On ne doit d’impôt qu’à l’État

Ernest Martineau. On ne doit d’impôt qu’à l’État (Annales économiques, 5 juin 1890).


ON NE DOIT D’IMPÔT QU’À L’ÉTAT

AUX CONTRIBUABLES DE FRANCE.

C’est à eux, avant tout, que j’adresse cet article : C’est à mes concitoyens, à tous mes concitoyens, en tant que débiteurs de l’impôt, que je viens recommander, m’adressant à leur attention intéressée et vigilante, d’avoir toujours présente à l’esprit cette idée :

Nous ne devons d’impôt qu’à l’État.

L’impôt n’est dû qu’à l’État : c’est le principe sauveur — car ce sont les principes, non les hommes, les prétendus hommes providentiels, qui sauvent les sociétés — c’est le fécond et salutaire principe qui est le plus efficace remède à la crise économique actuelle ; l’élément de solution par excellence du grave et redoutable problème posé devant cette fin de siècle, le problème social.

« Mais quoi ! dira-t-on, un tel principe a-t-il besoin d’être rappelé aux contribuables, et n’est-ce pas avec l’autorité irrésistible de l’évidence qu’il s’impose, en sorte qu’il n’est nullement nécessaire d’en faire la démonstration, étant ce qu’on appelle, en Angleterre, un truisme, et, en France, un des axiomes de notre droit public ».

Certes, il y a du vrai, beaucoup de vrai, dans cette observation ; il est certain, par exemple, qu’en ce qui concerne le principe lui-même, il n’y a jamais eu, il ne pouvait pas y avoir de controverse sérieuse.

Les publicistes, les économistes qui ont traité la question de l’impôt, ne sont pas toujours d’accord au sujet de sa nature et de ses origines. C’est ainsi notamment qu’à propos de l’impôt foncier, une controverse grave existe sur son origine, et il y a des économistes distingués, entre autres M. Courcelle-Seneuil, qui soutiennent que l’État prélève cet impôt en vertu d’un droit de copropriété, à titre de copropriétaire du sol.

Mais, si on controverse certaines parties de la théorie de l’impôt, il n’y a jamais eu de discussion sur le principe qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État.

Là-dessus, tout le monde est d’accord, et si les jurisconsultes qui ont écrit sur le droit constitutionnel et administratif ont longuement traité la question de l’État créancier des impôts, ils ont tous posé en principe que les contribuables ne doivent l’impôt qu’à l’État.

L’impôt, en effet, n’est et ne peut être que le prix d’un service public : envisagé ainsi il échappe à toute critique, quant à sa légitimité.

La société économique repose sur l’échange des services, sur ce principe que les hommes échangent les fruits de leurs travaux et se rendent des services réciproques.

Une certaine catégorie de ces services, correspondant à des besoins universels, prend le nom de services publics : défense extérieure, justice, travaux publics, etc. ; les citoyens qui se livrent aux travaux de nature à satisfaire les besoins de ce genre, travaillent donc pour le public, et dès lors, il est juste que le public, de son côté, travaille pour eux et rémunère leurs services ; or le mode de rémunération de ces services prend le nom d’impôt.

Donc, quand un contribuable paie l’impôt à l’État, aux fonctionnaires publics, il paie ce qu’il doit à son légitime créancier : recevant un service, il doit rendre un service en échange.

Mais quand un particulier, une classe de la nation quelconque, la classe agricole, industrielle ou commerçante, vient réclamer, sous quelque prétexte que ce soit, une redevance à titre d’impôt, sa prétention est inadmissible ; nous tous, contribuables, nous avons le droit de faire cette réponse écrasante, sans réplique :

« Vous êtes demandeurs, prouvez le fondement de votre créance : or, cette preuve, il vous est impossible de la faire ; pour réclamer le prix d’un service, il faut établir qu’on a rendu un service à son débiteur prétendu : or, vous ne nous avez rendu aucun service ».

