Ernest Martineau, Comptes rendus. Publications du Cobden-Club, Journal des Économistes, septembre 1882.
COMPTES RENDUS
PUBLICATIONS DU COBDEN-CLUB. — Lettre sur la réciprocité, par sir Louis MALLET ; Le fermier de l’Ouest-Américain, par Auguste MONGREDIEN ; L’Angleterre sous le libre-échange, par GEORGES MEDLEY ; Examen des arguments protectionnistes, par AUGUSTE MONGREDIEN ; Libre-échange transformé en Loyal-échange, par PARRER. — Publications de la librairie Cassell, Peter et Cie, à Londres.
Le Cobden-Club, fondé dans le but de répandre dans le monde entier les principes du Free Trade et les autres vérités qui en sont la conséquence, s’acquitte fidèlement et vaillamment de sa mission. Chaque année il fait paraître de nombreuses et intéressantes publications, et les brochures ci-dessus dénommées comptent parmi les plus importantes entre celles qui ont été publiées dans ces dernières années.
Lettre sur la réciprocité, par sir Louis Mallet. — Cette brochure, sous forme de lettre, adressée par l’auteur à M. Bailey Potter, secrétaire honoraire du Cobden-Club, a pour but de combattre ce que Cobden appelait de son temps la fallacy de la réciprocité. Mais, grave embarras, qu’est-ce au juste que la réciprocité ? Voilà ce que se demande sir Louis Mallet et il ne trouve pas de réponse satisfaisante, si bien qu’il demande plaisamment que l’on fonde un prix à l’effet de récompenser l’auteur de la meilleure explication sur la nature et l’objet de cette réciprocité tant vantée.
Si j’étais un réciprocitarien, je me mettrais sur les rangs pour concourir, et voici l’explication que je proposerais sous forme de comparaison. La réciprocité économique, c’est le pendant de l’institution que les rédacteurs du Code civil français ont établie dans l’article 11 de ce Code sous le nom de réciprocité diplomatique, pour régler la condition des étrangers en France. Dans quelles conditions cette législation a-t-elle été établie ? Les commentateurs français l’expliquent ainsi : Après la Révolution, nos législateurs philanthropes avaient aboli les droits d’aubaine, et appelé les étrangers à jouir des mêmes droits civils que les Français. Mais ce généreux appel ne fut pas entendu à l’étranger ; les autres nations, par égoïsme, acceptant le bénéfice de la générosité française, n’accordèrent rien en retour ; ce que voyant, les rédacteurs du Code, ne voulant pas que la France pût rester plus longtemps dupe, organisèrent dans l’article 11 un système de réciprocité diplomatique qui s’est formulée ainsi : « Les étrangers jouiront en France des mêmes droits civils que ceux accordés aux Français par les traités de la nation à laquelle appartiendront ces étrangers. »
Telle est l’origine de la réciprocité diplomatique juridique, telle est sa nature et sa portée, et les mêmes arguments sont donnés par les juristes réciprocitariens que par les réciprocitariens économistes. Le régime de Free Law pour les étrangers sans réciprocité, c’est la liberté unilatérale, le pendant du Free Trade one-sided ; système de duperie, disent les juristes ; système de duperie, répondent également les Fair Traders ; d’où cette conséquence, que le seul régime possible, d’après eux, pour une nation clairvoyante, c’est la réciprocité diplomatique.
Voilà l’explication que je propose, et, si ces lignes tombent sous les yeux du curieux sir Louis Mallet, je souhaite qu’elles satisfassent sa curiosité ; mais j’ai bien peur de ne pas gagner le prix, car je le reconnais, je n’ai répondu qu’à la première partie de sa question : « Quelle est la nature et la portée de la réciprocité », et je n’ai pas la foi robuste des réciprocitariens pour essayer de prouver « qu’un pain entier ne vaut pas mieux qu’un demi-pain, et que si nous ne pouvons pas vendre le plus cher possible, c’est une raison pour ne pas acheter au meilleur marché ».
Et en effet, cette prétendue réciprocité n’est qu’un sophisme spécieux, et c’est ce que sir Louis Mallet n’a pas de peine à prouver dans son intéressant travail, où il montre les inconvénients et les dangers d’une telle politique, et que ce prétendu système de réciprocité, telle que l’entendent les Fair Traders, n’aboutit en définitive qu’aux représailles et aux guerres de tarifs.
Nous ne pouvons qu’engager nos lecteurs à lire cette brochure où se retrouvent les qualités de style et le talent si bien appréciés par M. Challemel-Lacour dans le discours dont nous avons donné ci-dessus un extrait.
