Protection efficace de la viticulture nationale

Ernest Martineau, « Protection efficace de la viticulture nationale » (Le Courrier de La Rochelle, 21 mai 1905).


Protection efficace de la viticulture nationale

Monsieur le Directeur,

Le Syndicat des négociants en vins et spiritueux de la Charente-Inférieure, consulté par la Chambre de commerce de La Rochelle, au sujet de l’arrangement commercial projeté entre la France et la Russie, demande que les arrangements à intervenir facilitent l’exportation des cognacs et des vins en Russie, et la Chambre de commerce, justement soucieuse des intérêts de nos viticulteurs et négociants, vient de transmettre le vœu en l’appuyant à notre compatriote M. Lauraine, le distingué député de Saintes, chargé d’une mission officielle en vue de cet arrangement.

Certes, nous n’avons aucun doute sur le zèle et l’habileté de M. Lauraine, nous savons que les intérêts de nos producteurs viticoles seront bien défendus, mais nous ferons remarquer que ce n’est pas la première fois que des démarches sont faites dans le même sens, près du gouvernement ami de la Russie, et que jusqu’à ce jour, ces démarches sont demeurées sans résultat.

Déjà, à plusieurs reprises, notre ministre des affaires étrangères, M. Delcassé, sollicité d’intervenir pour demander une réduction de la taxe prohibitive qui ferme l’entrée du marché russe à nos cognacs et à nos vins, a mis en jeu l’action diplomatique et, à aucun moment, cette action n’a pu aboutir.

Pourquoi ces échecs successifs de notre diplomatie près du gouvernement de la nation alliée et amie ? Il est intéressant de le rechercher.

L’action diplomatique a échoué parce que, à chaque fois qu’on a agi, elle s’est heurtée à l’objection suivante.

L’ambassadeur de Russie a fait une réponse qu’il était facile de prévoir :

« Vous demandez à mon gouvernement, a-t-il dit, d’abaisser la barrière qui protège la Russie contre les cognacs et les vins de France, mais, de votre côté, vous maintenez la barrière protectrice qui chasse du marché français les blés, lins et chanvres de la Baltique et autres produits agricoles de la Russie.

De deux choses l’une : ou vous croyez qu’un peuple a intérêt à se protéger contre la concurrence des produits étrangers, et alors, comment vous, qui parlez au nom de la nation alliée et amie, pouvez-vous demander au gouvernement de la Russie de consentir un abaissement des barrières qui serait une duperie et porterait atteinte à sa richesse, à son travail national ; ou, au contraire, vous considérez cet abaissement de tarif comme une mesure bonne et utile, et alors pourquoi maintenez-vous la barrière de vos tarifs contre nos produits agricoles russes ? »

Voilà l’objection, et on comprend qu’à un dilemme ainsi formulé il n’y a pas de réplique possible.

Voyez-vous comment nos protectionnistes nous font jouer un rôle bizarre et piteux, comment ils préparent, à moins de concessions réciproques, un échec nouveau à nos négociateurs ?

Le seul moyen d’aboutir, c’est de se placer sur le terrain du fait nouveau avoué par nos dirigeants protectionnistes, MM. Le marquis de Vogüé, président des Agriculteurs de France, et Méline.

Que nos négociateurs se placent sur ce terrain sûr et solide, qu’ils disent et déclarent au gouvernement russe que tous les marchés sont confondus, suivant l’expression du président des Agriculteurs de France, que désormais les producteurs agricoles et autres de chaque nation sont en concurrence avec leurs rivaux du monde, sur le marché international.

Partant de là, loin de vouloir maintenir une barrière de tarifs désormais inutile, surannée, puisqu’il n’y a plus de marché national à protéger, que nos négociateurs déclarent que, dans l’intérêt bien entendu de nos producteurs, pour les protéger efficacement sur ce marché nouveau, nous sommes résolus, après avoir pris conseil de M. Méline, à supprimer comme dangereuse la barrière des tarifs protectionnistes, pour permettre à nos producteurs de produire et, par suite, de vendre au meilleur marché.

Lorsque le gouvernement protectionniste de nos amis de Russie aura connaissance de ce fait nouveau, auquel il est préparé d’ailleurs par son adhésion au projet d’Institut agricole international du roi d’Italie ; lorsque nos négociateurs lui auront signalé l’avis si judicieux de M. Méline, à savoir que des producteurs protégés ne peuvent pas soutenir la concurrence de leurs rivaux des zones franches, des pays libres, toutes les difficultés disparaîtront.

Le gouvernement russe n’ayant plus d’objections à nous faire, apercevant, de par l’autorité de M. Méline, l’absurdité et le danger d’une barrière de tarifs de renchérissement sous le régime nouveau du marché universel, international, ce gouvernement de la nation amie imitera notre exemple si sage, il abattra sa barrière des tarifs et nos cognacs et nos vins pourront désormais pénétrer sur ce vaste marché, pour le plus grand bien des deux nations.

Veuillez agréer, Monsieur le directeur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

Ernest MARTINEAU.

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