemands de faire un cadeau aux consommateurs anglais en leur permettant de sucrer leur thé et leurs gâteaux à deux sous au lieu de cinq sous, ils seraient bien maladroits et bien sots de refuser cet avantage et d’élever une barrière à la douane pour s’y opposer.
Les raffineurs subissaient la crise, quelques-uns furent ruinés, mais les Anglais se laissèrent inonder de sucre, et cette inondation ne leur parut pas trop amère.
SPARTACUS.
« La protection et les hommes pratiques » [Spartacus] (22 juillet 1887).
Monsieur le rédacteur en chef,
Je lis dans la France Vinicole la nouvelle suivante :
« Nous apprenons de source certaine que, dans sa séance de jeudi dernier, le Conseil fédéral, sur la proposition de M. de Bismarck, a voté une nouvelle prime de 20 fr. par hectolitre sur les alcools allemands. »
Sur un stock de 500 000 hectolitres, cela fait dix millions de plus à la charge des contribuables allemands, en vue de permettre aux consommateurs français d’acheter l’alcool à meilleur marché.
Décidément, M. de Bismarck est un habile homme en cette matière, et ses conceptions économiques sont marquées au coin de la sagesse et de l’intérêt national !
Voilà où conduit la politique protectionniste, cette politique funeste qui subordonne l’intérêt d’un peuple à celui de quelques producteurs privilégiés, et qui ne tient aucun compte de la masse, de l’intérêt du plus grand nombre.
Et voyez combien c’est un système pratique que celui de la protection ! Je me promenais, ces jours derniers, à la foire de Rochefort, et le lundi 11 juillet notamment, premier jour de nos foires, je m’arrêtai quelque temps sur le Cours à observer les marchés qui se faisaient. Chaque marché était invariablement précédé d’une discussion, d’un débat entre vendeurs et acheteurs, les premiers s’efforçant de vendre à un haut prix, les seconds discutant le prix pour le faire réduire le plus possible.
Et je faisais cette réflexion que ce qui se passait sous mes yeux était une pratique constante, universelle ; que partout, sous toutes les latitudes, à toutes les époques, et dans tous les pays du monde les choses se sont passées et se passeront de la même manière.
Que conclure de là ? Apparemment que la pratique des hommes est la suivante : vendre le plus cher possible, acheter au meilleur marché possible, et que les économistes ont raison en répétant, après sir Robert Peel, cette formule célèbre :
« Le principe du sens commun est que la législation d’un peuple, pour être bonne, doit mettre chaque citoyen à même de vendre le plus cher possible et d’acheter au meilleur marché possible. »
Sur la première partie de cette règle, nos protectionnistes n’auront garde de chicaner ; ils la connaissent même trop bien, ayant pour théorie — quoique qu’ils dédaignent la théorie et les théoriciens — de faire hausser le prix des produits à l’aide des tarifs de douane, en forçant les acheteurs à payer un supplément de prix.
Mais la seconde partie de cette règle, celle qui concerne les acheteurs, comment l’observe-t-on dans leur système ? Je sais bien que ces Messieurs ont réponse à tout, et qu’ils vont disant d’ordinaire que tout le monde est producteur et consommateur, d’où ils concluent que producteur et consommateur ne font qu’un.
Allons, pour des hommes pratiques, voilà une singulière conclusion ! Mais, Messieurs, daignez donc observer ce qui se passe partout, à la campagne et à la ville, dans les marchés comme dans les foires, et vous verrez que la preuve que producteur et consommateur font deux, c’est qu’ils se disputent toujours. Relativement à un produit quelconque, par suite de la séparation des métiers et des professions, il y a toujours deux personnes en présence : l’une qui est le producteur, le vendeur ; l’autre, l’acheteur, le consommateur. C’est vraiment une chose pénible d’être obligé de rappeler une vérité aussi élémentaire, oubliée et méconnue par ces profonds observateurs.
Répétant ma question, je dis donc : que devient, dans votre système protecteur, cette règle pratique : acheter au meilleur marché possible. Cette règle, vous la méconnaissez, vous la violez constamment, avec vos tarifs élevés.
Dans l’application de votre funeste théorie, inventée par le génie de la rapacité et du privilège, la masse du public est obligée de payer plus cher tout ce qui est protégé : blé, viande, engrais, outils, machines, charrues, bestiaux, fer, bois, fontes, aciers, tissus de laine et de coton, tout augmente de prix.
Et cette cherté, d’où provient-elle ? de ce que vous diminuez, en gênant l’importation, la quantité des marchandises à acheter. Votre système est une vaste machine pneumatique qui fait le vide sur le marché, au détriment des acheteurs.
Et vous vous intitulez des hommes pratiques, vous qui contrariez ainsi systématiquement la tendance pratique de tous les hommes, qui consiste à acheter au meilleur marché possible !
Hommes de routine et de spoliation, cela, nous vous l’accordons ; mais quant au monopole que vous voulez vous attribuer d’être des hommes pratiques, vous n’y avez pas plus de droit qu’à aucun autre.
SPARTACUS.
« Cadeaux aux agriculteurs » [anon.] (29 juillet 1887).
Sous ce titre, les Tablettes font le procès au gouvernement de la République, prétendant qu’en fait de cadeaux, on ne connaît que les impôts qui écrasent les pauvres cultivateurs ruinés, et ajoutant que la droite seule, c’est-à-dire les conservateurs, ont défendu les droits et les intérêts des cultivateurs.
Ainsi, c’est aux hommes de la droite, aux conservateurs qu’appartient, au dire des Tablettes, le monopole de la défense et de la protection des intérêts de l’agriculture.
Voyons donc ce qu’il y a de fondé dans une telle assertion ; voyons comment vous et vos devanciers de la réaction protectionniste, vous avez donné satisfaction aux intérêts agricoles.
Un premier cadeau fait par vous à l’agriculture a été celui-ci : au temps de Colbert, dans le but de créer, par des moyens factices, l’industrie manufacturière en France, vous avez, grâce à des droits prohibitifs, implanté chez nous la dite industrie, en soutirant par l’appât des gros profits les capitaux de l’agriculture pour les faire refluer vers l’industrie, vers la création de grands établissements industriels.
Le nier serait difficile ; à moins que vous ne prétendiez que c’est des montagnes de la lune que l’on a tiré les capitaux nécessaires à la création de l’industrie manufacturière.
Voilà votre premier cadeau à l’agriculture ; vous avez détourné les capitaux qui, par un courant naturel, allaient vers elle, pour les diriger vers une nouvelle destination.
Autre cadeau aux agriculteurs : pour acheter leur outillage, leurs machines, leurs charrues, vous avez, par vos droits protecteurs au profit de la métallurgie et des fabricants de machines, augmenté les prix de telle sorte que nos cultivateurs sont obligés de payer plus cher tous les instruments et outils qui leur sont nécessaires, ce qui augmente d’autant leurs prix de revient, et les met dans de mauvaises conditions pour lutter contre leurs concurrents de l’étranger.
Autre cadeau aux agriculteurs : pour acheter leurs bestiaux, leurs moutons de la race du Southdown ou de la race des mérinos d’Espagne, leurs bœufs et vaches de la belle race Durham, vous avez établi des droits protecteurs élevés, en sorte qu’il leur faut payer plus cher leurs bestiaux.
Autre cadeau aux agriculteurs : grâce à la protection des produits manufacturiers, vous leur faites payer plus cher leurs vêtements de laine, de coton, leurs chaussures, leurs chapeaux, etc.
Autre cadeau aux agriculteurs : grâce aux impôts de douane sur les blés, la viande, etc., les ouvriers des campagnes sont obligés de payer plus cher les aliments et vêtements qui leur sont nécessaires, d’où une augmentation du taux des salaires.
Voilà comment, vous et vos amis, vous avez pratiqué une politique de dégrèvements vis-à-vis de l’agriculture.
Mais, dites-vous, nous avons établi, au profit de l’agriculture, un droit de 5 fr. sur les blés.
Le beau cadeau, en vérité, que vous avez fait là à l’agriculture ! Mais rappelez-vous donc, ô Tablettes, ce que vous écriviez naguère, dans vos colonnes, sous la signature de M. Dugué de la Fauconnerie.
Le député de l’Orne disait, en propres termes, qu’il avait voté ce droit, quoique libre-échangiste, sachant très bien que l’agriculture n’en tirerait aucun profit !
Aucun profit, entendez-vous bien et vous vous exclamiez d’admiration devant ces lignes, disant que c’était là un chef d’œuvre de bon sens et de logique !!!
Où sont donc les charlatans, et qui de nous a trompé les électeurs des campagnes en leur faisant des promesses illusoires ?
« Abondance et disette » [Spartacus] (31 juillet 1887).
Monsieur le rédacteur en chef,
Je lisais, ces jours derniers, dans un journal la note suivante :
« Les fraises sont en ce moment très abondantes ; le public fera bien de profiter du bon marché qui en résulte pour faire ses confitures. »
Abondance, bon marché, profit : cette note me fit réfléchir, et je me dis qu’il serait bon de faire graver ces mots en lettres d’or au chevet du lit de tout bon protectionniste, afin qu’il pût les méditer à son aise.
Rien, en effet, n’est plus redoutable pour eux que l’abondance, à cause du bon marché qu’elle entraîne à sa suite.
Prenez des mesures de défense contre l’invasion des alcools allemands, disait-on, il y a quelques jours. — Que craignait-on ? L’abondance des alcools sur le marché.
Protégez-nous contre l’invasion des blés et des bestiaux qui nous menace, disaient à la Chambre nos députés protectionnistes. — Que craignaient-ils ? L’abondance des blés et des bestiaux.
« J’aimerais mieux une invasion de Cosaques qu’une invasion de bestiaux », disait également, sous le règne de Louis-Philippe, le maréchal Bugeaud.
Que redoutait-il ? Toujours l’abondance des bestiaux.
Un sénateur protectionniste, M. Claude, des Vosges, déposant devant la commission d’enquête du tarif des douanes, en 1881, s’exprimait de la manière suivante :
« Il paraît qu’on vient de découvrir en Angleterre un engrais d’une puissance fertilisante prodigieuse : il faut se hâter de mettre des droits pour en prévenir l’invasion, afin de protéger nos fabricants français d’engrais chimiques. »
Ainsi parlait ce défenseur zélé des intérêts de l’agriculture.
Que redoutait-il ? L’abondance et la fécondité des engrais.
Et ce qu’il faut noter, c’est qu’il ne s’est pas rencontré un seul membre de la commission pour protester contre les paroles de l’honorable sénateur.
C’est qu’en effet, la logique protectionniste conduit tout naturellement à de telles énormités. L’abondance amène à sa suite le bon marché, et nos protectionnistes ont horreur du bon marché, de ce qu’ils appellent l’avilissement des prix. De là leurs plaintes, leurs doléances perpétuelles contre l’invasion, l’inondation des produits étrangers : ils aspirent à la cherté des prix, et cette cherté, ils la produisent au moyen du tarif protecteur, qui empêche l’invasion du marché, et amène ainsi une disette artificielle.
Quelle étrange façon de comprendre la richesse d’un peuple ! Je relisais, un soir de la semaine dernière, un livre qui avait charmé mon enfance, et qui faisait la description d’un pays merveilleux arrosé par mille ruisseaux de lait et de miel. Je m’endormis après cette lecture, et, sous son influence, je vis en rêve notre bonne ville de Rochefort avec ses rues transformées en ruisseaux de lait et de miel.
Et j’admirais ce nouveau pays de Cocagne, et je me réjouissais en voyant nos concitoyens jeunes et vieux, de tout âge et de tout sexe, s’exclamant d’admiration et de plaisir, lorsque je vis arriver sur la place Colbert une longue file de gens à la figure triste et allongée.
C’étaient les marchands de lait et les éleveurs d’abeilles du voisinage qui s’avançaient vers la mairie et venaient demander protection, disant qu’ils allaient être ruinés si la municipalité ne faisait pas tarir immédiatement la source de ces ruisseaux.
« Que deviendrons-nous, s’écriaient-ils, si tout le monde peut faire ainsi sa provision de lait, de miel gratuitement ? Il est clair que notre branche d’industrie sera ruinée, et que, par suite, nos domestiques et employés seront mis sur le pavé. Au nom du système protectionniste, au nom de l’égalité, nous venons implorer la sollicitude de la municipalité de Rochefort, qui saura s’inspirer des traditions du grand ministre qui a été le fondateur de la ville. »
Et les ruisseaux furent en effet taris, et ce fut une grande joie pour tous les amis de la protection bien entendue.
Et, après mon réveil, en me promenant dans les rues, je songeais à mon rêve de la nuit, me disant que si ce rêve était réalisé, si une fée bienfaisante transformait ainsi nos ruisseaux, nous entendrions les doléances de nos marchands de lait et de nos éleveurs d’abeilles, dont l’industrie serait certainement condamnée et ruinée.
Dans ce même ordre d’idées, je me souviens qu’on vantait un jour devant moi le miracle de l’eau changée en vin aux noces de Cana, et celui de la multiplication des pains, dont parle l’Écriture.
D’où vient, dis-je à mon interlocuteur, qui était un fougueux protectionniste, d’où vient votre enthousiasme pour ces miracles ?
— « C’est, dit-il, que, grâce à eux, le peuple avait à boire et à manger en abondance et gratuitement. »
« Ainsi, vous souhaiteriez le retour de pareils miracles ? Mais que deviendrait en ce cas l’industrie des viticulteurs et celle des meuniers et boulangers ? N’êtes-vous pas effrayé à la pensée de la ruine d’industries aussi dignes d’intérêt et qui fournissent du travail à tant d’ouvriers ? »
Mon interlocuteur réfléchit et s’éloigna sans répondre.
SPARTACUS.
« À propos des cadeaux à l’agriculture » [Spartacus] (7 août 1887).
Si, comme on l’affirme, la discussion est la source de la lumière, on peut, sans hésiter, placer les rédacteurs des Tablettes au premier rang des Chevaliers de l’Éteignoir. C’est, en effet, une véritable tactique de la part de cette feuille d’éviter toute discussion, et en toute occasion où une polémique sérieuse pourrait être engagée,
D’imiter de Conrart le silence prudent.
Ces réflexions me viennent à l’esprit à l’occasion d’un article publié, il y a quelques jours, par les Tablettes, sous ce titre : Cadeaux aux agriculteurs.
Les lecteurs du Phare se souviennent peut-être que nous avons publié un article en réponse, reprochant aux conservateurs protectionnistes d’avoir, par leur système, imposé de lourds tributs à nos agriculteurs, les mettant dans une situation d’infériorité marquée vis-à-vis de leurs concurrents étrangers.
Vainement nous avons cherché dans les derniers numéros des Tablettes une réplique quelconque ; nous y avons absolument rien trouvé.
Pourquoi donc, ô Tablettes, fuyez-vous ainsi la discussion ? Nous vous promettons, cependant, d’y apporter toute la modération et la courtoisie possibles : nous ne faisons même aucune difficulté de convenir que, dans les rares occasions où vous avez accepté une polémique, vous l’avez fait avec un tact et une courtoisie qui vous distingue avantageusement d’une fraction des feuilles conservatrices de ce département ; et si quelquefois nous avons constaté certains écarts de langage, c’est que l’influence du directeur avait manqué de s’exercer, ce qui montre bien qu’il vaut toujours mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints.
Mais je reviens à mes moutons, et, répétant ma question, je demande aux Tablettes pourquoi ce refus systématique de discuter la question économique.
J’ai d’autant plus le droit de demander que ce journal fournisse des preuves de ses affirmations en cette matière, que c’est aux adversaires de la liberté du commerce à prouver les inconvénients du libre-échange et la supériorité de la servitude économique.
Dans le doute en faveur de la liberté, c’est une maxime que les Tablettes doivent connaître : il ne faut donc pas renverser les rôles, et, dans le grand débat entre les partisans de la liberté et ses adversaires, c’est à ces derniers qu’incombe la charge de la preuve.
Vous dites que nous vous devons payer un tribut à vous, marchands de blé ou de viande, de fer ou de coton, sous forme de surélévation des prix d’achat de vos produits, grâce à vos tarifs de douane protecteurs : je vous réponds que chacun étant naturellement libre d’engagement vis-à-vis des autres, c’est à vous de prouver que nous vous devons ce tribut, cet impôt que vous réclamez à nous tous consommateurs de vos produits protégés.
Vous n’avez donc pas le droit de vous réfugier dans un silence systématique ; c’est à nous à vous attendre, car nous n’avons rien à prouver, la présomption étant en faveur de la liberté.
Ce silence, d’ailleurs, n’est peut-être pas aussi prudent que celui de Conrart, car le public finira par comprendre que, si vous vous taisez, c’est que vous êtes pénétrés de cette idée que lorsqu’on a tort, la discussion ne vaut rien.
Sinon, et si vous êtes convaincus de la supériorité de votre système de réaction économique, apportez-nous vos preuves, et nous vous promettons de répondre à chacune d’elles.
SPARTACUS.
« De l’utilité de la protection » [Spartacus] (21 août 1887).
Monsieur le rédacteur en chef,
Les Tablettes sont, comme par le passé, restées sourdes à l’appel que je leur adressais par la voie de votre journal.
C’est qu’en effet, ce journal comprend la difficulté d’établir la légitimité du principe des tarifs protecteurs, et en vertu de quel droit la masse des consommateurs est tenue de payer un supplément de prix destiné non à grossir le Trésor public, mais à remplir les poches de certains producteurs privilégiés. C’est là, qu’on ne l’oublie pas, la véritable position de la question, et de même que devant un tribunal, c’est à celui qui se prétend créancier à fournir la preuve de sa créance, à établir le fondement de son droit ; de même, pour justifier le principe des droits protecteurs, c’est à ceux qui prétendent lever sur nous ce tribut, à établir le fondement de leur créance, la liberté étant de droit commun.
Comment les tarifs protecteurs ont été établis dans les législations des divers peuples, c’est un de ces cas, malheureusement trop fréquents dans l’histoire, où la force a primé le droit, où les législateurs d’aristocraties conquérantes, maîtresses du sol et du pouvoir législatif, ont fait la loi à leur profit en se constituant des privilèges aux dépens de la masse du peuple.
Au point de vue du droit, il est donc certain, le silence de nos adversaires en fournit la preuve, qu’il est impossible de justifier la légitimité de la protection douanière. — C’est pour cela que j’ai tant insisté sur ce côté de la question, parce que du côté de la justice, de la liberté, de l’égalité des citoyens devant la loi, il n’y a pas à s’y tromper, la protection apparaît clairement sous son vrai jour, avec son véritable caractère de privilège, d’inégalité flagrante, de dîme levée sur la masse du public, au mépris de tous les principes de notre droit public moderne, au mépris des principes de la Révolution.
