Ernest Martineau, « L’erreur fondamentale de M. Méline » (La Nouvelle Revue, 1891, Tome 73).
L’ERREUR FONDAMENTALE DE M. MÉLINE
C’est au nom du travail national, pour le protéger, pour le défendre, par un protectorat vigilant et sage contre la concurrence envahissante et ruineuse des produits similaires de l’étranger, que M. Méline et, à sa suite, la majorité de la Chambre des députés viennent de voter des taxes restrictives en vue de faire des tarifs de douane une barrière destinée à repousser, dans une certaine mesure, le flot de l’invasion étrangère.
Maintenir, défendre, développer le travail national, tel est le programme de M. Méline, tel qu’il l’a formulé lui-même dans tous les discours qu’il a prononcés tant dans la Commission des douanes qu’à la Chambre des députés et, tout récemment, encore, aux Comices agricoles de Saint-Dié et de Remiremont dans les Vosges.
C’est ainsi que dans la séance de la Chambre des députés du 18 juillet dernier, séance de clôture de la discussion du tarif des douanes, répondant à M. Leydet, député libre-échangiste, M. Méline disait textuellement :
« Le discours de M. Leydet aura certainement de l’écho à l’étranger, car il présente avec force la défense du travail étranger contre le travail français… M. Leydet nous dit : Livrer le travail français à la concurrence étrangère… Nous avons répondu depuis longtemps que nous voulions défendre le travail français. »
La défense du travail français, du travail national menacé par la concurrence étrangère, telle est donc la base fondamentale du système protecteur, et, dans un livre publié sous le patronage de M. Méline, dans la Révolution économique de M. J. Domergue, la question est ainsi résumée :
« Notre système à nous est sans prétention : il repose tout entier sur cette idée très simple que la récolte née chez nous, que le produit fabriqué chez nous, contiennent à la fois des impôts, des revenus fonciers et des salaires, tandis qu’il n’y a rien de cela dans le produit étranger qui entre et se consomme. »
Il n’y a ni impôts, ni revenus fonciers, ni salaires dans le produit étranger qui entre et se consomme : voilà l’objection des adversaires de la liberté, l’objection fondamentale sur laquelle, comme le dit M. Domergue, repose tout entier leur système.
Cette objection est spécieuse, très spécieuse, reconnaissons-le : il faut bien qu’elle le soit pour qu’elle ait été accueillie par des hommes considérables, par des orateurs parlementaires des plus distingués qui appartiennent à la fraction libre-échangiste du Parlement : MM. Challemel-Lacour et Trarieux, du Sénat, MM. Raynal et Lockroy, à la Chambre des députés.
Au cours de la discussion, en effet, tant au Sénat qu’à la Chambre des députés, les orateurs que nous venons de citer, tout en proclamant hautement leurs préférences pour le libre-échange, ont déclaré qu’ils n’avaient pas sur ce point une doctrine absolue et que, dans certain cas, il pouvait y avoir lieu à une protection raisonnable du travail national : au cas où la concurrence étrangère était manifestement menaçante.
Il importe donc d’examiner avec la plus grande attention cette objection telle qu’elle a été formulée par M. Domergue d’accord avec M. Méline, pour savoir si elle est fondée.
Vous dites, monsieur Méline, qu’il n’y a ni impôts, ni revenus fonciers, ni salaires dans le produit étranger qui entre et se consomme. — En êtes-vous bien sûr ?
S’il était démontré, au contraire, que le produit étranger qui entre et se consomme est un produit qui se paie avec un produit du travail français équivalent, de telle sorte que tout produit étranger importé implique l’exportation d’un produit français de valeur égale, si cette démonstration était faite, votre système croulerait par la base.
S’il était, en outre, démontré que le système protecteur, par la cherté qu’il entraîne des matières premières, de l’outillage et des objets d’alimentation, exige pour chaque branche de la production nationale un nombre de capitaux plus considérable que sous le régime de la liberté, la preuve serait faite alors que non seulement la liberté des importations ne porte pas atteinte au travail national, mais que c’est votre système prétendu protecteur qui, loin de protéger et de développer le travail national, lui porte préjudice et le restreint.
C’est cette double démonstration que je me propose de faire ici et sur laquelle j’appelle, à raison de son importance, l’attention bienveillante des lecteurs de la Nouvelle Revue.
C’est le sort d’une liberté, d’une liberté aussi précieuse que les autres, j’ajoute d’une liberté qui intéresse particulièrement les masses de notre démocratie laborieuse, c’est, dis-je, le sort de la liberté économique qui est en jeu ; à un point de vue plus large et plus étendu, c’est la question sociale qui est engagée en cette matière. On voit ainsi combien il importe de peser la valeur des arguments apportés dans la discussion.
Je vais mettre la démonstration dans un exemple, et j’emprunte cet exemple à l’importation du maïs étranger.
