Journal et mémoires du marquis d’Argenson (morceaux choisis)

Journal et mémoires du marquis d’Argenson

Morceaux choisis.

   

Avril 1720. — C’est moi qui ai le premier proposé, imaginé et exécuté la fourniture aux troupes, de grain, pour ensuite être, par les soldats, donné à la mouture et fait du pain. Depuis cela on a beaucoup suivi cet essai. En arrivant dans mon intendance de Valenciennes, j’y trouvai beaucoup de soulèvements de garnisons par l’excessive cherté que causaient les augmentations de monnaie du système de Law. Je voulais qu’on donnât le pain aux garnisons ; les fours étaient rompus, et les munitionnaires sont de grands fripons. Je m’avisai de ne donner que du froment aux soldats ; on cria contre mon idée, comme on fait toujours en toute nouveauté. Les vieux commissaires des guerres disaient que c’était parce que je sortais du collège, et que j’y avais lu que les Romains donnaient ainsi le blé à leurs légions. Je laissai dire ; je commençai. Le régent, qui avait bien de l’esprit et qui adorait les nouveautés, m’approuva ; les critiques me louèrent ensuite, et le soldat me bénit ; il s’en trouva bien, car il avait le pain aussi bon qu’il voulait ; il ne redoutait plus la friponnerie des munitionnaires ; le son allait pour la mouture, et il avait encore quelque chose pour boire.

Depuis cela, on suit cette invention, et dans la dernière guerre on a pratiqué la même chose, tant que les troupes n’ont pas été campées et en marche en front de bandière devant l’ennemi. On devrait me faire honneur de cette invention, ce qui est bien aisé à prouver par mes lettres et mémoires sous le ministère de M. Leblanc. 

J’osai, l’année suivante, prendre un droit sur la sortie des grains. Tout le monde demandait à le sortir pour vendre aux étrangers, qui en manquèrent. Les greniers regorgeaient de vieux blé qui se pourrissait. Je proposai de vendre ces passe-ports, et cela nous rapporta un droit utile.

Dans la même année 1720, je fis cesser les séditions sur la cherté du pain, à cause des changements de monnaie de M. Law. J’apaisai tout avec vingt pistoles qu’il en coûta au roi. Je fis mettre des blés du magasin royal secrètement sur le marché ; je gagnai deux marchands, qui ne baissèrent que de peu de chose à un marché où il devait y avoir grande augmentation ; tout le marché s’en tint là ; il baissa beaucoup au marché suivant, et les autres marchés suivirent le taux de celui de Valenciennes.

Dans la même place, je proposai une chose dont l’exécution fut laissée à mon successeur : ce fut de faire des ponts de bateaux en bois non encore assemblés. Il fallait rétablir les deux ponts de campagne sur la Meuse, qui sont dans les magasins de Givet ; on demandait beaucoup pour cela ; ces bateaux périssaient sous la remise. Je pris l’idée des Hollandais, ayant vu à Saardam des flottes en magasin n’ayant que les bois tout disposés à assembler : plus ces bois travaillés vieillissent, plus ils sont bons. Je fis un mémoire de la même chose, pour avoir les bateaux nécessaires en bois travaillés et non assemblés, et on commençait à exécuter cela quand je suis revenu à Paris. 

Juin 1721. — Mon père attendit M. le duc d’Orléans au Palais-Royal jusqu’à deux heures après-minuit et comme il venait de souper quelque part ; il lui annonça sa perte, lui en démontra la certitude par les preuves de toutes ces trames ; il fit chasser tous ses ennemis et ceux du régent et de l’État, et il fut mis à la tête du ministère, garde des sceaux et président du conseil des finances, à la place du chancelier et du duc de Noailles.

Étant là, il fallut réparer ces brèches ouvertes à une révolution ; on coupa des têtes en Bretagne, dont j’ai le procès original, et on tint le lit de justice aux Tuileries. C’est à ces coups d’autorité que mon père a été principalement employé pendant son ministère.

Le reste n’était que l’accessoire, et on ne le crut pas grand financier ni grand jurisconsulte, quoique la qualité d’homme fort sage, aimant le bien public, ferme, travailleur et bon économe vaille bien mieux pour le ministère des finances que toute cette maudite science financière qui détruit ce royaume ; et à l’égard des fonctions de chancelier, personne ne parlait mieux que lui aux conseils, y disant moins les choses en légiste que de grandes maximes, des réflexions neuves et faisant principes en chaque affaire.

Bientôt Law lui tira en finance toutes les plumes de l’aile. Mon père fut mal conseillé ; on lui fit prendre les Pâris pour ses favoris, et ces mêmes Pâris ont été depuis nos plus grands ennemis, à mon frère et à moi. Ils lui conseillèrent, pour détruire Law, d’opposer système à système ; ils en avaient un d’actions sur les fermes, qui était si plat en comparaison du beau et pernicieux clinquant des actions mississipiennes. Cela fut pitoyable et causa la ruine de la faveur de mon père, qui fût redevenu puissant en tout si, laissant Law se détruire par sa propre folie, il fût resté bien tranquille ; et ensuite mon père manqua bien son coup quand il y eut ordre d’arrêter Law ; il remit la chose au lendemain, et Law revint assez pour le perdre lui-même.

Août 1725. — Je n’oublierai jamais l’horreur des calamités qu’on souffrit en France quand la reine Marie Leczinska y arriva. Une pluie continuelle y avait apporté la famine, et elle était bien augmentée par le mauvais gouvernement, sous M. le Duc. Ce gouvernement, quoi qu’on en dit, était encore plus nuisible par son malentendement que par des vues intéressées qui n’y entraient pas pour autant qu’on disait. On se donnait des soins très coûteux pour faire venir des blés étrangers ; cela ne faisait qu’augmenter les alarmes, et par conséquent la cherté. 

J’étais allé cet automne chez moi, à Réveillon en Brie ; étant à quatre lieues de Sézanne, j’allai bien incognito y voir passer la reine qui y coucha. Je couchai chez M. Montier, subdélégué, dont les soins eurent succès et furent loués. Cependant qu’on se représente la misère inouïe des campagnes : en ce moment il s’agissait des moissons et récoltes de toutes sortes qu’on n’avait pu encore ramasser par les pluies continuelles ; le pauvre laboureur guettait un moment de sec pour les ramasser ; cependant tout ce canton était battu de plusieurs verges. On avait fait marcher le paysan pour accommoder les chemins où la reine devait passer, et ils n’en étaient que pires, au point que Sa Majesté pensa souvent se noyer ; on la retirait de son carrosse à force de bras, comme on pouvait ; dans plusieurs gîtes, elle et sa suite nageaient dans l’eau, qui se répandait partout, et cela malgré des soins infinis qu’y avait donnés un ministère tyrannique. 

Les chevaux des équipages étant sur les dents, on avait commandé tous les chevaux des paysans à dix lieues à la ronde pour tirer les bagages. Les seigneurs et dames, voyant leurs chevaux dans cet état, avaient pris goût à se servir des misérables bêtes du pays ; on les payait comme on pouvait et on ne les nourrissait point. Quand les chevaux commandés n’arrivaient pas, on faisait doubler la traite aux chevaux du pays dont on était saisi. J’allai me promener, le soir après souper, sur la place de Sézanne ; il fit un moment sans pluie ; je parlai à de pauvres paysans ; ils avaient là leurs chevaux, attachés à la queue d’un chariot, qui passaient la nuit sans fourrage. Il y en a qui me dirent que leurs chevaux n’avaient rien mangé depuis trois jours. On en attelait dix au lieu de quatre ; jugez combien il en resta. Notre subdélégué commanda dix-neuf cents chevaux au lieu de quinze cents qu’on lui demandait, et par une bonne précaution d’un officier qui craint que le service ne manque sans lui. On fut fort mécontent de M. Lescalopier, intendant de Champagne ; tout avait manqué. Les gardes du roi n’eurent ni fourrages ni lits ; le duc de Noailles refusa à cet intendant d’entrer chez la reine pour faire sa cour. Cependant tous les ordres qu’il donnait étaient à grand bruit, à grands frais pour les peuples de son département, et les faisaient beaucoup crier. 

Par-dessus toutes ces corvées pour la campagne, il arriva des ordres de fournir à Paris une certaine quantité de blé à vingt lieues à la ronde, et le malheureux pays dont je parle se trouvait dans ce rayon. Il y avait eu à Paris des séditions dangereuses ; le pain y avait monté plus cher qu’en 1709. On avait été obligé de révoquer M. d’Ombreval, quoique cousin de Mme de Prie ; le peuple s’en prenait à lui. Les premiers ordres de M. Hérault, nouveau lieutenant de police, furent à ce que je viens de dire ; ce qui fit bon effet. On regardait ces grains envoyés à Paris comme devant n’être jamais payés (cependant ils le furent par la suite). Cela devint donc un nouveau fléau pour ce pays. 

1731. — L’intendant d’Aube vient d’être révoqué, ou plutôt s’est fait révoquer lui-même, et exprès. C’est un homme intraitable et entier, d’une probité solide et autres vertus de tempérament. Fier desdites vertus qui sont rares, il est grand travailleur, habile à se faire servir, et esprit systématique ; il ne lui faudrait proprement ni supérieurs, ni inférieurs ; dès qu’il a affaire avec des hommes, le voilà devenu insociable en affaires ; il ne se prête à aucune des misères du temps. Cependant une besogne lui étant une fois taillée, et lui s’y étant soumis, il l’exécute mieux qu’un autre. C’est en bon français un vrai moulin à justice et un torrent mécanique, en cela qu’il est nécessité à aller comme il est monté. 

On n’en put faire aucun usage dans l’intendance de Caen, parce qu’il s’y fit lapider d’abord. Il ne voulut pas prendre garde qu’il est d’usage, jusqu’à des temps meilleurs, que tout ce qui approche du trône participe aux faveurs injustes. Il voulut faire le prompt réformateur en détails particuliers, sans considérer qu’un intendant n’était pas assez grand seigneur pour cela. Il voulut changer toute la répartition accoutumée des impositions arbitraires, et surtout de la capitation. Ceux qu’il soulagea ne l’en remercièrent point, trouvant que c’était justice, comme il arrive toujours, et ceux qu’il augmenta crièrent si hauts cris, voulant le manger, que tout retentit de reproches qui assiégèrent le trône et la cour. On le crut mauvais intendant, parce qu’il était trop bon. À Soissons il fit presque même chose en son département où il s’indigna des inconvénients du canal de Picardie et des injustices qu’attire cette petite entreprise de bien public, qui n’a pour motif, dit-on, que l’intérêt particulier d’un grand seigneur. Et le voilà brouillé sans ressource avec la cour. 

Et cependant, si j’étais premier ministre, je voudrais avoir une trentaine d’intendants de ce moule, je ferais faire de bonne besogne par de tels agents désintéressés et actifs. La justesse de mes systèmes se ferait, s’il plaisait à Dieu, goûter de tels esprits ; et, si leur persuasion n’y concourait pas d’abord, je l’y réduirais bien par plusieurs voies, sans les dégoûter pour cela, ni les contraindre à quitter, car on prend mieux les gens d’honneur par leurs bons faibles, que les vilains par leurs vices multipliés et inextricables.

Mai 1732. — Je fus plusieurs mois sans me mêler d’affaires d’État ; je ne voulais pas me donner pour un faiseur de mémoires. Mais les mouvements qui s’élevèrent alors dans le Parlement, à l’occasion du mandement de Mgr l’archevêque de Paris, portant condamnation de la Gazette ecclésiastique, ramenèrent sur moi l’attention des ministres. La résistance à obéir augmentant, il paraît que le cardinal de Fleury eut quelques desseins de vivacité, suivant la lettre de sa main qui suit, et que je reçus par un courrier à l’heure que j’y pensais le moins.

« À Compiègne, ce 22 mai 1732.

« Je compte assez, monsieur, sur votre zèle pour le service du roi, et en particulier sur l’honneur de votre amitié, pour vous prier de chercher dans les papiers de feu M. votre père tout ce qui peut avoir rapport aux affaires présentes du Parlement, et d’y joindre même vos avis et vos pensées, dont j’ai reconnu la solidité dans des mémoires que j’ai reçus de vous. Je vous promets un secret inviolable, et j’y ajoute que le plus tôt que vous le pourrez sera le mieux. Je vous supplie de regarder cette démarche comme une marque de ma confiance et de tous les sentiments, monsieur, avec lesquels je vous honore,

Le cardinal DE FLEURY. »

Je ne perdis pas un moment à exécuter ses ordres, lui envoyant en même temps les deux mémoires suivants. Je crus devoir écrire en même temps à M. le garde des sceaux pour lui en donner avis. Enfin j’allai à Versailles aux fêtes de la Pentecôte pendant le petit séjour que le roi y fit entre les deux voyages de Compiègne. J’y fus fort accueilli des deux premiers ministres, et principalement du garde des sceaux, qui me renouvela ses assurances du dessein où on était véritablement de m’employer et de m’élever. J’ai mis en ordre et fait relier, suivant les matières, les papiers de feu mon père. J’envoyai au cardinal le volume qui concerne toutes les affaires du Parlement de Paris pendant qu’il a eu les sceaux, les réponses aux remontrances, les recherches, mémoires et discours du lit de justice du 26 août 1718, etc.

28 août 1732 — J’ai eu aujourd’hui une longue conférence avec M. le garde des sceaux qui m’avait mandé chez lui ; nous avons parlé de plusieurs choses concernant l’État et les affaires présentes ; j’en rends compte dans d’autres mémoires. Voici ce qui me regarde en particulier : 

Il s’intéresse, avec beaucoup d’agrément, à ma poursuite de mettre en règle les preuves de ma noblesse vénitienne ; il a parlé à M. Mocenigo, ambassadeur, et il doit lui en parler aujourd’hui, jour de ministres étrangers, et lui remettre le mémoire qu’il m’a demandé, et que je lui ai envoyé, y joignant un billet de lui, que cette Excellence enverra à ses maîtres, et il le pressera avec vivacité sur tout cela. Il m’a promis de me prêter ces jours-ci d’autres manuscrits sur les libertés de l’Église gallicane, après mon extrait fait de celui qu’il m’a confié, où il y a beaucoup de notes de sa main. 

Je lui ai dit le besoin que j’avais d’aller vaquer à mes affaires en Touraine, à quoi j’ai trouvé beaucoup de résistance. Il m’a dit : « Pourquoi partir ainsi, quand vous voyez que nous avons besoin de vous ? » Ce qui avait trait à d’autres choses que je vais rapporter ci-après. Je lui avais dit que je comptais toujours passer huit jours à Fontainebleau et deux conseils ; cela a paru l’apaiser, parce que, dans le temps où cela tombera, il y aura, dit-il, bien des choses décidées ; de sorte que, peut-être, serai-je libre d’aller faire mes affaires en Touraine. 

Voici donc de quoi il s’agit maintenant : c’est d’une chambre des vacations qui tienne lieu de celle du Parlement de Paris, à quoi il y a toute apparence qu’il se refusera. On la tiendra donc composée de conseillers d’État et de maîtres des requêtes, comme on fit pendant la Régence, où M. d’Arménonville, qui n’était pas encore garde des sceaux, présida. Il me dit que ce serait M. le chancelier qui nommerait cela, qu’il pourrait bien donner cette présidence à M. de Machault, son ami et parent ; je lui dis que tant mieux, puisqu’en ce cas je n’en serais pas, étant l’ancien de M. de Machault, de quoi il fut surpris, et ajouta qu’il fallait absolument que j’en fusse et que j’eusse cette présidence, dont il répondait que je me tirerais parfaitement ; je lui ai représenté que je n’étais point élevé à ces sortes de choses comme de prononcer, d’être harangueur, matières de formes, procédures, etc. 