L’heure est venue maintenant d’examiner la question au point de vue de l’intérêt général, de la question de la richesse nationale. C’est qu’en effet, certains esprits positifs, peu portés à s’éprendre du droit et de la justice, sont tentés de s’écrier :
« Qu’importe que vous ayez établi que la protection est une injustice, qu’elle constitue une violation de la liberté et de l’égalité entre les citoyens : de même qu’il y a des maux nécessaires, il y a des injustices nécessaires, et nous nous soucions médiocrement du droit et de la justice, si la richesse de la nation est intéressée au maintien et au développement du système de la protection. »
Il importe donc d’aborder maintenant ce côté de la question, ce que l’on peut appeler le point de vue économique du sujet. Il faut établir que la protection n’est pas seulement un système injuste, qu’elle constitue aussi un système ruineux, entraînant à sa suite une déperdition énorme pour la masse de la nation.
Je prie cependant les lecteurs de réfléchir à la situation dans laquelle se trouverait un peuple qui serait placé dans cette alternative : Rester fidèle au droit et à la justice au prix de sa fortune et du développement de ses richesses, ou s’enrichir par l’injustice et les privilèges.
C’est-à-dire que le peuple français, par exemple, ce grand peuple qui a fait la Révolution de 1789 au nom du droit et de la justice, qui a dans son histoire la nuit du 4 août où les privilèges ont été sacrifiés au nom de l’égalité des droits entre tous les citoyens, aurait à déchirer cette page glorieuse de son histoire, à fouler aux pieds tous les principes de la Révolution pour pouvoir édifier sur ces ruines la fortune publique.
Une telle alternative existe-t-elle en réalité ? S’il en était ainsi, il ne serait que trop facile de savoir quelle serait l’issue du conflit : quand les hommes ont été placés entre la justice et l’intérêt, c’est trop souvent la justice qui a été sacrifiée ; et ce qui vient de se passer dans nos assemblées parlementaires lors de la discussion des droits sur les blés et les bestiaux montre bien qu’on s’est médiocrement soucié du droit et de la justice, et que tout a été sacrifié à des considérations d’intérêt.
Intérêt mal compris, heureusement, car ces conflits prétendus entre la justice et l’intérêt général n’existent que dans l’imagination de publicistes ignorants ou abusés, et de même que nous avons établi que la protection est une injustice, de même nous prouverons qu’elle est une cause de déperdition de richesse pour l’ensemble de la nation.
SPARTACUS.
« Contradictions protectionnistes » [Veritas] (12 février 1888).
Notre excellent ami et collaborateur Veritas, dont la compétence en matière économique est incontestable, et à qui nous laissons la liberté la plus complète d’appréciation dans ce journal, nous adresse l’article suivant.
Si quelques-uns de nos lecteurs ne sont pas toujours d’accord avec Veritas, ils reconnaîtront toutefois qu’il défend ses idées avec une conviction sincère, à laquelle ils rendront hommage :
Ce n’est pas une des moindres bizarreries du système protectionniste que la facilité avec laquelle ses partisans, à l’exemple du maître Jacques de Molière, quittent, en dépassant la frontière, la livrée de la protection, pour se transformer en libre-échangistes … chez les autres.
On peut, en le modifiant légèrement, appliquer à leur système le mot fameux de Pascal :
Plaisante économie politique, qu’une rivière ou une montagne borne : vérité en deça des Alpes, erreur au-delà !
Ces réflexions me venaient à l’esprit en lisant récemment un article d’un député protectionniste, M. Francis Laur, dans le journal la France, au sujet du projet de traité de commerce avec l’Italie.
M. Laur fait un grief aux Italiens d’avoir relevé leurs tarifs de douane ; il les accuse d’avoir voulu viser spécialement certains produits d’exportation française, et il vient de prendre l’initiative d’un projet de loi dont l’exposé des motifs est ainsi conçu
« L’entente douanière avec l’Italie nous paraît impossible.
« Cette nation, en effet, a relevé son tarif général en visant particulièrement les articles d’origine française non conventionnalisés : les rubans, la soie, les ciments, tuiles, etc.
« Certains articles sont relevés de 100 et même 200% ; d’autres complètement prohibés, etc. »
Ainsi, on le voit, le grief est très nettement formulé : M. Laur reproche aux Italiens le relèvement de leur tarif général des douanes.
Si M. Laur était un ami de la liberté du commerce, un partisan de l’échange libre des produits entre les peuples, il n’y aurait rien à reprendre à son exposé des motifs ; mais M. Laur, au contraire, est un partisan très décidé de la protection ; il dit et répète sans cesse qu’un peuple se ruine en adoptant le libre-échange et que son intérêt est de protéger le travail national contre la concurrence de l’étranger.
Voilà le langage de M. Laur, d’accord avec celui de tous nos protectionnistes ; dans ces conditions, comment peut-il reprocher aux Italiens le relèvement de leurs tarifs de douane ?
Si la France a intérêt à se protéger contre l’invasion des produits étrangers, cet intérêt existe également pour l’Italie et au même titre ; loin donc de les blâmer, M. Laur devrait louer les Italiens d’avoir ainsi relevé leurs tarifs.
S’il avait de la logique et de l’esprit de suite dans les idées, il devrait dire aux Italiens :
« Vous êtes dans la bonne voie ; vous suivez les conseils que je donne au peuple français, dans l’intérêt du développement de sa richesse : vous protégez votre travail national.
« Il est vrai que cela est fâcheux pour les industries d’exportation française qui voient se fermer devant elle le marché italien ; mais votre intérêt le veut ainsi, et vous devez avant tout protéger vos intérêts. »
Voilà le seul langage qui serait de mise dans la bouche d’un protectionniste tel que M. Laur ; d’autant que les articles pour lesquels on a ainsi relevé les tarifs sont, comme il le reconnaît, des articles non conventionnalisés, non compris dans le projet de traité de commerce : il est donc impossible de s’expliquer comment M. Laur peut avoir, vis-à-vis des Italiens, l’ombre même d’un grief sérieux, et son langage qui, d’ailleurs, est celui de tous nos protectionnistes, ne prouve qu’une chose, à savoir l’absurdité d’un système qui n’est qu’un tissu de contradictions, et qui fait de ses partisans, des libres-échangistes… au-delà des frontières.
VERITAS.
« Le libre-échange aux États-Unis » [Veritas] (9 mars 1888).
Un événement d’une importance considérable est à la veille de s’accomplir aux États-Unis d’Amérique. Cette grande démocratie prépare la réforme de son régime économique, et, à l’exemple de l’Angleterre, elle va substituer le régime de la liberté du commerce au système de restriction et de servitude actuellement existant.
Cette réforme était prévue depuis l’avènement du nouveau président de la République, le président Cleveland. On sait que les deux partis qui se disputent le pouvoir aux États-Unis, comme dans les autres pays, les conservateurs et les progressistes, portent les premiers le nom de républicains, les seconds le nom de démocrates. Or, aux dernières élections, ce sont les démocrates qui l’ont emporté et qui ont réussi à faire nommer leur candidat.
Dans son Message, le nouveau président s’est empressé de se montrer fidèle à son programme libéral et démocratique, en dénonçant le système protecteur et avouant hautement ses préférences pour le régime de la liberté commerciale.
Aujourd’hui, c’est le Parlement qui, à l’exemple du président de la République, va abandonner le système suranné des restrictions pour imiter l’Angleterre et arriver à l’établissement d’un régime de liberté. C’est ainsi qu’une dépêche de New-York annonce qu’un bill va être proposé, à la Chambre des députés, en vue de modifier le tarif des douanes dans le sens libéral, et que ce bill sera voté à une énorme majorité, à la suite d’un puissant mouvement de l’opinion publique dans le sens du libre-échange.
Déjà, un premier projet affranchissait de tous droits et admettait en franchise les œuvres d’art en général, tableaux, statues, etc. Mais ce n’est pas tout, et un nouveau projet plus étendu dégrève, en tout ou en partie, les sucres, les laines, les fers, les aciers, les huiles, les savons, les fruits, etc.
Voilà ce que va faire la République américaine ; après avoir aboli l’esclavage, elle va faire disparaître la dernière trace de servitude qui faisait tache au milieu de ses institutions démocratiques.
Et cette réforme, les Américains l’accomplissent spontanément, unilatéralement, sans concessions réclamées à titre de réciprocité, des autres nations qui pourront importer chez eux leurs produits.
Nous reviendrons, dans un autre article, sur cette grande réforme et sur ses effets, tant au point de vue des États-Unis que des autres peuples, et en particulier de la France. Il nous suffira, pour l’instant, de la signaler à l’attention de nos lecteurs, en ajoutant que nos protectionnistes vont voir disparaître ainsi un de leurs arguments les plus spécieux.
VERITAS.
« Protection et libre-échange » [anon.] (18 mars 1888).
Résumé d’une lecture faite le 9 mars à la Loge l’Accord-Parfait.
Messieurs, vous devez être fatigués d’entendre disputer sur la protection et le libre-échange, car, plus vous écoutez, plus vous lisez les défenseurs de l’un et de l’autre système, plus vous êtes disposés comme Henri IV à croire qu’ils ont tous les deux raison.
Cependant, en toutes choses, il convient de se faire une opinion éclairée, et nous allons essayer de répéter en peu de mots bien clairs les arguments employés de part et d’autre.
I
Posons la question dans ses termes les plus simples :
Les gens qui exploitent une certaine industrie (ab uno disce omnes) demandent qu’on établisse un droit de douane sur les produits semblables aux leurs, importés en France.
Doit-on, oui ou non, accepter cet impôt ?
Voilà, ce nous semble, la question.
Si l’impôt est établi, les produits coûteront plus cher aux industriels et aux consommateurs français qui les utilisent, l’impôt à établir sera perçu par l’État pour une part insignifiante, et par les industriels français fabriquant les dits produits pour la plus grosse part.
Ainsi la question que l’on considère trop souvent comme extérieure, est tout intérieure, elle n’est pas, comme on voudrait nous le persuader, entre le fabricant indigène et le fabricant étranger, elle est entre un petit nombre de fabricants français, qui veut lever un impôt à son profit, et le consommateur français, qui n’a pas envie de le payer.
« Mais, s’écrie le protectionniste, nous ne pouvons laisser détruire par l’étranger notre industrie nationale, laisser ruiner nos fabricants par leurs égoïstes concurrents anglais. »
Laissons-là, pour un moment, si vous le voulez bien, les fabricants anglais, auxquels nous ne voudrions pas faire un crime de nous offrir leurs produits à bon marché. Ne perdons pas de vue l’essentiel, qui est de voir si nous devons ou si nous ne devons pas payer un impôt à nos fabricants.
Croyez-vous qu’ils aient un titre quelconque qui leur confère le droit de percevoir cet impôt ? non assurément. Remarquez que cet impôt ne ressemble pas mal aux redevances que l’on payait, il y a cent ans, aux seigneurs féodaux, sans aucun service équivalent.
Considérez qu’en vertu du principe de la liberté du travail, proclamé par la Révolution, l’État ne doit d’autre protection que la justice et l’égalité à tous ceux qui travaillent dans l’agriculture, l’industrie et le commerce. Pourquoi, contre toute justice, en violation du principe d’égalité, favoriserait-il certains fabricants aux dépens des autres citoyens ?
« Mais, dites-vous, nos filateurs, par exemple, ne peuvent supporter la concurrence. »
Est-ce que vous voudriez autoriser les citoyens qui sont incapables de se faire des revenus par leur travail, à s’en faire au moyen d’un impôt levé sur les plus capables ? Observez que les payants sont, eux aussi, des agents de l’industrie nationale. Ce sont des agriculteurs, des commerçants, des confectionneurs, des fabricants d’étoffes, de lingerie, de soieries, que sais-je encore ? Ce sont les petits fabricants d’articles de Paris, des ouvriers de toutes sortes. En établissant l’impôt, vous dépouilleriez les uns pour donner aux autres. Quant aux fabricants anglais et autres, dont on parle sans cesse, il est clair que nos actes législatifs ne sauraient les imposer. Et, quoi que nous fassions, nous ne pouvons leur faire payer un centime. C’est donc toujours sur nous, sur l’industrie nationale, que portera l’impôt. À vous parler franchement, ceux que nous payons à l’État sont déjà suffisamment élevés. Ils le sont beaucoup trop, surtout depuis la guerre.
Le protectionniste place généralement là un de ses arguments favoris : « Ces impôts augmentent les frais généraux de nos fabricants, c’est précisément pour cela qu’ils réclament une compensation. »
Mais aux dépens de qui sera donnée cette compensation ? Aux dépens des industries dont les frais généraux ont été augmentés par la même cause, et qui supportent pourtant, sans se plaindre, le poids des charges publiques.
Et ne craignez pas que cette pauvre industrie périsse si elle ne levait pas sur nous un nouvel impôt, malgré ce que peuvent vous dire les fabricants en question eux-mêmes.
Ne vous a-t-on jamais demandé d’argent sous prétexte d’une très grande misère, qui, vérification faite, n’existait pas ? Tenez, un exemple : Avant la guerre, les filateurs d’Alsace joignaient leurs plaintes à celles de la Normandie et trouvaient la protection actuelle, qui est de 25%, absolument insuffisante.
Les voilà devenus allemands, et lorsqu’ils apportent leurs fils en France, ces fils sont grevés du droit de 25%, qui les protégeait autrefois. Les filateurs alsaciens ont donc perdu, depuis 1871, un avantage de 50%, et cependant ils vivent.
Un autre fait.
Vous souvenez-vous de la famine du coton en 1863 ? Les plaintes retentissaient dans toute la vallée de la Seine, les bonnes âmes apportaient leur obole, regrettant de ne pouvoir donner assez, et craignant qu’on ne pût arriver à secourir tant d’ouvriers sans ouvrage. Eh bien ! Les bonnes âmes étaient dupes, et on peut s’en assurer par l’enquête du Sénat, en 1878 (page 71). On y lit : « Le président de la société instituée pour venir en aide aux ouvriers sans travail sait, aussi bien que moi, qu’une grande partie des fonds recueillis a reçu une autre destination, faute d’application. »
Et, plus loin : « C’étaient les bonnes années de la filature. »
Ainsi, ces années, où les plaintes s’élevaient jusqu’au ciel, étaient les bonnes années de la filature ! On tendait la main pour les ouvriers sans ouvrage, et comme on en trouvait un trop petit nombre, on donnait aux fonds recueillis une autre destination.
Vérifiez cette citation, et pendant que vous feuilleterez cette enquête du Sénat, remarquez bien les plaintes désespérées des filateurs sur l’énormité des importations des cotons anglais et américains, sur ce refoulement des premiers qui, pressés par les seconds, inondaient, en 1878, nos marchés.
Le gouvernement a publié le tableau du commerce extérieur pour 1878. Au moment même où l’on se plaignait, l’importation des cotons était moindre qu’auparavant. De 1876 à 1878, elle avait diminué d’un huitième.
Vérifiez encore ce fait. Vous ferez même fort bien d’en prendre l’habitude chaque fois que vous serez en présence d’une affirmation de nos filateurs.
Vous voudriez cependant qu’on secourut nos fabricants. Leurs plaintes vous affligent.
Avez-vous secouru les Lyonnais, lorsque, le mode abandonnant la soie et lui préférant les tissus de laine, tant de fabricants sont restés sans bénéfice, et tant d’ouvriers sans pain ?
Non. On s’est borné à des souscriptions.
Secourez-vous les viticulteurs auxquels le phylloxéra enlève des centaines de mille d’hectares de vignes, et les vignerons réduits à émigrer dans les départements voisins, où les salaires ont baissé de moitié ?
Non.
Accordez-vous le droit au travail à l’ouvrier, que les accidents de l’industrie ont laissé sans travail ?
Pas davantage.
À quel titre et par quel privilège spécial, certains fabricants, comme les filateurs, seraient-ils traités autrement que les Lyonnais, autrement que les viticulteurs et plus favorisés même que les ouvriers sans ouvrage ?
Toutefois, si vous tenez à les secourir, appliquez-leur les règles usitées en matière de secours.
Demandez-leur, d’abord, d’établir la réalité de leurs besoins, non par des discours vagues et des allégations sans preuves, mais par la production de leurs livres, et mesurez strictement ces secours à leurs besoins.
Mais quoi, il faudrait demander à Messieurs tels et tels, la production de leurs livres ! Il faudrait ! …….
Il ne faut pas s’indigner. Celui qui demande l’argent d’autrui n’a pas le droit d’être si fier, et ces fabricants, comme nos filateurs, demandent incontestablement le nôtre.
On ne peut obtenir l’argent d’autrui que par trois moyens, savoir : 1° par violence ou fraude ; 2° par l’échange d’un service ou d’un produit quelconque ; 3° en vertu de la charité par l’assistance. Les fabricants protectionnistes se déclarent incapables d’obtenir celui des Français par le second moyen, par l’échange libre avec concurrence. Ils n’ont qu’à choisir entre les deux autres, dont le second semble encore le meilleur.
II
Ces questions prennent, chaque jour, une importance plus grande ; les filateurs, les manufacturiers protectionnistes ont eu le talent de rallier à leur cause les agriculteurs. Ils leur ont fait espérer des bénéfices considérables par le relèvement des droits sur les céréales et sur les viandes.
Ces espérances peuvent momentanément se réaliser pour les très grands propriétaires fonciers, mais ne sont qu’un leurre pour les moyens et petits propriétaires fonciers qui verront tout augmenter de prix autour d’eux, sans que leur travail et leurs capitaux soient mieux rémunérés.
Quoi qu’il en soit, les idées protectionnistes ont, actuellement, une bien grande puissance dans notre pays, et leurs représentants autorisés nous donnent rendez-vous, en 1892, pour procéder à la destruction des dernières industries françaises, qui ne demandent que la paix et la liberté.
Il nous faut donc continuer l’étude des idées et des théories protectionnistes.
Prenons les deux suivantes :
« L’excès des importations sur les exportations existe chez nous et va croissant ; il menace de nous ruiner, si l’on n’y met ordre. »
« L’excès des importations sur les exportations menace de nous ruiner . »— Mais est-ce là de la théorie ?
Sans aucun doute. C’est même une théorie connue dans l’histoire sous le nom de « balance du commerce », d’après laquelle un peuple qui importe plus qu’il n’exporte se ruine. D’après cette théorie, les pays en voie de se ruiner pour cette cause seraient l’Angleterre, la Hollande, la Belgique et la France.
Je n’entreprendrai pas d’expliquer ce paradoxe, parce que cette démonstration m’éloignerait de la question qui nous occupe, et que vous la trouverez dans vingt auteurs, si vous la désirez.