C’est sur ce fondement que les droits féodaux ont été abolis par la Révolution : l’injustice de ces prétendus droits était si évidente ; c’était si bien la conquête, c’est-à-dire la force brutale, qui les avait établis, que les privilégiés eux-mêmes, les seigneurs féodaux, y ont spontanément renoncé, et dans la nuit du 4 août — nuit immortelle — ils en ont fait le sacrifice sur l’autel de la patrie.

La force ayant passé du côté de la nation, les privilèges féodaux, qui ne se soutenaient que par la force, ont été définitivement détruits.

Donc il est impossible qu’une contestation sérieuse s’élève quant à ce principe : L’impôt n’est dû qu’à l’État.

Et cependant, ce principe certain, indiscutable, est peut-être le plus méconnu de tous ; à chaque instant il est violé, et, ce qui est le plus grave, violé par ceux-là mêmes qui ont mission de le garantir et de le protéger.

Ce principe en effet est une des règles essentielles de notre droit public, puisqu’il détermine les rapports de l’État avec les citoyens ; il est ainsi virtuellement et nécessairement inscrit dans la Constitution, et la garde de la Constitution est confiée aux pouvoirs publics et particulièrement au Sénat et à la Chambre des députés qui, dans leur ensemble, constituent le pouvoir législatif.

Or, il existe dans notre législation une quantité considérable de lois qui violent de la manière la plus formelle, la plus évidente, cette règle si formelle et si évidente pourtant : L’impôt n’est dû qu’à l’État.

Contribuables, prenez-y garde, car, je vous en avertis, la liste n’est pas close, de ces lois qui prennent dans votre bourse de l’argent pour ne payer aucun service public, et c’est à cette heure surtout qu’il faut veiller, car il se prépare dans l’arsenal où se fabriquent des lois toute une série de projets attentatoires à la Constitution, à cette règle constitutionnelle, protectrice de votre bourse :

ON NE DOIT D’IMPÔT QU’À L’ÉTAT.

Il y a, en effet, à la Chambre des députés, une grande commission de cinquante-cinq membres, dite commission des douanes, commission qui a été nommée dans un esprit manifestement opposé à la liberté des échanges. Le choix pour la présidence, de l’honorable M. Méline, l’atteste suffisamment ; or, les projets de loi que prépare cette commission, dans un but de soi-disant protection, violent manifestement le principe protecteur des contribuables :

On ne doit d’impôt qu’à l’État.

Qu’est-ce, en effet, que la protection ? Interrogeons là-dessus ses théoriciens ; ils nous répondent :

Le droit de douane protecteur est fait pour le producteur — (page 47, 3e édition du livre La Révolution économique de l’écrivain protectionniste J. Domergue : ouvrage précédé d’une préface de M. Méline) ; c’est pour le producteur que ces droits ont été institués, c’est une œuvre de défense nationale contre l’invasion des produits étrangers en vue d’empêcher l’avilissement des prix et d’assurer la vente des produits protégés à un prix rémunérateur.

Renchérir les prix en diminuant les produits sur le marché, tel est donc le but du système soi-disant protecteur. Or, qui subit ce renchérissement ? le consommateur du produit protégé, obligé de payer plus cher sous ce régime que sous un régime de liberté.

Par exemple, les filateurs de coton sont protégés par des droits variant, suivant la grosseur des fils, de 18 fr. 50 à 372 francs les 100 kg, cela veut dire que les consommateurs sont obligés de subir une surélévation de prix dans une proportion qui est au moins de 25 à 30%.

Le surplus de prix résultant de ce renchérissement artificiel constitue donc, au préjudice des consommateurs, un véritable impôt, dont le produit, de l’aveu même de MM. Méline et Domergue — la douane fonctionnant dans l’intérêt des producteurs — va grossir le trésor particulier des producteurs protégés.