Le fermier de l’Ouest-Américain, par M. A. Mongredien. — Cet ouvrage est dédié aux fermiers américains « par leur ami M. Mongredien ». L’auteur s’est attaché à signaler et à mettre à nu l’injustice du système protecteur au profit des manufacturiers des États-Unis, au préjudice des classes agricoles, obligées de payer aux monopoleurs un lourd tribut, sans compensation aucune, tribut qui ne s’élève pas à moins de deux milliards par année.
Déjà au compte rendu du dîner du Club de 1873 nos lecteurs ont pu se rendre compte, par le discours de M. David Wells, des États-Unis, et par l’extrait que nous avons rapporté d’une allocution de M. Bailey Boiter à la Société d’économie politique de Paris, des effets désastreux du régime économique adopté par la grande république américaine ; nous ne les en engageons pas moins à lire la brochure de M. Mongredien. Rien de plus attrayant, en effet, que la lecture de ce travail : le style est net, précis, incisif, on y sent le langage d’un homme convaincu, en même temps que l’indignation d’un cœur droit et honnête, douloureusement ému à la vue de l’injustice et de l’odieux régime du privilège.
L’ouvrage est divisé en quatre chapitres. Le premier est consacré à l’exposé de la législation économique des États-Unis : privilèges pour les manufacturiers, oppression pour les classes agricoles. Dans le second, l’auteur se demande à quel chiffre s’élève le préjudice subi par les fermiers, à quel taux s’élève la dîme qu’ils paient au monopole, et il démontre que ce taux est de deux milliards par an. Dans le troisième chapitre, il prouve que ces deux milliards sont gaspillés en pure perte, et que si les fermiers les paient, les manufacturiers n’en tirent aucun profit, puisqu’ils servent uniquement à combler leurs pertes, et à les empêcher de se ruiner. Enfin, dans le quatrième et dernier chapitre, il indique le remède, qui consiste à demander à la législature des abaissements successifs de tarifs, d’année en année.
Rappelons en terminant que M. Bailey Botter, comme cela est rapporté dans le numéro du journal de novembre 1880, a signalé les effets de la distribution de 50 000 exemplaires de cette brochure aux États-Unis, l’impression profonde produite par cette lecture sur les fermiers, pour lesquels elle a été une véritable révélation, en sorte qu’il y a lieu d’espérer un mouvement prochain dans la grande république en faveur de l’abaissement des tarifs,
L’Angleterre sous le libre-échange, par G. Medley ; Examen de la protection, par A. Mongredien ; Libre-échange transformé en Loyal-échange, par Farrer. — Ces trois brochures sont destinées à combattre les tendances qui se sont fait jour depuis quelque temps en Angleterre à l’encontre des doctrines et des principes de l’école de Manchester. Favorisées par certains événements, par une série de mauvaises récoltes amenant une crise industrielle et agricole assez intense, ces tendances se sont développées au point de donner naissance à deux associations, l’une, appelée Ligue nationale, l’autre Ligue nationale du Fair Trade. C’est pour les combattre que le Cobden-Club a fait paraître un certain nombre de publications, notamment les trois brochures ci-dessus que nous allons brièvement analyser.
La première par ordre de date, est la brochure de M. G. Medley, l’Angleterre sous le libre-échange. Un sceptique de l’antiquité niait le mouvement : un philosophe qui était présent se mit à marcher, et tout fut dit. Les Fair Traders et les réciprocitariens nient les bienfaits du libre-échange, il suffit de montrer par des chiffres et des faits la prospérité de l’Angleterre sous ce régime pour mettre à néant leurs déclamations. C’est la tâche que M. Medley s’est proposée et il l’a remplie avec succès.
Dans sa brochure qui est la reproduction d’une conférence faite à Sheffield le 8 novembre 1881, il pose d’abord nettement la question à débattre : le libre-échange est-il utile ou funeste ? et, à cet égard, il explique que par libre-échange, il faut entendre le libre-échange unilatéral one-sided tel que le pratique l’Angleterre depuis la réforme de 1846 vis-à-vis des nations protectionnistes. L’effort des adversaires se porte principalement sur l’excès des importations sur les exportations ; l’Angleterre, disent-ils, a exporté en 1880 des marchandises pour une valeur de 286 millions de livres sterling, mais elle en a importé pour 411 millions, la différence, soit 125 millions, est la nature de la perte subie par la nation. Raisonnement ridicule, dit M. Medley, il faudrait plutôt, pour être dans le vrai, voir dans cette différence la mesure du gain national. Il appelle spirituellement cette question des importations et des exportations le pont aux ânes de la controverse du Fair Trade, et montre que l’argumentation des Fair Traders n’est pas autre chose que la reproduction du système suranné de la balance du commerce, système tant de fois réfuté et que réfute de nouveau M. Medley par des exemples concluants.