Restons dans les considérations de sens commun. Si j’achète pour 100 000 fr. de marchandises et les vends à l’étranger 120 000 fr. ; si j’emploie les 120 000 fr. à acheter des marchandises que j’importe et vends 140 000 fr., me suis-je ruiné ? Non, sans doute, et j’ai pourtant importé 40 000 fr. de plus que je n’ai exporté. Si vous voyez un particulier recevoir plus qu’il ne paie, bâtir, prêter au loin et percevoir les revenus des capitaux prêtés, important toujours plus qu’il n’exporte, direz-vous que ce particulier se ruine ? Non certes. Vous direz même que ce particulier s’enrichit.
Eh bien ! Si mille commerçants importent, comme un seul, plus qu’ils n’exportent, l’importation totale dépassera l’exportation, et loin de s’être ruinée, la nation se sera enrichie.
Pourquoi, lorsqu’il s’agit d’une nation qui n’est qu’une collection de particuliers, concluez-vous autrement que lorsqu’il s’agit d’un particulier ? C’est que vous êtes, sans vous en apercevoir, sous l’empire d’une vieille théorie qui vous a été enseignée à votre insu. Vous faites de la théorie, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir.
Dans la phrase : « L’excès des importations ruinerait la France, si l’on n’y mettait ordre », se trouve une seconde théorie.
Vous supposez qu’il convient au pouvoir législatif de mettre ordre à ce que le pays ne se ruine pas. C’est que vous supposez que le pouvoir législatif ou le gouvernement connaît mieux que les particuliers les intérêts privés de ces mêmes particuliers ; qu’il occupe, à leur égard, la position d’un père de famille ou d’un instituteur chargé de veiller sur la conduite d’enfants sans discernement. N’est-ce pas là une théorie fausse et creuse, s’il en fût jamais ? Parlons franchement.
La fortune publique est-elle mieux gérée que celle des particuliers ? Non, assurément. Elle est même gérée plus médiocrement que celle d’un particulier très médiocre.
Eh bien ! Pourquoi le gouvernement, qui manque notoirement, en tout temps et en tout pays, de la capacité nécessaire pour l’administration d’un patrimoine, aurait-il la capacité infiniment supérieure que vous semblez vouloir lui attribuer, celle de juger s’il convient d’acheter au-dehors telle marchandise, et de ne pas y acheter telle autre marchandise.
Fiez-vous aux commerçants français pour empêcher le commerce international de devenir ruineux. En cette matière, le législateur ne saurait être assez éclairé pour leur en remontrer.
« Cependant, dites-vous, en Allemagne, aux États-Unis, en Suisse, en Russie, en Italie, en Espagne, nous voyons les gouvernements intervenir avec énergie pour protéger le travail national. »
Sans doute, la France n’a pas le privilège d’être le seul pays où l’on fasse des sottises.
Pour intervenir utilement dans l’industrie, il faudrait que le législateur possédât les connaissances nécessaires, la technologie de chaque branche d’industrie dans tous ses détails, le prix de revient de chacune des entreprises qui existent par milliers, la valeur du personnel dans le présent et l’avenir, qu’il connût les goûts et décidât des demandes de chaque consommateur, etc., etc.
Un gouvernement peut-il avoir cette omniscience et cette excellence de volonté ?
La plupart des hommes qui gouvernent et font les lois, n’ont pas pratiqué l’industrie. Où auront-ils acquis assez de science, assez d’énergie et de clairvoyance pour se défendre contre des intérêts privés, représentés par des hommes très habiles, très ardents, très décidés à prendre, dans les revenus de la nation, la plus grosse part possible ? Comment juger entre ces hommes qui, sous tous les régimes, parlent sans cesse au gouvernement, qui l’obsèdent, et ceux qui ne disent rien, qui ne se doutent même pas des entreprises dirigées contre eux et travaillent tout bonnement ?
N’oubliez pas que lorsqu’il est question de protection, il s’agit de prendre, à l’ensemble des industries, ce que vous donnez à la branche que vous voudriez favoriser. Il faut donc connaître la situation des industries que l’on frappe aussi bien que celles des industries que l’on favorise.
Un mot, avant de conclure sur les tarifs de douanes et les traités de commerce.
L’existence des tarifs est inévitable, mais il faut aussi avoir des traités de commerce qui sont chose excellente.
Ils nous ôtent la liberté d’élever des droits d’entrée, c’est-à-dire de nuire à la nation ; mais ils nous laissent libres de les abaisser, ce qui pourra devenir fort avantageux dans certaines circonstances.
Remarquez, en outre, que des traités conclus pour un certain nombre d’années, nous assurent, dans les conditions du commerce extérieur, une fixité dont nous avons grand besoin, fixité qu’un tarif autonome ne saurait nous donner, à cause de l’ardeur insatiable des convoitises protectionnistes, comme nous en avons été témoins à l’expiration de chaque traité de commerce.
En concluant un traité, tout en nous occupant de l’importation, nous pouvons abaisser les barrières qui s’opposent à ce que nos produits trouvent un débouché chez les autres peuples.
Ceux qui critiquent les traités de commerce sont des industriels incapables de supporter la concurrence étrangère.
La majorité de nos industries et les plus importantes, au contraire, supportent avec succès la concurrence étrangère et exportent deux milliards de marchandises environ. Ces derniers, qui occupent la plus grande part des capitaux et des ouvriers français, ont un intérêt énorme au maintien et à l’extension des traités de commerce.
III
En résumé :
Certains industriels prétendent établir à leur profit et lever sur nous un impôt
Nous soutenons qu’ils n’y ont aucun droit et nous nous refusons à le payer.
Au lieu de prouver leur droit, ces industriels supposent qu’il existe et se livrent à une multitude de considérations pour prouver qu’ils sont incapables de soutenir la concurrence étrangère.
Nous leur répondrons que nous en sommes fâchés, mais que nous n’y pouvons rien.
S’ils insistent, nous leur offrons l’assistance, dans les conditions ordinaires auxquelles on l’accorde.
Nous remarquons que dans cette discussion, comme dans les discussions socialistes, on suppose que le gouvernement a sur l’industrie des droits que lui accordaient les sociétés anciennes, mais que la Révolution française lui a définitivement enlevés dans la société moderne. Il serait monstrueux qu’après avoir proclamé la liberté du travail, le législateur vînt, par un acte arbitraire, prélever une part des revenus légitimement gagnés par la plupart des industries pour l’attribuer à des industriels qui se déclarent incapables de vivre par le travail libre.
Lorsque des particuliers agissant librement trouvent avantage à conclure des échanges et des arrangements de travail, ces échanges et ces arrangements sont avantageux pour l’État.
Par conséquent, nous divisons les industries en deux classes : 1° celles qui se soutiennent et vivent sans demander rien à personne sur le marché universel ; 2° celles qui se déclarent incapables de vivre par elles-mêmes et demandent au législateur de prélever, à leur profit, une part du revenu des autres.
Les premières, après avoir pourvu à nos besoins, exportent pour environ deux milliards de produits ; les autres non seulement ne peuvent exporter, mais sont hors d’état de suffire à tous nos besoins.
Le législateur ne saurait sans injustice favoriser les industries malingres et quémandeuses aux dépens des industries viables et vaillantes qui ne lui demandent que la justice, ni attribuer une prime aux industries qui s’enferment et fuient la concurrence, aux dépens de celles qui passent la frontière et portent dans le monde entier les produits du goût français.
Prenez garde aux théories par lesquelles on veut nous persuader que lorsque nous exportons 100 et faisons un retour de 140, nous nous appauvrissons, et que lorsque nous achetons cher ce que nous pourrions acheter à bon marché, nous nous enrichissons.
Méfiez-vous de ceux qui vous parlent patriotisme pour obtenir la faculté de prendre de l’argent dans nos poches.
Toute armée en marche et en campagne se divise en deux parties : les uns suivent le drapeau ; les autres, par faiblesse, par maladie vraie ou simulée, restent en arrière, ce sont les traînards et les éclopés.
Il en est de même dans l’industrie.
Les industries qui vivent par elles-mêmes, sous l’empire du droit commun, sont au drapeau ; les autres restent en arrière et se plaignent : ce sont les traînards et les éclopés.
Faut-il régler la marche sur les nécessités du service et de la lutte pour l’existence, ou sur le pas des éclopés et des traînards, comme le veulent les protectionnistes ?
Nous sommes pour le premier parti, et il n’y a pas de vieille théorie qui puisse nous en détourner et nous faire croire que le meilleur moyen de nous enrichir, c’est de donner notre argent à des gens qui n’auraient pas su faire valoir le leur.
Nous demandons à être protégés contre les protectionnistes. Nous demandons la justice, l’égalité pour tous. Nous demandons l’abolition graduelle des privilèges injustes et dangereux que l’on propose d’augmenter.
Songeant aux qualités éminentes, aux vertus privées des protectionnistes, que nous connaissons, vous avez bien de la peine à résister à leur argumentation, à leurs sollicitations.
Je le comprends et je le regrette.
Vous vous rappelez, sans doute, l’histoire de Louis XVI. C’était un homme dont les intentions étaient excellentes, et si bon, qu’il ne pouvait se résoudre à affliger un courtisan. Le courtisan lui-même était un homme aimable toujours, estimable quelquefois, mais aimant la dépense et le grand train, peu soucieux de faire des dettes, parce que le roi les lui payait, fort avide de sinécures, de pensions, de gratifications, que le pauvre roi prenait en conscience dans les coffres de l’État, sans se douter que ses sujets eussent à s’en plaindre.
Les courtisans, eux aussi, croyaient être dans leur droit, et si on leur avait dit que le peuple se plaignait des faveurs injustes dont ils étaient l’objet, ils en auraient été étonnés et indignés, car ils étaient habitués, depuis plusieurs générations, à voir la fortune des gens les plus honorés sortir de la mise au pillage des produits de l’impôt. Entouré de ses courtisans, le roi ne voyait qu’eux et n’osait réformer aucun abus, de crainte de leur déplaire. Il voulait le bien des 25 millions de Français qui souffraient de ces abus, mais il ne voyait pas leurs souffrances, n’entendait pas leurs plaintes, et ses velléités, cédant aux murmures des courtisans, il se trouvait impuissant à faire droit aux justes doléances des peuples.
« Contradictions protectionnistes » [Veritas] (25 avril 1888).
C’est vraiment une logique merveilleuse que celle des protectionnistes, des partisans de la restriction en matière d’échanges internationaux.
Ces messieurs vont disant et répétant que les peuples qui ont le malheur de jouir de la liberté courent à une ruine certaine, et que, pour développer leurs richesses, il faut que chacun d’eux établisse des hauts tarifs de douane pour protéger le travail national contre la concurrence étrangère.
Or, voici que le gouvernement anglais vient d’établir une taxe de 5 shillings par douzaine de bouteilles de vin de Bordeaux importées en Angleterre, et il est à craindre que ce tarif si élevé ait pour résultat de faire mettre les vins de Bordeaux en bouteilles en Angleterre, ce qui privera l’industrie française et les ouvriers français de toutes les fournitures : caisses, bouteilles, bouchons, etc., et de la main-d’œuvre nécessaire pour les expéditions de vins en bouteilles.
Cela étant, que devraient faire nos protectionnistes, et quelle devrait être leur attitude ? Évidemment, ils devraient se réjouir et applaudir des deux mains à cette mesure.
Quel triomphe, en effet, pour eux et pour leur système !
De toutes les grandes nations européennes, l’Angleterre, la terre classique du libre-échange, l’Angleterre de Cobden et de Bright, était jusqu’à présent demeurée réfractaire à la protection douanière, et voilà qu’une surtaxe vient d’être établie par son gouvernement qui semble indiquer un changement de régime et un pas en arrière, un retour au régime protecteur aboli depuis 1846.
Quelle occasion de signaler l’excellence de leurs doctrines de de fêter le retour de l’Angleterre aux saines traditions en matière économique.
Loin de là, ce ne sont que clameurs et protestations dans le camp des protectionnistes ; ils remplissent l’air de leurs cris d’indignation, réclamant du gouvernement français une intervention immédiate auprès des Anglais pour le retrait de cette surtaxe.
Sur quoi, nous nous permettrons de renvoyer ces Messieurs à la lecture de l’Évangile, à la page où est écrit ce verset : Tel qui voit une paille dans l’œil de son voisin, ne voit pas la poutre qui est dans le sien.
Car enfin, si cette surtaxe est une mesure de protection, le gouvernement anglais a bien fait de la décréter, dans l’intérêt de ses nationaux, puisque vous prétendez que la protection est le meilleur des régimes économiques.
Que vous gémissiez là-dessus, que vous déploriez cet état d’antagonisme entre les intérêts des différentes nations, la protection ayant pour résultat de fermer des débouchés à l’industrie étrangère dans le pays protégé, cela se comprendrait encore ; mais ce qui passe toute mesure, c’est votre protestation et votre attitude indignée.
Les amis de la liberté seuls ont le droit de protester, et nous comprenons très bien que l’honorable M. Lalande, le député libre-échangiste de Bordeaux, ait adressé au ministre du commerce la lettre que nous avons publiée dans notre numéro de mercredi, 18 avril courant.
Quant à nos protectionnistes, leur attitude est du dernier ridicule, et en les voyant blâmer de la part du gouvernement anglais une mesure accidentelle semblable à celles qu’ils réclament incessamment et quotidiennement du gouvernement français, à l’heure même où ils viennent de faire voter à la Chambre des députés une taxe protectrice de trois francs sur les maïs provenant de l’étranger, on est porté à croire que, si la logique disparaissait du reste de la terre, il ne faudrait pas la chercher dans la cervelle des partisans de la protection.
VERITAS.
« La logique des protectionnistes » [Veritas] (9 mai 1888).
Il paraît, d’après les Tablettes, que les viticulteurs français sont fort émus des taxes que la douane anglaise va imposer à leurs vins, soit un droit de 1 fr. 25 sur les vins en bouteilles.
Ce journal ajoute qu’une députation de la Société des Agriculteurs de France est allée porter à notre ministre des affaires étrangères les observations des viticulteurs français, au sujet de la dite taxe, succédant, au dire de ces messieurs, à une série de mesures également funestes à nos intérêts agricoles.
On croirait rêver en lisant ce récit, dans la feuille protectionniste, d’une telle démarche faite par les délégués, et des plus huppés, de la Société protectionniste dite des agriculteurs de France.
Ces messieurs se plaignent du tort que la taxe proposée va faire à notre viticulture ; et, dans leurs doléances, ils demandent que des observations soient faites, à ce sujet, au gouvernement anglais.
Pourquoi ces éminents personnages ne vont-ils pas eux-mêmes, en personne, porter leur requête au ministre des finances du gouvernement de lord Salisbury ?
Malgré sa courtoisie et sa bonne éducation, M. Goschen ne pourrait sans doute pas retenir un éclat de rire, et il me semble entendre sa réponse :
« Vous vous plaignez, dites-vous, du tort que la taxe va faire à votre viticulture ; mais que dirons-nous donc, nous autres Anglais, du tort que votre système de tarifs protecteurs cause à notre industrie et à notre commerce ?
« Tous vos produits sont grevés de droits à l’entrée, et malgré le régime des traités, sous lequel nous sommes encore temporairement placés, vos droits de douane sont encore fort élevés.
« D’ailleurs, vous appliquez vous-mêmes, aux vins en bouteilles qui entrent chez vous par la frontière d’Italie, un droit de 60 fr. par cent bouteilles, et, d’autre part, vous affichez hautement, vous, société protectionniste, la prétention d’abolir les traités de commerce et de revenir à un régime de protection tel que la France sera entourée d’une véritable muraille de Chine.
« Avant de songer à faire des remontrances aux autres, réformez-vous donc vous-mêmes ; cette tâche vous suffit ».
Voilà, sans nul doute, ce que le ministre Goschen répondrait à ces délégués, et, je me demande ce que ces messieurs auraient à répliquer.
Il pourrait, d’ailleurs, faire remarquer qu’à supposer que l’Angleterre voulût revenir à la protection — ce qui n’est pas vrai, quoiqu’en disent les Tablettes — ils devraient s’en féliciter, loin de s’en plaindre, puisque le système de protection douanier est un système éminemment conservateur, adopté, à ce titre, par la Société dite des agriculteurs de France, composée de gens imbus des saines doctrines de conservation et de réaction économique.
Que cela est si vrai que les libéraux anglais, à commencer par M. Gladstone, ont combattu cette taxe proposée, comme étant exorbitante, et que si le projet a été maintenu, c’est qu’il émane d’un cabinet conservateur, du cabinet de lord Salisbury.
Nous ne serions pas fâché de voir les Tablettes s’expliquer un peu là-dessus ; nous serions heureux surtout de savoir comment, étant protectionniste pour les produits qui entrent du dehors sur le marché français, au risque de porter un coup funeste aux intérêts des nations étrangères, ce journal se fait ainsi libre-échangiste… chez les autres.
On ne se moque pas avec plus de désinvolture du bon sens et de la logique.
VERITAS.
« Une question embarrassante » [anon.] (16 mai 1888).
Les Tablettes fuyant, comme à l’ordinaire, la discussion sur le terrain du libre-échange et de la protection, prétendent que les partisans du libre-échange se recrutent, en majeure partie, parmi les intermédiaires, qui réalisent de gros profits aux dépens des consommateurs.
À cela nous avons deux choses à répondre : La première, c’est qu’il ne suffit pas d’affirmer, en pareille matière, il faut prouver ces allégations ; il faut expliquer comment ceux que ce journal appelle délibérément des intermédiaires, ce qui vise particulièrement les commerçants, arrivent à s’enrichir aux dépens de leur clientèle. Or, les Tablettes n’essaient même pas de faire cette preuve et pour cause : elles posent leur affirmation comme un dogme, et s’imaginent qu’on va croire leurs allégations comme parole d’Évangile. On admettrait ainsi, sans preuves, que l’épicier du coin, par exemple, chez lequel chacun de nous, y compris le rédacteur des Tablettes, va s’approvisionner librement et volontairement, s’enrichit à nos dépens ; comme s’il ne nous rendait pas service en nous épargnant la peine d’aller chercher nous-mêmes, aux colonies ou en tout autre lieu, les produits qu’il nous vend.
En second lieu, nous devons dire qu’il est fâcheux pour les Tablettes qu’elles n’aient pas gardé complètement le silence, si prudent, qu’elles ont coutume d’observer à ce sujet.