Dès lors, n’est-il pas clair comme le jour, que, sous prétexte de protection, de telles lois violent formellement ce principe constitutionnel protecteur de la bourse des contribuables :

L’impôt n’est dû qu’à l’État.

Et ce qui aggrave cette violation, c’est qu’elle est perpétrée avec la complicité des pouvoirs publics, gardiens et protecteurs de la Constitution.

Certes, loin de nous la pensée d’accuser les législateurs qui ont voté successivement les lois de protection douanière d’avoir perpétré sciemment une pareille violation de la Constitution.

Les questions économiques sont malheureusement trop ignorées pour que les législateurs protectionnistes aient conscience de la gravité de leur vote en ces matières ; mais la nature des choses est indépendante de l’intention des législateurs, et l’injustice, commise au détriment de l’intérêt général représenté par les consommateurs, n’en subsiste pas moins, aggravée du danger résultant de la violation de la Constitution.

Deux questions se posent en effet, dans cet ordre d’idées :

1° Le législateur a-t-il le droit de mettre l’injustice dans les lois ?

2° Gardien de la Constitution, a-t-il le droit de violer cette même Constitution ?

Poser ces questions, c’est les résoudre, et nous ne ferons pas à nos lecteurs l’injure d’insister.

Donc il y a, pour les pouvoirs publics, impossibilité absolue de décréter, de voter des lois de soi-disant protection.

Vainement invoquerait-on la souveraineté du suffrage universel, et le mandat donné par les électeurs à leurs représentants de voter des lois de protection.

À l’impossible nul n’est tenu.

Si les électeurs demandaient la lune à leurs députés, ceux-ci seraient-ils tenus de la leur donner ?

Il s’agit, il est vrai, dans cet exemple, d’une impossibilité d’ordre physique ; tandis que, dans le cas de la protection, c’est une impossibilité d’ordre moral et juridique ; mais, de quelqu’ordre qu’elle soit, il y a toujours impossibilité.

Qu’on y réfléchisse bien d’ailleurs ; un mandataire ne saurait avoir plus de droits que son mandant, et si, comme nous l’avons prouvé, l’impôt n’est dû qu’à l’État, il est clair que chaque électeur, n’ayant pas le droit de forcer directement les consommateurs de ses produits à lui payer un impôt sous forme de renchérissement de prix, ne saurait indirectement les y contraindre au moyen des votes législatifs de ses mandataires.

Il n’y a pas de droit contre le droit et si c’est une injustice de payer un impôt à un particulier ou à une classe de producteurs, les lois qui consacrent une telle injustice ne font que décréter une injustice légale.

C’est un député qui le dit dans un article du journal l’Estafette — journal protectionniste — en date du 9 mai dernier (article de M. H. Audiffred, membre de la Commission des retraites pour la vieillesse) :

« Le Parlement n’a pas le pouvoir de faire du jour la nuit, et les lois qu’il vote deviennent inutiles ou nuisibles si, au lieu de régler les rapports naturels des choses, ELLES INTRODUISENT PARTOUT L’INGÉRENCE DE L’ÉTAT. »

On ne saurait mieux dire, et si notre démonstration subsiste, s’il est vrai que l’impôt n’est dû qu’à l’État, l’ingérence de l’État représenté par le Parlement en vue de voter des lois qui changent les rapports naturels des choses en mettant dans la loi l’injustice, est essentiellement nuisible aux intérêts généraux d’abord, qu’elle sacrifie à des intérêts particuliers qui n’y ont aucun droit, et à l’État lui-même, qu’elles placent dans une situation révolutionnaire, puisque ces lois constituent une violation formelle de la Constitution.

Contribuables, réclamez du Parlement aide et protection pour votre bourse ;

Au nom de la Constitution dont il est le gardien suprême, demandez-lui de protéger ce principe constitutionnel :

L’IMPÔT N’EST DÛ QU’À L’ÉTAT

E. MARTINEAU
de la Société d’économie politique de Paris.

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