Ernest Martineau, La réforme de l’enseignement dans nos écoles de droit et la tradition du droit romain, Journal des Économistes, mai 1899.
LA RÉFORME DE L’ENSEIGNEMENT DANS NOS ÉCOLES DE DROIT ET LA TRADITION DU DROIT ROMAIN
La question de la réforme de notre éducation nationale est à l’ordre du jour. C’est surtout l’enseignement secondaire classique, à propos de la réforme du baccalauréat, qui est en butte à des critiques sévères, et des voix autorisées ont combattu le système traditionnel de l’enseignement du grec et du latin comme base de l’éducation.
Je voudrais, dans ce même ordre d’idées, examiner la question de l’enseignement supérieur dans nos Facultés de Droit, rechercher s’il est bon, s’il est utile de conserver, de maintenir intacte la tradition qui place le droit romain à la base de l’enseignement du droit dans nos écoles ; j’entends me restreindre à l’examen de cette question au point de vue de la propriété, de son principe, de son fondement essentiel.
La question de la propriété est, on en conviendra sans doute, une question de premier ordre. Les socialistes en ont fait l’objet principal de leurs attaques. C’est un privilège, crie M. Jaurès, nous le voulons détruire ; c’est, sous forme de propriété foncière, une spoliation, un vol, ajoute de son côté un autre apôtre du collectivisme, M. J. Guesde.
Examinons, au point de vue du droit romain, le principe, le fondement de la propriété ; nous aurons à voir ensuite les conséquences, dans notre droit moderne, de cet enseignement traditionnel.
I
Le droit de propriété, d’après la loi romaine, est une création de la loi positive ; il repose sur la volonté souveraine du législateur qui l’a créé. Ce droit porte, dans la langue des Romains, un nom significatif : il s’appelle le dominium ex jure Quiritium. Pour comprendre toute l’étendue et la portée de cette formule, il faut remarquer que l’expression Quirites signifie : hommes à la lance. Les Romains étaient les Quirites, les hommes à la lance, parce qu’ils étaient organisés pour la guerre et la conquête. Leur grand poète national, Virgile, avait bien marqué cette destinée du peuple roi dans ce vers célèbre :
Tu regere imperio populos, Romane, memento.
La lance, l’instrument de la conquête, était aux yeux des Romains le symbole de la propriété, parce qu’elle était le moyen d’acquisition des biens par le pillage, le butin pris sur l’ennemi. De là cette remarque du jurisconsulte Gaïus : « Les Romains plantaient, devant le tribunal des centumvirs, qui jugeait les questions de propriété, une lance comme symbole du justum dominium parce qu’ils regardaient, comme la propriété par excellence, le butin pris sur l’ennemi. »
Telle est, incontestablement, la nature du droit de propriété chez les Romains ; c’est un droit fondé sur la violence et la conquête ; le symbole de la propriété ainsi comprise, c’est le fer de la lance.
Ce juste droit, justum dominium, est-il fondé sur la raison et sur la droite justice ?
Les jurisconsultes qui ont appelé le droit romain « la raison écrite » ont-ils été dupes d’un engouement inexplicable et ont-ils payé un lourd tribut à l’erreur ? Portons la question devant notre conscience et interrogeons-la froidement.
Voici deux hommes en présence : l’un d’eux a labouré et ensemencé un champ, il l’a débarrassé des mauvaises herbes qui l’infestaient ; grâce à son labeur, à ses sueurs répandues sur les sillons, la semence a levé et une moisson abondante a poussé qui va le récompenser de ses longs travaux ; au moment de faire la récolte, voici qu’un autre homme plus fort, plus vigoureux, surgit qui le chasse violemment de son champ et vient à sa place s’emparer de la moisson et se l’approprier.
À qui appartient, en raison et en justice, la propriété de la moisson ? À celui qui l’a produite à la sueur de son front ou à celui qui s’en est emparé violemment ; au producteur ou au spoliateur ?
Aucun doute n’est possible : la moisson appartient au producteur et celui qui s’en est emparé par la force a commis une spoliation, une injustice odieuse ; ici, sans paradoxe, on peut dire que cette propriété, c’est le vol. Or, ce qui est vrai de deux hommes est vrai de deux peuples, car le nombre des usurpateurs n’a pas apparemment la vertu de transformer l’injustice en droit et la spoliation en propriété.
