La métaphysique des protectionnistes

Ernest Martineau, La métaphysique des protectionnistes, Journal des Économistes, avril 1891.


CORRESPONDANCE

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LA MÉTAPHYSIQUE DES PROTECTIONNISTES

À M. le rédacteur en chef du Journal des Économistes.

 

Dans le discours qu’il vient de prononcer au banquet de l’Association républicaine, M. Jules Ferry a félicité le Parlement d’avoir écarté ce qu’il appelle les questions de métaphysique politique pour faire de la politique positive, et il signale à son attention le problème économique à résoudre.

C’est l’expiration de nos traités de commerce, dont l’échéance arrive en 1892, qui pose devant les Chambres la question du régime économique du pays, et les partisans de la protection douanière, à l’école desquels appartient M. Jules Ferry, sont résolument opposés à tout renouvellement des traités.

Leur principal grief contre lesdits traités est qu’ils enchaînent la liberté d’action du pays. M. Pouyer-Quertier le disait dans la réunion de l’Association de l’industrie française du 6 mars 1890 : « l’agriculture et l’industrie entendent que la France reprenne sa pleine et entière indépendance » ; de même, M. Méline, à la Chambre des députés, ainsi que les autres leaders de ce parti, nous répètent à l’envi qu’il est temps « que la France reprenne son indépendance et sa liberté d’action économique ».

Quel usage la France dirigée par ces leaders de la protection fera-t-elle de cette indépendance et de cette liberté d’action économique ? La réponse n’est pas douteuse ; on organisera des lois de défense et de protection en établissant de hauts tarifs de douane, pour empêcher le public consommateur d’acheter librement au dehors les produits nécessaires à ses besoins.

La protection, en effet, est l’opposé de l’échange libre, et si ces messieurs ne veulent pas que l’échange soit libre, s’ils ne veulent pas qu’il s’accomplisse en toute liberté, c’est qu’ils veulent apparemment établir un régime de restriction et d’oppression.

Mais alors si ce régime de soi-disant protection est un régime de contrainte, si cette protection est une tutelle — ce qui est indéniable puisque protection et tutelle sont deux termes équivalents et identiques —, que signifie cet appel à l’indépendance du pays disant qu’il est temps que la France reprenne son indépendance et sa liberté d’action économique.

Y a-t-il une France en dehors des Français ? Supprimons par la pensée les Français, que restera-t-il de la France, sinon un point vide sur la carte d’Europe ?

Comment M. Jules Ferry, homme d’État d’une intelligence incontestable, n’aperçoit-il pas la contradiction inouïe dans laquelle il tombe lorsque, louant le Parlement d’avoir écarté les doctrines de ce qu’il appelle la métaphysique politique, il fait visiblement, avec M. Méline et les autres leaders du protectionnisme, de la métaphysique économique dans le mauvais sens du mot en réalisant une abstraction, en imaginant une France en dehors des Français ? 

Car si les Français ne sont pas libres au point de vue de leurs achats, si leur indépendance et leur liberté d’action économique sont enchaînées par les restrictions douanières, comment peut-on parler d’indépendance et de liberté d’action économique pour la France ?

Réaliser des abstractions, c’est là ce qu’on appelle faire de la mauvaise métaphysique ; c’est le signe essentiel auquel on la reconnaît. Or, c’est ce que font, à n’en pas douter, MM. Pouyer-Quertier et Méline ainsi que M. Jules Ferry lui-même lorsque, plaçant les Français sous le régime de la tutelle économique appelée protection, ils prétendent organiser l’indépendance et la liberté économique de la France !

La France libre, et les Français enchaînés dans les liens des restrictions protectionnistes : certes, voilà un sujet qui serait de nature à tenter le génie de nos artistes. On verrait la France brisant les chaînes ? des traités de commerce et reprenant les fragments pour les river aux pieds des Français représentés par des groupes allégoriques figurant l’agriculture, l’industrie, le commerce, et les autres branches du travail national ; un tel tableau pourrait faire de l’effet au prochain salon ; il serait tout à fait fin de siècle.

La France libre économiquement et les Français enchaînés : ô Voltaire, sont-ils assez enfoncés et perdus, ces adversaires de la métaphysique politique, dans les broussailles de la métaphysique économique !

E. MARTINEAU.

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