Qu’au fond, il devait s’apercevoir de mes défauts, et qu’outre plusieurs autres, j’avais celui d’être ce qui s’appelle honteux ou timide, que j’avais été mal élevé, que feu mon père, dans ma jeunesse, accordait toutes les préférences à mon frère, qu’il ne m’avait connu que les deux dernières années de sa vie, quand j’avais été employé ; il haussa bien les épaules de ce que je lui dis sur mon frère. Il ajouta qu’il savait pourtant que mon père avait eu bien de la confiance et de l’estime pour moi. Je répétai que ce n’avait été que dans les derniers temps, et que depuis m’avoir connu, cela avait été du blanc au noir. 

Il me donna bien des démentis obligeants sur mon humilité, et me dit qu’il me répéterait toujours la même chose, que je devais me faire connaître davantage dans le monde, qu’il m’était garant du reste, qu’il voulait absolument que ma capacité fût connue par des commissions d’éclat, comme un traité des limites ou quelque autre chose. Qu’il était bien sûr que personne ne serait, par exemple, plus propre que moi à être premier président du Parlement de Paris ; ce qui fut discuté dans la convenance et les moyens. Ce qu’il y a de certain, me dit-il, c’est que le roi vous connaît bien présentement ; il voulait toujours lire mes mémoires lui-même, et disait que personne ne lisait mieux mon écriture que lui ; à chaque événement des affaires du Parlement en dernier lieu, il disait : « N’y a-t-il pas sur ceci quelque mémoire de M. d’Argenson ? » Sa Majesté savait de plus bien des choses sur mon compte, dont je ne me doutais peut-être pas, il savait ce que je venais de dire sur la façon dont mon père avait varié à mon égard, que j’étais trop timide à paraître, etc. ; M. le cardinal disait que personne n’avait des principes plus solides pour le gouvernement que ceux que je m’étais formés.

[Juin 1718.] — Je n’ai été aucunement ami de M. Machault (et il n’y a pas eu grande perte), depuis qu’étant encore fort jeune et chargé de la direction de la librairie sous M. le garde des sceaux d’Argenson, je fus commis pour travailler à un nouveau règlement pour les libraires, conjointement avec ledit Machault, pour les lieutenants de police de Paris. J’y procédai donc et je ne connaissais guère encore cet homme ; je vis que son humeur s’échauffait, d’abord qu’il tenait la plume, qu’il voulait ajouter ou retrancher ce qui lui plaisait selon un pur caprice, sans aucun égard pour la raison, puis, d’un air de domination, et, ce qui me révoltait le plus, avec des lumières si bornées, si peu d’expédient, tant de lourdeur et d’orgueil, que je n’avais plus rien à dire et qu’autant valait battre l’eau ; le tout en présence du syndic des libraires qui haussait les épaules. Je mis là la plume, je me levai et je lui prononçai ce discours : « Monsieur, je ne vous connaissais pas encore : vous n’apportez que de l’humeur et pas plus de connaissances en cette matière que moi ; j’ai cru que c’était bien assez que j’y travaillasse comme votre égal, mais que je n’y étais pas avec mon maître ; ainsi, monsieur, j’en rendrai compte à mon père, et nous en resterons là. » Il me reconduisit en grommelant comme une vieille fée ; je n’ai guère vu de plus sot homme. Mon père me gronda un peu, mais m’approuva fort.

9 septembre 1732 — Le mardi, M. le garde des sceaux m’ayant fait venir chez lui pour discourir de plusieurs choses, il finit par me dire que, continuant comme je fais, il y avait une place qu’on me destinait, et à laquelle j’étais plus propre que qui que ce fût. Cette place est celle de premier président du Parlement de Paris, que ce ministre dit qui ne pouvait me manquer tôt ou tard. 

À quoi, de mon côté, je ne vois aucune apparence, et je lui représente que je ne suis pas harangueur ; que je n’ai jamais prononcé jugement en public ; que je sais si peu d’affaires du palais et de procédures pour avoir été mal élevé dans cette partie ; et ensuite on ne reprend point le complet de ce savoir, quelque courage qu’on y emploie, on laisse des articles capitaux derrière soi. Sans doute que nos deux premiers ministres ne m’ayant encore connu principalement que touchant les démêlés parlementaires, dont je raisonne avec application, le temps présent ne nous offrant meilleur champ, ils s’imaginent que c’est là le fort de ma capacité, et se trompent. 

Il m’a encore répété et recommencé que j’eusse à voir davantage le monde, à me faire connaître davantage pour ce que je vaux. Je lui ai répliqué que, dans ma façon d’être, si je cherchais à me faire valoir, je ne vaudrais plus rien ; et ensuite, entrant davantage en matière sur ce propos, je lui ai dit : « Mais, monsieur, pourvu que je sois connu de vous et puis du roi et de M. le cardinal, comme je vois que je le suis de Son Éminence, et que vous m’avez dit que je le suis de Sa Majesté, que m’importe de l’être du reste ? Je sens pourtant plus que je ne dis, que peut-être l’exécution de ceci irait à me faire porter davantage par le public aux places importantes, et à justifier un choix, si tant est que jamais vous m’employiez. Mais en vérité je sais que je ne suis pas connu en mal, que cependant il transpire plusieurs choses dans le public en ma faveur, d’où il arrive que plusieurs personnes qui ne me regardaient pas ci-devant, cherchent à faire connaissance avec moi ; et il y a encore qu’étant au moins dans cet équilibre de réputation, si vous m’employez à quelque chose de considérable, le bon effet suivant ce choix et moi y répondant bien, cela surprendrait ; ce qui donnerait beaucoup de grâce au succès. » 

Je lui ai dit tout ceci, autant que la brièveté du temps l’a pu permettre, car il y avait là une audience terrible qui attendait. Il m’a remis à Fontainebleau pour converser bien tranquillement de plusieurs choses semblables qu’il a dans la tête.

Septembre 1732. — À la fin de ce mois étant allé à Argenson, je passai, suivant les ordres que j’avais reçus, à Ménars, saluer le roi et la reine de Pologne, et je m’acquittai d’une commission que m’avait donnée la reine de France, leur fille. Je rendis compte de l’application que le roi donnait aux affaires, et du goût pour les troupes qu’il montre à Fontainebleau, au camp de Thomery. J’informai M. le garde des sceaux de ma visite, ainsi que de la grande vivacité du roi de Pologne contre le Parlement, dans la conversation que j’eus avec lui sur ce sujet. Je profitai de l’occasion pour lui donner quelques avis sur les magistrats exilés à Tours, et sur les dispositions très hostiles du Parlement de Bretagne. Mais surtout j’insistai sur l’état affreux des provinces ; je lui dis combien les villages fondent partout et deviennent à rien, le tout par l’excès de la taille, et parce qu’on abandonne les campagnes pour se retirer dans les villes, quoique l’agriculture soit bien à préférer aux manufactures.

Février 1734 — Pendant cet hiver, on parlait beaucoup dans le public de la grande vue qui pouvait éclore d’engager l’empereur à donner sa fille à don Carlos. Tout bon citoyen doit frémir à l’idée de ce projet. Nous devons notre sang à nos princes de France, autant qu’ils nous gouvernent et peuvent nous gouverner, mais dès qu’ils sont expatriés, dès qu’il s’agit de leur procurer des souverainetés étrangères, je crois que nous ne leur devons sacrifier ni une goutte de sang, ni une obole de nos biens ; il y a plus : dans la situation de grandeur où la France est parvenue, tout Français doit éloigner ce qui augmenterait la jalousie contre la maison de France. 

C’est sur cela que je fis un mémoire, que je remis à M. le garde des sceaux, avec des observations de l’abbé de Saint-Pierre. On a vu que j’aimais à lui communiquer les travaux de ce genre. On ne connaît pas ce digne citoyen, et il ne se connaît pas lui-même. Il a donné quantité de ses ouvrages politiques au public ; il vise à un bien trop éloigné de nous ; il arrive de là qu’il se répète, roule toujours sur le même axe et n’est point goûté. Cependant, il est bien au fait du présent et du passé moderne, il a beaucoup d’esprit, et s’est adonné à un genre de philosophie profonde et abandonnée de tout le monde, qui est la vraie politique destinée à procurer le plus grand bonheur des hommes. C’est sur ce pied que j’aime à le consulter, quelque réponse étendue ou bornée qu’il doive me rendre. 

Mars 1734. — Je voudrais examiner ici si j’ai ou n’ai pas de l’amour-propre, et de quelle espèce il est ; car tout le monde en a ; c’est comme la bile et le fiel, désagréables liqueurs qui ne doivent pas prendre le dessus, mais dont l’absence ferait périr l’individu. Il faut de l’amour-propre, ne fût-ce que pour nous empêcher de nous détruire en ne voulant prendre aucune peine pour notre conservation ; il en faut pour accompagner cette source de toute émulation et, par là, de toute vertu, que le créateur a imprimée en nous, qui est l’envie d’être distingué entre pareils, l’amorce de la louange, la crainte du reproche. Les honnêtes gens, les bons citoyens l’aiment, mais en tout bien et tout honneur, comme on aime une femme qu’on honore. Mais les vicieux et les ambitieux, petitement et avec extravagance, l’aiment eux-mêmes en mal et comme on aime une putain. 

Qui s’aime vertueusement et qui a l’âme belle et grande a plus ou moins de place de reste, mais en a beaucoup pour aimer autre que soi, tel que la patrie, ses compatriotes, la vertu, la perfection des arts et surtout des ouvrages qu’il entreprend. C’est en cette dernière occasion où se trouve la pierre de touche de l’amour-propre. Comment traitez-vous cette besogne ? Est-ce en mercenaire, en homme qui rapporte tout à soi, à son avancement et bien-être, ou en homme qui aime le bien, qui veut que la charge soit très bien faite quand même on ne le saurait pas ? 

Nous ne sommes ici-bas que pour nous rendre heureux, et nos compatriotes avec nous, autant qu’il est en nous ; par là, nous honorons le créateur, que nous ne perdons point de vue. Nous devons donc former ainsi notre amour-propre, si notre cœur ne s’y tourne pas de lui-même. J’ai commencé cet article par dire que je parlerais de moi ; il est donc vrai que le bien et le mal que j’ai dit de l’amour-propre, les cas où je l’ai loué et blâmé, je n’ai pu tirer cela que d’après nature, et cette nature à moi dévoilée ne peut être que la mienne. 

24 juillet 1734. — Aujourd’hui, allant avec M. le garde des sceaux, dans son carrosse, dans les rues de Paris, il a parlé de plusieurs choses concernant les affaires présentes de l’État, que j’ai bien écoutées et bien retenues.

Il dit qu’on a été contraint de faire la guerre par l’opinion que les ennemis avaient conçue au désavantage de notre présent gouvernement, et que ce sont les Français eux-mêmes qui avaient jeté cette opinion. Il reprend les choses de plus haut ; il prétend que dans ces derniers temps-ci, on a été obligé de recevoir beaucoup d’étrangers en France, de ministres et de sous-ministres, par les deux congrès de Cambrai et de Soissons et par la vivacité des négociations ; que le Français se livre volontiers à l’étranger et même encore plus cordialement qu’à son compatriote, de sorte que ce goût frondeur qui domine principalement la bonne compagnie, ayant porté nos Français à dire mille maux de la faiblesse de la nation, de la nonchalance insurmontable du ministère pour se porter à la guerre, quelques nasardes qu’on reçût, de l’état prétendu désespéré de nos finances, de la mollesse de nos jeunes gens ; par là, il n’était pas extraordinaire que ces étrangers, négociateurs ou voyageurs, mandassent à leur cour et répandissent dans leur pays qu’on pouvait nous mépriser impunément, de sorte que le comte de Sinzendorff et les autres ambassadeurs n’avaient point mal servi leurs cours en leur rapportant ce que publiait la meilleure compagnie de Paris, où ils avaient pénétré intimement. 

Qu’on le chargeait donc, lui, garde des sceaux, de la guerre qu’on faisait ; qu’il ne s’en défendait pas, mais qu’il avait assez connu M. le cardinal pour s’assurer que, dès que la raison et l’intérêt de l’État voudraient la guerre, il s’y porterait d’aussi bonne grâce que personne ; que M. le duc d’Orléans, qui n’était assurément pas accusé d’humeur trop sanguinaire, avait été le premier à appuyer le plus fort au conseil pour ce même parti, et qu’à présent elle durerait ce qu’il plairait au dieu des armées.

Je lui ai remarqué combien c’était une chose étonnante et à jamais mémorable que cette valeur française qui, contre l’opinion de tout le monde, rendait nos soldats et officiers plus braves que les vieux soldats de M. de Turenne, et d’une constance opiniâtre inconnue au caractère attribué à notre nation, dans le moment où l’on croyait qu’ils feraient très mal pour les premières campagnes.

M. le garde des sceaux dit qu’il songe, dès qu’il a un moment à lui, à des projets d’arrangement du dedans pour le temps où nous aurons un peu de repos ; 

Qu’il rejette bien loin tout ce qui sent la métaphysique de gouvernement ou de finances ; que son caractère d’esprit ne le porte à rien de tout cela ; qu’il n’entend que les choses simples et à la portée de tout le monde ; 

Que, par exemple, une des choses qu’il a le plus d’envie de corriger, c’est la publicité de tout ce qui se passe dans les finances, surtout depuis la régence, où tout a été divulgué. On veut, dit-il, donner crédit aux affaires du roi, tout en dépend ; eh bien, il faut imiter ce qui se passe dans les affaires des particuliers. On prête et on se confie à quelqu’un qu’on croit riche, mais on ne sait pas précisément de combien il est riche. Tout ce qui est trop connu est méprisé ou même n’est plus en vénération, qualité cependant nécessaire pour s’attirer l’extrême confiance. C’est une règle de l’autorité royale que de ne pas laisser voir tout ce que le roi peut en France ; bientôt on saurait ce qu’il ne peut pas. Il en est de même des finances. Cette maxime est bien établie dans un livre qui a pour titre Le Conseiller d’État, composé en partie par le cardinal de Richelieu. 

J’ai objecté qu’en se donnant quelques mouvements, on saurait bientôt où allaient les parties de recettes et de dépenses, les dettes actives et passives, par les commis, caissiers, etc…. Il m’a répondu qu’il avait vu cette discrétion du temps de M. Desmarets, et qu’on pouvait également engager au mystère les commis des finances, comme Pecquet, du Theil et les autres commis des affaires étrangères. 

À propos des bons services qu’avait rendus Duverney, général des vivres pendant le siège de Philippsbourg, M. le garde des sceaux a raconté comment il avait amené le retour des Pâris, en montrant et remarquant, en cette occasion, que les hommes détestés dans des emplois qui ne leur convenaient pas, étaient excellents quand ils étaient bien placés ; c’est ce qu’on a bien vu sur ces Pâris. 

Comme nous étions à la descente du pont Neuf, M. le chancelier a paru de l’autre côté, qui nous croisait. M. le garde des sceaux n’a pas fait difficulté d’arrêter pour lui céder le pas, quoiqu’il soit adjoint au premier ministère. Il a conté, en cette occasion, de quelle manière il avait débuté avec lui, et que l’on n’avait jamais vu un chancelier vivre aussi bien avec un garde des sceaux ; 

Que, connaissant M. d’Aguesseau comme il faisait, il avait commencé par annoncer à M. le cardinal que tout irait bien, pourvu qu’il voulût bien faire la dépense extraordinaire de trois domestiques de plus auprès du chancelier, qui étaient un exempt avec deux hoquetons, quoique M. le cardinal dît que cela n’était pas dû ; en effet, cette différence de marques extérieures aurait mis de l’humeur en tout ; 

Qu’après cela, il avait été chez lui avec deux personnes de sa famille ; que les articles de division des deux charges avaient été bientôt réglées ; qu’il avait cédé aisément à tout ce qui regardait l’argent, et que sur tout le reste, il avait établi des principes fort clairs, dont la pratique avait été soutenue d’attentions et de condescendance, qui allaient jusqu’à les rendre même fort amis. 

