Ernest Martineau, Liberté, vérité et justice. Lettre au rédacteur, Le Mémorial des Deux-Sèvres, 19 septembre 1871.
À M. le Rédacteur du Mémorial des Deux-Sèvres.
Monsieur le rédacteur
Je viens de lire dans un des derniers numéros de votre journal une polémique intéressante relative à ce grand et redoutable problème qui se pose impérieusement devant notre siècle agité dont il est à la fois la grandeur et le tourment, et que la société a le devoir de résoudre sous peine de disparaître emportée dans la tempête : le problème social. Deux solutions y sont apportées, et certes la divergence est profonde entre les publicistes, l’un d’entre eux la demandant à la liberté, l’autre au despotisme, à l’infaillibilité d’un pontife. C’est assurément un douloureux sujet d’étonnement que les dissentiments graves qui existent entre les hommes de science sur ce point, et l’esprit humain se sent accablé sous le poids des solutions si diverses et si nombreuses qui en ont été proposées. Les énumérer, ce serait faire l’histoire du demi-siècle qui vient de s’écouler, et l’on est tenté de croire que la théorie du progrès n’est qu’une dérision amère quand en étudiant l’histoire de ces temps si tourmentés, de cette époque de discussion et de critique, on voit des novateurs audacieux, des demi-dieux mortels se parant du titre d’apôtres de l’humanité, d’instituteurs des peuples, scruter et saper les bases essentielles et nécessaires de l’ordre social, les charger d’anathèmes, les livrer en pâture à la risée publique, et faire table rase de toutes les institutions existantes avant de poser les fondements du nouvel édifice démocratique et social ; quand on voit les rêveurs du saint-simonisme et du fouriérisme attirer à eux les esprits ardents, les cœurs généreux épris d’un faux sentimentalisme ; quand, enfin, un publiciste célèbre entre tous, un des logiciens les plus vigoureux et les plus subtils de ce siècle ne craint pas de jeter à la face de la société son fameux cri de guerre : La propriété, c’est le vol ! et de proclamer son abolition comme le dernier mot de la science et de l’avenir ; quand le droit au travail, le droit au crédit, l’abolition du capital trouvent des théoriciens et des apôtres convaincus. En présence de ces luttes, de ces divisions de plus en plus profondes sur des questions si graves et qui intéressent à un si haut degré la société tout entière, l’esprit se sent envahi par un doute douloureux, la raison effrayée incline vers le scepticisme, et l’on se demande si le droit, la justice, la vérité ne sont que de vaines chimères, des mots pompeux sur lesquels les hommes sont appelés à se disputer éternellement, et qu’un Dieu jaloux a inventés pour faire le tourment de leur existence ; si enfin cette immortelle formule de la Révolution, cette sublime devise que notre chère République porte inscrite sur son noble et fier drapeau : Liberté, Égalité, Fraternité, pourra jamais trouver sa démonstration scientifique assise sur des bases indiscutables. Cette formule tant cherchée, c’est à la science économique qu’incombe la tâche de nous la fournir, et quand à la lueur de ce flambeau on cherche à pénétrer les causes de ces disputes, de ces divergences qui séparent les publicistes, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’elles découlent principalement des traditions classiques de l’antiquité grecque et romaine que le monopole injuste de l’État en matière d’enseignement a routinièrement conservées dans les écoles modernes ; de ces théories absolutistes qui, au-dessus de l’individu, font planer l’État comme maître absolu de la liberté et de la propriété des citoyens. Et il est aisé, pour tout esprit réfléchi, d’apercevoir et de comprendre que les Romains ne pouvaient creuser et approfondir les notions essentielles et philosophiques de la liberté, de l’égalité et de la propriété. Comment, en effet, leurs philosophes, leurs orateurs, leurs publicistes auraient-ils pu, sans ébranler et ruiner les bases mêmes de leur état social, analyser la notion intime de la liberté ? Comment une aristocratie de spoliateurs qui avaient fondé leurs moyens d’existence sur les rapines, le pillage systématique des peuples industrieux et le travail des esclaves, auraient-ils pu, sans se suicider et s’anéantir, définir scientifiquement la liberté et l’égalité ? Si les philosophes avaient dit que la liberté, c’est le développement indépendant des facultés