C’est avec des faits et des chiffres puisés aux meilleures sources que l’auteur combat les objections de ses adversaires, et montre la prospérité croissante de l’Angleterre sous le régime du Free Trade : les Fair Traders crient à l’invasion des produits de l’étranger, M. Medley montre par les statistiques combien les exportations des produits manufacturés ont dépassé les importations des produits similaires, et que ces importations ne forment que le neuvième des importations totales de la nation. D’après les Fair Traders, il faudrait frapper de droits élevés les produits manufacturés de l’étranger ; M. Medley montre l’absurdité et les dangers d’une telle doctrine. Comparant la situation économique de l’Angleterre avec la situation de la France, de l’Allemagne, des États-Unis, il prouve que l’Angleterre marche en tête de toutes ses prétendues rivales, et bien loin en avant ; il est intéressant surtout de comparer, au point de vue de la marine marchande, la situation de l’Angleterre et celle des États-Unis. Pendant que, dans l’espace de dix années, de 1869 à 1879, l’Angleterre a presque doublé sa marine, les États-Unis, loin de l’augmenter, l’ont diminuée de 180 000 tonnes. Voilà les effets comparés de la liberté et de la protection et il n’y a rien à ajouter à l’éloquence de ces chiffres.
En terminant, M. Medley examine la situation de Sheffield, et prouve par les statistiques la prospérité croissante de cette ville. Il conclut en montrant la prospérité matérielle, morale et intellectuelle de l’Angleterre sous le régime du Free Trade, et manifeste l’espoir de l’échec des tentatives rétrogrades des Fair Traders.
Examen des arguments protectionnistes, par M. A. Mongredien. — Cette brochure est une partie détachée d’une œuvre plus considérable entreprise par l’auteur, qu’il se propose de compléter plus tard ; s’il livre dès à présent à la publicité ce travail partiel, c’est parce que la bataille est engagée avec les Fair Traders et qu’il est du devoir d’un soldat du Free Trade de se jeter dans la mêlée à l’heure du combat. C’est d’ailleurs un rude soldat que Mongredien, c’est pour les Fair Traders un adversaire terrible, et plus d’une fois ils ont dû sentir ses redoutables coups.
Les objections protectionnistes sont successivement examinées, et même après la lecture des Sophismes de Bastiat, on peut dire qu’il y a profit à lire l’intéressant travail de l’auteur : épuisement du numéraire, balance du commerce, travail national, paiement des taxes d’importation par le producteur étranger, abaissement des salaires, variété d’industries provoquée par le régime protecteur, post hoc ergo propter hoc, indépendance de l’étranger, exemples des autres nations, décadence de l’Angleterre sous le libre-échange, réciprocité, toute l’armée des objections protectionnistes est passée en revue, et rien ne reste debout de ces sophismes après la réfutation solide et vigoureuse de M. Mongredien. Nous retrouvons dans cette nouvelle œuvre les qualités remarquables qui distinguent la brochure du Fermier de l’Ouest Américain, un style net, incisif, énergique, une ironie mordante et une grande force d’argumentation.
Libre-échange transformé en Loyal-échange, par M. Farrer. — Cette brochure est une œuvre considérable, elle contient la réfutation la plus concluante et la plus décisive des objections des néo-protectionnistes déguisés sous le masque du Fair Trade.
La ligue nationale des Fair Traders a formulé un programme pour le mettre en opposition avec celui du Free Trade, programme qui ne tend à rien moins qu’au renversement de la politique de libre-échange établie en Angleterre depuis l’année 1846. Deux principes généraux se dégagent de l’ensemble de cette doctrine nouvelle, qui peuvent être considérés comme les fondements du système des néo-protectionnistes : 1° nécessité d’une nouvelle politique coloniale ; 2° nécessité d’une politique de représailles vis-à-vis de l’étranger.
Quels arguments apporte-t-on pour justifier ces prétendues nécessités ? Quels sont les voies et moyens de réalisation pratique ? Le programme de la ligue est muet sur ce point, et cette lacune est étrange et difficile à expliquer. Sur la première partie du programme, ils soutiennent qu’il faut inaugurer une nouvelle politique coloniale dans un intérêt national pour resserrer les liens de la métropole avec ses colonies, et à, cet effet, qu’il importe d’établir des droits différentiels en faveur des produits coloniaux, au préjudice des produits étrangers. Mais une telle entreprise est-elle possible ? La situation des colonies de l’empire britannique est-elle la même, et à une telle entreprise ne risquerait-on pas de briser plutôt que de resserrer les liens de la mère patrie avec ses possessions coloniales ?