Août 1734 — Mes réflexions me portent à ne plus travailler que pour moi-même ; je continue de suivre ce qui se passe, et je compte que, selon les évènements, je jetterai sur le papier des matériaux propres à devenir utiles, si l’on m’interrogeait ou si l on m’employait ; mais cela ne sort pas du portefeuille.

14 novembre 1736 — À propos de l’article précédent, je donnerai avis à mes enfants de ne se jamais fourrer dans toutes ces intrigues de cour ; les imprudents se battent, et les gens sages viennent à profiter de l’objet du combat quand on est bien sûr qu’ils ne s’en sont pas mêlés, et cette aventure du Tertius gaudet arrive dans les cours les plus intrigantes, tout comme pendant les gouvernements forts et tranquilles. Heureux qui n’attend l’emploi et la faveur que de Dieu, grâce à une sorte de surabondance de biens dont il n’a besoin ni projet. Dans ces intrigues, le moindre risque, selon moi, surpasse les plus hautes espérances. Je crains extrêmement la disgrâce et la Bastille ; j’aime ma liberté et ma tranquillité et je ne les veux jamais sacrifier qu’au bonheur de mes concitoyens. Mais quelle sottise de les sacrifier à ces vues personnelles ! Immoler soi heureux à soi grand, quelle folie, quelle platitude !

Décembre 1736. — M. Orry, contrôleur général, a de la probité et du sens, mais il n’a pas assez de tout cela ; on voit qu’il en a, parce qu’il est désintéressé pour lui et sans avidité d’honneurs et de fortune, et parce qu’il ne fait point de fautes, que ce qu’il fait est à propos. Mais on doit remarquer l’insuffisance de ces deux vertus, en ce qu’il laisse piller sa famille, frère et beau-frère, et en ce qu’il ne travaille pas assez, qu’il n’a point de vues, qu’il ne remédie tout au plus qu’aux maux les plus pressants. M. le cardinal, qui est la candeur même, est engoué de ce choix, il est pris par le naturel, le bon sens et la franchise de M. Orry, il dit que Dieu lui réservait un tel homme, et il déplore le mauvais état de sa santé.

Septembre 1737 — L’année 1737 a été fort singulière pour les saisons ; la fin de l’hiver et le commencement du printemps ont été singulièrement beaux et très chauds, puis sont venues des grêles qui ont ruiné les meilleurs vignobles sur la Loire. Cependant, ailleurs, la récolte et surtout la vendange promettaient une abondance inouïe ; enfin la canicule est venue qui a été un véritable hiver, on y a toujours fait du feu continuellement, pluie, froid, mauvais chemins, et cela a duré jusqu’en septembre ; et cette belle vendange montrée aux hommes n’était qu’une attrape, tout sera verjus. Cependant voilà la quatrième vendange qui manque en France. 

Mars 1738 — Le roi travaille à présent avec les ministres, s’en acquitte à merveille et décide juste ; il a une mémoire très garnie de détails et une localité présente. Il fait plus, il montre grande humanité et justice. L’autre jour, M. Orry lui proposant le paiement d’une partie due depuis quatre ans, Sa Majesté a demandé si on avait payé les intérêts à cet homme à qui on devait depuis si longtemps ; M. Orry ayant répondu que non et que ce n’était pas l’usage, Sa Majesté a répondu que cela n’était pas juste et qu’elle ne voulait plus de ce désordre et de pareilles injustices. Trait qui mérite d’être rapporté aux ministres étrangers. 

On demande si le roi continuera à travailler, et si ce qu’il fait pour ses débuts depuis la maladie de M. le cardinal n’est pas ferveur de jeune prêtre. On répond qu’il faut considérer que le roi est presque sans passions, ni goût dominant ; ce sont ceux qui sont emportés par les goûts de musique, de chasse, de table, de femmes, de plaisirs et même d’inutilité (ce qui est un goût), ce sont, dis-je, ceux-là qui se distraient du travail de leurs affaires et y sentent répugnance. L’apathie, au contraire, laisse un vide qu’il faut toujours remplir chez les hommes. Le soin des affaires vient trouver les rois sans épines, leurs ministres viennent à eux avec une besogne toute défrichée et où il n’y a plus que le oui et le non à prononcer. Voilà donc de quoi remplir ce vide et ce qui ne demandera point des efforts de la part de Sa Majesté. Avec cela, le roi aime l’économie, la conservation plutôt que l’acquisition, tournure que j’aime bien dans le gouvernement. Le roi est bon, il est fin, il est discret souverainement, il est fils d’un père et d’une mère qui avaient bien de l’esprit ; son aïeul maternel n’était que trop entendu ; il dit les choses avec finesse, à ce que je remarque ; il écoute tout jusqu’aux moindres détails. Il a l’esprit robuste du côté de la mémoire pour la localité, la personnalité et les faits ; ses opérations d’esprit sont plus rapides que l’éclair ; il est vrai qu’il approfondit peu jusqu’ici, ne se prêtant pas à une longue discussion. On l’a accusé de paresse et d’insensibilité ; il se montre travailleur naturellement par les divers goûts où il s’est promené, mais sans affection. Ainsi il travaillera de lui-même et non par effort, ce qui est bon ; il a montré sa sensibilité extrême par rapport à la maladie dernière du Dauphin et à celle de M. le cardinal. Il a eu depuis longtemps son système de se divertir tant qu’il aurait M. le cardinal pour gouverner le royaume, connaissant sa probité et ayant haute opinion de sa capacité, mais après cela de s’y adonner ; nous verrons s’il tient parole ; avec cela il se connaît en hommes et aime les honnêtes gens. Voyez son choix dudit cardinal, et, parmi les valets, du sieur Bachelier qui a de la fermeté, de la sagesse et de la probité. Ses jeunes favoris sont MM. de Soubise et de Coigny, qui sont de très honnêtes garçons. Tout cela nous promet un heureux règne ; Dieu nous le garde ! Ce sera donc à cette âme-là qu’il faudra chercher à plaire, et non à de vilains sujets devenus rois, et qui ont des passions d’envie, d’orgueil et de malfaisance.

14 août 1738. — Je devinai, il y a trois semaines, quelques changements dans les monnaies par la lettre d’un intendant de mes amis qui me mandait que le contrôleur général lui avait dit à Compiègne qu’il fît si bien qu’il se trouvât dans sa ville de résidence le quinze de ce mois. Depuis cela, j’ai ouï parler que les graveurs travaillent continuellement et assidûment à l’hôtel des monnaies.

Sur cela, il a paru ce matin une diminution sur les pièces de deux sols, laquelle est de deux liards, c’est du quart au total, ce qui est fort ; et les apparences sont grandes qu’on ne s’en tiendra pas là, et qu’on diminuera aussi l’or et l’argent d’autant. La cause, dit-on, de cette diminution est pour égaler les sols de Lorraine aux nôtres, et à cela je ne comprends rien, non plus qu’à la plupart des raisonnements aussi obscurs qu’alambiqués, qu’on fait ordinairement sur les monnaies. Je comprends que ces sols de Lorraine ont un numéraire plus haut que les nôtres, et tout cela n’est jamais qu’une question de nom, un baptême différent qu’on donne à la monnaie d’un pays, autre que celle d’un autre pays. Ce baptême numéraire peut se rapprocher, et, quand la même situation a duré longtemps, les marchandises ont pris leur niveau de proportion avec les monnaies ; alors donc changez ce baptême, et le niveau se reprendra peu à peu. Il arrive seulement que les marchés et engagements pris ci-devant en numéraire souffrent injustice : par la hausse du numéraire, le débiteur gagne injustement sur le créancier ; et, dans la baisse, c’est le créancier qui gagne sur le débiteur ; mais, à choses égales, il est plus dangereux pour le corps de l’État, de favoriser le créancier au préjudice du débiteur ; non que l’une de ces deux espèces soit plus chère à l’État que l’autre, mais c’est que le malheur du créancier maltraité ne consiste qu’en sa perte particulière, au lieu que le malheur du débiteur insolvable le porte à la banqueroute, et pour cela au discrédit, à chicaner, à cesser son travail, etc., et ainsi même ce créancier favorisé ne recueille pas le fruit de cette faveur, du moins il ne le recueille qu’imparfaitement, après de grands travaux.

Le malheur de l’État, c’est que nos politiques ne sont pas assez philosophes ; ils n’ont jamais combiné par eux-mêmes le pour et le contre de ces deux aventures, et n’allant à tout que par préjugé reçu, par impulsion de ce qui les entoure, ils n’ont connu l’affaire des monnaies, ainsi que la plupart des objets de nos lois, sinon par la raison des plus riches qui les entourent, et ceux-là sont créanciers, rentiers ou gros marchands ; ceux-ci avides avec stupidité s’imaginent retrouver dans la diminution des monnaies deux choses à la fois, et le meilleur marché des denrées et la plus-value de leurs rentes. Les gros commerçants s’imaginent aussi retrouver là le change étranger au pair, ce qui leur sera plus commode, et ils croient rappeler absolument les temps de M. Colbert en visant à remettre le marc à vingt-sept livres. 

Mais ils ne voient pas l’obstacle invincible qui y est, savoir : le longtemps qu’il y a que les espèces sont hautes, les novations universelles dans tous les biens et les engagements sur le pied d’espèces hautes. Ils ne voient pas même que ce marc à vingt-sept livres et ce change au pair n’est point un bien absolu et n’est que quœstio de nomine. 

Voilà donc une erreur bien grossière qui a prévalu chez tous les gens d’autorité : favoriser les riches en apparence et leur nuire indirectement par l’état où cela met toutes choses, et achever de ruiner les pauvres. 

De cette affaire là, les recouvrements, déjà fort difficiles, le seront bien davantage. 

Certainement on ne s’en tiendra pas à cette diminution sur les sols, on travaille à une refonte, et ainsi on va voir mettre la proportion entre l’or, l’argent et le billon, et à cette occasion, diminuer encore l’or et l’argent ; autrement on ne trouverait plus de monnaie. Et en cela, le gouvernement des finances croit faire une grande œuvre et arriver à un grand but. 

La monnaie va devenir introuvable ; cette diminution tombe sur une infinité de pauvres gens et de taillables qui payeront plus difficilement leurs impositions. 

Il s’agit de monnaies de Lorraine : pour les égaliser aux autres il était bien plus simple de changer le numéraire d’une petite province nouvellement acquise, que d’un grand royaume comme la France. 

Pour moi, quand je voyais depuis six mois l’état misérable de nos provinces du dedans, la perte des fermes et des corps de paroisses, le retard des recouvrements qui ne sont pas à la moitié, en juillet 1738, de ce qu’ils étaient en juillet 1737, alors je pensai qu’un gouvernement sage allait hausser les monnaies pour que les peuples payassent moins de pondéraire à Sa Majesté, et pour que les débiteurs de la campagne s’acquittassent plus légèrement. 

Au lieu de cela, je vois le ministère faire tout l’opposé, et baisser les monnaies au lieu de les hausser. Je vois ce ministère-ci en désespoir de cause, ne sachant plus que faire, s’accrochant où il peut, et se trompant partout. C’est ainsi qu’agit M. le Duc en 1725. Voyant le peuple malheureux et tout le discrédit imaginable dans les finances royales, que fit-il pour opposer à cette misère ? Il établit en un lit de justice, une quantité effroyable d’impôts, à la tête de quoi était le 50e, afin, disait-il, de rétablir les finances par le crédit ou fonds d’amortissement des dettes royales, préparé par ces impôts, comme on fait en Angleterre. 

Raisonnement effroyable, et qui fait honte à la raison humaine, puisque ceux qui nous gouvernent devraient être les plus sages. Car il semble que ne pouvant payer deux, le remède à cela soit de me faire payer quatre. 

Un M. Dutot, qui a écrit depuis peu sur les monnaies, avance comme une grande découverte que le baromètre ou thermomètre de notre commerce doit être le change étranger qu’il faut toujours observer. 

Je réponds à cela que c’est une sottise que la découverte de ce baromètre, car il ne s’agit que d’un calcul numéraire, et je dis toujours : que me fait si un écu ne vaut pas une piastre ou une cruzade, pourvu que le poids se compare, et que la marchandise revienne au même, alors ce n’est plus que question de nom. 

D’ailleurs cet auteur dit des choses sensées, mais connues, sur les monnaies. Pourquoi a-t-il fallu tant de temps pour découvrir des choses si simples que le principe de ne jamais toucher aux monnaies ? Dutot et Melon disent plusieurs vérités nouvelles à leur siècle, dans ce genre, mais ils se contredisent sur cent choses, pour n’avoir pas été à toutes les conséquences qui suivaient de leurs propres principes, et tenant toujours au vieux préjugé, comme celui de rétablir le commerce étranger par la réduction des monnaies à l’ancien taux : erreur que leur devait faire soupçonner l’expérience ; car on a vu le commerce, 1° mal aller quand M. Desmarets baissa les monnaies sur la fin de l’autre règne ; 2° bien aller les dernières années de la régence où le marc d’argent était à 70 livres ; 3° très mal aller quand M. le Duc baissa ; 4° mieux aller sous M. le cardinal Fleury où on a laissé longtemps comme cela était depuis la hausse, quand M. le Duc était sur le point de partir ; et 5° on va voir que cela va aller bien plus mal.

Août 1738 — Il a été souvent question de mon frère pour les places vacantes ou à vaquer dans le ministère, mais je doute que cela lui succède jamais autrement que pour une certaine considération qui, à la fin, monte en graine et donne l’air de disgrâce, sans jamais avoir été en grâce. Ses mérites consistent véritablement dans beaucoup d’esprit, mais nul génie (on entend par esprit la facilité à saisir et à rendre), la hardiesse, le courage, la tranquillité devant les grands objets, ce que l’on prend pour force d’âme et qui ne l’est que de cœur, un goût porté au grand et à l’élevé pour soi-même ; mais voici le grand défaut, c’est cette concentration dans son propre avantage. 

Chacun a de l’amour-propre : c’est la source et le premier moteur de l’émulation et même de la vertu, malheureusement pour l’humanité, mais il s’agit de s’aimer soi-même en tout bien et tout honneur, et non en vilaines vues, comme on aime une fille pour l’épouser ou pour la corrompre. Ainsi les uns s’aiment pour s’élever, d’autres pour s’enrichir, etc., cela dépend des goûts innés. Il s’agit d’avoir dans le cœur de la bienfaisance de reste pour, après soi, aimer encore les autres, et ce second amour est ce qu’on appelle amour pur, espèce d’amour qu’on a tort de nier, car nous en avons presque tous ; ceux qui n’en ont point absolument sont des monstres. Pourquoi donc les théologiens l’ont-ils nié à l’égard de Dieu, à l’occasion de l’hérésie de M. de Cambrai ? Dieu est si aimable à notre égard, pourquoi donc n’y aurait-il pas chez nous quelque portion d’amour désintéressé pour Dieu, par-dessus les actes que nous lui adressons dans un intérêt d’espoir ou de crainte ? Certainement nous aimons les pauvres quand nous les assistons secrètement ; nous aimons notre maîtresse par-delà les besoins de la volupté ; un bon cocher aime ses chevaux par-delà la rigueur de son mercenaire devoir ; du moins, nous avons le sentiment du moment où nous sommes attendris pour un objet présent, mais dont l’absence fait à l’instant cesser toute émotion chez nous. 

J’ai posé ces principes pour expliquer quel est mon cher frère. 