La question est ainsi résolue, et il faut reconnaître que nos juristes enthousiastes du droit romain se sont lamentablement trompés : la propriété romaine, le dominium ex jure Quiritium, ce droit acquis par le fer de la lance, est le contraire de la propriété véritable — qui est le droit du producteur sur son œuvre propre, sur le fruit de son travail ; la propriété ainsi entendue, c’est la spoliation.
Aussi remarquez comment les jurisconsultes romains, dans leur définition de la propriété, évitent de s’expliquer sur les causes, sur les origines du droit : la propriété, disent-ils, c’est « le droit de jouir et de disposer des choses, dans les limites permises par la loi. » Le droit de jouir, de disposer, ce sont les effets, les attributs de la propriété qu’ils mettent en relief ; ils ne nous disent rien des causes, des origines. Il était d’autant plus impossible aux jurisconsultes de mettre en lumière les origines du droit de propriété, qu’en outre de la conquête et du pillage des propriétés des vaincus, les Romains avaient également organisé leur état social sur l’esclavage : ils s’emparaient à leur profit du produit du travail des esclaves. Ainsi, dans la société romaine, le travail était d’un côté et de l’autre les produits du travail ; de par la volonté arbitraire des législateurs, les produits du travail étaient attribués à ceux qui ne les avaient pas créés.
Quel fondement rationnel, dans un pareil état social, pouvait-on donner à la propriété ? Ne pouvant justifier le droit, les jurisconsultes romains ont donné pour fondement à la propriété la loi, c’est-à-dire la volonté souveraine du législateur.
Les économistes philosophes disent : la propriété est un droit naturel fondé en raison et en justice ; c’est le droit du producteur sur son œuvre, sur le produit de son effort propre, de son travail et de son industrie.
Le devoir du législateur, dès lors, est précis et nettement déterminé : loin d’être un souverain maître, libre d’organiser la propriété suivant son bon plaisir, il a pour mission de mettre les lois positives d’accord avec le droit inscrit dans la raison et dans la conscience, avec ces lois naturelles dont Montesquieu a dit qu’elles étaient les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses et qui veulent, en matière de propriété, que les fruits du travail appartiennent au producteur, au travailleur.
Tel est le principe des économistes, des philosophes. C’est dans ce cercle qu’ils renferment le pouvoir du législateur.
Le principe des jurisconsultes romains est tout différent, diamétralement opposé : dans l’impuissance où ils étaient de justifier un état social fondé sur la conquête et l’esclavage, ils ont fait reposer le droit sur la loi, c’est-à-dire sur la volonté arbitraire du législateur, lui confiant ainsi une souveraineté absolue et illimitée : ils ont posé ce principe funeste, gros de dangers de toute sorte : c’est la loi positive qui crée les droits, qui crée la liberté, qui crée la propriété.
Si la loi crée les droits, elle peut les détruire, à plus forte raison les modifier à son gré ; or, cela, c’est le fondement du socialisme, du communisme.
II
La Révolution de 1789, en proclamant, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ce qu’elle a appelé les droits naturels et imprescriptibles de l’humanité, a rompu avec la tradition romaine, avec les principes de la cité antique, de la souveraineté de l’État ; au-dessus de la volonté du législateur, elle a placé la souveraineté de la justice, du droit de l’individu humain, de ce droit qu’elle qualifie de droit naturel et imprescriptible. Malheureusement l’éducation nationale, l’éducation classique, avait imprimé dans les esprits le préjugé de la cité antique, de la tradition romaine : « C’est la loi qui crée les droits », et, par une inconséquence étrange, les législateurs de la Révolution, les grands hommes qui lui imprimèrent la direction, Mirabeau aussi bien que Robespierre, oubliant les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ont repris à nouveau la tradition classique ; tous ont proclamé cette idée que le droit de propriété est une création de la loi positive, de la loi écrite.
La tradition romaine, nous la retrouvons également dans la définition de la propriété par les législateurs du Code civil ; l’art. 544 est ainsi conçu : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements. » C’est la traduction de la définition romaine, avec cette addition que ce n’est pas seulement la loi, mais les règlements d’administration publique qui peuvent modifier et régler l’étendue et les limites de la propriété. Dans ces conditions, que devient le droit de propriété, soumis à l’arbitraire et au bon plaisir des législateurs et des gouvernements ? Cependant, si nous interrogeons les jurisconsultes, même les plus illustres, nous ne trouvons dans leurs ouvrages aucune critique de la définition du Code civil ; loin de là, ils trouvent toute simple et naturelle cette idée que la propriété dépende de la loi et du gouvernement.