humaines, que l’égalité consiste dans l’égalité des droits, quelle protestation vivante et perpétuelle, quelle contradiction monstrueuse entre la théorie et la pratique n’y eût-il pas eu au sein d’une société infectée de la plaie hideuse de l’esclavage ? Si, dans une société où l’industrie, les arts, le commerce étaient exercés par des esclaves, où le travail manuel était méprisé comme une œuvre servile, opus servile, un économiste avait creusé et approfondi la nature intime du droit de propriété, s’il était venu formuler scientifiquement le résultat de ses recherches et de ses veilles dans la définition suivante : la propriété est le droit pour tout homme de disposer librement de la valeur créée par son travail, quelle contradiction n’y eût-il pas eu entre une telle théorie et la pratique d’une société dans laquelle le fruit du travail de l’esclave était consommé par le maître et où le salaire était distribué à coups de fouet et de lanières de cuir ? Aussi la liberté. d’après la définition des jurisconsultes, c’est le droit de faire tout ce qui n’est pas défendu par la loi : naturalis facultas ejus quod cuique facere libet ; nisi quod vi aut jure prohibetur : la propriété, c’est le droit de disposer des choses dans les limites fixées par la loi : quatenus juris ratio patitur. Telles sont les théories des jurisconsultes de Rome en matière de liberté et de propriétés : c’est l’absolutisme de l’État, la toute-puissance du législateur érigée en principe, et la cause de ces aberrations doctrinales, nous venons de la découvrir dans l’organisation sociale de ces castes aristocratiques. Et ces théories funestes d’un peuple de conquérants, le monopole de l’État les a conservées dans l’enseignement moderne ; ces doctrines dangereuses, elles ont corrompu et infecté à leur source les sciences politiques et sociales, et quand les hommes de cette immortelle époque de 1789 ont balbutié les mots nouveaux de justice et de liberté, c’était chez eux le cri du cœur, l’instinct du génie, plutôt que la formule scientifique de leur esprit faussé par ces doctrines trompeuses dont ils avaient sucé avidement le lait empoisonné. Il nous serait facile en effet de montrer la définition romaine de la liberté reproduite par Montesquieu, dans son livre célèbre de l’Esprit des Lois, la définition romaine de la propriété reproduite par notre Code civil art 344, en ces termes : « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » ; faut-il s’étonner si ces systèmes d’un autre âge, transportés au sein de la société moderne, chez des peuples industrieux vivant du fruit de leur travail et non de conquêtes et de rapines, ont fait des hommes d’État qui s’en sont inspirés des contradictions vivantes, et si les divisions ont dû être ardentes et graves entre les publicistes ? Quant à nous, nous le disons avec une foi profonde, avec le calme et digne langage qui convient à quiconque est et se sait en possession de la vérité, la formule vraie de la politique, la solution du problème social a été dégagée et fixée par la science analytique, par l’observation expérimentale, et elle se résume dans ce principe scientifique : justice, en d’autres termes, respect des droits de liberté et de propriété. Et, à cet égard, qu’il nous soit permis de relever cette proposition que nous avons le regret de trouver dans la doctrine de M. Acollas : « La liberté et l’égalité ne sont que des principes relatifs », assertion étrange dont M. Mismer s’est emparé comme d’une arme contre la théorie de son adversaire, capable de la réduire à néant. Car, enfin, si la liberté et l’égalité ne sont pas des principes absolus, mais des vérités relatives, la conséquence à tirer de là est que la discussion est impossible ; car pour discuter, apparemment, il faut des principes, et il n’y a pas de principes, en dehors de la science, et il ne saurait y avoir de science de ce qui passe, de l’accidentel ; pour la science, il faut la condition du toujours, a dit Aristote. Et si ce scepticisme désolant était le dernier mot de la connaissance humaine, s’il était vrai qu’il n’y a dans les choses de l’ordre politique que des phénomènes contingents et variables, s’il en était ainsi, l’homme n’aurait plus qu’à jeter au vent les cendres de sa raison inutile et funeste, arracher de son cœur les aspirations idéales qui l’agitent et l’entraînent et s’abîmer avec Pascal dans un désespoir amer et sans issue.