Il s’aime en tout bien, il aime son élévation, et toute la plus grande élévation. Par-delà lui, il aime sa maison, il a encore le sentiment du moment pour quelques objets de parents ou étrangers ; voilà tous les mouvements de son amour, cela lui remplit tout le cœur, qui doit être étroit ou extrêmement occupé des mouvements que je viens de dire. Il n’est pas susceptible de haine, la bile ne s’y allumant pas, mais il s’indigne d’avoir des égaux ; et il est porté naturellement à la moquerie contre ses supérieurs. De là, son âme est égale en tout temps, car il a les passions douces ; son ambition n’est qu’un acheminement fin, délié et spirituel vers le grand où rien ne l’étonne, et, de jeunesse, il a eu ce sentiment. Ceux qui ne le connaissent pas le croient dévoré d’ambition ; non, il n’en est qu’occupé, et la médite même gaiement, à cause de l’opinion qu’il a de sa supériorité. Il croit apercevoir les fils des marionnettes, il se moque de tout, et perpétuellement le fond de sa pensée attaque ses supérieurs, quoiqu’avec l’abord humble, honteux et embarrassé à leur égard ; mais il ne se ravale pas pour cela avec les inférieurs, ce qui est la suite de ce caractère chez les gens véritablement généreux ; au contraire, il y porte un air important et distrait qui en impose aux égaux et qui le fait respecter des inférieurs. 

Août 1738 — Le fondement de ma fortune a pour texte ces deux mots que j’ai déjà déclarés à plusieurs personnes : Il y a un métier à faire où il y a prodigieusement à gagner, c’est d’être parfaitement honnête homme. Joignant à cela de l’application qui amène nécessairement quelqu’intelligence, il est impossible qu’on ne soit pas recherché de degrés en degrés pour les premiers emplois, car on a besoin de vous.

Septembre 1738 — M. le chancelier a fait un règlement fort saugrenu pour sa procédure du Conseil ; c’est sa folie de faire des lois, et jamais génie n’y fut moins propre au monde. C’est un homme érudit, et, par la raison qu’il s’est heureusement et si avidement rempli la tête des idées d’autrui, il en a peu inventé et créé de lui-même. Ainsi ces grands savants ont-ils ordinairement des compréhensions vastes et des esprits bornés. Mais, pour la législation, il faut voir en grand, il faut se détacher de ce qu’on a appris le mieux, qui est précisément ce qu’on se sent avoir par-dessus les autres ; ainsi, c’est attaquer l’amour-propre, dont les petits esprits sont plus entichés que les autres. Il fait des enfants tels que lui, et même qui ont outré le caractère de leur père, gens qui voient tout en petit et jamais en grand, amoureux de nos anciennes formes, et portés toujours à en introduire de nouvelles, pour replâtrer les abus au jour le jour.

Tous ces messieurs d’Aguesseau, pour avoir eu des mœurs trop belles et trop d’enfoncement dans l’étude, sont devenus sauvages ou anthropophages, et non amis de l’homme ; n’ayant jamais été au spectacle, ne buvant point bouteille, ne voyant point de filles : de là, ils n’ont pas connu les hommes, par où on les prend, par où on leur défère, par où on établit le pouvoir sur la soumission.

Voilà certes de grands défauts pour un homme d’État. Les fils s’étant adonnés aux goûts du père, et réussissant dans le langage du Palais, sont devenus nécessairement en recommandation chez le père, et à l’âge de soixante-dix ans où il est présentement, il leur défère beaucoup. Avec cela, comme chacun recherche son semblable, ils ont beaucoup donné dans la séduction de deux fripons du Conseil, mais gens de Palais, c’est-à-dire durs, impolis et avares ; l’un est M. de Machault, l’autre M. de Fortia. Le premier impoli et emporté, toujours fâché, toujours haïssant les autres, et amoureux de lui, n’en est pas moins un fripon à argent. Feu M. le duc d’Orléans a dit plusieurs fois à ses amis qu’il l’avait pris trois fois la main dans le sac. Le second, Fortia, est un fripon avéré, grand paillard, traître et de mauvaise compagnie ; tous deux ce qu’on appelle gens de petit esprit et adorateurs des formes. M. Fagon y a aussi mêlé des duretés particulières.

C’est de là que sont sortis tant de codes ou de fatras de lois prétendues réformatrices des anciennes.

Personne n’y entend rien, et les procès en augmentent par l’espérance.

Que faudrait-il pour nos lois ? 1° Travailler en grand, c’est-à-dire abroger quantité de règles dictées, dans leur temps, par l’inégalité du crédit, et aujourd’hui nuisibles au bien général ; 2° laisser davantage arbitrio judicis, comme en Turquie, où parfois les traits de justice distributive sont divins, et, pour ce effet, mettre de l’honneur dans les administrateurs de la justice.

J’appelle mettre de l’honneur quand on y place des gens recommandables par là, ce qui y forme les autres, comme un poltron devient, dit-on, brave, quand il se trouve dans le régiment de Navarre ; écarter l’intérêt de Palais, inspirer aux juges l’esprit d’expédition et la soif de la justice.

On ne peut disconvenir, par exemple, que, communément, le Conseil du roi n’expédie et ne juge mieux que les tribunaux ordinaires, car la plupart sont au-dessus de la recommandation subalterne ; ils n’ont point d’épices, ils sont engagés par an ; ainsi ils n’ont point intérêt, comme les juges à épices, à nourrir avec soin les procès dispendieux.

Sur cela, on a dit que les procédures des conseils avaient besoin de réformation ; les législateurs dont je parle se sont piqués d’une aversion terrible contre les avocats au Conseil. MM. d’Aguesseau, avec leur grande érudition de Palais, n’ont jamais parlé qu’avec mépris de la prétendue ignorance de tout ce qui compose le Conseil, et par là a éclos ce règlement.

On y a fait tout le contraire des principes que j’ai établis ci-dessus ; on a multiplié les règles et les formes, on a fait comme l’abbé de Saint-Pierre dans son mauvais livre de l’abréviation des procédures, où il ne se propose que d’écouter chaque difficulté pour multiplier les règles, tandis qu’on ne songe pas que la subtilité abusive de l’homme ira toujours à l’infini pour éluder les règles contraires à ses prétentions. Il n’y a, comme j’ai dit, que l’abrogation des lois inutiles en général, le plus grand arbitrage du juge et l’honneur qu’on y introduit, qui remédie à jamais aux abus de la justice.

Et, par un événement inévitable, ayant multiplié ces règles, on a jeté plus de déshonneur dans le corps des avocats au Conseil qu’il n’y en a jamais eu, et on les remplace par des gens tarés.

Je n’entrerai point ici dans la critique de ce règlement du Conseil, qui a été très bien traitée dans un projet de représentation pour le chancelier ; mais cela étant devenu une affaire de corps, tout s’étant bien ameuté, alors il est devenu déshonorant de s’en séparer pour prendre des offices de nouvelle création, et ainsi, pour y entrer, il faudrait être précisément de l’humeur du bourreau, qui préfère le profit au déshonneur, car tout le Parlement s’est joint aux avocats supprimés, et on y a déclaré de n’admettre à tout jamais chez soi aucun de ces intrus. Sur soixante-dix créés de nouveau, il s’en est déjà présenté vingt-cinq, gens de la plus médiocre capacité et d’une foi très douteuse. Qu’on juge de ce que cela deviendra, puisqu’au lieu de purger ce corps de soixante-dix anciens, où il y avait en effet des membres gâtés, on les remplace aujourd’hui par soixante-dix nouveaux plus mauvais que les plus mauvais anciens. Le chancelier a, au fond, assez bon esprit pour sentir quelle sottise on lui a fait faire, et il s’en meurt de chagrin.

6 Décembre 1738. — Le retour de M. le cardinal de Fleury, d’Issy à Fontainebleau, qui a tant surpris, vu l’état faible de sa santé et de son âge, fut causé parce qu’il sut de source certaine que le roi voulait absolument changer deux de ses ministres, savoir : le chancelier, dont toute la besogne allait de mal en pire depuis l’affaire des avocats, et le contrôleur général qui est devenu si odieux dans tout le public, depuis les premiers courtisans jusqu’au plus bas peuple. La misère et la disette règnent de toutes parts, surtout dans les provinces, et le cri universel en est contre lui, le prévôt des marchands et plusieurs intendants ayant témoigné l’indifférence dont M. Orry a payé leurs premières plaintes sur ces fléaux. M. de Fulvy, son frère, qui le gouverne, a l’âme la plus dure et l’esprit le plus avide d’argent qu’on ait encore vu en crédit, n’ayant trompé son frère sur le fait des blés qu’afin d’avoir le temps d’y faire sa main ; il a eu la cruauté de vendre des passeports à l’effet de transporter des blés pour des sommes immenses, depuis que la famine a commencé dans les provinces. On assure que, si on mettait subitement les scellés sur les papiers du nommé Barillon, intendant de M. Orry, on y trouverait des preuves de ce monopole digne des plus grands supplices pour des gens en place. M. de Fulvy, qui fait une fortune immense, vole la compagnie des Indes avec grossièreté ; un des directeurs le disait l’autre jour à un de ses amis ; on y envoie les plus mauvaises marchandises et au plus haut prix, il n’y a pas de vaisseau qui arrivant ici n’ait une grosse lettre de change pour M. de Fulvy.

Janvier 1739 — Au dedans tout va d’une façon à faire trembler : nulles mœurs, l’intérêt est partout, l’hypocrisie et le zèle des constitutionnaires outrés tourmente les pauvres sujets du roi et les honnêtes gens ; on attire un schisme par la décrépitude du cardinal, il est la dupe de tous ces vilains prêtres qui l’environnent.

Dans les provinces, les hommes meurent de faim, ou mangent l’herbe ; le pain vaut 5 sous la livre en Vendômois, et 3 sous à Paris, et il va augmenter ce printemps. Que de raisons pour que le roi se fatigue bientôt du ministère actuel, et pour que le sage cardinal se retire à Issy, pour que Sa Majesté suive son dessein de gouverner elle-même, et de mettre en place ceux qu’elle a choisis.

9 mars 1739. — J’ai eu aujourd’hui une grande conversation avec M. Pecquet, qui me dit sincèrement ce qu’il pense des affaires du royaume, et qui est aussi éclairé que pénétrant.

Selon lui, on n’a jamais eu si peu de système dans le ministère ; on s’y pique d’en haïr jusqu’au nom ; cependant ce mot système ne veut dire que plan ; on a tort de le prendre en mal et d’y entendre mauvais plan. Mais comment peut-on bâtir sans un dessein général ? N’est-ce pas le caractère de l’esprit le plus court que de ne travailler qu’au jour le jour et de ne prévoir rien ? On a cité M. de Pomponne comme auteur de cette maxime politique, qu’on se trompait en affaires étrangères, si on avait des plans pour plus de quinze ans : c’est qu’il n’était que M. de Pomponne, c’est-à-dire au-dessus de M. de Morville, qui ne voyait pas à deux ans, et fort au-dessous du cardinal de Richelieu, qui voyait dans les siècles futurs, et Ximénès, encore plus loin et plus juste.

M. Amelot répond souvent : Ceci, monsieur, est une grande question ; ou bien : Nous avons beaucoup à nous plaindre de telle nation. À cela M. Pecquet lui répond, à la première proposition : « Si vous l’examinez, monsieur, vous ne la trouverez plus question » ; et à la seconde : « Ce n’est pas de cette nation que vous avez à vous plaindre, c’est de vous-même. » Souvent M. Amelot le prend pour un fou, car il lui demande : « Mais, monsieur, quel est votre but, quel est votre système ? » Et le ministre lui rit au nez ou le regarde avec mépris, toujours persuadé qu’il y a de la folie à faire des systèmes, et c’est sa petitesse qui le lui persuade. En effet, il n’y a jamais eu d’esprit plus antisystématique que le sien ; c’est un esprit en large qui reçoit les impressions et surtout les détails, et les rend de même avec mémoire et précision, il n’y met de lui que l’analyse. C’est une table rase qui reçoit fort juste et n’y gâte rien, mais aussi stérile qu’une table de marbre ; rien n’y germe, rien n’y fructifie, aucune idée nouvelle ne sert à combiner ses idées pour choisir, et encore moins pour prévoir ; c’est un homme sage et un esprit net, voilà tout. Ce n’est pas le tout d’avoir ainsi l’esprit en large, il faudrait aussi l’avoir en long et en profond, suivant les conditions essentielles des corps solides.

L’État a bien besoin d’une tête, et ce n’est plus que le hasard qui conduit nos affaires avec quelque succès apparent ; le dessous des cartes est affreux et fait frémir pour l’avenir. La tête du pauvre cardinal n’y est plus, il ne radote pas comme fait un homme qui a eu beaucoup d’esprit et dont le déclin se tourne à l’extravagance ; mais les gens de peu d’esprit comme lui, portés aux petites idées, et dont le fort a été la mémoire et quelques agréments, de tels gens tombent encore plus dans le petit, dans la misère et dans tous les dangers de la séduction. Il conserve encore la mémoire, ce qui marque que la faculté matérielle du cerveau n’est pas encore en décadence, mais la spirituelle s’élève moins et rampe de plus en plus.

Quand on parle à M. Amelot des suites qu’aura le mariage de Madame de France, fille aînée du roi, avec l’infant D. Philippe, troisième cadet d’Espagne, on lui dit : « Mais arrivant, comme y sont les apparences, que le prince des Asturies meure sans enfants, et que D. Carlos soit roi d’Espagne, ne travaillerons-nous pas à soutenir la désunion des deux Siciles et de Castille, afin que Naples et Sicile tombent à D. Philippe, et fassent reine Madame de France ? M. Amelot répond à cela que c’est une grande question s’il convient que cette désunion soit ou ne soit pas.

Mais ces suites seront, selon les apparences, que la reine d’Espagne va proposer de faire une souveraineté en Italie pour Don Philippe, et cette souveraineté sera Milan, Parme, Toscane et Mantoue.

M. Pecquet avertit M. Amelot, il y a un an, que l’on songeait en Angleterre à envoyer trois vaisseaux au Sénégal pour usurper sur nous le commerce de la gomme, et qu’il fallait y envoyer trois vaisseaux français. M. Amelot l’a oublié ; il a toujours remis à en parler à M. de Maurepas ; même avis, même réponse à Compiègne, et enfin il en a parlé ; mais M. de Maurepas a, dit-il, répondu qu’il ne restait pas assez de temps pour équiper et envoyer ces vaisseaux. Les Anglais sont venus comme on l’avait prédit, ils ont chassé et maltraité tous nos gens et épuisé ce commerce pour longtemps. Et à cela M. Amelot répond : « Nous avons beaucoup à nous plaindre des Anglais » ; et Pecquet lui a répondu, comme j’ai dit : « Monsieur, vous n’aurez à vous plaindre que de vous-même. »

Enfin, tout est conduit au hasard, sans système et sans principes ; or, le hasard se lassera de nous favoriser, nous ne sommes partout ni dehors ni dedans, et n’ayant ni amis ni ennemis, nous aurons tout le monde pour indifférents, plusieurs pour ennemis par nos défections à l’amitié, et certainement nuls amis.

Le chapeau donné au cardinal de Tencin décrie de plus en plus notre gouvernement, c’est-à-dire le ministère du cardinal : les mœurs méprisées, le public insulté dans toutes ses terreurs, des coups fulminants prêts à tomber sur les prétendus jansénistes, ce parti grossi aujourd’hui de tous les honnêtes gens du royaume qui détestent la persécution et l’injustice ; ces traits lancés par des mains imbéciles et pusillanimes, prêtes à reculer au moindre coup de résistance ; car le parlement ne ménage aujourd’hui la cour que parce qu’il la croit sur le point de changer de face ; mais des coups trop forts et trop imprudents lui donneraient jour à mettre dans un grand décri le radotage du cardinal, et à avancer sa retraite demandée alors par le cri public, et à qui demandée ? à un roi qui la souhaite et qui n’est retenu que par la vertu ennemie de tout air d’ingratitude.