Ce journal, en effet, parle des intermédiaires à la façon de Louis Blanc et de certains socialistes, prouvant ainsi que les conservateurs sont quelquefois les pires des révolutionnaires ; il ne prend pas garde que si les commerçants sont des intermédiaires vis-à-vis des consommateurs, les patrons le sont aussi vis-à-vis des ouvriers ; il donne à entendre, par conséquent, que si les intermédiaires s’enrichissent aux dépens de leur clientèle, les patrons s’enrichissent aux dépens des ouvriers, en sorte que l’intérêt de ceux-ci serait de supprimer les patrons, pour réaliser à leur profit les bénéfices que le patron obtiendrait à leur préjudice.
Voilà à quelles conséquences conduit la théorie soutenue et développée par les Tablettes ; est-ce bien sérieusement que ce journal entend ainsi accuser les intermédiaires de vol et de spoliation ?
Voilà la question que nous lui posons.
« Effets comparés de la protection et du libre-échange » [Veritas] (5 septembre 1888).
Il résulte de la statistique comparée du commerce de l’Angleterre et de la France, pour les six premiers mois de l’année courante, que le commerce extérieur de l’Angleterre s’est augmenté, dans cette période, de 475 millions, pendant que le commerce de la France est demeuré stationnaire à l’importation et a diminué de 28 millions à l’exportation.
De même, pour l’Allemagne comme pour la France, les exportations sont en voie de diminution.
C’est ainsi que pour l’industrie du fer et de l’acier, elle a été de 2 453 907 quintaux seulement dans les trois premiers mois de 1888, alors que dans la période correspondante de l’année dernière, cette exportation s’était élevée à 3 387 963 quintaux.
En Angleterre, au contraire, l’exportation du fer et de l’acier a monté de 6 212 000 quintaux à 6 919 000 dans la période correspondante.
Voilà des faits, des chiffres certains, indiscutables, qui vont satisfaire, j’imagine, nos protectionnistes, si amoureux des faits, si dédaigneux des théories.
Quand je dis qu’ils devront être satisfaits, c’est du procédé de polémique que je veux parler, car, pour le résultat final, que ces faits, que ces chiffres indiquent si éloquemment, ils devront faire une fameuse grimace.
En effet, qu’est-ce que ces chiffres signifient ? Ils veulent dire que, tandis que le commerce de l’Angleterre, libre-échangiste, augmente, celui de la France et de l’Allemagne, protectionnistes, diminue.
Pourquoi ? Par cette raison toute simple que sur les marchés de l’extérieur, le champ de bataille des industries rivales des divers peuples en concurrence est le bon marché, absolument comme sur le marché de Rochefort, c’est le bon marché qui assure l’avantage entre les marchands de l’intérieur.
Or, grâce au libre-échange, l’industrie anglaise achetant au meilleur marché, dégrevés des droits de douane protecteurs, ses matières premières, ses outils, ses machines et ses provisions de toute sorte, a des prix de revient beaucoup moins élevés que ceux de l’industrie du continent, lesquels sont surélevés artificiellement par les tarifs protecteurs.
Dans ces conditions, grâce à l’infériorité de ses prix de revient, fruit du libre-échange, l’industrie anglaise peut vendre ses produits à un prix bien inférieur à ceux des industries de ses concurrents des pays de protection.
Heureux peuples que les peuples protégés ! Ils sont protégés, battus et contents. Ils sont si contents qu’ils s’enfoncent de plus en plus dans la protection, et que les députés si intelligents en matière économique et commerciale que nous avons le bonheur de posséder en majorité au Parlement, ne parlent que d’augmenter et d’augmenter encore les tarifs protecteurs, dans le but apparemment d’assurer encore mieux l’avantage de l’industrie anglaise et sa supériorité sur les marchés étrangers.
Quels hommes pratiques et quels protecteurs éclairés de l’industrie nationale !
VERITAS.
« Pétition protectionniste » [Veritas] (7 septembre 1888).
Il en est de la protection comme du galon : quand on en prend, on n’en saurait prendre trop.
Nos bons législateurs protectionnistes, tous dignes du beau nom de pères du peuple, ayant versé, comme une manne bienfaisante, la protection sur l’agriculture et l’industrie, il était naturel que cela mit l’eau à la bouche à d’autres catégories de producteurs.
C’est ainsi que les blanchisseurs parisiens intra-muros, écrasés sous la concurrence des blanchisseurs de la banlieue, se sont souvenus que la République, telle que nous l’ont faite nos protectionnistes, est une fée bienfaisante, et naturellement ils se sont adressés à la gracieuse dame — en la personne du Conseil municipal de Paris — pour la prier de leur fabriquer un bon petit monopole au détriment des blanchisseurs extra-muros.
Nous ne saurions mieux faire que de citer à ce sujet l’article suivant du journal l’Événement, œuvre d’un spirituel rédacteur, M. Léon Bienvenu :
« Ayant remarqué, dit-il, que les blanchisseurs de la banlieue expurgent mieux nos chemises de tous les microbes connus moyennant vingt-cinq centimes, qu’eux ne les nettoient mal pour huit sous, parce que les blanchisseurs de la banlieue ont à leur disposition plus d’espace pour étendre le linge, plus d’air pour le faire sécher et plus d’eau pour le bien rincer, les patrons de lavoirs parisiens se sont dit qu’il y avait une chose bien simple à faire pour rétablir l’équilibre : c’était de frapper d’un impôt d’un sou toutes les serviettes que les blanchisseuses de la banlieue rentreraient dans Paris.
Et naturellement ils ont compté pour obtenir ce résultat sur la République, à qui — par l’entremise du Conseil municipal — ils ont demandé de vouloir bien frapper d’un droit de 50 fr. par mille kg, à sa rentrée dans Paris, le linge blanchi hors barrière.
C’est très simple, comme toutes les choses géniales, seulement il fallait y penser.
Cette idée me semble même tellement sublime que je suis étonné que les blanchisseurs de Paris aient été les seuls à l’avoir.
En effet, beaucoup d’autres industries souffrent comme eux de la concurrence extra-muros ; et il ne faudra pas nous étonner de les voir toutes, les unes après les autres, solliciter le gouvernement de la République de leur rendre justice par le même moyen.
Pour ne citer qu’un exemple, voilà les œufs à la coque ! … Tout le monde sait combien il est difficile aux Parisiens, vu l’exiguïté de leurs logements et le manque d’aération de leurs tiroirs de commodes, de faire couver des poules. Si bien que ceux qui accomplissent ce chef-d’œuvre ne peuvent pas mettre leurs œufs à la coque dans la circulation à moins de 65 centimes la pièce, tandis que les gens qui habitent en dehors des fortifications en amènent tant qu’on en veut à trente sous la douzaine. Est-ce que ce n’est pas dégoûtant de la part d’un gouvernement qui se dit démocratique de tolérer de telles injustices ?
Eh bien ! en exigeant que tous les œufs frais qui arrivent de Saint-Ouen soient revêtus chacun de deux timbres-poste de 15 centimes, les œufs à la coque fabriqués à Paris pourraient lutter à armes égales.
Ainsi de suite pour toutes les autres industries parisiennes qui sont sacrifiées de même.
Et voilà certainement comment une République bien avisée pourrait petit à petit ramener à elle toutes les corporations, jusque et y compris celles des ouvreurs de portières et des ramasseurs de bouts de cigares parisiens, tués par la concurrence déloyale que leur font ceux de Levallois-Perret, qui ayant bien moins de loyer à payer, descendent tous les soirs travailler à vil prix sur nos boulevards et à la porte de nos théâtres.
Il est vrai qu’il y a une catégorie de citoyens dont nous ne nous sommes pas encore occupés en étudiant cette question palpitante : ce sont les consommateurs, qui aiment mieux être bien blanchis pour quatre sous que mal pour huit, et préfèrent peut-être manger trois bons œufs frais pour le même prix qu’on leur demande d’un rance. Mais s’il fallait écouter l’intérêt des consommateurs qui sont à peine deux millions à Paris, on ne ferait jamais rien pour les blanchisseurs et les coquetiers parisiens, qui sont au moins … 1 423 ! … »
Allons, à qui le tour ?
À quand la pétition des jardiniers, maraîchers, etc., de la commune de Rochefort, pour obtenir protection contre la concurrence désastreuse des jardiniers et des maraîchers de Charente, de Lussant et autres lieux circonvoisins ?
VERITAS.
« Protection et césarisme » [Veritas] (9 septembre 1888).
Je ne sais rien de plus étrange et de plus affligeant que le désordre qui règne dans les intelligences dans notre malheureux pays.
C’est un état d’anarchie véritable dans les idées.
Ces réflexions me venaient à l’esprit en lisant les discours prononcés, ces jours derniers, au Comice agricole de Remiremont, par MM. Jules Ferry et Méline.
Les deux idées dominantes de ces discours sont celles-ci : Il faut combattre le césarisme et développer le régime protecteur.
Combattre le césarisme, c’est bien : rien de plus funeste, en effet, à un peuple que de se laisser entraîner à croire aux sauveurs, aux hommes providentiels ; c’est avec ces croyances-là que les peuples sont conduits, comme des troupeaux, à la servitude, en commençant par la guerre civile pour finir par la guerre étrangère.
Mais soutenir le système de la protection douanière, n’est-ce pas, dans l’ordre économique, donner un aliment des plus dangereux à cette idée césarienne que l’on se propose de combattre et de détruire dans l’ordre politique ?
Quoi ! vous voulez extirper des esprits cette croyance funeste aux hommes sauveurs, aux hommes providentiels ; vous allez, disant et répétant au peuple : « Sauve-toi toi-même. Ne compte que sur toi pour tes affaires politiques » ; et, immédiatement après lui avoir tenu un tel langage, passant de la politique aux questions d’affaires, vous venez lui dire :
« Compte sur nous, législateur, pour t’enrichir et faire tes affaires.
« Tu te plains de ta condition, tu ne trouves pas que tes produits soient assez élevés, nous te viendrons en aide, nous ferons ton bonheur en votant une loi de douanes qui te fera vendre tes denrées plus cher. »
Quelle contradiction dans un tel langage !
Et cependant, il paraît que les agriculteurs réunis au Comice de Remiremont n’y ont trouvé rien à reprendre et l’ont accueilli par leurs applaudissements.
Voilà des auditeurs qui ne sont pas exigeants en fait de logique, et les contradictions ne les émeuvent pas plus qu’elles ne gênent certains orateurs.
En vérité, si la logique disparaissait du reste de la terre, il ne faudrait pas la chercher chez les orateurs protectionnistes !
VERITAS.
« La logique des protectionnistes » [Spartacus] (22 décembre 1889).
Les journaux protectionnistes font, en ce moment, beaucoup de bruit, à propos du fameux article 11 du traité de Francfort et d’une dénonciation brusque de cet article que l’Allemagne se proposait de faire en vue d’en obtenir l’abrogation.
« Voyez, disent-ils, le danger dont nous sommes menacés : Cet article une fois abrogé, l’Allemagne formera une union douanière avec l’Autriche, l’Italie, la Suisse et la Belgique, de manière à nous isoler, ce qui amènerait, à notre préjudice, la plus grande catastrophe économique où jamais une nation eût sombré. »
Voilà le langage que tiennent ces journaux, notamment l’Estafette et la République française.
Ainsi, d’après ces Messieurs, c’est un grave danger que l’isolement économique, parce qu’il amène la fermeture des débouchés au dehors.
Mais quoi ! n’est-ce pas là le système que vous rêvez pour votre pays vis-à-vis des autres nations ? Vous demandez, à notre profit, la dénonciation des traités de commerce et une protection efficace : ce que vous trouvez bon pour nos intérêts, pourquoi voulez-vous que les autres peuples ne le trouvent pas excellent à leur point de vue ?
Vous nous vantez sans cesse la politique protectionniste des États-Unis : grâce à leurs barrières de douanes, ils seraient parvenus à un colossal développement industriel et à une richesse inouïe ; et vous vous indignez de ce que l’Allemagne songerait à pratiquer, à son profit vis-à-vis de nous, une politique économique si précieuse !
Les États-Unis, il ne faut pas l’oublier, ont un territoire aussi étendu que l’Europe entière, en sorte que l’union douanière que projetterait l’Allemagne serait encore bien moins importante, puisqu’elle laisserait en dehors tous les États du Nord, y compris la Russie, ainsi que l’Angleterre, l’Espagne, la Grèce et la Turquie.
Dans ces conditions, ces messieurs devraient bien se mettre d’accord avec eux-mêmes et ne pas reprocher à l’Allemagne de songer à un régime économique qu’ils trouvent si fructueux pour les États-Unis et pour la France.
Faites tant que vous voudrez de la réaction économique, messieurs les protectionnistes, mais au moins, soyez logiques !
SPARTACUS.
« Réponse aux ‘Tablettes’ » [Spartacus] (8 janvier 1890).
Notre ami Spartacus nous communique la note suivante :
Les Tablettes, rendant compte de la conférence de M. Martineau, disent que tout le monde est libre-échangiste en théorie.
Nous enregistrons cette parole ; elle condamne et flétrit, de la manière la plus formelle, le système de la protection. Ou cela n’a aucun sens ; en effet, ou cela veut dire que le libre-échange est conforme à la justice et à l’intérêt général du pays ; par suite, cela veut dire que la protection, qui est l’opposé du commerce libre, est un système injuste et ruineux pour l’ensemble du pays.
Et c’est bien cela, en effet : la raison dit que la liberté est bonne ; mais les mauvais instincts, la cupidité rapace excitent les égoïsmes à s’enrichir aux dépens d’autrui.
Dès lors, comment les Tablettes peuvent-elles dire que, selon les circonstances, on peut aller de la liberté à la protection, c’est-à-dire de son propre aveu, à l’injustice, du mal au bien. C’est l’intermittence des fièvres paludéennes que vous offre ce journal ; mais il oublie que, même avec ses intermittences, la fièvre est un mal.
Quant à l’agriculture, si intéressante qu’elle soit, elle n’a pas droit à l’injustice, elle n’a pas droit à s’enrichir aux dépens des autres.
D’ailleurs, pour l’agriculture, la protection, c’est la déception, et nous le lui prouverons prochainement.
SPARTACUS.
« Avis aux agriculteurs » [Spartacus] (15 janvier 1890).
« Tout le monde est libre-échangiste en théorie ». Ce langage des Tablettes dans le compte rendu fait, d’ailleurs, de la façon la plus courtoise, de la conférence de M. Martineau, est particulièrement significatif ; il soulève tout un monde de réflexions, et nous aurons souvent l’occasion d’y revenir.
Si nous avons raison en théorie, nous, les amis de la liberté, c’est donc que nos adversaires ont tort en pratique. Si notre théorie est bonne, c’est donc que la liberté est conforme à la justice et à l’intérêt général du pays, c’est, par suite, que la protection est un système injuste et ruineux.
Ce ne sont pas seulement les Tablettes qui rendent hommage ainsi à ce grand principe de la liberté ; écoutez ce que disent, de leur côté, les fabricants de laine peignée du Nord, c’est-à-dire la fine fleur des partisans de la protection.
Nous avons publié, dans le dernier numéro du Phare, un résumé de la lettre qu’ils ont adressée au ministre du commerce, en vue de protester contre le droit de 10% à l’importation, sur les matières textiles, réclamé par la Société des agriculteurs de France.
On ne saurait trop méditer, de la part des agriculteurs, le sens et les conclusions de cette lettre.
Vous voulez être protégés pour la vente de vos produits, vous, agriculteurs, à l’égal des industriels ; vous réclamez, dans ce but, des droits de douane sur les produits agricoles venant du dehors : laines, lin, chanvre, etc. ; mais vous voyez comment vos alliés, dans cette campagne de restriction et de réaction économique, sont disposés à vous seconder et à vous aider.
Des droits sur les textiles, s’écrie-t-on de la part des fabricants de laine, mais vous n’y songez pas : rien n’est plus funeste qu’une telle mesure ; elle va troubler l’industrie dans son commerce intérieur et dans ses relations avec l’étranger.
La protection des textiles, c’est la ruine non seulement pour les manufacturiers, mais pour tous les employés, contremaîtres et ouvriers qui travaillent dans les manufactures.
La protection aux textiles, c’est l’élévation des prix des fils et des tissus, et, par conséquent, la diminution de la consommation intérieure. C’est, en outre, la ruine des fabricants dans leur commerce d’exportation : déjà, en ce moment, ils ont grand’peine à soutenir, sur les marchés du monde, la concurrence de l’Angleterre et de l’Allemagne ! Que deviendraient leurs produits, s’ils étaient soumis à des taxes sur les textiles, dont seraient exemptés les produits similaires de l’Angleterre et de l’Allemagne !
La ruine à brève échéance, telle serait, pour les industries, la conséquence d’une taxe douanière sur les textiles.
Voilà les doléances des fabricants de laine, et nous reconnaissons qu’elles sont fondées.
Mais que penser d’un régime qui entraîne à sa suite de pareilles conséquences, et a-t-on jamais, de la part des libres-échangistes, prononcé un plus sévère et plus terrible réquisitoire contre le régime protecteur, que viennent de le faire ainsi ces manufacturiers protectionnistes ?
Si ces fabricants avaient la moindre logique dans la conduite, ils devraient immédiatement renoncer à un régime aussi funeste et réclamer la liberté pour tous.
Mais allez donc demander de la logique à des gens qui, en fait de principes, ne connaissent que leur appétits, et quels appétits !
Libres-échangistes, ils le sont pour ce qu’ils achètent ; mais, pour les produits qu’ils vendent, ils sont et entendent demeurer protectionnistes.
Voilà comment ces messieurs entendent la justice distributive !
Ils demandent à acheter, au prix réduit par la concurrence étrangère, la laine, le lin et le chanvre de nos agriculteurs ; mais ils entendent revendre ensuite ces laines, lins et chanvres convertis en draps, à ces mêmes agriculteurs, au prix élevé, surenchéri du monopole.
Agriculteurs, mes amis, si vous ne voyez pas le jeu de dupes qu’on veut vous faire jouer ; si vous ne rompez pas avec ces singuliers alliés de l’industrie, en revenant résolument au libre-échange, c’est que vous serez des aveugles, ou tout au plus y verrez-vous jusqu’au bout de votre nez.
À moins de vouloir être les dindons de la farce et de jouer le rôle le plus ridicule dans cette triste comédie de la protection, vous devez renoncer à ce décevant système et revenir à la liberté et à la justice.
SPARTACUS.
« La force prime le droit » [Spartacus] (17 janvier 1890).
Les Tablettes protestent contre l’abus de la force, dont l’Angleterre vient de se rendre coupable vis-à-vis du Portugal, pour la solution du conflit existant entre les deux nations au sujet de la délimitation de leurs possessions respectives dans le sud-est de l’Afrique. Cette mise en pratique de l’axiome barbare « La force prime le droit » n’ajoutera point un brillant fleuron à sa couronne, dit notre confrère, et nous joignons à sa protestation notre protestation indignée.