Mais, grâce à Dieu, il n’en est pas ainsi : et celui qui a réglé l’équilibre du monde matériel par les admirables lois de la physique, a su tracer aussi à sa créature de prédilection des lois invariables pour gouverner le monde moral, et il en a marqué l’empreinte en caractères ineffaçables dans cet instrument incomparable qui est la raison. Et c’est à cette même raison que nous allons demander la démonstration de notre thèse qui se résume tout entière dans cette formule simple et nette : Justice ; nous nous attacherons sévèrement à l’analyse et à l’observation des faits, nous croyons devoir reléguer les abstractions et les hypothèses à priori dans le domaine de cette folle et capricieuse déesse qui est l’imagination ; nous sommes de ceux qui pensent que les principes vrais de la science dérivent de la nature des choses, de l’observation sévère et scrupuleuse des faits sociaux. Or, en portant le flambeau de l’analyse dans l’examen de ces phénomènes, il nous semble devoir en dégager cette vérité primordiale que l’état social est inhérent à la nature même de l’homme, et que ce prétendu état de nature tant vanté par les philosophes du siècle dernier n’est qu’une chimère de leur esprit abusé, d’où il faut induire que le contrat social qui aurait institué les sociétés humaines n’est qu’une utopie échappée du cerveau d’un rêveur de génie. Ce point mis en lumière, et la science dégagée de ces fausses idées de pacte social, de contrat primitif, d’aliénation de je ne sais quelle portion de liberté naturelle et illimitée — notions si dangereuses et pourtant si souvent répétées dans les discussions politiques —, examinons ce qu’est, ce que peut être rationnellement le gouvernement institué pour régir cette société naturelle ; car, à la différence de la société, les gouvernements sont d’institution positive et humaine, et les antiques formules du droit divin et théocratique ne sauraient avoir une place légitime dans le domaine de la science. Donc la société est et se maintient en équilibre par le libre jeu des lois sociales inhérentes à sa nature, jusqu’au jour néfaste où cet ordre est troublé par l’action injuste et oppressive de cet agent libre et partant susceptible d’erreur et de vices, qui est l’homme. Jusque-là chaque famille, au sein de cette société primitive, s’était développée dans la plénitude de ses facultés indépendantes, et l’harmonie se maintenait par la justice, c’est-à-dire par le respect des droits naturels inhérents à la nature et à la constitution intime de l’homme. Or, quels sont ces droits primordiaux antérieurs et supérieurs à toute loi positive ? C’est ce que nous devons demander à l’analyse philosophique et morale de la nature humaine. L’homme est une force, un agent libre et responsable, comme tel il a des devoirs à remplir, et le premier de tous est de conserver et de développer cette liberté qui est l’attribut essentiel de sa nature, et qui fait de lui cet être sacré qui est une personne. Si son premier devoir est de demeurer libre, il résulte de là que quand il se trouve en présence d’un autre homme, il doit faire respecter en lui cette liberté qui constitue sa nature et son essence même, et ce devoir de rester libre devient la source nécessaire et naturelle de ce droit primordial : la liberté. Cette liberté ainsi établie est naturellement et organiquement délimitée par la liberté égale de l’homme son semblable. Et ce premier droit en engendre un second qui n’est à vrai dire que le prolongement même de cette liberté, le droit de propriété. Si l’homme a le droit de faire respecter sa liberté, l’exercice et l’application de ses facultés et de ses organes aux choses de la nature, qui sont propres à satisfaire les besoins qui sont en lui, et qu’il doit apaiser sous peine de dépérissement et de mort ; si, en un mot, il a droit à la liberté du travail, nul ne saurait, sans violer ce droit primordial, attenter aux fruits de ce libre travail : ces choses que le travailleur a marquées de son empreinte, qui portent la trace de son dur labeur, sont un prolongement de sa liberté, il se les est appropriées, il en est le propriétaire : il a fait l’effort, il a pris la peine, il est juste qu’il recueille la satisfaction ; il est donc vrai de dire, d’après cette analyse, que l’homme naît propriétaire, car il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à son existence, il y pourvoit par son travail : la satisfaction doit nécessairement être la récompense de l’effort, et sa rémunération est légitime. Telle est l’origine du droit de propriété, et de ces principes dégagés par une analyse sévère et exacte, nous pouvons déduire cette conséquence évidente qu’on ne saurait attenter aux fruits du travail libre, sans attenter par cela même à ce travail libre ; en un mot, et pour formuler ce principe : tout ce qui viole la propriété viole forcément et fatalement la liberté. Ces droits sont donc inhérents à la constitution même de l’homme, et c’est leur respect qui constitue l’ordre et l’harmonie au sein d’une société, c’est-à-dire la justice. Et cette harmonie naturelle est troublée du jour où un homme, abusant de la force, envahit et usurpe la propriété ou la liberté de son semblable ; dans ce cas, le droit de l’opprimé est de repousser la force par la force. C’est le droit de légitime défense. Mais il peut arriver que la force de l’oppresseur l’emporte sur celle de l’opprimé, alors l’injustice est consommée, la force brutale a triomphé du droit. Or, c’est de ce besoin de sécurité et d’ordre, c’est de cette nécessité de protéger les droits du faible contre les abus de la force, que naît la nécessité du gouvernement. Dans ce but, les hommes associent leurs forces respectives : le gouvernement, c’est la collectivité des forces particulières, c’est le droit de légitime défense transporté de l’individu dans l’État ; le gouvernement, c’est la justice armée de la force. De ces prémisses se déduit, rigoureusement, cette conséquence que le gouvernement étant la justice servie par la force, son action n’est et ne peut être légitime que là où l’action de la force est elle-même légitime. Et puisque nous avons établi que le seul cas où l’homme ait le droit d’user de la force est le cas de légitime défense, puisque nous avons établi que le gouvernement c’est l’organisation collective de ce droit de légitime défense, la limite rationnelle de l’action gouvernementale est fixée, elle est établie sur des fondements inébranlables. Le droit de l’individu attaqué dans sa liberté, dans sa propriété, dans l’exercice de ses facultés naturelles, est de repousser la force par la force : la limite d’action de la force commune est donc tracée par la limite d’action de la force individuelle. Or, quelle est la limite du droit de l’individu vis-à-vis de ses semblables : c’est la justice. Un homme a le droit d’en forcer un autre à être juste, à respecter ses droits, il ne saurait légitimement le forcer à être économe, laborieux, généreux, charitable, savant. Là est donc la limite naturelle de l’action du gouvernement : la justice. Si M. Mismer avait eu présente à l’esprit cette vérité fondamentale si méconnue par les politiques, que l’action du gouvernement a pour sanction inévitable et nécessaire la force, aurait-il pu, en mettant au service de son argumentation une logique rigoureuse, en conclure légitimement que l’intervention du gouvernement s’exerçant par la force est légitime au-delà des limites où la force est elle-même légitime ? Et ces principes qui se dégagent si naturellement, si nettement de l’observation sévère et scrupuleuse des faits sociaux, nous défions qu’on puisse en attaquer les bases. Société libre, gouvernement simple : telle est, en résumé, la doctrine à laquelle nous appartenons, et nous serions heureux qu’elle pût trouver un contradicteur, tant notre foi en elle est profonde et vive, tant nous sommes persuadé que la discussion ne ferait qu’en faire paraître plus vivement encore la vérité ; elle nous est particulièrement chère, et pour elle nous sentons notre cœur agité d’un enthousiasme que nous ne cherchons pas à réfréner, et en son nom nous prenons possession de l’avenir, car elle est la parole de vérité et de vie, et contre elle ne sauraient prévaloir les sophismes et les préjugés des hommes, et quand une fois son étincelante lumière aura illuminé le monde, le monde lui appartiendra. Car la liberté, la libre expansion des facultés humaines, c’est l’évangile des peuples, le dogme sacré des nations modernes : la liberté, la libre activité de l’homme sous la loi de justice progressive, c’est la vérité, et la vérité est immortelle et invincible comme le Dieu dont elle émane, et elle est la formule dernière et la loi inéluctable de l’avenir.
ERNEST MARTINEAU.
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