Mai 1739 — Le dedans du royaume est dans un état sans exemple ; les villes, et surtout la capitale, ont attiré tout à elles depuis la diminution des monnaies que fit M. Le Duc. Cela se fit sentir d’abord en 1725, y ayant eu une inclémence de saisons. M. Le Duc haussa ensuite un peu la monnaie, et cela fit mieux. M. le cardinal a soutenu les monnaies dans cet état ; les riches ont perdu, par l’injustice qu’il y a de devoir trois livres d’or ou d’argent au lieu de deux qu’on avait stipulé pendant les monnaies hautes ; mais arrivant que les denrées ne haussent pas à proportion, cela cause une banqueroute universelle. Ce dernier acte de tragédie se passant contre la plus basse partie du peuple, on est exposé à une misère affreuse quand les récoltes deviennent médiocres : que serait-ce s’il y avait disette comme en 1709 ? Cependant M. le cardinal ayant préposé aux finances l’imbécile et brutal M. Orry, plus celui-ci a été menacé de disgrâce, surtout par les pillages de son frère, plus il a opposé à cela de nouvelles inhumanités et bêtises, ne voulant se soutenir que par sa faveur auprès du cardinal en le flattant surtout.

La misère depuis un an avance donc au dedans du royaume à un degré inouï ; les hommes meurent drus comme mouches, de pauvreté, et en broutant l’herbe, surtout dans les provinces de la Touraine, du Maine, de l’Angoumois, du Haut-Poitou, du Périgord, de l’Orléanais et du Berry, et cela approche déjà des environs de Versailles.

On a beau le dire, l’impression est momentanée, M. Orry persuade toujours au cardinal que ce sont des contes, et que c’est le parti de M. Chauvelin qui insinue cela pour le chasser, lui, et par là discréditer M. le cardinal en lui substituant un chauveliniste.

Les intérêts mal entendus dudit Orry lui suggèrent en partie cette horrible flatterie, et en partie aussi les discours des financiers, par les yeux desquels seuls il voit le royaume, et ceux-ci sont avec lui dans la proportion de méchante flatterie où il s’est mis avec le cardinal. Il regarde les intendants comme des curés ou dames de charité, qui exagèrent le mal par sotte douceur d’entrailles ; par là, il a dégoûté tous les intendants ; rien n’est plus entre le trône et le peuple, et il traite le royaume précisément comme dans un pays ennemi pour les contributions, et on ne voit que par les yeux de ceux qui tirent mieux ces contributions.

Ce mal politique, dont on ne connaît aucunement la portée, par cette considération des monnaies que j’ai dit, est un phénomène que nos plus beaux raisonneurs croient être incompréhensible, car on ne voit pas qu’il y ait eu disette marquée partout ; ce n’a été que des demi-années dans les provinces les plus maltraitées, et des années pleines dans d’autres ; c’est le manque d’argent, c’est le manque de moyens pour acheter des vivres qui milite le plus ; d’où cela vient-il ? Avec cette pauvreté, les grains et les vivres enchérissent partout, personne ne fait plus travailler.

Cependant M. Orry a exigé les impôts avec plus de rigueur que jamais, la taille poussée fort haut ; il a toujours montré au cardinal une abondance dans la finance, qui l’a fait se féliciter et a favorisé ses projets politiques, et il continue la même chose.

À la fin se sont élevés contre M. Orry tous les principaux magistrats, même les plus politiques, surtout M. Turgot, à qui cela a fait grand honneur, ensuite M. de Harlay, si grand courtisan, et qui a été lui chanter pouille à Bercy, et a fait ordonner la défense des corvées pour les chemins ; car ce bourreau hait si fort les pauvres peuples que, par un intérêt public mal entendu, il voulait continuer ces chemins à corvée, tandis qu’il en résultait un malheur public si supérieur.

Depuis un an, je commençai, en revenant de ma province de Touraine, à exposer l’horreur de cette misère. Le cardinal me dit : Mais parlez donc au contrôleur général. Ensuite Mme la duchesse de Rochechouart, douairière, en écrivit au cardinal et fit impression. M. de la Rochefoucauld, venant de l’Angoumois, fit la même chose, et depuis, l’évêque du Mans est venu de son évêché à Versailles, uniquement pour dire que tout y mourait, et enfin, en dernier lieu, le bailli de Froulay, qui a beaucoup d’accès à la cour, vient aussi du Maine et crie encore plus fort. Cela fait des impressions, puis on n’en parle plus.

M. Fagon dit que tout cela est la faute du chancelier (tant ce pauvre homme est le bardeau de tout), que cela vient de ce qu’on a ôté la compétence aux prévôts des maréchaux, qu’il n’y avait qu’à faire arrêter tous ces mendiants, qu’on les a laissés trop se multiplier.

On accuse le petit Chauvelin, intendant de Picardie, d’avoir inculqué le principal mal à M. Orry, en lui persuadant qu’il y avait assez de blé, qu’il fallait qu’il fût cher, et, pour cela, le laisser sortir, depuis cette misère, et c’est à la faveur de ce terrible raisonnement en telles circonstances que M. de Fulvy s’est enrichi par tant de passeports.

M. Turgot déclare que le commencement de la misère à Paris et dans les provinces de la correspondance commence à l’époque de la diminution des sols, ce qui revient à mon système.

Enfin il est question à présent d’une horrible proposition, qui est de retrancher par moitié les rentes sur la ville. M. Orry avance ce système afin d’ôter aux tailles une partie de ce retranchement : banqueroute horrible, flétrissante, ruineuse et non satisfaisante, comme on éprouverait si on ne hausse pas les monnaies.

M. de Maurepas varie dans ses plans de cour ; après avoir attaqué M. Orry, il le soutient à présent, lui et ce système malfaisant. M. d’Angervilliers tient de bons discours sur cela, et c’est de lui que nous sont venus ces deux derniers articles.

De tout cela, il est aisé de conclure que le cardinal est aussi proche d’être chassé du ministère, que M. Le Duc quand il le fut en 1726. Ici c’est sa faute, il se soutient par M. Orry, il lui rejette tout successeur, par crainte de voir diminuer son autorité par quelqu’un suspect de chauvelinisme, ayant une passion furieuse contre ce ministre disgracié.

Par là, il ne remédie à rien s’il n’y remédie à point, et ce mal-ci mine beaucoup plus le royaume que les malheureuses guerres de l’empereur ne minent la maison d’Autriche, quoique nous nous applaudissions tant de notre fine politique sur cela. Son Éminence ne voit pas qu’il répondra bientôt lui-même de ces maux ; que M. Le Duc a sa revanche à prendre avec usure et avec plus de justice ; il doit dire (et que l’on compare si le parallèle ne l’emporte pas avec accroissement) :

Le cardinal est ce que j’étais alors, souffrant le mal par ignorance.

Fulvy est Mme de Prie, pillarde.

Orry est MM. Duverney et d’Ombreval.

Bachelier est ce qu’était M. de Fréjus alors.

Et je ne doute pas que le parti de Bachelier et de M. Chauvelin n’aille jusque-là ; qu’ils ne supportent à présent M. Orry, pour que tout ce mal emporte le tout en même temps, et fasse disgracier le cardinal pour n’avoir pas voulu changer M. Orry.

Déjà il vient d’y avoir une sédition à Ruffec dans l’Angoumois, pour le pain, et une à Bordeaux par des écoliers, excités par l’insolence des commis.

Mai 1739. — Le plus grand mal de ce temps-ci pour le dedans du royaume et plat pays, c’est que l’on n’a jamais vu comme aujourd’hui le règne exclusif des financiers. M. Orry, porté de goût à cette race, ne voit que par leurs yeux et gouverne le royaume tout comme un pays livré aux contributions. Il a éconduit les intendants de province, qui n’osent parler ni représenter. 

De son côté M. de Fulvy vole et pille plus que jamais. Je sais un de mes amis qui a vendu depuis peu à un de ses émissaires pour cent mille écus de liquidations, que le père de celui-ci avait achetées à 0,5 pour cent. M. de Fulvy les a achetées à deux pour cent afin de les faire passer dans des paiements au trésor royal.

19 mai 1739. — La disette vient d’occasionner trois soulèvements dans les provinces ; à Ruffec en Angoumois, à Caen et à Chinon. On a assassiné sur les chemins des femmes qui portaient des pains. Cette simple nourriture y est plus enviée aujourd’hui qu’une bourse d’or en d’autres temps, et, en effet, la faim pressante et l’envie de conserver ses jours, excuse plus le crime que l’avarice d’avoir des moyens accumulés pour les besoins à venir. La Normandie, cet excellent pays, succombe sous l’excès des impôts et sous la vexation des traitants. La race des fermiers y est perdue ; je sais tels gens qui viennent d’être contraints d’y faire valoir leurs terres excellentes par des valets ; tout périt, tout succombe. M. le duc d’Orléans porta l’autre jour au conseil un morceau de pain de fougère ; à l’ouverture de la séance il le mit devant la table du roi et dit : Sire, voilà de quel pain se nourrissent aujourd’hui vos sujets !

On vient d’établir en Angoumois ce qu’on appelle le trop bu. Des commis viennent chez des gentilshommes compter ce qu’ils ont de vin de leur cru dans leur cellier, ils disent : Vous ne boirez que vingt pièces ; nous marquons le surplus, et nous vous le ferons payer dans un certain temps. On souffre cela par respect pour le nom formidable du roi, mais bientôt tout se soulève contre la tyrannie. Il vient d’y avoir une tuerie épouvantable d’écoliers à Bordeaux par la brutalité de quelques commis qui, après avoir arrêté une poularde qui ne devait rien, ont fait arrêter le soir l’écolier qui en était porteur, pour leur avoir, disaient-ils, manqué de respect, et, comme on ne punit point de telles horreurs, on fait haïr les droits du roi, et cela sans profit. C’est par cette protection aveugle, et par l’extension continuelle des droits, qu’on augmente tous les ans de quelques millions les baux des fermes ; mais cette augmentation n’étant fondée ni sur une meilleure régie, ni sur l’accroissement de l’abondance, qui, au contraire, va en diminuant, on voit le roi s’appauvrir. Cependant M. Orry vante l’aisance où est la cour pour ses plats projets politiques, pour la régularité des paiements et pour l’abondance de l’argent à Paris, d’où naît, dit-on, le crédit royal. Il vante l’amour qu’ont pour lui les financiers ; mais se piquera-t-on toujours de tout faire pour le crédit du roi, dont on ne se servira jamais ? Car, dans la dernière guerre, qu’est-ce qu’ont avancé les financiers ? Rien. Ainsi je crois bien qu’ils l’aiment, seuls riches, tout le monde pauvre, tolérés du ministère, accrédités partout, et jamais employés à servir le roi de ce crédit. L’avarice des Orry et Fulvy va son chemin mieux que jamais et avec une avidité qui se moque du gibet, à la veille de tant d’orages qui grondent.

Ces jours-ci le cardinal a proposé au roi le choix d’un autre contrôleur général qu’il lui a désigné ; Sa Majesté lui a tourné le dos en lui disant que cela ne pressait pas.

M. l’abbé de Langeac, agent du clergé, a obtenu le sursis d’un certain droit qu’on demandait indûment en finance à un ecclésiastique. M. le cardinal a ordonné le sursis à M. Orry. Celui-ci a signé le soir l’ordre pour le faire payer. Plainte de l’agent, explication devant Son Éminence. M. Orry lui a donné un démenti, l’agent est devenu furieux, le cardinal a mis le holà. Voilà ce qui charme le vieux et coriace ministre ; mais qu’il considère que toutes ses vertus admirées se bornent à la brutalité.

24 mai 1739. — Il y avait aujourd’hui à Versailles quelqu’anguille sous roche, quelque grande inquiétude parmi nos ministres, et surtout chez M. le cardinal, qui était d’ailleurs fort changé et cassé.

Non seulement la réalité est dans la misère, mais l’intrigue de cour s’y joint aujourd’hui pour la faire éclater et chasser le ministère. On parle donc de misère à Versailles plus que jamais ; ce n’est plus seulement la Touraine qui en est le siège, c’est toutes les provinces qui approchent de Paris. L’évêque de Chartres a tenu sur cela des discours singulièrement hardis au lever du roi et au dîner de la reine ; tout le monde le poussa à les redoubler. Le roi l’interrogeant sur l’état de ses peuples, il a répondu que la famine et la mortalité y étaient ; que les hommes mangeaient l’herbe comme des moutons et crevaient comme mouches, et que bientôt on allait y voir la peste, ce qui était pour tout le monde (et il y comprenait Sa Majesté). La reine lui ayant offert cent louis pour ses pauvres, ce bon évêque lui a répondu : Madame, gardez votre argent pour quand le roi, ses finances et moi nous serons épuisés. Alors Votre Majesté assistera mes pauvres diocésains si elle a encore de l’argent.

Tout le blâme de ceci retombe de plus en plus et nécessairement sur M. Orry. M. le prévôt des marchands vient de me dire que, lui parlant de l’état du Limousin, où l’on ne trouve pas un sac de blé, quelque somme qu’on en offre, de celui de l’Angoumois, auquel on aurait dû pourvoir par la Charente, ce grand ministre répondit : On ne peut pas être partout. Un autre fait certain est qu’à Fontainebleau, cet automne dernier, les Paris lui offrirent de faire venir pour sept millions de blé, qu’ils avanceraient et demandaient très peu à compte, et par leur marché avec des Anglais ils l’avaient à treize livres le setier. M. Orry envoya paître durement cette proposition ; mais quelques mois après, la famine se faisant sentir, on voulut recourir après cette proposition, et alors on demandait vingt-quatre livres ce qu’on avait passé d’abord à treize livres, ce qui en rebuta.

On répond à tout cela que l’année est belle, que la campagne promet beaucoup. Mais qu’est-ce que la récolte redonnera aux pauvres ? Les blés seront-ils à eux ? Elle est aux riches propriétaires qui, alors qu’ils recueilleront, seront bientôt accablés des demandes de leurs maîtres, de leurs créanciers, et des recouvreurs des deniers royaux, qui n’ont suspendu leurs poursuites que pour les rendre ensuite plus dures.

28 mai 1739. — Le bruit se répand que le cardinal n’ira pas à Compiègne ; on parle de retraite à Royaumont. Avant-hier le roi a soupe à Luciennes chez Mlle de Clermont, à qui Mme la princesse de Conti avait prêté cette maison. Il y avait la compagnie ordinaire en dames. On y a parlé tout haut de délivrer la France de la tyrannie, en chassant le vieux prêtre de la cour, puisqu’il perd le royaume absolument. On y a dit que si cela durait il faudrait dans un an chanter un libera sur le royaume de France, et cela n’est que trop vrai.

On ne fait que des sottises dans l’administration des finances. Un homme du trésor royal vient de me dire qu’on venait d’avancer les paiements, ce qui va à onze millions. On paie les gages des offices et autres charges de finances, de façon qu’au 1er juillet 1739, tous les premiers six mois 1738 seront faits, et qu’au 1er janvier 1740, tout 1738 sera payé.

Cette avance extraordinaire n’est bonne qu’à mettre le trésor royal à sec, et répandra peu d’argent parmi les pauvres campagnards, puisqu’on n’y assiste pas les pauvres, mais les riches, et, à la fin de cette année, le trésor royal, perdant beaucoup par non-valeurs, se trouvera à sec. Il faudrait bien mieux assister les pauvres et conserver tant de familles. On établit tout sur une vaine circulation et un crédit qui n’est point l’âme du royaume comme on l’imagine.