Nous ferons remarquer, seulement, que c’est un ministère conservateur qui vient de faire cette scandaleuse démonstration de force brutale et qu’il l’a faite en vue d’exciter, en sa faveur, l’adhésion des masses populaires, trop souvent admiratrices de la force, en vue d’assurer, aux élections prochaines, son triomphe sur les libéraux.
D’ailleurs, ce n’est pas seulement vis-à-vis des nations étrangères, c’est aussi vis-à-vis de la race anglo-saxonne à l’intérieur, que l’aristocratie, dans un intérêt oligarchique, a trop souvent appliqué cette insolente maxime de la force primant le droit.
La loi céréale, cette loi infâme qui excluait l’entrée du blé et de la viande du dehors en vue de grossir les rentes des aristocrates possesseurs du sol, sous prétexte de protection, était une de ses plus odieuses applications.
De même, en France, l’organisation du système protecteur, par Colbert, a été une application de cette maxime. Colbert, ministre d’un monarque absolu signant ses ordonnances de la fameuse formule : « car tel est notre bon plaisir », ne s’est guère soucié de savoir si, en créant un monopole au profit des manufactures, il violait ou non le droit du plus grand nombre des Français.
Il a appliqué inconsciemment, c’est son excuse, mais il a certainement appliqué la maxime barbare, puisqu’il a sacrifié les intérêts généraux du peuple, notamment ceux de l’agriculture, à une oligarchie d’industriels privilégiés.
Les Tablettes, en flétrissant, dans une de ses applications, la barbare maxime : « La force prime le droit », la flétrissent nécessairement et logiquement dans toutes ses applications possibles.
Le système de la protection est un abus de la force puisqu’il est une injustice légale, puisqu’il est un privilège qui viole l’égalité des citoyens devant la loi, puisqu’il organise l’exploitation et le pillage du plus grand nombre au profit d’une oligarchie de monopoleurs.
La flétrissure infligée à l’attitude du cabinet présidé par lord Salisbury rejaillit sur le système de restriction commerciale qui est une des moins contestables applications de la maxime barbare :
« La force prime le droit. »
SPARTACUS.
« Une question de justice » [Spartacus] (19 janvier 1890).
Sous ce titre : La puissance industrielle de l’Angleterre, Thomas Grimm vient d’écrire, dans le numéro de mardi, 14 janvier dernier, du Petit Journal, un article dans lequel il conclut à la nécessité d’organiser la protection en France comme moyen de nous garantir contre l’invasion des produits de l’industrie anglaise, d’une part, et, d’autre part, contre celle des produits agricoles des États-Unis, dans le double intérêt de notre agriculture et de notre industrie.
Que l’on soit libre-échangiste ou protectionniste, qu’on adopte la liberté ou la restriction comme solution du problème économique, notre confrère du Petit Journal conviendra sans doute avec nous qu’il est impossible de discuter une question d’une importance plus fondamentale en ce qui concerne notre pays.
D’autre part, il faut observer que le moment actuel est bien choisi pour s’occuper de ce grave problème, étant donné que nous sommes à la veille de l’expiration de nos traités de commerce.
Dès lors, il importe, aux yeux de tous les hommes sincères qui recherchent avec la plus grande bonne foi de quel côté est la solution la plus avantageuse, de discuter, avec toute l’ampleur qu’il comporte, le problème économique posé à nouveau devant l’opinion et devant le Parlement.
Ce problème se pose à un double point de vue : au point de vue du droit, au point de vue de l’intérêt général.
Dans l’article du Petit Journal que nous venons de signaler, Thomas Grimm examine la question au point de vue utilitaire, seulement au point de vue purement économique.
Sans méconnaître l’importance de la question économique, nous devons faire remarquer à notre confrère que la question du droit et de justice mérite avant tout, au premier chef, de fixer l’attention.
Il s’agit, en effet, d’une question à résoudre par le Parlement, par nos assemblées législatives, et le premier devoir du législateur est d’être bien fixé sur la question de justice ; s’il allait se tromper, en effet, et ajouter une loi injuste à celles qui, encore trop nombreuses, hélas ! déshonorent notre législation.
Pour éviter ce grave péril, une loi consacrant l’injustice, il faut donc savoir de quel côté se trouve le droit, du côté de la liberté des échanges ou de la protection.
C’est sur ce point que nous croyons devoir, en premier lieu, appeler l’attention de notre confrère.
Il y a, dans notre droit public, deux principes essentiels admis sans conteste depuis la Révolution de 1789, et virtuellement inscrits dans la Constitution actuelle :
1°. Le principe d’égalité des citoyens devant la loi.
2°. Le principe qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État.
Au nom de l’égalité des citoyens, la question se pose ainsi : la loi de protection douanière doit protéger tout le monde ou ne protéger personne.
Dilemme inflexible, hors de toute contestation.
La loi de douanes protège-t-elle tout le monde également ? Poser la question, c’est la résoudre.
La protection, en effet, consiste à écarter du marché national certains produits étrangers, en vue de surélever le prix de certains produits français ; à cet effet, le tarif de douane agit comme une barrière empêchant l’invasion.
Par la nature même de son mécanisme, la douane ne peut donc protéger que les branches du travail national, dont les produits ont des similaires au dehors susceptibles de passer la frontière. Or, combien de branches de notre travail national qui ne sont pas protégées !
Ainsi, par exemple, les commerçants de toutes les catégories, banquiers, commissionnaires ; les artisans, les ouvriers des villes et des campagnes, les artistes, les citoyens qui rendent des services publics, etc., sont en dehors de la protection. Il y a donc, devant la loi de protection, deux catégories de citoyens : les protégés et les non-protégés, les privilégiés et les exploités.
Conclusion : Puisque la loi de douane ne protège pas tout le monde, elle ne doit protéger personne.
Ou plutôt, appliquant le mot dans son sens exact, la loi doit protéger la liberté de tous les citoyens : ne pouvant faire l’égalité dans la protection, elle doit réaliser l’égalité dans la liberté, c’est-à-dire la justice.
De même, la protection viole le principe « qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État ».
Le prix artificiel résultant de la protection, le surplus du prix payé par l’acheteur du produit protégé passe, non dans les caisses du Trésor public, mais dans celles du producteur protégé, constituant ainsi une spoliation, une dîme prélevée sur la masse du travail national au profit d’une oligarchie de privilégiés.
C’est-à-dire que la protection est une violation manifeste des principes fondamentaux de notre droit public moderne, une violation de la Constitution qui nous régit.
Si ces conclusions sont certaines, et il nous paraît difficile d’en contester la justesse, notre confrère Thomas Grimm devra revenir sur ses conclusions et reconnaître que, loyalement, la protection est une injustice formelle, dont aucun législateur digne de ce nom ne saurait être complice.
SPARTACUS.
« Un courant à changer » [Spartacus] (24 janvier 1890).
On écrit de Lisbonne, à la date du 21 janvier dernier :
« Le mouvement contre les importations d’origine anglaise s’accentue au Portugal. Quatre des plus importantes maisons de Lisbonne ont envoyé des dépêches à Manchester et à Bradfort, retirant des commandes pour une valeur de plus de dix millions de francs.
« L’opinion unanime est que si le commerce français sait profiter de l’état d’excitation des esprits, le courant du commerce portugais sera facilement détourné vers la France. »
Quant au commerce français, nous ne sommes pas inquiets ; nos commerçants comprennent suffisamment leurs intérêts pour désirer faire leur profit de l’occasion ; mais il y a une condition préalable à remplir : pour détourner vers la France le courant du commerce portugais, il faudrait commencer par détourner de la France le courant de protection qui menace de la submerger.
Si le courant du commerce portugais, avant l’action brutale du ministère présidé par lord Salisbury, était dirigé vers l’Angleterre, c’est que l’Angleterre, étant un pays de libre-échange, produit tout au meilleur marché possible, en sorte que sur les marchés étrangers, elle bat infailliblement ses concurrents des pays protégés, obligés, grâce à la protection, de payer cher tous les éléments qui entrent dans leurs frais de production, et partant obligés de vendre cher.
Voilà le secret de la supériorité de l’Angleterre sur les marchés extérieurs vis-à-vis de ses concurrents.
C’est pour cela que les États-Unis, sentant leur infériorité, voudraient former une Union douanière avec les États du centre et du sud de l’Amérique, pour écarter des marchés de ces riches contrées cette dangereuse et écrasante rivale.
On annonce que des commis voyageurs viennent d’arriver au Portugal, venant des États-Unis, d’Allemagne et de France. Qui obtiendra le plus de commandes ? Ceux évidemment dont, toutes choses égales d’ailleurs, les prix courants seront les plus modérés.
Nos législateurs devraient bien profiter de l’occasion pour mettre un grain de sagesse dans leur cerveau, beaucoup trop hanté par les préjugés protectionnistes, et se hâter de réduire ces tarifs protecteurs qui, jusqu’ici, ont fait de nos industriels, sur les marchés extérieurs, des producteurs protégés et battus.
Nous avons bien peur du contraire et nous ne nous faisons pas d’illusion. Nous prêchons dans le désert.
Mais patience, cette folie n’aura qu’un temps, et la raison finira bien par avoir raison.
SPARTACUS.
« Le mouton national » [Spartacus] (26 janvier 1890).
Je viens défendre, dans cet article, les intérêts du mouton national ; défense d’autant plus nécessaire que ces intérêts, si dignes de sollicitude, ont toujours été singulièrement négligés.
La faute en est d’ailleurs, en première ligne, à ce doux et inoffensif animal.
Il s’est toujours montré si patient, sa longanimité a été si extraordinaire ! Vainement on l’a tondu et retondu ; jamais, au grand jamais, il n’a fait entendre le moindre cri.
Ce mouton trop docile, tout le monde le connaît, c’est le bon public consommateur.
En ce moment même, à la veille de l’expiration de nos traités de commerce, alors que les journaux de toutes nuances sont remplis des réclamations, des doléances de nos industries de toutes sortes, agriculture, industrie manufacturière, et qu’on s’évertue à chercher le moyens de leur donner satisfaction — chose bien difficile ! — qui donc a entendu parler des réclamations, si légitimes cependant, du consommateur ?
Hélas ! C’est le personnage oublié. Il est dans la coulisse, et sur la scène nul ne songe à lui.
C’est ainsi qu’une enquête vient d’être ordonnée ; des questionnaires viennent d’être envoyés par le Conseil supérieur du commerce à toutes les chambres de commerce, mais il n’apparaît pas qu’on en ait adressé de semblables au consommateur.
Et, cependant, en bonne justice, il devrait bien avoir voix au chapitre, lui aussi, ce personnage trop discret et trop réservé qui n’est autre que M. Tout-le-Monde.
Car enfin, dans la société telle qu’elle est constituée, sur le principe de la séparation des métiers, de la division du travail, s’il y a, d’un côté, les intérêts des agriculteurs et des industriels, il y a également, d’autre part, les intérêts de ceux qui consomment les produits de l’agriculture et de l’industrie.
Il est vrai que MM. les protectionnistes nous disent que producteur et consommateur ne font qu’un. Mais il nous sera permis d’objecter à ces hommes pratiques, qui affectent de traiter avec un dédain méprisant les théoriciens du libre-échange, qu’ils se font une idée singulière de la pratique des affaires.
Si ces Messieurs daignaient observer un peu ce qui se passe — et cela leur serait facile, il leur suffirait de faire une simple promenade au marché —, ils verraient que producteur et consommateur font deux, et la preuve, c’est qu’ils sont toujours en dispute ; il y a même une partie du marché où la dispute affecte des allures particulièrement vives et animées, c’est la Halle aux poissons.
Tenons donc pour certain, n’en déplaise aux théoriciens de la protection, qui prennent leurs fantaisies pour des réalités, que, relativement à tout produit, à tout service quelconque, il y a toujours en présence, dans chaque marché, deux ordres d’intérêts : d’un côté, l’intérêt du producteur, du vendeur ; de l’autre, l’intérêt de l’acheteur, du consommateur.
S’il en est ainsi, il nous sera permis d’interpeller les protectionnistes et de leur demander pourquoi ils ne nous parlent que de l’intérêt du producteur, oubliant systématiquement les intérêts des hommes en tant que consommateurs.
Il nous sera également permis de demander comment il se fait que, suivant l’exemple des adversaires de la liberté, la majorité des membres du Parlement, sénateurs et députés, chargés de protéger et de garantir les intérêts généraux des citoyens, se cantonnent dans une appréciation étroite et exclusive du problème économique, et n’examinent ce problème qu’au point de vue des producteurs, sacrifiant à l’égoïsme de ceux-ci les intérêts de la masse des citoyens en tant que consommateurs.
SPARTACUS.
« La protection et M. Ribot » [Spartacus] (2 et 5 février 1890).
La Chambre des députés, réunie dans ses bureaux, a nommé, mardi, la commission des 55 membres chargée de l’examen des questions douanières. Il est intéressant, à ce sujet, de connaître le langage tenu dans les bureaux par les députés les plus connus parmi ceux qui jouissent, à la Chambre, d’une grande autorité.
Au premier rang, nous pouvons citer M. Ribot, qui, par son talent, et son caractère, est une des personnalités les plus distinguées du Parlement.
Membre du premier bureau, il a formulé une opinion dont les journaux nous donnent l’analyse suivante :
« Protectionniste, M. Ribot fait remarquer que l’opinion qui prévaut dans l’industrie et qui est unanime dans l’agriculture, c’est que la France doit reprendre la liberté de ses tarifs.
Dans la pensée de M. Ribot, c’est surtout l’industrie qui a besoin de protection, mais il ne faudrait pas que cette protection s’exerçât au détriment de l’agriculture. »
Telle est l’analyse que nous fournissent les journaux du discours de l’honorable député du Pas-de-Calais.
Sur quoi nous nous permettrons de faire quelques observations.
Et d’abord, rappelons en quoi consiste la protection : c’est un système qui a pour but d’empêcher, par des tarifs de douane élevés, certains produits étrangers de venir faire concurrence, sur le marché français, aux produits nationaux similaires, en vue de permettre aux producteurs protégés de vendre leurs produits plus cher.
Priver les consommateurs de leur liberté d’achat en les obligeant à payer plus cher les produits protégés, tel est donc le but et l’effet du système dit protecteur.
M. Ribot, qui est protectionniste, nous dit que, d’après l’opinion dominante en industrie et en agriculture, la France doit reprendre la liberté de ses tarifs, c’est-à-dire que, faisant allusion aux traités de commerce qui viennent prochainement à expiration, M. Ribot se déclare opposé à leur renouvellement.
La France doit reprendre la liberté de ses tarifs. — Mais il y a une autre liberté, M. Ribot, que les citoyens français feront bien de reprendre : c’est celle que vous et vos amis vous leur avez confisquée, à savoir leur liberté d’acheter.
Les citoyens français ont le droit d’échanger les produits de leur travail contre tout autre produit quelconque, et, quand vous mettez des barrières à la douane pour contrarier et entraver ces échanges, vous commettez une injustice, vous violez leur droit de propriété.
Et l’étroitesse de vos vues s’aperçoit à l’exclusivisme de votre langage.
Vous parlez de l’industrie et de l’agriculture, comme s’il n’y avait que des producteurs industriels et agricoles ; en outre, vous oubliez — oubli étrange, inconcevable — qu’en ces matières, il y a toujours en présence deux ordres d’intérêts absolument distincts : d’une part, l’intérêt des producteurs, des vendeurs ; de l’autre, l’intérêt des acheteurs, des consommateurs.
Oubli inconcevable, disons-nous, car la société est constituée sur le principe de la division du travail, de la séparation des professions et des métiers, et, par suite, si chaque individu est à la fois producteur et consommateur, il consomme non pas ses produits, mais la valeur de ses produits.
Oui, voilà notre grief, et il est fondé apparemment, contre M. Ribot et ses amis de la protection : ces messieurs ne voient qu’un côté de la question, une moitié du phénomène économique ; aveuglés par leurs préjugés, ils bornent leur horizon, ils ne regardent pas du côté du consommateur.
Le consommateur, c’est le personnage oublié ; quantité négligeable apparemment, comme la Chine.
En effet, il ne représente que l’intérêt général !
Et, d’autre part, voyez quelle conception de l’égalité hante l’esprit de M. Ribot : « C’est surtout, dit-il, l’industrie qui a besoin de protection », — et les consommateurs des produits de l’industrie, ils n’en ont donc pas besoin, eux ? — « Quant à l’agriculture, cependant, il ne faudrait pas que cette protection s’exerçât à son détriment. »
Ce n’est pas nous qui le faisons dire à M. Ribot : l’industrie est l’enfant chéri, le Benjamin des monopoleurs : À elle la grosse part du gâteau, l’agriculture n’en aura que les miettes.
« Cependant, dit-il, il ne faudrait pas protéger l’industrie au détriment de l’agriculture. »
Mais au détriment de qui cette protection doit-elle donc s’exercer ? M. Ribot devrait bien nous le dire : il devrait bien nous faire savoir à quel chiffre il estime le préjudice causé par la protection à la masse du travail national.
Ce compte fait, il lui resterait à nous expliquer en vertu de quel principe de justice les législateurs distribuent ainsi des faveurs aux uns aux dépens des autres.
Voilà comment un des députés les plus distingués du Parlement entend les devoirs et la mission du législateur !
Au lieu de considérer la loi comme la garantie de la liberté et du droit de tous les citoyens, il estime qu’elle a pour mission de prendre aux uns pour donner aux autres ; de violer la liberté et la propriété de la masse des citoyens au profit d’une oligarchie de producteurs privilégiés !
***
Il nous faut revenir, en y insistant, sur ce passage du discours de M. Ribot, dans le premier bureau, lors de la nomination de la commission des douanes :
« C’est surtout l’industrie qui a besoin de protection ; mais il ne faudrait pas que cette protection s’exerçât aux dépens de l’agriculture. »
Nous voudrions bien savoir comment cette protection pourrait s’exercer sans préjudice pour l’agriculture. Ce langage de M. Ribot nous ferait supposer qu’il ne se rend pas exactement compte du mécanisme et des effets du système protecteur.
Allons, définissons les termes : il en est besoin en un sujet où il semble que l’on s’applique à tout embrouiller, à tout obscurcir.
Ou la protection est un mythe — plût à Dieu qu’elle le fût ! — ou bien elle consiste essentiellement à forcer les consommateurs des produits protégés à les payer plus cher qu’ils ne valent.