Comment pourrait-il en être autrement, alors que le droit romain, dans nos Facultés, sert de base à l’enseignement du droit ? Il n’est pas surprenant que, dans l’esprit de la plupart de nos professeurs, on persiste à l’admirer comme une œuvre incomparable, un indiscutable dogme, en un mot comme « la raison écrite ».
Écoutons, à ce sujet, un de nos plus distingués professeurs d’économie politique des Facultés de l’État, M. Charles Gide ; il écrit, sous le chapitre de la propriété, les lignes suivantes : Après avoir critiqué la définition des économistes qui donnent pour fondement à la propriété le travail, il dit : « Les jurisconsultes sont plus prudents et plus exacts. Il est à remarquer que ni le Code civil français, issu pourtant de la Révolution, ni bien moins encore les textes du droit romain, dans les définitions qu’ils donnent du droit de propriété, n’y ont fait entrer le travail. Ils acceptent la propriété comme un fait, sans se préoccuper de la justifier. »
J’en demande pardon à M. Gide, mais quand il affirme que le Code civil français est issu de la Révolution, en ce qui touche la théorie de la propriété, il commet une lamentable erreur : s’il avait rapproché la définition du Code civil des textes du droit romain, il aurait vu que c’est identiquement la même formule ; alors, loin de soutenir que le Code civil français est issu sur ce point de la Révolution, il aurait dû, pour être exact, reconnaître que le Code civil a renié, en cette matière, les principes de la Révolution, ces principes du droit moderne que nos pères ont proclamé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. J’ajoute que la sagacité du savant professeur est singulièrement en défaut, pour n’avoir pas aperçu les motifs qui ont porté les jurisconsultes romains et les législateurs du Code civil à accepter la propriété comme un fait, sans se préoccuper de la justifier. Combien mieux inspiré a été M. Berthelot, notre grand chimiste, lorsque, comparant l’état social des Romains à la société française de notre temps, il disait, du haut de la tribune de la Chambre des députés, dans la séance du 18 mai 1888 :
« Dans l’antiquité, il a existé des peuples de brigands, comme les Spartiates et les Romains, car un peuple purement militaire, qui n’a ni travail ni industrie propre, qui a renoncé à produire par lui-même et à travailler, et qui ne vit que du travail des autres, est un peuple de brigands. »
Voilà, nettement indiqués, les motifs pour lesquels les jurisconsultes romains n’ont pas fait entrer le travail dans leur définition de la propriété, du dominirm ex jure quiritium ; voilà pourquoi ils ont accepté la propriété comme un fait, sans se préoccuper de la justifier.
Si M. Ch. Gide n’avait pas été aveuglé par ses préjugés de juriste, par son fanatisme pour le droit romain, il aurait vu que la propriété romaine n’a de la propriété que le nom, qu’elle est, en réalité, une spoliation, puisque le peuple romain, suivant l’expression, si juste dans sa sévérité, de M. Berthelot, était un peuple de brigands, puisqu’il vivait du produit du travail des autres.
Dans les dernières éditions de ses Principes d’économie politique, M. Gide, développant sa doctrine, ajoute que les jurisconsultes avaient parfaitement raison, au point de vue juridique, de ne pas faire figurer le travail parmi les modes d’acquérir. « Le travail, dit-il, dans l’antiquité, ne pouvait servir à acquérir la propriété, puisqu’il était presque uniquement servile. » Il est fâcheux de rencontrer, chez un auteur tel que M. Gide, un pareil manque de sens philosophique et critique. Si le travail ne servait pas à acquérir la propriété chez les anciens, par suite de l’esclavage, c’est que la force, la violence, arrachait au producteur, au travailleur, le fruit de son travail pour l’attribuer à un maître. Mais cette attribution légale, ce dominium ex jure quiritium, c’était une spoliation véritable, qui n’avait de la propriété que le nom ; le droit de propriété de l’esclave n’en existait pas moins, bien qu’il fût violé ; on le violait, donc il existait. Ce qui lui manquait, s’était la sanction de la force publique et la garantie des lois positives.