Juin 1739 — Le cardinal n’a de bonté que pour les gens trop riches, comme MM. Orry et les fermiers généraux ; il a pris sur ceux-ci un travers ridicule et pernicieux. Il a ouï dire que M. Colbert ménagea ces traitants dans je ne sais quelle occasion, et que le bail en augmenta de lui-même ; de plus, il a vu qu’il gouvernait bien ainsi ses bénéfices par cette méthode de ne point outrer les baux ; partant de là, il enrichit nos traitants qui attirent à eux tout l’argent, qui ne savent qu’en faire. Le cardinal les caresse et les fait caresser par le roi, et cela sous prétexte sans doute d’un prétendu crédit par eux dont on n’use ni on n’usera jamais.

Juin 1739 — Les boulangers ont voulu augmenter le pain à Paris, y étant pressés par les marchands, car tout augmente continuellement dans les provinces ; mais on y a remédié seulement pour Paris. La misère redouble chaque jour dans le royaume ; on ne parle que de cela à la cour ; et, ce qui étonne, c’est que, tandis que le beau temps promet une récolte magnifique, la misère ne diminue pas, ce qui fait voir qu’il y a d’autres causes à ce mal politique.

14 juin 1739. — On remédie à grands frais à la misère des provinces ; mais tous ces remèdes sont insuffisants, faute d’être venus à temps. M. d’Ormesson calculait ces jours-ci, que, depuis qu’on y pourvoit ainsi, il en coûte au Trésor environ trente-huit millions, y compris ce qu’on n’a pas touché, en révoquant tous ordres de recouvrements indifféremment sur toutes provinces et sur le riche comme sur le pauvre, ce qui est d’une mauvaise finance, y compris les avances pour achats de grains et de vins, et les aumônes données aux pauvres, les avances de paiements faits par le trésor royal, les fonds pour payer le travail des chemins, etc.

Par tout cela, il est à craindre que le trésor royal ne vienne à sec cet automne ; car quelle diminution à faire sur les tailles en automne ? Comment recouvrera-t-on huit mois dans deux ? Et alors, le crédit du trésor royal cessant, celui des financiers n’existera plus, et les bourses se resserreront absolument ; ce qui sera un nouveau degré de mal pour mettre tout au comble.

Juillet 1739 — Mais quel est l’état du royaume ! toujours de pire en pire. Plusieurs provinces viennent d’être grêlées, surtout celle du Maine qui était déjà plongée dans une si affreuse misère. Quand on s’en plaint au contrôleur général, il ne parle que de l’assistance que le roi donne aux pauvres, et qu’au moyen de cela le pain est, dit-il, à bon marché là où il était si cher. Cependant on découvre tous les jours, de plus en plus, qu’on ne voit point dans les provinces ces assistances promises et certifiées. Je sais bien que, dans mon canton de la Touraine où il y déjà plus d’un an que les hommes mangent l’herbe, on n’a pas encore vu pour un sou d’aumône royale, soit en blé, riz ou argent ; il est vrai qu’on y a envoyé un fonds de vingt pistoles pour travailler à un bout de chemin.

Le déchaînement est donc tous les jours plus grand contre le ministère, et tout le menace de révolte.

Juillet 1739 — Milord Waldegrave a, dit-on, proposé que nos vins entrassent librement en Angleterre et sans aucuns droits, pourvu que leurs draps entrassent de même en France. Il n’y avait pas à balancer pour l’acceptation de cette proposition, si on entendait tous les intérêts de notre commerce par la liberté, et certes la perte d’un côté serait bien inférieure au gain de l’autre, d’autant plus qu’en même temps les Anglais menacent d’une attention plus sérieuse à empêcher la sortie de leurs laines. Le débit de nos vins favorise l’agriculture qui est un si beau et si abondant profit naturel. La diminution de nos manufactures ne ferait que renvoyer davantage à l’agriculture ; il est vrai qu’il faudrait au préalable que nos campagnes fussent moins tyrannisées, et il arriverait toujours que le gros du peuple s’habillerait de nos draps grossiers, ce qui en fait un si grand débit.

Juillet 1739 — La récolte des blés est des plus mauvaises partout, il semble que le ciel ait contribué à notre perte tant que nous aurons à notre tête le détestable ministre qui nous gouverne si mal. Jamais on n’a vu tant d’endroits grêlés et des pertes si considérables ; ailleurs c’est la nielle, c’est le brouillard, c’est une chaleur subite qui est venue donner sur les épis après le vent du nord et les pluies froides, en sorte que les froments sont noirs et que les épis rendront peu, et il y a quantité de seigles gelés, ce qu’on n’avait pas aperçu d’abord ; en sorte que prenant sur cette récolte, estimée au quart de l’ordinaire, de quoi ensemencer les terres, en prenant, dis-je, peut-être le demi-quart au total, on va, à la fin de l’automne, retomber dans la misère affreuse et pire que la première.

Mais enfin, quand cela ne serait pas, je dis qu’un royaume comme celui-ci, réduit à ce point que la récolte, bonne ou mauvaise, décide de la misère générale, est condamné à un état de misère continuelle, puisqu’il devrait y avoir bien d’autres articles pour le soutenir, et que la pauvreté ne devrait pas être si générale que d’autres richesses ne soutinssent quelque portion seulement du plus bas peuple, qui souffre du prix du blé.

Juillet 1739 — Que de banqueroutes, que de misère on prévoit de ceci ! Tout se prépare à des calamités affreuses cet hiver, même à Paris : maladies populaires, famine, manque d’argent. Voici que les commerçants et banquiers vont manquer ; et le trésor royal manquer d’autant plus qu’il recevra moins de tous côtés et sera engagé en cent mille dépenses inévitables.

L’argent devient introuvable dans tous nos ports de mer. À Marseille, il est à présent à un pour cent par mois ou à douze par an ; ce qui est la plus grande rareté dans la plus grande place de commerce et de banque après Paris.

Août 1739 — L’intendant de la généralité de Tours m’a dit ce matin qu’on lui accorderait seulement cette année cent mille livres de plus que l’an passé pour la diminution des tailles de la généralité : comment pourrait-on demander cette taille à des provinces si dénuées de tout, et dont les habitants, à moitié morts, ne vivent plus que de charité ?

Il est vrai qu’il est décidé que le roi fera de gros fonds pour faire travailler aux chemins, afin de donner, dit-on, l’aumône seulement désormais à charge de travail et pour répandre de l’argent dans les provinces ; graine dont on a une si fâcheuse idée parmi les spéculateurs financiers ; car qui est-ce qui participera tant à cette semence ?

Toute cette résolution provient d’un séjour de deux mois que M. Fagon vient de faire dans sa terre de Vaurey, dans le Perche. Je lui ai demandé ce qu’il lui avait paru de la misère : il répond que ce sont des coquins qui ne veulent pas travailler et qu’on perd tout en leur donnant l’aumône. Il a persuadé au ministère que c’était une habitude de fainéantise qui corrompait les mœurs de la campagne, et qu’il fallait les en tirer par les travaux des chemins. Je ne doute pas qu’en même temps il n’ait conseillé de pousser et de presser les recouvrements des tailles pour les obliger encore, a-t-il dit, à travailler. Quelle fausseté de remède au mal, c’est comme si on disait qu’un enfant, sur qui travaille un chirurgien, ne crie que parce qu’il a la mauvaise habitude d’être criard. Voilà quels sont ceux qui ont part à la direction des affaires, durs tyrans, heureux pour leur compte, et décidant pour le mal des autres par principe mal raisonné, et dont la source est dans leur cœur détestable et bourgeois, juges de Tournelle, aimant de sang-froid la ruine et le supplice des autres.

27 août 1739. — Les dépenses et profusions que M. le cardinal fait faire aux fêtes pour le mariage de Madame Louise-Elisabeth ont pour unique cause un vieux conte de M. Colbert, qui m’a tant impatienté et ennuyé. On prétend que le feu roi voulant donner un carrousel et craignant l’économie de M. Colbert, celui-ci le commanda plus beau même que le roi ne le souhaitait ; mais il le fit beaucoup annoncer. Cela attira quantité d’étrangers ; de là, grande consommation et droits dont les fermiers généraux profitaient : ils payèrent le carrousel, et le roi eut encore cent mille écus de profit au bout, par la raison que les fêtes de cette espèce coûtent le moins quand elles sont le plus chères. On parle encore souvent du même sac de mille livres qu’on vit dans un même jour chez trois différents notaires, pour symbole de la belle circulation. Toutes ces épigrammes en politique plaisent fort à nos Français superficiels, par leur distraction et paresse, mais non par leur manque d’esprit ni de capacité à approfondir. Ils en restent là, et croient avoir accompli toute étude politique, quand ils ont ainsi raisonné sur la circulation, quand ils savent seulement ce mot.

J’ai déjà répondu que cette belle fête de M. Colbert, si vantée, n’était autre chose que la similitude d’une vieille comtesse ruinée qui donne à souper avec l’argent des cartes.

Tous nos pauvres gens qui gouvernent l’État aujourd’hui se croient de très grands hommes en copiant cet admirable trait de M. Colbert ; voilà nos grands médecins politiques. Je demande si et quand ils obligeront les fermiers généraux à payer la fête de la ville et celle de Versailles. Ces traitants diront vrai en assurant qu’eux et leurs sous-fermiers sont ruinés par la misère des provinces.

Non tali auxilio nec defensoribus istis 

Tempus eget. 

Cependant voici que les peuples se ruinent, la noblesse s’efforce en luxe et en habits pour paraître à ces fêtes, et cela par ordre du roi.

Combien toutes ces dépenses eussent été mieux en nourriture aux pauvres ! comme le disait fort bien Judas, mais Notre-Seigneur lui répondit : C’est que vous ne m’aurez pas toujours parmi vous ; et il n’y a pas ceci à répondre aujourd’hui. L’hôtel de ville emprunte et va encore emprunter davantage ; on eût bien mieux fait de lui laisser faire ses magasins de blé, comme elle en avait tant envie.

7 septembre 1739. — On croit que les Turcs ont pris Belgrade, et l’on s’en réjouit.

Quand MM. de Lichtenstein et de Smerling entendent parler ainsi dans les compagnies, ils voient combien nous sommes Espagnols et anti-Autrichiens, comme aussi anti-Anglais. L’humeur de la nation doit effrayer ces deux peuples : nous nous intéressons pour leur malheur, quelque grand qu’il soit, nous craignons leur succès, ils nous affligent hautement pour peu qu’ils paraissent ; quelque réchauffement de notre ministère pour eux scandalise tout le monde, le ministère en devient haï et méprisé : on ne parle plus alors que de s’en voir dépossédé, ou, si on le supporte, c’est qu’on le soupçonne de feinte, et d’embrasser les Impériaux, les Moscovites et les Anglais pour les mieux étouffer. Certes, ces trois nations nous le rendent, ils doivent s’informer et applaudir à la misère du dedans de nos provinces qui menace d’une si grande ruine tous nos projets politiques ; car nous ne devenons plus qu’un squelette qui se décharne tous les jours, si on n’y remédie efficacement ; autrement le peuple et puis le roi ne seront bientôt plus que banqueroutiers. Toute levée de tribut va devenir exaction. L’autre jour M. Fagon me disait ce grand mot : « Pour pouvoir payer, il faut recevoir ». Je lui répondis : « Mais pour qu’on reçoive, il faut qu’on puisse payer. »

7 décembre 1739 — D’un autre côté, on ne parle que de la misère des provinces qui s’exténuent de plus en plus. Les grains enchérissent et on parle d’une famine de pain pour ces Pâques, où nos pauvres Français jeûneront sérieusement, tandis que les receveurs généraux viennent de faire une remontrance fort sérieuse, comme pour rompre la glace, tendant à diminuer les tailles de leurs recettes qu’ils ne peuvent plus lever sur le pied où elles sont.

13 décembre 1739. — Aujourd’hui nous voilà, l’Espagne et nous, contre les Anglais seuls ; nous tremblons, nous reculons, nous nous déshonorons. Personne n’en rend raison, et nos plus beaux raisonneurs continuent à parler de leurs dettes nationales comme bien plus considérables que les nôtres, par comparaison à l’étendue des deux royaumes. Je réponds à cela qu’il faut toujours distinguer le fisc d’avec les richesses des particuliers. Aujourd’hui, en France, le fisc a quelque arrangement qui met les dépenses au niveau des recettes en payant bien les arrérages des dettes nationales ou fiscales, et, avec cela, le roi peut mettre quelque chose en guerre, en augmentant les impôts, et qui se retranche ensuite au soulagement du peuple quand la paix est faite. Mais les particuliers sont épuisés et leur épuisement augmente chaque jour, même en temps de soulagement. Nos impôts sont cruels ; ils ont toujours pour tarif cet arbitraire qui ôte aux particuliers l’esprit de propriétaires dans leurs biens, qui les décourage et tarit toute ressource d’industrie et de labeur.

En Angleterre, au contraire, le fisc est en mauvais état, si vous voulez, mais les particuliers y sont augmentés et y augmentent de plus en plus d’opulence, d’industrie et de labeur. Il ne s’agit que de mettre en mouvement leur volonté, et elle y est tout entière depuis qu’il s’agit d’une guerre nationale et de commerce demandée avec tant d’ardeur par les peuples, et que le ministère s’est laissé arracher comme au prix de sa disgrâce, s’il ne l’avait pas accordée, quoiqu’il eût à la souhaiter, puisqu’elle va faire sa gloire et sa grandeur.

Tels nous étions à peu près quand M. Colbert administra les finances après M. Fouquet : alors le fisc était mal arrangé, mais les particuliers étaient riches par le peu d’autorité d’un ministère craintif, au milieu des guerres civiles et des troubles de la minorité.

Et que l’on compare nos efforts, chez cette nation si puissante et si bien arrangée, dit-on, au prix des Anglais, on verra que nous ne demandons, que nous ne continuons même la levée des revenus royaux ordinaires, que par un épuisement affreux des provinces ; que déjà elles sont dépeuplées et se dépeuplent de plus en plus ; que les hommes y meurent comme mouches ; que le commerce s’oublie, et les consommations deviennent à rien.

Au contraire, les Anglais fournissent au fisc les subsides demandés et énormes sur des consommations de boissons qui ne laissent pas d’augmenter ; le peuple augmente, les manufactures vont bien et le commerce étranger va de mieux en mieux. De quoi donc nous réjouissons-nous en disant que nos voisins s’épuisent, puisque leur temps d’armement n’approche pas du mauvais effet de nos temps de désarmement ?

14 décembre 1739. — Le cardinal ne sera jamais qu’un mauvais et perpétuel faiseur de transactions et qu’un palliateur des défauts du gouvernement, quand il aura introduit lui-même ces défauts. C’est ainsi qu’il pallie les affaires avec le parlement, en l’adoucissant aujourd’hui quand il se fâche.

Il ne fait plus que quelques coups fourrés dans les affaires du jansénisme.

La misère s’élevant dans nos provinces, il y envoie quelques modiques secours qu’il promet longtemps, comme du riz, quelque diminution de tailles, quelques fonds pour travailler aux chemins ; mais tout cela n’empêche pas la misère et l’épuisement de s’augmenter. On la déguise à Paris, et voilà tout ce que cherche le ministère.

On apprend que la famine va recommencer dans la plupart des provinces ; à peine la récolte y a-t-elle été finie, que les recouvrements ont recommencé avec plus de fureur que jamais. La maladie et le dépeuplement reprennent, et on annonce une cherté excessive pour le printemps.