Par exemple, il y a un droit sur les tissus de laine mélangée, de deux cent onze francs par cent kilogrammes — une misère, comme on voit. Ce droit protège les industriels fabricants, mais c’est nécessairement aux dépens des consommateurs, y compris les agriculteurs quand ils achètent des tissus de laine pour eux et leur famille ; on voit que cette protection n’est pas mine, et combien nos agriculteurs ont à prélever sur leurs produits pour payer ce produit de l’industrie.
De même, pour les fils et tissus de coton, de fin, de chanvre ; de même, pour les machines agricoles, pour les bœufs de labour, pour les outils et ouvrage en fer, si employés en agriculture.
Et, ce qui est le comble du ridicule, sur les produits agricoles eux-mêmes, pour lesquels un droit protecteur est inscrit au tarif — bestiaux et céréales — l’agriculteur subit la protection à ses dépens, non seulement pour sa nourriture et celle de sa famille, mais principalement pour celle de ses ouvriers.
La protection renchérit tout ; elle rend notamment la vie beaucoup plus chère, et, quand nous entendons nos agriculteurs se plaindre de la cherté des salariés, nous sommes fondés à leur dire que c’est en partie leur faute.
Oui, c’est leur faute, car s’ils réclamaient la liberté en tout et sur tous les produits inscrits au tarif général, ils ne paieraient pas des salaires renchéris par la cherté que la protection inflige aux ouvriers et à leurs familles.
La protection est donc un système qui n’enrichit les uns qu’aux dépens des autres ; c’est une exploitation et un pillage réciproques des industries protégées les unes à l’égard des autres, et c’est l’agriculture qui, vis-à-vis de l’industrie proprement dite, subit la plus forte exploitation.
Vous ne voulez pas, M. Ribot, que la protection industrielle s’exerce aux dépens de l’agriculture ; — ce sentiment part d’un bon naturel, mais la nature du système est plus forte que vos vœux si charitables, en sorte que pour l’agriculture, la protection est, comme nous l’avons souvent dit et répété, une véritable déception.
Consultons, en effet, le tarif général de 1881, qu’y voyons-nous ? C’est que les textiles : laines, lin, chanvre, sont exempts de droits ; c’est-à-dire que l’agriculture vent à l’industrie ses laines, lins, chanvres au prix réduit par la concurrence étrangère, pour les racheter ensuite, convertis en draps par nos fabricants protégés, au prix renchéri par le tarif de la douane protectrice.
Voilà bien, comme le dit M. Ribot, la faveur, le privilège marqué dont jouit l’industrie, et cela, nécessairement, inévitablement au détriment de l’agriculture, aussi bien qu’au détriment des autres branches du travail national.
Donc, et c’est notre conclusion finale, M. Ribot a tort de formuler ce vœu purement platonique : « Il ne faudrait pas que la protection de l’industrie s’exerçât au détriment de l’agriculture. »
C’est toujours aux dépens des autres que s’exerce votre soi-disant protection, et il n’y a qu’un régime qui protège également tout le monde, sans exception ni distinction et sans préjudice pour personne, c’est le régime de la liberté.
C’est pour cela que nous demandons et que nous ne nous lasserons pas de demander : Justice pour tous, liberté pour tous, égalité devant la loi pour tous.
Spartacus.
« La protection jugée par des protectionnistes » [Spartacus] (7 février 1890).
Si l’on veut connaître, dans leur ensemble, les maux produits par le système protecteur, il suffit de se reporter à la lettre des manufacturiers de la laine peignée, dont nous avons donné le résumé dans notre numéro du 12 janvier dernier.
On peut trouver singulier que ce soient des protectionnistes qui dénoncent les maux produits par la protection : mais cela s’explique si l’on songe que la protection est un système qui s’étend à un grand nombre de produits ; or, si chacun est protectionniste pour ce qu’il vend, il est libre-échangiste pour ce qu’il achète.
C’est précisément ce qui arrive ici : on veut imposer un droit de 10% sur les laines à la douane ; or, si la laine est un produit agricole, elle est la matière première des manufactures de laine, et si nos manufacturiers demandent la protection pour leurs draps, ils réclament la liberté pour les laines qu’ils achètent.
Aussi, comme ils décrivent les inconvénients du droit protecteur : le drap sera enchéri, la consommation diminuera, et le commerce d’exportation sera ruiné !
Impossible de mieux dire, et nous remercions sincèrement nos manufacturiers de nous avoir épargné la peine de cette énumération : on peut être certain qu’elle est complète, et qu’ils sentent parfaitement l’étendue du mal qui leur serait infligé par le droit protecteur.
Il est vrai qu’ils ne s’occupent que de leur industrie ; mais s’ils n’ont souci que d’eux-mêmes et de leurs propres intérêts, rien n’est plus facile que de se rendre compte du mal infligé à la masse des intérêts généraux, il suffit d’étendre à tous ce qui s’applique, en effet, à raison de la généralité du tarif, à la masse du travail national.
Renchérissement du drap, diminution de la consommation, ruine du commerce d’exportation, tels sont, d’après ces messieurs, les effets de la taxe projetée sur les liens ; tels sont, disons-nous, en généralisant, et en appliquant à tout produit quelconque ce qu’ils disent du drap, les effets de toutes les taxes que nous inflige le système protecteur.
Le premier de ces effets, le renchérissement du produit protégé, est celui qui inflige le plus de mal, qui porte le coup le plus sensible à la richesse du pays.
Nous l’examinerons dans notre prochain article.
Spartacus.
« La Société des agriculteurs de France et la liberté » [Spartacus] (14 et 16 février 1890).
Les Tablettes annoncent que, dans une réunion de la Société des agriculteurs de France, en date du 10 février dernier, sous la président de M. le marquis de Dampierre, l’assemblée a voté une résolution demandant au gouvernement de dénoncer les traités de commerce en vue de rendre à la France sa liberté.
Serait-il vrai que la Société des agriculteurs aurait émis un tel vœu ?
Rendre à la France sa liberté : il y a longtemps que nous l’avons émis, ce vœu ; et nous sommes agréablement surpris de voir cette importance société revenir ainsi à des idées raisonnables.
Oui, que la liberté soit proclamée, que chaque Français ait désormais le droit d’acheter au meilleur marché, comme il est libre de vendre sur les marchés extérieurs.
Autrement, si la Société des agriculteurs réclamait la liberté en vue de soumettre, par des tarifs protecteurs, les Français à la restriction de la liberté d’achat, ce serait un langage ridicule, et nous avons peine à comprendre qu’une nation réclame la liberté de donner des chaînes à ses citoyens.
La France, libre de ses mouvements, et les Français emmaillotés dans les langes de la protection, ô Voltaire, sont-ils assez enfoncés et perdus, ces monopoleurs, dans les broussailles de la métaphysique ?
Spartacus.
***
Dans sa séance du 11 février, la Société des agriculteurs de France a émis le vœu que la loi n’intervienne pas dans les conventions entre propriétaires et exploitants, et que la liberté entière leur soit garantie pour le règlement de leurs intérêts respectifs.
Fort bien. Mais pourquoi cette même Société émet-elle le vœu que la loi intervienne dans les conventions entre ceux qui produisent le blé et ceux qui le consomment, en vue d’ôter à ces derniers la liberté de débattre leurs intérêts ?
Je mets les protectionnistes au défi de faire une réponse sérieuse ; ils ne répondront pas, estimant qu’il y a des circonstances où il faut
Imiter de Conrart le silence prudent.
Spartacus.
« À qui la faute ? » [Spartacus] (2 mars 1890).
Sous ce titre, Riches et Pauvres, les Tablettes viennent de publier un remarquable article dans lequel l’auteur, faisant allusion au progrès du socialisme allemand, signale l’existence des idées socialistes en France, ajoutant que, cent ans après la Révolution de 1789, la société française est divisée en deux classes séparées par l’égoïsme et l’envie : les capitalistes et les ouvriers.
Le grand économiste Bastiat, ajoute-t-on, a démontré que la société devrait s’inspirer des préceptes de la justice et de la charité.
Nous sommes heureux, nous qui nous honorons d’être le disciple de ce maître illustre, de voir l’auteur de cet article s’inspirer de ses doctrines.
Mais pourquoi n’a-t-il pas mis sous les yeux de ses lecteurs le passage suivant du pamphlet Propriété et Loi, de Bastiat :
« Ce sont les propriétaires fonciers, je le déclare hautement, qui ont compromis le principe de la propriété par le système de la protection douanière ; en réclamant l’intervention de la loi pour équilibrer les richesses et pondérer les profits, ils ont ébranlé le principe de la propriété.
Ce sont les capitalistes qui ont demandé le nivellement des fortunes par la loi…
La protection a été la première manifestation du socialisme.
Ce que les propriétaires font par la douane, les classes pauvres veulent le faire par d’autres institutions, mais le principe est le même :
PRENDRE AUX UNS POUR DONNER AUX AUTRES. »
Et il termine par cette phrase sévère, mais malheureusement trop justifiée :
« Propriétaires, vous avez détruit dans les esprits la vraie notion de la propriété. »
Allons, ô Tablettes, un bon mouvement : secouez les chaînes de l’esprit de parti, le plus funeste ennemi de l’esprit de justice, et reprenez votre indépendance.
Ouvrez les yeux devant l’abîme, creusé par votre imprudente et funeste campagne en faveur de la protection, et réclamez la liberté des échanges, qui se confond et s’identifie avec le droit de propriété.
Spartacus.
« Conférence, et lettre de M. Martineau à M. Deschanel » (16 mars 1890).
M. Martineau, juge d’instruction à Rochefort, poursuit avec énergie sa campagne contre la protection. La semaine dernière, il a fait à Niort une seconde conférence qui a obtenu autant de succès que la première.
Après avoir étudié les effets désastreux que produit le système protecteur sur la richesse d’une nation, il cite cet exemple, qui est bien une preuve de la supériorité du libre-échange sur ce système :
« L’Angleterre, a-t-il dit, ouvre ses ports, l’Amérique ferme les siens, les protège de droits énormes, et cependant les Anglais trouvent le moyen d’aller faire concurrence aux produits américains sur le marché des États-Unis. »
M. Martineau a ensuite ajouté :
« Messieurs les protectionnistes ne sont pas tendres pour leurs adversaires. Ils traitent de la belle façon les économistes, les accusant de pontifier et de dogmatiser. Or, qu’est-ce qu’un dogme ? Un article de foi accepté sans discussion. Mais que réclame l’orateur ? De la discussion. Il demande des contradicteurs à tous les échos et les échos restent muets.
Le compte rendu d’une de ses conférences a été envoyé au Petit Journal par un de ses abonnés avec prière d’insérer, de réfuter. Le Petit Journal a fait le sourd.
Lorsque, au tribunal, le défenseur ne se présente pas, le demandeur a le droit de réclamer une condamnation par défaut. Eh bien, dans un débat où sont engagés les intérêts supérieurs de la patrie, lorsque nos adversaires font défaut, j’ai, moi aussi le droit de demander à votre tribunal, celui de l’opinion publique, leur condamnation. »
Le Républicain de l’Ouest, auquel nous empruntons ces extraits, espère que M. Martineau rencontrera à Marans, où il fera une nouvelle conférence demain, dimanche, un défenseur du système protecteur assez convaincu pour accepter la discussion.
Terminons, en disant que M. Martineau vient d’adresser la lettre suivante à M. Paul Deschanel, député :
« Ce 13 mars 1890,
À M. Paul Deschanel, député d’Eure-et-Loir,
Monsieur,
Je vous ai adressé, il y a quelque temps, une brochure extraite du Journal des économistes, sur l’égalité dans la protection, en réponse au brillant discours prononcé par vous à la Chambre des députés, en 1887, lors de la discussion du droit de 5 fr. sur les blés.
Vous m’avez fait l’honneur d’une réponse, fort courtoise, d’ailleurs, me disant que ma brochure était intéressante ; j’avoue que j’attendais autre chose ; j’attendais la réfutation des arguments développés dans mon écrit.
L’heure me paraît venue de continuer ce débat en le reprenant au point où il est resté.
Il s’agit, comme le dit M. Méline dans la préface de la Révolution économique de M. Domergue, du plus grand problème de notre époque.
Dans ces conditions, une discussion approfondie étant des plus opportunes, j’ai l’honneur de vous inviter à un débat contradictoire, en la ville de Niort, où j’ai projeté une conférence pendant les vacances de Pâques.
C’est sur le terrain choisi par vous, sur l’Égalité dans la Protection, qu’aurait lieu le débat, au jour et à l’heure que vous choisirez et que vous voudrez bien m’indiquer quelques jours à l’avance, afin que, étant magistrat, je puisse obtenir un congé de mes chefs hiérarchiques. Que si vous préférez que la discussion ait lieu à Paris, à la salle des conférences du boulevard des Capucines, je suis tout à votre disposition.
Dans ce débat l’honneur sera pour moi, un honneur dont je sens tout le prix ; pour vous, ce sera l’accomplissement d’un devoir, s’agissant de compléter un débat laissé par vous inachevé.
Vous répliquerez, je vous répondrai.
Veuillez agréer, monsieur le député, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.
E. MARTINEAU,
Juge à Rochefort, membre de la Société d’économie politique de Paris. »
Au dernier moment, nous apprenons que M. Paul Deschanel a répondu à cette lettre en disant que les arguments développés dans la brochure que M. Martineau lui a fait parvenir « lui avaient paru dignes d’attention et qu’il en tiendrait compte lors des prochains débats économiques à la tribune. »
« Les beautés du système protecteur » [Martineau] (11 mai 1890).
La Commission des douanes de la Chambre des députés, réunie sous la présidence de M. Méline, après avoir entendu le rapport de M. Viger sur la proposition de M. Peytral, tendant à exempter les blés durs employés à la fabrication de l’amidon de blanchissage du droit protecteur sur les blés, a adopté, comme on l’a vu plus haut, les conclusions de ce rapport, proposant à la Chambre un article ainsi conçu :
« Les blés durs, riz et maïs employés à la fabrication de l’amidon en aiguilles et en marrons destinés au blanchissage sont exemptés de droits. »
Pourquoi cette exemption des droits ? Dans l’intérêt de l’industrie du blanchissage, dit-on, pour lui fournir à meilleur marché la matière première de sa fabrication.
Fort bien ; mais alors pourquoi, dans l’intérêt de l’industrie des meuniers et des boulangers, pour leur fournir, à meilleur marché, le blé qui est la matière première de leur fabrication, ne déclare-t-on pas les blés durs, ou autres, exemptés de droits protecteurs ?
Serait-ce que l’industrie du blanchissage serait plus intéressante aux yeux de nos législateurs protectionnistes, que celle de la meunerie et de la boulangerie ?
Le bon marché des devants de chemise, des cols et des poignets, et généralement de tout ce qui concerne l’emploi de l’amidon, est-il regardé par ces messieurs d’un œil plus favorable que l’abondance du pain à bon marché sur la table des consommateurs et, notamment, des ouvriers dont ils se vantent si haut de défendre les salaires et le pain ?
Les anciens disaient : « Vivre d’abord, philosopher ensuite. »
Ces messieurs de la protection ont changé tout cela, ils disent :
« Porter des chemises, des cols et des manchettes bien repassés et à bas prix d’abord ; manger, et manger du pain renchéri par la protection, après ».
Voilà comment ils entendent améliorer la condition des travailleurs.
E. MARTINEAU.
« Protection et socialisme » [Spartacus] (11 mai 1890).
Les Tablettes se lamentent au sujet de la manifestation socialiste qui a abouti au dépôt du projet de limitation de la journée de travail à huit heures. Un de ses rédacteurs critique longuement ce projet en en signalant les inconvénients pratiques.
C’est toujours l’histoire des gens qui voient la paille dans l’œil du voisin et qui n’aperçoivent pas la poutre qui est dans le leur.
Demander qu’on règle par la loi les heures de travail, c’est du socialisme ; c’est le résultat des mauvaises doctrines, des tendances subversives de la classe ouvrière ; mais, à qui la faute, et qui a ouvert le chemin dans lequel sont entrées ces classes ?
Quand les capitalistes et les propriétaires font des lois pour tarifer et renchérir leurs bénéfices, les prix de leurs produits aux dépens des consommateurs, est-ce qu’ils ne font pas du socialisme ? Est-ce que ce ne sont pas eux qui sont entrés dans ce mauvais chemin, où ils se plaignent de voir marcher les autres classes ?
Est-ce que ce ne sont pas là des lois faites pour satisfaire l’égoïsme, les appétits dont les Tablettes parlaient naguère quand elles signalaient en haut l’égoïsme des jouisseurs et en bas, dans les classes inférieures, l’envie ?
Eh oui, si les classes supérieures ont des appétits, les autres en ont aussi, et, ce qui est grave, c’est que les autres ont pour elles le nombre.
Si les Tablettes veulent avoir le droit de critiquer le socialisme à l’usage des pauvres, il faut qu’elles commencent par critiquer et combattre la protection, c’est-à-dire le socialisme ad unum des riches.
Jusque là, nous leur dénions tout droit de critique.
SPARTACUS.
« Où mènent les mauvais chemins » [Spartacus] (23 mai 1890).
On lit dans l’un des derniers numéros des Tablettes :
« Il y a, en ce moment, une crise en Europe, qui menace d’une destruction totale les derniers vestiges de la liberté individuelle. On a commencé par la guerre aux patrons ; des entrepreneurs de fumisterie socialiste veulent leur dénier le droit de choisir leurs ouvriers.
C’est la négation de la loi légitime de l’offre et de la demande permise à tous. »
À qui la faute ?
Vous attaquez les entrepreneurs de fumisterie socialiste : au nom de la liberté, vous invoquez la loi de l’offre et de la demande !
Mais qu’avez-vous fait de la liberté ?
Qu’avez-vous fait de la loi de l’offre et de la demande, lorsqu’il s’est agi des lois de soi-disant protection ?
N’avez-vous pas, vous, Tablettes, sacrifié la liberté, sacrifié la loi de l’offre et de la demande, en foulant aux pieds, au profit et pour la satisfaction d’appétits égoïstes, le droit aux consommateurs d’acheter au meilleur marché possible ?
Ne demandez-vous pas, chaque jour, à vos amis du Parlement, de voter des lois restrictives de la liberté d’achat, des lois qui substituent les tarifs inventés par les législateurs à cette loi naturelle de l’offre et de la demande dont vous vous réclamez contre les ouvriers ?
Vous déclamez contre les entrepreneurs de fumisterie socialiste : vous n’en avez pas le droit.
Tant que vous n’aurez pas quitté le mauvais chemin dans lequel vous vous êtes engagés, vous avez le devoir de vous taire et de gémir en silence.
À l’aspect de l’abîme, la sagesse la plus vulgaire vous commande de revenir sur vos pas pour reprendre le droit chemin de la justice et de la liberté pour tous.