M. Méline a fait voter, l’an dernier, par la majorité du Parlement, une taxe protectrice de 3 francs sur le maïs, sous prétexte que l’invasion croissante des maïs étrangers portait atteinte au travail national ; voyons si cette opinion est fondée.
Supposons que dans le port de Bordeaux arrive une cargaison de maïs valant 100 000 francs.
Ce maïs se vend 100 000 francs sur le marché : qu’est-ce que cela veut dire ?
Cela veut dire qu’il s’échange contre une valeur équivalente, une contre-valeur de 100 000 francs.
En quoi consiste cette contre-valeur ? Deux hypothèses sont possibles : ou bien il y a un fret de retour, consistant en huiles, vins, etc., ou le capitaine de navire retourne à vide, sur lest.
Au premier cas, au cas où il y a une cargaison de retour, pas de difficulté possible : ici, incontestablement, le travail national n’a reçu aucune atteinte, puisque 100 000 francs de maïs, travail étranger, se sont échangés contre 100 000 francs en vins ou en huiles, travail national.
Reste la seconde hypothèse, le retour sur lest, le paiement en monnaie.
C’est ici que triomphent nos adversaires se plaignant de ce tribut payé à l’étranger et de l’appauvrissement du pays par l’exportation de notre or.
Doléances sans raison, fruits d’une ignorance rare du rôle de la monnaie dans la société économique.
Dans ce second cas, comme dans le premier, je dis que le paiement est fait avec du travail national.
Qu’est-ce que la monnaie, en effet, sinon une valeur intermédiaire destinée à faciliter les échanges ?
La société étant construite sur le principe de la division du travail, de la séparation des professions et des métiers, l’échange des travaux, des services, en découle par une suite nécessaire.
De là l’invention de la monnaie, d’une valeur intermédiaire, acceptée par tout le monde, et devant servir à faciliter les échanges.
Payer avec de l’argent, c’est donc payer avec du travail ; l’argent est, d’ailleurs, lui-même un produit étranger que nous n’avons pu acquérir qu’en échange de produits du travail national.
Par exemple, telle maison de Bordeaux a acheté la cargaison de maïs et l’a payée en argent ; il est clair qu’elle n’a pu obtenir cet argent qu’en échange de produits, de services, estimés 100 000 francs.
En réalité, les échanges se font valeurs contre valeurs, les échanges internationaux comme les autres, et il est aussi ridicule de se plaindre de l’exportation de notre or comme d’un tribut payé, que si l’on se plaignait d’un commerçant de Rouen de payer tribut à la Gironde en achetant des vins de Bordeaux et en les payant en or.
Nous mettons M. Méline au défi de signaler l’ombre d’une différence entre les échanges internationaux et les échanges qui se font de département à département et de commune à commune.
Le système de M. Méline se rattache manifestement à la doctrine des alchimistes du Moyen-âge, des chercheurs de la pierre philosophale. En remontant plus haut, et en excluant, bien entendu, de notre comparaison les légendaires oreilles du roi Midas, nous pouvons dire que l’honorable rapporteur général risque de passer pour un disciple dudit roi. On sait que le roi Midas, de légendaire mémoire, croyait que l’or était la richesse par excellence ; aussi avait-il demandé aux dieux de lui accorder le don de transformer tout en or.
Ce don précieux obtenu, le monarque ne se sentit pas de joie : mais, hélas ! le moment du repas arrivé, les mets qu’il touchait se transformaient en or, et l’on comprend la déception de ce roi que son ignorance sur la vraie nature des richesses destinait à mourir de faim sur des tas d’or, si les dieux bienveillants ne lui avaient retiré ce fatal présent.
Tel, M. Méline, s’imaginant que l’or est la richesse exclusive, nous fait, avec sa fameuse balance du commerce, les calculs les plus fantastiques.
À cet égard, il y a, dans l’avant-propos de la quatrième édition de la Révolution économique, un passage qui mérite d’être cité : il s’agit d’un vieux document que, d’accord avec M. Méline, M. Domergue a extrait des archives du XVe siècle et qui porte pour titre : Le débat des hérauts d’armes de France et d’Angleterre.
L’auteur fait dire au héraut d’Angleterre :
« Il y a une ordonnance ancienne en Angleterre que jamès les marchands ne emportent en estranger pays ne or ne argent hors dudit royaume, mais peuvent emporter des marchandises… lesquelles ils vendent à or et argent et l’apportent en leurs maisons et en leur royaume et ainsi soubtivement tirent et emportent en leurs maisons et royaumes l’argent des pays voisins… Si ce n’est pas merveille s’il y a grand richesse en Angleterre d’or et d’argent, car l’on en apporte toujours et on n’en laisse point emporter. »
MM. Méline et Domergue appellent cette vieillerie un trait de mœurs commerciales D’UN PROTECTIONNISME VRAIMENT INGÉNIEUX.
Appeler cela un trait de mœurs d’un ingénieux protectionnisme, c’est être bien dur pour ce pauvre système protectionniste, et ces messieurs voudraient l’écraser sous le ridicule qu’ils ne s’y prendraient pas autrement.