Le jurisconsulte a le devoir, surtout lorsqu’il est doublé d’un économiste, de signaler en le flétrissant le caractère de la soi-disant propriété romaine ; il doit, pour faire la lumière dans les esprits sur la théorie de la propriété, mettre en relief cette idée que la propriété romaine était le contraire et l’opposé de la véritable propriété.
Loin de là, M. Ch. Gide, qui approuve la doctrine des jurisconsultes romains, critique la théorie des économistes qui donnent à la propriété le travail pour fondement.
« Faisons, dit-il, l’inventaire de notre patrimoine. Voici une maison qui vient de la famille ; des bois, des prairies qui ne sont le produit du travail de personne ; des marchandises et des récoltes qui sont le produit du travail des ouvriers et des fermiers. » Telle est la conception économique du professeur de Montpellier. Sans approfondir la question, nous répondrons que M. Gide se fait une singulière idée du droit de propriété. La maison qui vient de la famille appartient à l’héritier, en vertu du droit de libre disposition, qui est essentiellement lié au droit de propriété du producteur sur le produit de son travail. Les marchandises et les récoltes appartiennent au marchand et au propriétaire, par suie du traité à forfait conclu avec les ouvriers et les fermiers, qui a réglé la part des ouvriers par un salaire en argent, laissant au capitaliste la propriété totale des marchandises et des récoltes, dont une part lui revenait en vertu de la collaboration du capital, qui n’est pas autre chose que du travail ancien. Quant aux bois et aux prairies qui ne seraient le produit du travail de personne, la réponse est que M. Gide méconnaît ici le principe de la valeur qui repose, non sur la matérialité des choses, mais sur le rapport des services échangés. Ce n’est pas le travail du propriétaire qui a créé les éléments matériels des bois et des prairies, mais c’est lui qui en a créé la valeur.
III
La conclusion qui ressort de cette rapide étude, c’est que la tradition romaine, dans l’enseignement du droit, pervertit et fausse dans les esprits la notion exacte du droit de propriété. Elle conduit tout droit les jurisconsultes, même les plus distingués, comme M. Gide, à considérer la propriété comme une création de la loi positive, une institution artificielle due seulement à des considérations d’utilité générale. En outre, elle fait remonter au législateur, investi d’une puissance arbitraire et illimitée, la source des droits et des libertés reconnus aux citoyens par les lois positives, conception dangereuse et autoritaire qui met les droits des individus à la merci du caprice et du bon plaisir des majorités législatives. Cette théorie est en contradiction formelle avec les principes du droit moderne, de la Révolution de 1789, inscrits dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
C’est cet enseignement qui a vicié les conceptions politiques et sociales des socialistes, qui les a conduits à cette contradiction étrange, rationnellement inexplicable, de deux programmes manifestement opposés ; l’un, le programme politique, où ils revendiquent les libertés, toutes les libertés politiques ; l’autre, le programme économique, où ils foulent systématiquement aux pieds les libertés individuelles, les droits de l’individu, les libertés du travail et de l’échange.
Si nous voulons, suivant la formule de M. Berthelot, organiser notre législation sur le modèle des peuples de brigands de l’antiquité, qui vivaient du fruit du travail des esclaves et du pillage des nations vaincues, nous n’avons qu’à maintenir dans notre enseignement supérieur la tradition romaine, à laisser subsister à la base de notre droit national l’enseignement du droit romain, du droit des quirites, des hommes à la lance, faussant ainsi dans les esprits la notion du droit, de la véritable liberté, du vrai droit de propriété et facilitant le développement du socialisme et du communisme.
Si, au contraire, nous qui formons une démocratie laborieuse, qui veut vivre du produit de son travail et non du fruit du travail des autres, nous voulons mettre de la logique et de l’esprit de suite dans notre législation, il nous faut résolument réformer un enseignement vicié par la base ; reprenant la tradition de 1789, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous devons établir, sur les ruines de la cité antique, des traditions romaines répudiées et envisagées uniquement au point de vue historique ; il nous faut établir, dis-je, un système d’enseignement qui prendra pour fondement le droit de l’individu, les droits naturels et imprescriptibles de liberté et de propriété inscrits dans la conscience et dans la raison de tout individu humain. Ainsi, nous limiterons les droits et l’autorité du législateur et, répudiant les théories du socialisme et du communisme, nous mettrons au-dessus de toute atteinte la souveraineté de la justice, le respect de la liberté et de la propriété.
ERNEST MARTINEAU.
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