Qu’attendez-vous ? Que le mal soit sans remède, et que ce cri suprême : « Il est trop tard », qui est le mot de toutes les révolutions sociales ou autres, retentisse à vos oreilles ?
Allons ! Pas de faut amour-propres, secouez, ô Tablettes, les chaînes de l’esprit de parti, sinon, nous ne cesserons de vous crier : N’attaquez pas le socialisme, vous en faites !
Ne réclamez pas contre les entrepreneurs de fumisterie socialiste, VOUS EN ÊTES.
Spartacus.
« Réponse à M. Delmas » [Martineau] (24 août 1890).
Mon cher Directeur,
Je viens de lire, dans votre dernier numéro, le compte-rendu des fêtes de La Rochelle, et mon attention a été attirée par un passage du discours de l’honorable M. Delmas, au sujet de la question économique.
À ce sujet, M. Delmas s’est exprimé ainsi :
« En économie politique, le libre-échange et la protection ne nous apparaissent pas comme des dogmes, mais uniquement comme des procédés. Il faut, pensons nous, suivant les conditions si variables de la concurrence internationale, user de l’un ou de l’autre avec tact, à tour de rôle, au mieux des intérêts généraux du pays. »
Je m’arrête à cette première partie, et crois utile de m’expliquer avec la plus entière franchise sur un point aussi important.
Je n’oublie pas, d’ailleurs, avec quelle courtoisie parfaite l’honorable député de La Rochelle m a fait connaître son opinion en cette matière, au cours d’un entretien qu’il m’a fait l’honneur de m’accorder il y a quelque temps.
Cette opinion était celle qu’il vient d’exprimer dans son discours au banquet : il n’y a pas de dogmes en économie politique, il n’y a que des procédés.
M. Delmas, en parlant ainsi, confond les questions religieuses avec les questions de science.
Les dogmes sont des formules que les religions imposent à leurs fidèles et que ceux-ci doivent accepter sans discussion, étant des vérités révélées.
Les principes économiques sont des formules que la science dégage des faits et des réalités par la méthode d’observation et d’induction, par celle méthode dont M. Bourgeois, l’honorable ministre de l’instruction publique, vantait récemment l’utilité et les mérites à la distribution des prix de la Sorbonne.
M. Delmas dit : « La protection et le libre-échange ne nous apparaissent pas comme des dogmes. »
Il faut prendre garde aux apparences, elles sont trompeuses : les hommes qui ont étudié profondément les sciences savent que les apparences sont presque toujours contraires à la réalité.
La nature ressemble à ces femmes de l’Orient qui s’enveloppent d’un voile épais pour se dérober aux regards de la foule ; pour la contempler dans sa réalité, il faut soulever le voile et lui arracher ses secrets par le procédé de l’observation patiente, scrupuleuse, méthodique.
C’est ainsi que Galilée a découvert le mouvement de la terre autour du soleil, contrairement aux apparences ; c’est par le même procédé qu’Harvey a découvert, toujours malgré les apparences, la loi de circulation du sang.
De même, en économie politique, quand on interroge les faits, on arrive, contrairement aux apparences qui ont trompé M. Delmas, comme elles en trompent beaucoup d’autres, à se convaincre que la concurrence, qui n’est pas autre chose que la liberté, vaut mieux que la restriction, et que les échanges sont bons, puisque la force est nécessaire pour les empêcher.
M. Delmas appartient à la démocratie républicaine, dans les rangs de laquelle il occupe la place due à son mérite ; qu’il soulève le voile qui lui cache les réalités, et, en allant jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au consommateur, pour observer les effets de la concurrence, il finira par voir que cette force, qui joue le rôle de l’équilibre dans le monde matériel, est la force démocratique par essence, mettant à la portée des masses, en abondance et à des prix de plus en plus réduits, les objets nécessaires à la satisfaction de leurs besoins.
En terminant, M. Delmas dit : « Quand un Pierre l’Ermite de l’une ou de l’autre doctrine vient déclarer que seule son Église a le secret du salut, nos négociants et nos agriculteurs ne peuvent s’empêcher de sourire. »
Toujours cette confusion déplorable entre la science et la religion, entre les dogmes et les principes.
M. Delmas ne s’aperçoit pas des dangers de cette confusion ; il a dit, au punch des maires, que la république était la seule forme de gouvernement admissible, et qu’en dehors d’elle, il n’y a pas de salut ; que dirait-il si la presse monarchique, reprenant son argument, lui répondait qu’on n’a pas pu s’empêcher de sourire de la part des conservateurs, en l’entendant affirmer que seule l’Église républicaine a le secret du salut ?
Je connais des négociants et des agriculteurs qui ont souri agréablement en entendant développer devant eux la doctrine de la liberté, ce sont les négociants et les agriculteurs de l’Angleterre, lorsqu’un fils de fermier, Cobden, s’est fait le Pierre l’Ermite de ce que M. Delmas appelle une croisade pour la liberté du commerce.
Un grand ministre, que l’aristocratie des propriétaires fonciers avait placé à la tête du gouvernement pour protéger les privilèges des protectionnistes, avait commencé par un sourire qui était une grimace en face des revendications du grand agitateur de la démocratie anglaise ; au bout de quelques années, ce ministre ayant appliqué sa vaste intelligence à l’étude approfondie des questions économiques, finit par reconnaître que les apparences l’avaient trompé, et que, pour le plus grand bien d’un peuple, il faut que chaque citoyen puisse diriger ses actes économiques d’après ce principe :
Acheter au meilleur marché et vendre le plus cher possible.
Ayant acquis cette conviction, ce ministre proclama solennellement ce principe à la tribune du Parlement, disant que c’était LE PRINCIPE DU SENS COMMUN.
La majorité finit par accepter également ce principe à la suite de sir Robert Peel, et, en 1846, une grande révolution pacifique s’accomplit en Angleterre par la substitution de la liberté à la protection.
C’est à cette révolution, d’ailleurs, que le port de Liverpool doit le prodigieux développement auquel il est arrivé.
Aux agriculteurs et aux négociants qui ne peuvent s’empêcher de sourire, nous dirons en terminant :
Sourire n’est pas répondre.
Martineau.
« La révolution économique aux États-Unis » [Martineau] (21 novembre 1890).
Le Petit Journal, organe protectionniste, est tout stupéfait du résultat des élections
dernières des États-Unis ; dans son numéro du dimanche 9 novembre courant, il dit :
« Les poètes seuls seraient capables d’expliquer le changement radical que les électeurs des États-Unis viennent d’opérer dans la direction économique de leur pays : les politiques y perdent, eux, leurs calculs et leur sagesse. »
Il est certain que les politiques du Petit Journal y ont été singulièrement trompés : la sagesse et les calculs de Thomas Grimm viennent de subir là une rude atteinte.
En effet, deux jours auparavant, Thomas Grimm écrivait dans ce même Petit Journal, que les État-Unis se ferment de plus en plus résolument devant les produits industrie de l’Angleterre ; or, au moment même ou ces lignes paraissaient dans le Petit Journal, nous apprenions par le câble transatlantique la nouvelle du désastre des protectionnistes, et que les électeurs des États-Unis venaient d’affirmer résolument leur volonté d’ouvrir leur marché aux produits du monde entier.
On voit d’ici, l’effet qu’a dû produire cette nouvelle sur ce pauvre Thomas Grimm : il en a été tellement foudroyé que c’est un de ses confrères qui a écrit l’article sur les élections des États-Unis, Grimm ne se sentant pas la force d’écrire, n’osant pas avouer à ses lecteurs combien sa sagesse??? et ses calculs étaient en défaut.
Quelle révolution, en effet, au point de vue économique et quelle énigme à déchiffrer pour nos protectionnistes français !
Au moment de la discussion des fameux bills Мас-Kinley, certains journaux français ayant signalé ce projet de loi comme un moyen de représailles contre le mouvement protectionniste européen, le Petit Journal et les autres organes protectionnistes protestèrent hautement contre cette appréciation, accusant leurs confrères d’ignorance, soutenant que ces bills n’étaient que la conséquence naturelle du système adopté depuis vingt ans par les États-Unis.
Et, en effet, au point de vue protectionniste, rien de plus logique : la protection étant fondée sur ce principe qu’un peuple se ruine en important des produits étrangers qui ont leurs similaires à l’intérieur, parce que toute vente de produit étranger fait tort au travail national, il s’ensuit que l’idéal du système est une prohibition complète, un tarif assez élevé pour mettre obstacle aux importations du dehors, puisque toute importation, si modérée qu’elle soit, est une nuisance pour le travail national.
Logiquement donc, la protection à dose modérée est un système bâtard et absurde, et il n’y a d’efficace qu’un système prohibitif.
En votant les bills Мас-Kinley, les protectionnistes des États-Unis marchaient donc résolument, de plus en plus, comme le soutenaient Thomas Grimm et ses confrères en protection, dans la voie que le parti protectionniste avait ouverte, il y a vingt-cinq ans, après la guerre de sécession.
Mais au moment où la majorité protectionniste votait ces lois, qui étaient le couronnement de l’édifice restrictif, la majorité du peuple était en opposition formelle avec eux, et il se trouvait que ces représentants des États-Unis ne représentaient que les caprices et les appétits d’une oligarchie de grands industriels, la grande masse du peuple ayant fait défection pour passer dans le camp de la liberté.
De là une lutte électorale ardente sur le terrain économique, et, de cette lutte, les républicains protectionnistes sont sertis écrasés et meurtris.
Avec cette énergie et cette netteté qui caractérisent la race anglo-saxonne, les électeurs ont signifié leur volonté de changer du tout au tout le système économique actuel.
Sans réciprocité, sans traités de commerce, ils veulent qu’on abaisse ces hauts tarifs de douane ; au marché fermé, ils entendent qu’on substitue un marché ouvert.
Comme l’Angleterre démocratique, après la défaite du parti aristocratique, en 1846, les États-Unis disent aux autres peuples :
« Nos ports, nos marchés vous sont désormais ouverts, sans condition, sans restriction ; apportez-nous vos produits, vous ne trouverez plus d’obstacle à vos importations, nous ne voulons garder qu’un tarif de douane purement fiscal, c’est-à-dire à un taux très modéré. » (Voir ci-dessous la déclaration de l’ex-président Cleveland).
Voilà le sens et la portée de ces élections mémorables : si le Sénat et le président résistent momentanément à la volonté du peuple, ils subirent bientôt le châtiment de cet attentat à la souveraineté du peuple.
E. Martineau.
***
Le bill Mac-Kinley
L’ex-président des États-Unis Cleveland, dans une entrevue qu’il a eue avec un reporter de l’Association-Press, a dit :
« La nécessité, de la réforme du tarif entraînant la réduction du coût des objets nécessaires à la vie et le devoir du parti démocratique de provoquer cette réforme, ont été pleinement démontrés mardi par la façon dont le peuple a voté.
Le parti démocratique, ajoute l’ex-président, n’a rien autre chose à faire qu’à continuer la lutte sans trêve ni merci, sur le terrain sur lequel elle a été portée, c’est-à-dire à exiger une sage réduction du tarif correspondant aux besoins raisonnables du gouvernement, en opposition au système qui enrichit une classe favorisée aux dépens de la masse du peuple. Tant que ce résultat n’aura pas été obtenu, la question de la réforme du tarif n’aura pas été tranchée et le parti démocrate ne sera pas libéré de ses engagements. »
« Liberté ou protection » [Martineau] (25 janvier 1891).
Le Peuple, du 14 janvier dernier, se demande si notre prochain tarif général de douanes sera libéral ou prohibitif, et, se basant sur le triomphe du protectionnisme aux élections de 1889, il dit que nos droits de douane seront sans doute établis dans un sens fortement protectionniste.
L’honorable M. Dupon, rédacteur de l’article, tout en déplorant cette tendance qu’il qualifie de protectionnisme à outrance et indiquant une réaction probable dans une dizaine d’années, conclut à une juste conciliation des deux doctrines opposées de manière à ce que le pays soit tour à tour, suivant les circonstances, libre-échangiste et protectionniste.
Je n’ai pas l’honneur de connaître personnellement M. Dupon, cependant je le connais par ce que m’en a dit mon regretté et distingué ami, M. Joseph Lair, et je sais qu’il est sincèrement, par tempérament et par conviction, attaché à la démocratie.
Dans ces conditions, et pour apprécier le mérite de cette conclusion, j’estime qu’il y a lieu d’examiner, au point de vue de la justice et de l’égalité, qui sont l’âme de tout régime démocratique, le caractère essentiel et le mécanisme de la soi-disant protection.
La protection, de l’aveu même de M. Dupon, est l’opposé de l’échange libre, de la liberté des échanges ; c’est donc inévitablement une entrave, une restriction à la liberté.
Pourquoi cette restriction et dans quel but ? Si nous interrogeons à ce sujet les leaders les plus autorisés, MM. Méline et consorts, nous arrivons à cette définition : La protection est un impôt établi au profit de certains producteurs au moyen des tarifs de douane, excluant du marché, en tout ou en partie (prohibition complète ou partielle) les produits similaires du dehors pour renchérir les prix.
Exemple : le blé se vend sur les marchés des pays libres, d’après la cote des marchés d’Anvers et de Londres, 19 fr. 50 les 100 kilos ; pour renchérir les blés français, on met une taxe de 5 fr., de manière à écarter du marché français les blés étrangers dans l’intérêt de certains producteurs.
Conséquence : sur le marché français, la cote des blés est de 24 fr. 50 — ce qui fait la différence du droit, soit 5 fr. par 100 kilos.
Donc, les producteurs de blé se font payer un impôt de 5 fr. par sac par tous les consommateurs : c’est le but du système, puisque M. Méline nous dit dans son livre de La Révolution économique (page 47) que le droit protecteur a été établi pour les producteurs.
Est-ce juste ? Est-ce conforme aux principes de la démocratie ?
Poser la question c’est la résoudre, car, de l’aveu de tous, le principe fondamental de toute démocratie est QU’ON NE DOIT D’IMPÔT QU’À l’ÉTAT.
On ne doit d’impôt qu’à l’État : je n’ai pas besoin d’autre argument pour réfuter la doctrine des restrictionnistes.
Celui-ci suffit : il est décisif, irréfutable.
Au mois de juillet dernier, dans une conférence à Cognac, c’est sur ce principe que j’ai combattu l’avis d’un auditeur, qui a déclaré qu’il était protectionniste parce qu’il voulait vendre son blé cher.
« Soit, ai-je dit, vous voulez vendre cher ; mais le consommateur, lui, veut acheter bon marché ; pourquoi et de quel droit entendez-vous vendre votre blé plus cher qu’au marché ?
« Voici, par exemple, un ouvrier : il n’est pas protégé, lui, contre la concurrence étrangère, puisque les ouvriers étrangers peuvent venir louer leurs services en France ; si donc il vend ses services au prix réduit par la concurrence étrangère, de quel front osez-vous lui refuser le droit d’acheter avec son salaire réduit ainsi par la concurrence étrangère, les produits dont il a besoin au prix réduit par cette même concurrence ?
« Si vous tarifez légalement les profits de ceux qui vendent le blé, pourquoi ne tarifez-vous pas légalement les salaires de ceux qui l’achètent ? Et si vous déclarez impossible la réglementation des salaires, comment pouvez-vous vous permettre de réglementer les profits ?
« Cette taxe de 5 fr., c’est un impôt que vous mettez à la charge des acheteurs de blés ; de quel droit, sur quel fondement mettez-vous cette dette à la charge des acheteurs ?
« Prouvez que vous êtes créancier légitime de cet impôt : cette preuve vous ne la ferez jamais, car on ne doit l’impôt qu’à la collectivité, l’impôt n’est dû qu’à l’État.
« Votre taxe n’est pas un impôt, c’est une dîme ».
Voilà l’objection que je fis, et à cette objection, aucune réponse n’a été faite par mon interlocuteur.
Je signale ce côté de la question à ce vieux et vaillant champion de la démocratie qui rédige le Peuple, et je lui dis que les régimes d’absolutisme et de bon plaisir seuls peuvent établir des impôts dont le produit passe non dans les caisses du Trésor public, mais dans celles du trésor particulier des protégés, des favoris.
La protection est un privilège, ce n’est pas un droit ; la protection n’est pas un impôt, c’est une dîme.
Quelle conciliation peut-on établir entre l’impôt et la dîme, entre le privilège et la liberté ?
E. MARTINEAU.
« M. Méline libre-échangiste » [X.] (18 octobre 1891).
M. Méline libre-échangiste !! Quelle plaisanterie, va-t-on dire : comment et depuis quand le leader de la protection aurait-il ainsi trouvé son chemin de Damas ?
Cependant rien n’est plus vrai : M. Méline est libre-échangiste, tout comme M. Léon Say ; seulement, à la différence de ce dernier, M. Méline est un libre-échangiste sans le savoir.
Écoutez, en effet, ce que disait, dans la séance du 11 mai dernier, à la Chambre des députés, l’honorable M. Méline :
« Le débat est très simple dans son principe, il se résume dans cette unique question : quels sont les tarifs qui conviennent le mieux à la France, qui sont les meilleurs pour porter la production nationale à son maximum de puissance ? »
Eh bien, si nous parvenons à démontrer que c’est le régime de la liberté du commerce, avec tarifs fiscaux, qui porte la production nationale à son maximum de puissance, la question posée par M. Méline sera résolue dans le sens de la liberté, et M. Méline se trouvera ainsi forcément amené à adopter la solution libre-échangiste.
Or, que ce soit le régime du libre-échange qui développe le mieux le travail national, c’est ce qu’il est très facile de prouver.
Mettons la preuve dans un exemple, lequel exemple servira de type, de modèle pour tous les échanges internationaux.
Supposons qu’une cargaison de maïs arrive des États-Unis dans le port de Bordeaux, valant cent mille francs.
En quoi cette importation étrangère peut- elle nuire au travail national ?
Si ce maïs se vend 100 000 fr., cela signifie qu’il s’échange contre une contre-valeur équivalente : quelle sera cette contre-valeur ?
De deux choses l’une : ou le capitaine du
navire a un fret de retour ; il ramène du vin, par exemple, ou de l’huile, ou des soieries de Lyon ; en ce cas, pas de difficulté, le travail national ne reçoit aucune atteinte, puisque les 100 000 fr. de maïs étranger sont échangés contre 100 000 fr. de vin ou d’huile ou de soieries, produits du travail national.
Si, au contraire, le navire retourne sur lest, en ce cas le paiement se fera en argent. Mais, même dans ce cas, je dis que le paiement est fait avec du travail national.