Décembre 1739 — Le roi lit actuellement les Mémoires de Sully, ou Économies royales. Je sais qui a eu plus de part à le porter à cette lecture longue et assidue, en lui disant que c’est la meilleure étude que puisse faire un homme d’État, et que le règne d’Henri IV est le meilleur des modèles, et bien au-dessus de toute la belle fatuité du règne de Louis XIV. On conte que, l’autre jour, le cardinal de Fleury le trouva dans cette lecture, et que, comme Son Éminence est fort modeste, elle feuilleta le livre et montra d’abord au roi cet endroit où Henri le Grand répondit à la belle Gabrielle : « Je trouverai dans mon royaume deux cents putains aussi belles que vous, mais je n’y trouverai pas deux hommes comme Sully ; ainsi soyez persuadée qu’entre vous deux j’opterais pour lui. » (Le bon Henri n’était pas en disposition amoureuse dans ce moment.) Le cardinal s’est donné pour Sully alors, mais assurément ce n’est pas là l’opinion publique. 

Février 1740 — M. le prévôt des marchands m’a dit hier qu’il avait parlé avec M. Orry de la misère de Paris et des environs, et du besoin qu’il y avait d’y subvenir, et qu’à cela ce ministre s’était frotté les mains, et avait dit que c’étaient des contes et que tout allait bien.

Mars 1740 — La misère de nos provinces s’accroît aussi de tous côtés et est sur le point d’éclater, quoiqu’on envoie quelques sommes pour les pauvres, sous le nom charitable de M. le cardinal qui s’en fait un inutile honneur ; mais, d’ailleurs, nulle provision de blés ni de riz, ce qui nous expose à une calamité certaine. Et les recouvrements comment seront-ils possibles ? On s’attend à tous moments à de nouveaux orages qui crèveront à la fois contre les Orry.

Avril 1740 — La nouvelle étant confirmée que Portobello a été pris par les Anglais en Amérique, ils ont tout pillé, rasé les deux forts, pris les meilleurs canons et encloué le reste, montant à plus de cent pièces. Ils ont pris huit vaisseaux qui étaient dans le port et emporté ce qu’il y avait de richesses ; mais, comme il n’y a que deux cents lieues de là à la Jamaïque, l’amiral Vernon peut venir en force à tout moment, et aller jusqu’à Panama, et prendre également Carthagène, Vera-Crux et toutes les autres places fortes ; et d’autant plus encore que voilà l’embarquement de huit mille hommes qui se fait à force en Angleterre, avec quoi ces Anglais conquerront en vérité, s’ils veulent, toute l’Amérique espagnole. Voilà une sotte nation que cette nation espagnole ! Tandis qu’elle s’occupe en Europe de conquêtes étrangères, de faire bâtir des palais au roi de Naples, de menacer l’Irlande du prétendant, d’entreprendre le siège de Port-Mahon à travers les forces de l’amiral Haddock, et de contraindre le Portugal à se déclarer, pendant ce temps-là, au milieu de ces vantises de tous les avantages qu’elle trouve dans la guerre, des grandes précautions des gouverneurs espagnols, et même des profits d’argent comptant qu’ils avaient trouvés en enlevant les factoreries, voilà que Portobello, leur principale place, où l’on charge et décharge les galions, est conquise par cinq cents Anglais !

À quel état est réduite une nation, quand elle n’a pas une douzaine d’hommes assez fidèles pour avoir des gouverneurs aux Indes occidentales qui ne favorisent pas la fraude anglaise ! car voilà tout le fondement de cette guerre. 

Au moyen de cette conquête abandonnée, si vous voulez, après l’avoir rasée, voilà que les Anglais sont en pleine liberté de commerce dans l’Amérique ; tout à leur aise et partout ils inondent ce pays de marchandises d’Europe et les y rendront à très bon marché. Voilà ce qu’on regarde comme le plus grand des malheurs dans la politique moderne, où toute l’habileté salutaire n’est fondée que sur le malheur d’autrui. Je demande qui empêche que le roi d’Espagne ne se contente de son indult sur les marchandises qui entrent et sortent, et du produit de ses mines, en laissant les autres nations apporter à ses sujets américains tous leurs besoins et à bon marché ? L’habileté fondée sur la tyrannie n’est pas, comme on le voit, bénie de Dieu.

Mai 1740 — La misère épuise le royaume, la disette des grains de cette année sera bien pire que celle de l’année dernière, les provinces de Picardie et de Soissons qui étaient nos greniers l’an passé, manquent celui-ci. La mortalité décime nos habitants, tout n’est qu’hôpital, et il y a moins d’argent que l’an passé, c’est-à-dire nul.

Mai 1740 — La misère augmente chaque jour dans les provinces, et les recouvrements s’y font avec une rigueur sans exemple. On enlève les habits des pauvres, leurs derniers boisseaux de froment, les loquets des portes, etc. Les receveurs des tailles se signalent ; ils multiplient les frais. Chacun sait que, s’il paye bien, il sera augmenté à la taille l’année suivante, et chacun veut n’avoir rien à se reprocher sur ces affaires. La quantité des pauvres surpasse celle des gens qui peuvent vivre sans mendier. Pendant tout cet hiver, on a obligé, dans la ville de Châtelleraut, chaque bourgeois de nourrir un pauvre. Il y a 4000 habitants ; et il y avait ainsi 1800 pauvres enrôlés à la charge des bourgeois.

Juin 1740 — Nos administrateurs montrent chaque jour l’abus de ces vieilles maximes de crédit public qu’ils prennent de travers, et la preuve est qu’en s’en servant tout dépérit. C’est une bonne chose de rembourser ses dettes, mais il faudrait attendre l’abondance. Un peu de bon sens et des égards aux circonstances dicteraient cette maxime, mais quand viendront ces temps d’abondance ? C’est assurément ce qui n’est pas réservé au ministère de MM. de Fleury et Orry.

— Le pain vaut sept sous à Calais et cinq en Flandre. M. le duc d’Antin, qui est en garnison de ces côtés, a écrit des choses pitoyables de l’état de cette province. Tous ces pays-là ont été affamés tout cet hiver, et les Pays-Bas autrichiens en ont tiré continuellement, ce qui les rend à présent aussi abondants que nous sommes affamés. À Paris, on commence à mourir de faim, la moitié de Paris manque de pain et d’argent. Il y a en grand tumulte au dernier marché, les commissaires ont été battus. Les boulangers veulent absolument augmenter le pain. Nuls remèdes n’y sont apportés, M. de Fulvy et son frère encourent tout le blâme, puisqu’ils étaient chargés de la direction des remèdes. Ces insolents richards fruuntur diis iratis.

3 juin. — On fait venir vingt-cinq mille bœufs de l’Irlande, ce qui coûtera beaucoup. M. Le Nain, intendant du Poitou, et M. de Tourny, intendant de Limoges, ont représenté, en partant pour leur département, que ces deux provinces, déjà si misérables, étaient définitivement perdues, si cet achat de bœufs étrangers avait lieu ; qu’on ne pourrait plus payer la taille, et que le découragement sur la nourriture des bestiaux achèverait de rendre ces provinces des déserts affreux. Ils ont exposé chacun par leurs mémoires, et sans se les être montrés, que leurs provinces étaient toujours en état de fournir Paris de la viande qu’il y fallait et aux prix ordinaires ; que la misère avait ralenti de quelque chose les envois ; c’était aide que cela demandait pour les peuples, les secourant par diminution de taille ou par quelques prêts d’argent, et non en les anéantissant comme on allait faire.

Le contrôleur général a tenu bon, ou plutôt n’a pas écouté : son parti est pris. Mais pourquoi cette stupide dureté ? Avant que de sortir tant d’argent du royaume et de porter aux étrangers tout le profit qu’ils vont faire sur nous, ne devrait-on pas épuiser d’autres expédients comme les encouragements, le soulagement, le prêt ? Tout le monde ne doit être qu’une foire à la vérité, mais l’exercice de cette maxime de liberté totale dans le commerce ne devrait venir que peu à peu, autrement elle éteint tout par sa soudaineté. On ne devrait ouvrir le métier que quand ceux de ce métier font mal et méchamment. Tels sont les examens préalables qu’il fallait faire avant de porter cette ruine subite à deux provinces qui ne valent que par les bestiaux et qui sont réduites à une grande misère. Nous allons donc devenir tributaires des étrangers pour notre vivre comme le sont les Espagnols et les Portugais ; encore ces peuples sont-ils sobres et ont de l’argent étranger de l’Amérique, qui, entrant chez eux, les dédommage de ce qui en sort par leur manque d’industrie.

On cherche pourquoi cette détermination de M. Orry si inaccessible à la raison ; trois causes : 1° son inhumanité naturelle, son indifférence sur les maux d’autrui ; 2° son application à ce que rien ne manque à Paris, et cela aux dépens du reste du royaume (il sacrifiera cent jours de famine dans les provinces à une après-midi douteuse à Paris, et qui pourrait le déplacer) ; 3° et voici le grand point, c’est que M. de Fulvy reçoit de l’argent pour tout, et ne doutez pas qu’il n’en ait reçu pour cette opération, et une grosse somme qu’il faudrait rendre si ce marché n’avait pas lieu.

7 juillet 1740. — La misère des provinces augmente à chaque pas ; la Flandre surtout est bien embarrassée : on n’a pas de quoi attendre la récolte qui ne sera de deux mois d’ici. La Flandre autrichienne a tout tiré, et on ne pourvoit à rien. Les meilleures provinces ne sont pas en état d’en fournir aux autres.

Quelques marchands de blé, qui avaient chargé leurs bâtiments pour Lisbonne, ont bien voulu le rapporter ici, mais M. de Marville les ayant mandés et voulant leur faire vendre à perte et dans des temps reculés, pour faire passer auparavant d’autres blés où ce magistrat a, dit-on, intérêt, ils lui ont absolument manqué de respect.

La viande augmente à Paris. On ne fait plus venir des bœufs d’Irlande, comme on l’avait d’abord résolu, mais les marchands forains ne peuvent attendre les longs paiements des bouchers, qui sont tous mauvais payeurs. On a voulu rétablir la caisse de Poissy pour payer comptant ces forains, mais le parlement s’y oppose, et M. Fagon, avec sa dureté ordinaire, dit que c’est le parlement qui est cause de la cherté de la viande.

10 juillet 1740 — J’ai dit que M. Kolly avait proposé de faire venir des blés de Sicile ; Marville m’a parlé de cette idée, il m’en a montré des échantillons ; je lui ai dit qu’il n’y avait pas à hésiter à envoyer des courriers pour en faire venir par mer, et combien il était fâcheux qu’on eût manqué de prévoyance. Il y a quatre grands mois d’ici au blé nouveau. Quelle misère d’être toujours si près de ses pièces par une laide avarice !

Il y a eu des révoltes à la halle, au dernier marché ; il y en aura bien d’autres.

Juillet 1740 — Voici arriver que la famine et les maladies augmentent partout ; les hommes meurent dru. Le roi a dit l’autre jour devant ses courtisans qu’il savait bien que son royaume était diminué d’un sixième. On craint à Paris des séditions continuelles pour le pain.

Août 1740 — Nous devons nous attendre à une autre extrémité bien terrible ; les recouvrements des finances vont devenir, cet automne et cet hiver, d’une difficulté insurmontable, dans la mendicité où sont nos provinces.

Et voilà toujours mon refrain : honte au dehors, misère au dedans.

16 septembre 1740. — Les choses sont venues à leur comble : la famine au dedans du royaume, Paris prêt à manquer de pain, et cette essentielle denrée y enchérissant chaque jour, des révoltes partout, les provinces exténuées, et cependant les tailles augmentées, le royaume dépeuplé. Enfin les Anglais, les Espagnols et les Hollandais nous poussent également à la guerre, une flotte formidable anglaise partie de ses ports, les nôtres ont été obligés de mettre à la voile, le cardinal à bout de ses tergiversations qui n’ont conclu qu’au déshonneur de la nation.

19 septembre 1740 — On craint pour mercredi prochain, après-demain 21 septembre. Il n’y a plus de pain à Paris, sinon des farines gâtées qui arrivent et qui brûlent. On travaille jour et nuit à Belleville, aux moulins, à remoudre de vieilles farines gâtées. On le sait, le peuple même ne l’ignore pas et crie partout qu’on veut l’empoisonner : tout est révolté et tout est à craindre. On craint que mercredi des flots de peuple n’aillent accourir à Issy où est le cardinal, et même à Choisy où est le roi. Ces deux villages sont auprès de Paris ; la faim n’a point de loi. 

Le contrôleur général comptait de passer huit jours à sa terre de la Chapelle et d’aller de là à Fontainebleau ; il vient d’avoir ordre de revenir, et il arrive ce soir pour tenir demain conseil à Issy touchant le remède à la famine extrême.

23 septembre 1740. — Quant aux affaires du dedans, on fait venir des blés à force ; il y en a deux mille muids arrivés au Havre, qui remontent ; on en attend de Sicile et de Dantzig. Tout ce qu’on craint c’est que ceux-ci n’arrivent pas sitôt, et on craint encore davantage que, l’hiver survenant, les rivières devenant trop grosses et la mer trop haute, on n’en reste sur cette provision, et que nous ne venions à manquer subitement à Paris. Il se commet des déprédations horribles dans le ministère des finances ; on a donné quantité de passeports pour l’étranger depuis le plus fort de la calamité, soit de la part de M. Orry ou de M. de Fulvy, de leurs maîtresses et créatures ; on ne voit que faveur d’enrichissement indiscret et criminel ; il semble que ces gens-là croient le cardinal immortel. 

Le peuple le sait et est tout prêt à la révolte. Le pain augmente ici d’un sol chaque jour ; il est présentement à six sols : aucun marchand n’ose ni ne veut apporter ici son blé. Mercredi, la halle étant presque révoltée, le pain y manqua dès sept heures du matin. Les commissaires allaient haranguant le peuple et disaient que M. le contrôleur général était venu exprès à Paris pour travailler avec M. de Marville, et sur cela le peuple criait : « Eh ! les bons chiens ! Il n’y aurait qu’à mettre le feu à l’hôtel de ce Orry, le brûler lui et sa maison, et nous aurions du pain. C’est ce vieux chien de cardinal qui empêche les laboureurs de travailler, et qui fait que nous manquons de pain. »

Le roi passa dimanche par Issy pour voir le cardinal, il allait delà Choisy : il passa par le faubourg Saint-Victor ; on le savait, le peuple s’amassa et criait, non Vive le roi ! mais Misère ! Du pain ! Du pain ! Le roi en fut fort mortifié, et en arrivant à Choisy, il congédia les ouvriers qui travaillaient à ses jardins, ce qu’il fit par une bonté de cœur, se scandalisant de faire aucune dépense extraordinaire tandis qu’il y avait tant de misère. Il écrivit le soir au cardinal ce qui lui était arrivé et ce qu’il avait ordonné : le cardinal lui répondit, loua son bon cœur, mais lui représenta qu’il fallait reprendre ces ouvriers puisque cela ôtait à ceux-là la subsistance.

24 septembre. — Le cardinal, traversant hier Paris, a été entouré de deux cents femmes qui se tenaient à la bride de ses chevaux, ne voulaient pas le laisser passer, ouvraient la portière et criaient avec fureur : « Du pain ! du pain ! nous mourons de faim. » Il mourait de peur, il a jeté quelques écus, ce qui a amusé ces pauvres, et il s’est échappé.

Un homme, qui soupait avec le roi à Ivry dimanche, m’a dit que le roi avait été poli avec le maître de la maison, M. de Beringhen, et sa famille, les Nassé ; mais qu’il était d’une tristesse et d’une inquiétude qui faisaient pitié, et cet état, dit-il, doit toucher tout le monde et nous donner espérance, puisque notre roi y prend part. Il venait de se voir assailli par le peuple qui au lieu de crier Vive le roi ! ne criait que Du pain ! Misère ! Famine ! et cela en traversant ce maudit faubourg Saint-Victor qu’on eût bien fait de lui faire éviter. Il se livre continuellement chez le roi un combat entre ce qu’il se doit à lui-même et à son peuple, et ce qu’il croit devoir à M. le cardinal : non qu’il se croie tenu de le payer en lui sacrifiant son royaume, mais il s’imagine qu’il le tuerait net en lui ôtant l’administration pour la remettre à son plus grand ennemi, Chauvelin ; et d’ailleurs, Sa Majesté est toujours prévenue de quelque estime même pour les talents de Son Éminence, étant très constante dans ses choix.