Pour qui connaît les éléments si divers dont est composé l’empire colonial de l’Angleterre, la différence entre le Canada et l’Australie d’une part et d’autre part l’Inde et Ceylan, la réponse ne saurait être douteuse,
Deux présomptions servent de base au nouveau système : 1° diminution et instabilité du commerce avec l’étranger, alors que le commerce avec les colonies est stable et s’accroît toujours ; 2° désir des colonies de recevoir les produits anglais, alors que l’étranger les repousse de ses marchés. Ces présomptions sont-elles fondées ? Rien de moins certain, et c’est le contraire qui résulte d’un examen attentif des faits. Les statistiques démontrent que les fluctuations du commerce anglais avec les colonies sont au moins aussi grandes qu’avec les pays étrangers, et que l’accroissement de ce commerce n’est nullement plus considérable qu’avec les autres nations ; et, d’autre part, les tendances protectionnistes sont plus grandes dans les colonies, notamment au Canada et en Australie, que dans les pays étrangers. Le système croule donc par la base, et il n’y a nul motif à l’établissement de droits différentiels en faveur des colonies. Quant à établir une Union douanière de l’empire britannique, c’est une entreprise chimérique ; il y a à cela un obstacle insurmontable, le principe de self-government, qui est un principe constitutionnel d’ordre public.
Le système des droits différentiels d’ailleurs est contraire au principe que chacun doit pouvoir acheter et vendre au mieux de ses convenances, il aurait pour résultat une diminution et une restriction du commerce anglais ; favoriser, par exemple, le Canada au préjudice des États-Unis, ce serait diminuer les approvisionnements de l’Angleterre en produits alimentaires, en même temps que restreindre la clientèle à l’étranger.
Conclusion : le gouvernement anglais ne peut faire rien de plus que ce qu’il a déjà fait, et le meilleur mode d’encouragement pour le commerce de la part d’un gouvernement est de laisser libre ; d’autre part l’intervention du gouvernement ne pourrait que relâcher et affaiblir les liens qui unissent la métropole à ses colonies.
Quant à la deuxième partie du programme des Fair Traders, l’établissement d’une politique de représailles vis-à-vis de l’étranger, elle n’est pas plus acceptable que la première. Singulier système qui n’est proposé d’ailleurs que pour les produits manufacturés de l’étranger, lesquels ne forment qu’un neuvième de l’importation totale. Que de difficultés pratiques pour distinguer les produits manufacturés des matières premières, et qui pourrait donner une nomenclature exacte sur ce point ?
D’ailleurs, si le libre-échange unilatéral « one-sided » tel que le pratique l’Angleterre vis-à-vis des nations protectionnistes est moins avantageux que le libre-échange complet, il n’en est pas moins vrai que c’est la nation libre-échangiste qui est dans la meilleure situation. Il suffit de comparer, en consultant les statistiques, le commerce anglais de 1860 au commerce antérieur, pour voir combien il s’est augmenté et développé depuis cette époque. Les objections des Fair Traders contre l’excès des importations sur les exportations n’ont aucune portée sérieuse, et la preuve de la prospérité croissante de l’Angleterre résulte de ce fait indiscutable qu’elle a remboursé depuis vingt ans 750 millions de sa dette.
En examinant la situation des nations étrangères, il est facile de voir les funestes effets du système protecteur. En Allemagne, les chambres de commerce protestent contre le régime des tarifs élevés, le pays s’appauvrit et l’émigration atteint un chiffre plus élevé que jamais. Aux États-Unis, si l’agriculture est prospère grâce à la fécondité du sol et aux qualités des travailleurs américains, leur industrie demeure stationnaire, malgré le lourd tribut qu’elle prélève sur les agriculteurs, et, d’autre part, leur marine marchande est en voie de décadence alors que la marine anglaise a presque doublé depuis dix ans. En Australie, une comparaison instructive se présente entre la situation de la colonie de Victoria, qui est protectionniste, et celle de la Nouvelle-Galles du sud, libre-échangiste. Or, les statistiques prouvent que la seconde de ces colonies a une supériorité très grande sur la première, alors cependant que les conditions de climat et de situation topographique sont semblables, puisque ces deux colonies sont voisines l’une de l’autre.
Enfin rien ne serait plus funeste qu’une politique de représailles vis-à-vis des nations étrangères, par exemple en ce qui concerne les soieries et les vins de France, et loin d’y trouver un profit, l’Angleterre n’y trouverait que des inconvénients de toute sorte. D’où cette conclusion que la seconde partie du programme des Fair Traders est aussi défectueuse que la première, et que l’ensemble doit être rejeté pour s’en tenir à la politique du Free Trade, à la politique inaugurée par Cobden et Robert Peel en 1846.
Tels sont, en substance, les arguments développés avec un remarquable talent dans cette importante brochure, où l’on trouve la réfutation complète du système du Fair Trade.
Un appendice renferme de nombreux tableaux statistiques, relatifs à la situation économique de l’Angleterre comparée à celle de ses colonies et des principales nations européennes.
E. MARTINEAU.
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