L’argent, en effet, est lui-même un produit étranger que nous avons dû payer avec des produits du travail national ; chacun de nous n’a entre les mains de l’argent que parce qu’il a vendu un produit de son travail, parce qu’il a rendu des services à la société, et l’argent qu’il a est une valeur qui lui permet de se procurer une valeur équivalente à celle qu’il a vendue.
Voilà à quoi sert la monnaie ; c’est une forme transitoire donnée aux valeurs, aux produits du travail pour que chacun de nous puisse se procurer facilement les objets dont il a besoin.
Donc, produits ou argent, c’est toujours du travail national qui s’échange contre du travail étranger, et il en résulte que jamais, en aucun cas, les importations ne peuvent nuire au travail national.
Mais il y a mieux : ce qui nuit au travail national, ce n’est pas la liberté, c’est la soi-disant protection.
Protection, en effet, c’est renchérissement : la protection renchérit tout ce qu’elle frappe, sans cela elle ne servirait à rien du tout.
Matières premières, instruments de travail, tout cela est protégé, c’est-à-dire renchéri.
Conséquemment, dans un pays protégé, il faut un capital plus considérable pour toute entreprise, pour toute production quelconque, agricole, industrielle ou commerciale, que dans un pays libre.
Étant donnée la somme des capitaux existant en France, la protection diminue donc forcément le nombre des entreprises, puisqu’elle oblige à prélever une part plus forte pour monter une entreprise quelconque.
Donc, cela est mathématique, la protection, réduisant le nombre des entreprises, diminue, par là même, le travail national.
La liberté étant le régime qui donne le plus d’aliments au travail national, est donc le régime qui seul protège efficacement le travail national.
La question, dans les termes où M. Méline lui même l’a posée, se résolvant dans le sens de la liberté, il s’ensuit que M. Méline, ayant en vue de donner au travail national son maximum de puissance, est un libre-échangiste sans le savoir.
C’est-à-dire que, finalement, M. Méline est le Jourdain de la protection ; il est pour le libre-échange sans s’en douter.
X…
« Protéger les uns, c’est ‘carotter’ les autres » [anon.] (10 février 1892).
Les Tablettes, dans un style expressif et imagé — en argot militaire — se demandent, à propos de l’augmentation de prix de la bière, si le public sera assez simple, assez bête pour se laisser « carotter » un sou au profit des brasseurs teutons, sous prétexte qu’ils paient un centime de plus de droit à la douane, et leur conclusion est que c’est au consommateur à mettre le holà.
Nous ferons observer tout d’abord que ce n’est pas le brasseur teuton, — ou plutôt alsacien, car c’est surtout la bière de Strasbourg que l’on consomme en France, et nous croyions que parmi les brasseurs de cette partie de l’Allemagne, il y avait des gens qui méritaient notre sympathie — nous ferons observer, disons-nous, que ce n’est pas le brasseur étranger qui supporte les droits en définitive, pas plus que le paysan qui vient au marché de Rochefort ne supporte le droit d’entrée qu’il paie à l’octroi ; c’est toujours le consommateur qui paie, puisqu’il rembourse la taxe.
Nous ajouterons que c’est avec une satisfaction réelle que nous voyons les Tablettes protectionnistes s’occuper enfin du consommateur et prendre résolument sa défense.
C’est certainement l’indice d’une conversion… à gauche, du côté du libre-échange ; cela prouve, tout au moins, que l’on est toujours libre-échangiste pour ce qu’on achète.
Que faudrait-il pour achever cette conversion ?
Prouver à M. H. S. que la protection « carotte » les consommateurs.
Or, cette preuve est si facile que c’est à M. Méline lui-même, au grand chef de la protection que nous allons la demander.
M. Méline a dit à la Chambre des députés, le 9 juin 1890 : « Si vous protégez l’un, vous « atteignez » forcément les autres, — ainsi les droits sur l’avoine sont payés par les cultivateurs qui achètent de l’avoine et qui n’en produisent pas ».
Est-ce clair ?
M. Méline, il est vrai, n’a pas dit : « Vous carottez », il a dit : « Vous atteignez », mais on comprend aisément le motif de cette différence de langage.
M. Méline est un parlementaire qui ne parle qu’en style noble, comme il convient à la tribune d’une Assemblée.
Mais il est évident que, dans sa pensée, « vous atteignez », est synonyme de « vous carottez » ; la preuve, c’est que cet euphémisme charmant « vous atteignez » a besoin lui-même d’un complément direct que le doux M. Méline, involontairement sans doute, a retranché, et que nous devons ajouter :
« Vous atteignez… les poches des autres ».
Dès lors, la question posée par le rédacteur des Tablettes s’élargit et doit être ainsi formulée :
« Le bon public consommateur, M. Tout-le-monde, sera-t-il assez simple — disons le mot, assez bête — pour se laisser « carotter », sur chaque produit « protégé », un ou plusieurs sous ? »
C’est ce que l’avenir nous apprendra.
Un consommateur qui ne veut pas qu’on le « carotte ».
« Le cauchemar de M. Méline » [X.] (27 mars 1892).
Les amis de l’honorable M. Méline sont, depuis quelques jours, assez inquiets à raison de l’état de santé de leur leader.
Il paraît que le célèbre organisateur de la disette est en proie, la nuit, à des cauchemars effrayants.
Un spectacle, toujours le même, s’offre à ses regards épouvantés.
M. Méline s’imagine traverser le pont de la Concorde pour se rendre au Palais Bourbon, et là, en regardant les eaux de la Seine, il les voit, non plus incolores, mais d’une blancheur remarquable ; ces eaux sont transformées en un fleuve de lait.
« Un fleuve de lait, en croirai-je mes yeux, dit en monologuant le leader restrictionniste : Quel est donc le dieu malin qui se plaît à déjouer ainsi mes combinaisons les plus savantes et les plus protectrices ?
« Quoi ! j’ai fait voter, par ma fidèle majorité, des lois de restriction pour repousser le lait étranger, qui faisait une concurrence si dangereuse au lait national, et voici maintenant qu’une concurrence, bien plus redoutable apparemment, puisque le produit est d’une gratuité absolue, complète, vient menacer la production laitière du pays ? »
« L’eau de la Seine transformée en lait, en lait naturel !
« Quelle ironie du sort ! l’auriez-vous jamais cru, laitiers de la banlieue, vous qu’on accuse, si injustement sans doute, mais si fréquemment, d’additionner d’eau le lait de vos vaches ! »
Et, le rêve se prolongeant, M. Méline voyait un grand nombre d’individus, munis de seaux, de vases de toutes sortes, qui s’empressaient d’accourir pour s’approvisionner du précieux liquide.
Quel cauchemar affreux ! Quelle source de ruine pour le pays !
On s’explique aisément les souffrances cruelles que doit éprouver le leader de la restriction et de la disette.
Ajoutez à cela que son cerveau travaille terriblement pour trouver les mesures nécessaires, les mesures qui doivent sauver cette branche si importante de la production nationale.
То be or not to be, être ou ne pas être, c’est bien la question, pour l’industrie laitière.
On nous assure, au dernier moment, que l’état de l’honorable M. Méline s’est sensiblement amélioré : à force de chercher, il a trouvé enfin le remède efficace.
Dans son dernier cauchemar, il a crié, comme jadis Archimède : Eurêka ! Eurêka ! et traversant rapidement, dans le même costume qu’Archimède, le pont de la Concorde, il a fait voter, à la majorité protectionniste du Palais-Bourbon, une loi décrétant qu’on allait immédiatement tarir le fleuve de lait menaçant.
X…
« M. Méline réfuté… par M. Méline » [X.] (6 avril 1892).
M. Méline est un théoricien bien précieux pour ses adversaires ; son obligeance est telle que, pour nous éviter la peine de le réfuter, il se réfute lui-même.
Pour expliquer et justifier les taxes de protection, que nous dit-il, en effet ?
« Ces taxes, dit-il, ne sont pas des prohibitions, ce sont des tarifs compensateurs : notre pays est écrasé par des charges très lourdes, et il est juste que les producteurs étrangers paient des taxes à l’entrée sur leurs produits, sans cela le prétendu libre-échange n’est qu’un dupe échange ».
Voilà le langage de M. Méline ; voilà comment, à sa suite, nos protectionnistes expliquent l’institution des tarifs protecteurs.
Fort bien. C’est l’étranger qui supporte la taxe, et comme dit M. Méline, après M. Pouyer-Quertier, voilà un moyen des plus ingénieux d’équilibrer nos finances publiques, en faisant payer une partie de nos dettes par les étrangers !
Donc, c’est le producteur étranger qui paie définitivement. M. Méline le dit, les protectionnistes le répètent, et si ces Messieurs le disent et le répètent, c’est qu’apparemment ils le croient.
Mais voici maintenant que M. Méline, le réformateur M. Méline, s’avise de vouloir supprimer les octrois. C’est dans un banquet, après boire, qu’il nous a parlé de ce beau projet, lors du banquet qui lui a été offert récemment par les grands propriétaires, à l’Hôtel Continental.
Or, pour motiver cette suppression de l’octroi, que nous dit M. Méline ? Il dit ceci :
« Il faut supprimer tout au moins les taxes d’octroi QUI GRÈVENT LES OBJETS DE GRANDE CONSOMMATION POPULAIRE ».
Les taxes d’octroi qui grèvent la consommation ?— Mais vous nous disiez le contraire, tout récemment.
Vous et les vôtres, vous nous disiez que c’était le producteur étranger qui payait, qui supportait définitivement les taxes de douane.
La douane, c’est un octroi national — pour les produits que votre barrière laisse
entrer —, vous n’aurez pas l’audace de contester ce point, cela est trop évident.
Si la douane est un octroi national, et, si l’octroi proprement dit, l’octroi municipal, grève, de votre propre aveu, la consommation des habitants des villes, la douane, apparemment, grève aussi la consommation du pays !
Est-ce clair ?
Ce que c’est que de défendre une cause mauvaise ! On ne peut pas dire deux mots sans se contredire.
Si M. Méline était l’habile homme que vantent avec tant d’emphase ses partisans, il devrait suivre la maxime du sage : tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler ; que dis-je? quand on a tort, la discussion ne vaut rien, et il ferait mieux de ne rien dire du tout, d’imiter de Conrart le silence prudent.
Concluons : si la douane est un octroi national, il en résulte, de l’aveu même de M. Méline, que les taxes douanières grèvent les consommateurs, c’est-à-dire tout le monde, tous les Français, et que ces droits prétendus compensateurs ont pour résultat de surcharger surtout la masse du public, qui, en outre des impôts qu’ils paient, ont à payer, par-dessus le marché, sous forme de renchérissement de prix, les impôts des protégés de cet ANCIEN RÉGIME MODERNE.
Allons, MM. les protectionnistes, empressez-vous… de ne pas répondre.
X…
« La vraie liberté économique » [XXX] (24 juin 1892).
Quand on lit les articles de polémique des journaux qui défendent le protectionnisme, les procédés mis en œuvre vous font songer à ceux qu’emploie le pêcheur lorsqu’il s’applique à brouiller l’eau pour prendre le poisson.
C’est ainsi qu’à propos d’un article paru dans la Lanterne, dans lequel l’auteur se disait le défenseur de la liberté économique, un rédacteur de la Réforme économique, revue protectionniste, s’exprime ainsi :
« Qu’est-ce donc que cette liberté que défend la Lanterne ? Est-ce la liberté d’avoir les mains liées, ce qui est le propre de ce régime des traités que défendent les libre-échangistes ? C’est justement pour posséder cette liberté que la France a renoncé au système des traités de commerce ».
Voilà, n’est-il pas vrai, qui est tout à fait admirable !
La Réforme économique a pour directeur un lieutenant de M. J. Méline, M. Domergue, l’auteur d un livre intitulé la Révolution économique, dans lequel la liberté est traitée de haut en bas et dont le dernier chapitre contient, comme conclusion, cette phrase significative.
« Il faut qu’une idée, SUPÉRIEURE À CELLE DE LIBERTÉ, l’idée de justice, préside au 1789 économique dont la France a besoin ».
Or, c’est dans cette revue, faite pour combattre le libre-échange, c’est-à-dire la liberté économique, qu’on nous dit, sans rire, que la soi-disant protection est la vraie liberté économique !!
Remarquez l’équivoque grossière grâce à laquelle on espère tromper le public.
Le régime des traités de commerce, qu’on vient de remplacer par des tarifs protecteurs, consistait dans un système de contrats internationaux réglant les rapports du commerce et dans lesquels on s’engageait réciproquement à ne pas hausser les tarifs convenus. C’est ce système que l’auteur de l’article confond volontairement avec le libre-échange et qu’il appelle un système de mains liées.
Ce sophiste, en fait d’indépendance et de liberté, ne connaît que l’indépendance et la liberté… des sauvages.
D’après lui, toutes les fois que l’on fait un contrat, une convention quelconque, on aliène sa liberté, en sorte que le régime des contrats, qui caractérise la civilisation moderne, est un régime de servitude, de despotisme !
D’ailleurs, le régime des traités de commerce ne se confond nullement avec la liberté économique, avec le libre-échange, et nos adversaires le savent bien, puisqu’un des défenseurs les plus autorisés du libre-échange au Parlement, M. Léon Say, est opposé au système des traités ; c’est donc une confusion voulue que celle dans laquelle tombe l’auteur de l’article.
La liberté économique, la vraie liberté économique, consiste dans le droit, pour tout citoyen, d’acheter au meilleur marché et de vendre le plus cher possible ; la soi-disant protection restreint ce droit en établissant à la douane une barrière de tarifs pour limiter les importations, organiser sur le marché la disette, et, par suite, la cherté.
Taxes de protection signifient donc taxes de renchérissement, et, par conséquent, pour apprécier les effets de ce régime, ce n’est pas à la frontière qu’il faut regarder, puisque les tarifs en barrent l’entrée, le plus possible, mais sur le marché national, où se vendent les produits protégés.
C’est là, sur ce marché, que la masse du public, les consommateurs des produits protégés, sont dépouillés de leur liberté d’acheter et par suite de leurs richesses, par le renchérissement artificiel des produits ; c’est là que le peuple protégé est placé sous le régime des mains liées.
Et voilà ce que l’écrivain de la Réforme appelle la vraie liberté économique !
XXX.
« La nationalisation de la diète » [X.] (20 juillet 1892).
M. le docteur Albert Viger est un médecin de Châteauneuf-sur-Loire (Loiret), que ses concitoyens ont envoyé, en 1885, à la Chambre des députés, et dont ils ont renouvelé, en 1889, le mandat législatif.
L’honorable docteur, qui est un antiquaire distingué, s’est épris du vieux système de traitement des malades par la diète, et il a restauré, dans le Loiret, cet ancien régime médical.
Devenu député, par suite d’une illusion d’optique facile à comprendre, ses études spéciales l’ont porté à généraliser son système médical. C’est ainsi qu’il en est venu à appliquer à la France entière, en sa qualité de législateur, au corps social, en un mot, le vieux traitement diététique qu’il appliquait précédemment au corps humain, dans la personne de ses malades.
La diète, voilà le régime économique de M. le docteur Viger, lequel, transformant la France en un vaste hôpital, s’imagine, de la meilleure foi du monde, que tous les Français sont des infirmes, des malades auxquels son merveilleux traitement va restituer la vigueur et la santé !
Qu’on ne nous accuse pas d’exagération ; nous avons, pour établir notre preuve, l’attestation expresse, formelle, de l’honorable docteur lui-même.
Dans un discours qu’il a prononcé à la Chambre des députés, le 2 juin 1890, en qualité de rapporteur de la taxe de 3 fr. sur les maïs, M. Viger a dit textuellement ceci :
« On prétend que la protection ne sert à rien, vous pouvez cependant en constater les effets ; depuis le droit de 70 fr. contre les alcools étrangers, il n’en entre plus, ou du moins il n’en entre qu’une quantité infinitésimale. »
Quoi de plus formel ?
À ceux qui allèguent l’inutilité de la protection, M. Viger répond : « Vous voyez ses effets : nous avons protégé les alcools par un droit de 70 fr., depuis lors, il n’entre plus d’alcools étrangers ».
Conséquence, il y a moins d’alcools sur le marché, et les fabricants nationaux, grâce à cette moindre quantité, peuvent vendre leurs alcools plus cher.
Voilà comment procède la protection : de l’aveu même de M. Viger, elle organise la disette en vue de la cherté.
C’est un procédé imité de la nature, quand elle produit un fléau destructeur ; cette année, par exemple, la sécheresse extrême a causé la disette des foins, et, par suite, leur renchérissement, ce qui fait que les bestiaux seront soumis au régime du rationnement de la diète.
M. le docteur Viger, partant du même principe, a réussi à persuader à ses collègues de la majorité, qu’il fallait organiser la disette systématique de tous les produits agricoles et industriels en vue d’augmenter les profits des producteurs, mettant ainsi au rationnement et à la diète la masse des consommateurs nationaux.
Fer, houille, tissus de toute sorte, machines agricoles et autres, blé, pain, viande, beurre, fromages, poissons frais et salés, vins, alcools, tout est protégé, c’est-à-dire tout est rationné ; il n’est pas jusqu’aux tripes nationales qui ne soient protégées, et c’est sans doute à M. le docteur Viger que nous devons cette dernière et si précieuse espèce de protection.
Le projet du gouvernement, en effet, avait oublié de mentionner les tripes : heureusement la Commission veillait ; grâce à elle, la lacune fut comblée, et il n’est pas téméraire de penser que c’est M. le docteur Viger qui, par suite de ses connaissances spéciales, a remarqué cet oubli grave et l’а réparé en faisant protéger également les tripes nationales !
Voilà le traitement économique que M. Viger et ses amis ont appliqué à la France, et j’avais raison de dire, apparemment, en prenant les propres déclarations de l’honorable médecin du Loiret, que c’est un traitement diététique et que, grâce à ce nouvel ancien régime, les Français sont mis littéralement au régime de la diète forcée.
Oui, de l’aveu même de M. Viger, de par les droits protecteurs, il y a en France moins de fer, de houille, de matières, de tissus de tous genres, moins de blé, moins de pain, moins de viande, moins de beurre, moins de fromage, moins de poissons frais et salés, moins de vin, moins d’alcool, moins de tripes, moins, en un mot, de tous produits agricoles et industriels, que sous un régime de libre-échange !
Voilà comment ce médecin, épris de l’antique et des vieilleries de toute sorte, a traité le corps social, et, ce qui dépasse les bornes des illusions permises, cet excellent docteur s’imagine qu’il a, par cette nationalisation de la diète, par ce moyen en sens inverse de l’Évangile, procédant non par la multiplication, mais par la soustraction des pains et de toute sorte de produits utiles, développé la richesse nationale et préparé le bonheur des Français !
X.
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