La fonction de la monnaie bien comprise, nous nous dégageons de ces puérilités et nous arrivons à cette conclusion que dans toutes les hypothèses, même au cas d’un paiement en monnaie, le travail étranger est payé avec du travail national.
Ainsi s’écroule par la base cet ingénieux système protectionniste qui est uniquement fondé sur une grosse erreur économique, sur l’ignorance du véritable rôle de la monnaie.
L’idée qu’il faut bien mettre en relief, c’est que la société est constituée sur ce principe : les services s’échangent contre des services.
Les échanges avec l’étranger ne peuvent donc pas nuire au travail national, puisque toute importation d’un produit étranger entraîne l’exportation d’un produit équivalent du travail national pour le payer.
Ainsi le produit importé, étranger par son origine, devient national à partir du moment où il a été payé avec du travail national : ce paiement une fois fait, il est donc vrai de dire que tout produit importé contient des impôts, des salaires et des profits tout aussi bien que les produits d’origine nationale.
Mais ce n’est pas tout : non seulement la liberté des importations ne peut pas nuire au travail national, mais c’est le régime de la protection qui, en même temps qu’il restreint les échanges, restreint et amoindrit le travail national.
Pour le comprendre, il suffit de se faire une idée exacte de la protection douanière ; M. Méline l’a très bien exposée lorsqu’il a dit, dans son discours à la Chambre des députés du 9 juin 1890 :
« Si vous protégez l’une, vous atteignez forcément les autres. »
C’est-à-dire que, par exemple, dans le cas de la taxe protectrice de 5 francs sur les blés, le prix de vente est renchéri de 5 francs, et ce sont les autres, les consommateurs de blé qui supportent le renchérissement au profit des producteurs.
La protection peut donc être définie : l’argent des autres ; d’où il suit que tous les produits protégés sont renchéris en sorte que dans chaque branche de la production nationale agricole, commerciale ou industrielle, les matières premières, les instruments de travail et les objets d’alimentation sont grevés d’une taxe de renchérissement.
Dès lors, il est nécessaire d’employer une plus grande somme de capitaux dans un pays protégé que dans un pays libre pour les frais de premier établissement et pour le fonctionnement de toute entreprise quelconque : il est clair, par suite, que le nombre des entreprises de toute sorte est plus considérable sous le régime de la liberté que sous le régime de renchérissement systématique soi-disant protecteur, à cause du gaspillage de capitaux que ce dernier entraîne forcément.
Chose étrange ! M. Méline est vaincu par la victoire même de son principe : c’est au nom du travail national, pour le protéger et le développer, qu’il demande des restrictions et des taxes douanières, et il est démontré à cette heure que ces barrières de douane qui restreignent les échanges restreignent en même temps le travail, en sorte que la liberté seule protège efficacement le travail national.
La liberté sort donc victorieuse de cette discussion, et c’est en vain que M. Méline prétendait naguère, au banquet du Comice agricole de Remiremont, qu’il avait cent fois réfuté les arguments des libre-échangistes : jamais M. Méline n’a discuté une seule fois cette argumentation et nous sommes persuadé qu’il n’essaiera pas de la discuter.
M. Méline s’est lamentablement trompé sur ce grave sujet, et il est facile de dégager les causes de son erreur.
M. Méline, pour apprécier les effets de la concurrence étrangère sur le travail national, s’est borné à examiner l’action de la concurrence sur les producteurs similaires que contrarie cette concurrence tant maudite ; il a négligé d’aller jusqu’au consommateur.
Par un aveuglement étrange, il n’a pas vu ce qui crève les yeux, à savoir que les professions et les métiers sont divisés, en sorte que le phénomène économique entier, total, qui comprend à la fois la production et la consommation, ne s’accomplit pas dans le même individu, puisque chacun travaillant pour les autres produit ce qu’il ne consomme pas et consomme ce qu’il n’a pas produit.
Voilà, l’origine de l’erreur fondamentale de M. Méline : il a brisé, scindé le phénomène économique, il a regardé uniquement le côté du producteur, oubliant systématiquement les intérêts des hommes en tant que consommateurs.
De là le système restrictif, les taxes et les barrières de douanes : pour faire triompher la liberté, il nous a suffi de compléter l’examen, de prendre le phénomène économique en son entier, et d’apprécier la concurrence étrangère dans ses effets sur les producteurs et sur le grand public consommateur.
Concluons : la liberté des importations ne peut jamais nuire au travail national, puisque tout produit étranger qui entre implique forcément un produit équivalent du travail national qui sort pour le payer.
Ce qui nuit au travail national, c’est le système de restrictions et de taxes soi-disant protecteur, puisqu’il gaspille les capitaux et réduit le nombre des entreprises de toute sorte.
Au nom de la protection du travail national et pour le protéger efficacement, il faut donc abolir la soi-disant protection chère à M. Méline.
E. MARTINEAU.
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