Cependant tout croule de tous côtés, et on ne sait pas comment on pourra soutenir la subsistance à Paris jusqu’à ce que les blés qu’on attend de Sicile soient arrivés, car, pour ceux de Dantzig, on dit qu’il sont arrêtés par le roi de Pologne. D’un autre côté, la guerre nous talonne et la nation anglaise nous veut plus de mal de notre intelligence avec le ministère qu’elle n’en veut encore aux Espagnols. Voilà certes de quoi donner au roi un mortel chagrin.

27 septembre 1740. — Que les courtisans sont sots et pires que des moutons ! Ils voient tout ce que la puissance veut qu’ils voient, la crainte les mène plus que l’espérance, et jamais l’évidence n’occupe ses droits à la cour. Certes on trouvera peu de ministères pires que celui-ci, et l’on doit le juger d’autant plus sévèrement que ce ne sont point les contretemps ni les grands désastres qui ont produit la misère ; la faiblesse et la honte de la France aujourd’hui est la pure malhabileté jointe à une insensibilité affreuse des maux publics.

À Paris on est plus républicain et plus vrai. J’arrive à la cour, j’y trouve tout vu en beau à Fontainebleau, et même jusqu’à la cherté du pain. « Le roi n’a plus essuyé, dit-on, de cris de ses peuples affamés en passant à Paris. Le cardinal n’a point été arrêté par des femmes échevelées. Il n’y a eu qu’une cuisse cassée à la révolte de Bicêtre. Le contrôleur général a donné les meilleurs ordres sur la cherté ; il lui vient des blés de tous côtés, bientôt il y en aura trop à Paris, et cette denrée deviendra à trop bon marché. La flotte anglaise a peur de la nôtre, elle rentre à tous moments dans ses ports ; la nôtre a joint celle de Brest et celle de Toulon, elle va à Cadix, et, de là, en Amérique ramener les galions en triomphe. Nous sommes d’accord avec le ministère anglais, nous déclarons la paix dans six semaines, nous menaçons les Hollandais s’ils osent armer contre nous. La nation anglaise est terrassée par Walpole, toute révolution est impossible contre ce ministère, nous gouvernons tout, nous avons soumis l’Espagne à notre volonté et à la crainte de notre puissance. L’empereur dépend de nous, nous le leurrons d’épouser Madame après la mort de l’impératrice. »

Croyons cependant que c’est par des discours d’une telle illusion que le roi est retenu dans les chaînes honteuses du cardinal. Je ne vois qu’un aveuglement bien complet qui puisse me rendre raison de mon roi. Je trouve ses meilleurs serviteurs découragés sur son caractère, et présentement l’on croit de bonne foi que le roi est au-dessous du rien. Insensible au malheur public, paresseux, plus engoué que jamais de son vieux précepteur, et incapable de rien, il s’amuse, il rit, il papillote, il va à la chasse, il ne songe à rien. Cependant le cardinal est devenu odieux à tout le royaume ; et qu’on ne compare pas ceci à la haine et aux cabales des grands contre le cardinal Mazarin, ni à la fermeté d’Anne d’Autriche pour le soutenir. Mazarin conduisait avec éclat les affaires du dehors, le dedans n’était point altéré, quelques impôts seulement de plus au parlement. La finesse et la fourberie de Mazarin choquèrent les Français. Mais tout ce qui arrive aujourd’hui désespère notre nation avec justice ; elle est énervée, elle est anéantie, il n’y a plus que les fermiers généraux qui vivent.

29 septembre 1740. — Les choses vont de mal en pire, et bientôt le royaume est anéanti, les mœurs sont perdues, c’est un règne de Néron, les honnêtes gens sont proscrits, les fripons et les imbéciles triomphent, tout est au pillage et ouvertement. Les Orry osent encore vendre des passeports de blés au milieu de la plus cruelle famine dont on ait ouï parler ; on ose encore augmenter cette année la taille de 500 000 livres sur le royaume, on ose proposer des épargnes, on ne remédie à aucun des maux, on cherche évidemment à les augmenter. À cela le roi n’oppose qu’une plus grande indifférence et qu’une plus parfaite insensibilité, il ne fait que chasser et souper.

Cependant ce même maître s’est montré sensible en plusieurs occasions bien moins pressantes, il a parlé, il a agi : que croire donc de ceci ? Non, la révolution favorable à notre maître ne saurait tarder. Je le crois, et mon courage s’accroît de tout ce qui devrait le détruire.

15 octobre 1740. — M. le duc d’Orléans est à Fontainebleau, furieux de tout ce qu’il voit. Il arrive de sa retraite, et il grille d’envie d’y retourner ; il trouve l’indécence accrue, le cardinal plus tyran et plus imbécile que jamais, le roi moins décent, quoique prétendant à décence avec sa maîtresse, allant le matin au rut des cerfs avec les deux comtesses, tout en billebaude, dit-il ; c’est la cour du roi Petau, et le comble de tous ces malheurs est que le roi paraît ne se soucier en rien de son royaume, dans l’état affligeant et dans la misère inouïe où ses peuples sont tombés. Chaque jour voit augmenter cette misère de quelque nouvel article ; voilà les vignes perdues dans tout le royaume par la gelée prématurée qui dure en ce temps-ci depuis quinze jours. À cela, nuls remèdes pour tirer les peuples d’affaire, pas même de palliatifs, seulement quelques vaisseaux de blé que nous venons d’acheter bien chèrement en Hollande.

Le pain ayant augmenté, mercredi dernier, à la halle à Paris, de deux liards, comme on a dit cela au cardinal, il a répondu qu’il n’y comprenait plus rien. Réponse admirable pour le conducteur de l’État !

14 novembre 1740. — On ne parle que des horribles manœuvres de MM. Orry. Il revient de tous côtés que ce sont eux qui veulent la cherté et qui la produisent, par suite peut-être d’un faux raisonnement économique, comme on en voit tant depuis que la robe gouverne le royaume, comme de dire que si le pain devenait à trop bas prix, on en manquerait. Il y a un M. de Vaton, depuis peu prévôt des marchands, dont je connais l’esprit sophistique ; il dit partout que cherté produit abondance et que l’appât du gain attire le blé au marché, soit avarice naturelle du cardinal qui ne veut pas sacrifier quelques millions du trésor royal, et même qui voudrait que le roi gagnât quelque chose aux secours de blés étrangers qu’il fait venir, soit avarice infâme, sordide, insatiable et prodigue de M. de Fulvy qui procure cette continuité de cherté, mais enfin cela perce de toutes parts, cela va au peuple qui murmure et qui bientôt se déchaînera et pourra déchirer ces gens-là. On en voit des traits de tous côtés. Des subdélégués que je sais ayant procuré, par leur mesure et leur présence, amendement au prix du blé dans leurs districts, on leur a demandé de quoi ils se mêlaient, et on les a menacés de les en faire repentir. On sait dans le peuple qu’il se faisait des amas, et qu’il y avait un bureau vers le canal d’Orléans, où l’on amassait de quoi donner le taux de cinq sols au pain, et ainsi on peut compter que le ministère a résolu qu’il reste à cinq sols pendant tous les dix mois qu’il y a à passer jusqu’à la prochaine récolte. Cependant on leurre le peuple de le faire amender ; on affecte de publier dans les gazettes qu’il amende aux marchés de Paris et qu’il en vient quantité des pays étrangers, ce qui est vrai en effet. De plus, c’est le ministère qui a empêché les approvisionnements à propos cet été, et cela par avarice et imprévoyance. Ensuite, se voyant pressé par la crainte de manquer réellement à Paris, M. Orry a fait tirer des provinces le peu de provisions qu’on y avait dans les grandes villes, et par là y a apporté la disette, comme à Tours, à Soissons, etc., sans procurer pour cela l’abondance à Paris, ce qui est horrible. Dans plusieurs cantons, les habitants ont dit qu’ils avaient encore des armes et des bâtons pour empêcher que le Orry ne leur enlevât leur pain. Aussi a-t-on été obligé de faire quantité de manœuvres pour le transport de ces blés. On a fait couvrir le froment d’avoine, mais on a su et on sait partout cette manœuvre. M. Orry est en exécration par tout le royaume, et il est à craindre une révolte générale.

Les intendants qui sont honnêtes gens, et moins dépendants du contrôleur général, ne s’étant point prêtés à ces manœuvres, voient chez eux le pain à un meilleur compte et le font baisser de bonne foi. Ceux qui s’y prêtent haussent les épaules de tout ce qu’ils voient et en disent leur pensée à leurs amis.

Il faut considérer que nous sommes gouvernés par les gens du plus petit esprit et les plus durs de cœur qui se soient peut-être encore ramassés dans le royaume. Les deux frères Orry, M. Amelot, M. de Maurepas, M. Fagon et M. de Vaton, prévôt des marchands, sont tous de la même pâte, surtout ce dernier qui, par sa place et avec son esprit sophistique, a pris le dessus dans les délibérations, ainsi que M. Fagon par sa présidence du commerce ; ce sont des gens inhumains et malins, et capables de causer seuls la misère à plaisir.

Il est admirable à quel point le peuple français est sot et doux. On avait toujours dit qu’il était si dangereux de toucher aucunement au pain ; cependant voilà le monopole et comme une gabelle de pain ouverte, où tout se passe en douceur et en misère.

Ce bon M. Turgot, prévôt des marchands, tandis qu’il a eu cette place dont il sort, avec son bon esprit, empêchait tout cela, et tout se passait loyalement.

Cependant le roi se perd de plus en plus de réputation, il voit son royaume périr, et au lieu de changer, il laisse tout faire. On dirait qu’il affiche l’imbécillité et la sottise ; car, à présent, il parle beaucoup de ses affaires avec ses petits amis, comme de pair à compagnon, et c’est bien pire que quand il n’en parlait point. Il répète mot pour mot ce que lui suggère le cardinal.

18 novembre 1740. — Les Orry sont devenus l’horreur du peuple ; on ne parle plus que de les déchirer. Ils sont bien hardis : le contrôleur général vient de faire supprimer ce qu’on appelle la grande police, par où le premier président, le procureur général et les autres premiers magistrats de Paris s’assemblaient pour la police des blés. M. le cardinal leur a déclaré que cela ne faisait que de les embarrasser, et que M. Orry leur déclarerait ce qui se serait résolu. Je veux croire que ces magistrats délibéraient souvent en petit, mais c’était une grande consolation pour le peuple, et c’est une grande crainte que de se voir, sur la subsistance, entre les mains du seul Orry.

Il est honteux et scandaleux tout ce que M. de Fulvy gagne sur la compagnie des Indes qui lui est confiée. Il a fait venir du port de Lorient des ballots énormes de marchandises, et on porte partout dans les maisons des étoffes de contrebande à vendre à son profit.

24 novembre 1740. — Nous voici donc aux expédients : On crée des rentes viagères, je ne sais plus pour combien de millions ; on a trouvé que, la chère année 1693, on avait fait pareille création de rentes, et qu’il n’en restait plus que pour 40 000 livres de rentes, tant il était mort de monde. J’ai dit ci-devant que l’on faisait un fonds de 24 millions aux fermiers généraux et il arrivera donc que les financiers se tireront d’affaire et qu’on n’altérera pas leur crédit. Je le souhaite, mais je me persuade qu’à l’abri de ces avances toujours tirées des peuples, les financiers encouragés ne laisseront pas de fournir et de jeter beaucoup de billets, de là leur crédit sur la place, car enfin les revenus du roi porteront à faux, au moins d’une bonne moitié.

Il est certain que le cardinal a de grands sujets de peur, il a reçu plusieurs lettres anonymes par où on le menace de tout, et on lui fait craindre pour sa vie, s’il ne se défait pas de trois personnages, le contrôleur général, le lieutenant de police et le nouveau prévôt des marchands, qui est déjà fort haï. Il a tremblé, il a pris des précautions. Étant à Issy, il a coutume d’aller coucher dans la maison du maréchal d’Estrées, et pourquoi faire ? Il faut traverser la rue en porteurs. Il fit tendre au plus vite un lit dans son séminaire et y coucha, et il fit cacher une garde autour de la maison, maréchaussée et guet. Voilà le sort des tyrans, craindre pour sa vie continuellement et n’oser ni boire ni manger. Gens de la cour, et qui approchent assidûment le roi dans la plus grande intimité, disaient hier que, dans ces calamités publiques comme celle-ci, il fallait toujours sacrifier au public quelque victime, non à la vérité faire pendre ni décoller, notre nation abhorre les supplices, mais destituer de place et disgracier ceux que le public soupçonne de le vouloir maltraiter par vil intérêt ou par basse flatterie. Tels sont les deux frères Orry.

Cependant on le dit, et on le dit toujours sans effet, que le roi dépense jusqu’à cinq millions pour faire venir des blés étrangers.

27 décembre 1740. — Quelque malheur qui arrive, on dit un bon mot, une pointe, aujourd’hui une platitude, et voilà le peuple français qui rit de tout. Que notre chère nation est aimable ! La rivière de Seine est débordée, Paris est inondé, les campagnes sont perdues : sur cela on a dit que la rivière se porte mieux, qu’elle est hors de son lit, qu’elle est hors de condition, car elle est sur le pavé, qu’elle n’y est plus, car elle est entrée chez le roi, au Louvre, qu’elle va avoir des feuilles, car elle est en Sève, c’est-à-dire au village de Sève, etc. ; ce goût de platitude, de jouer sur le mot, a extrêmement gagné la nation depuis quelque temps. Un nommé du Parquet, gentilhomme de M. le duc d’Orléans, y excelle et semble avoir donné le ton, ce qui est un grand honneur. Cela tient lieu aujourd’hui des chansons d’autrefois sur chaque événement. Dans la jeunesse du feu roi on appelait cela des turlupinades, et il en est beaucoup parlé dans Molière et autres satires des mœurs du temps.

29 décembre 1740. — Tout le monde dit des platitudes sur les affaires du temps ; on dit que M. Orry va faire un beau bâtiment, car chacun lui jette la pierre. L’autre jour, le roi allant à la chasse par un très mauvais temps on disait devant Sa Majesté : Eh ! qu’est-ce que le roi peut chasser par ce temps-ci ? Il ne peut chasser que son contrôleur général.

24 juin 1741. — Le tort de la soif de l’or est de dépeupler le monde, de plonger dans la fainéantise ceux qui y restent ; c’est une chimère que d’avoir de tout sans rien faire, et surtout d’assouvir ses passions à coup sûr. La découverte des Indes a réalisé cette chimère. Philippe II, roi d’Espagne, se crut un dieu maître des foudres ; le ciel l’en a puni par la chute de ses desseins, par le dépeuplement et l’affaiblissement réel de sa monarchie. Le même malheur se répand nécessairement sur toutes les nations qui veulent participer au commerce des Indes occidentales : voyez quelle est la situation du Portugal, qui retire un or si clair de ses mines de Saint-Paul ; quels combats ces Indes nous causent depuis le commencement du siècle et ce qu’il renouvelle aujourd’hui. Non, ce n’est pas là le commerce, je l’ai répété cent fois : nous ne voyons les intérêts du commerce que par les yeux suborneurs de quelques richards qui veulent s’enrichir encore. Oublions les Indes, oublions ce malheureux or, ne le regardons que comme des cédules mortes des marchandises et des denrées utiles ; nous en aurons toujours assez pour nos échanges ; ne cherchons point à avoir quelque chose pour rien ou pour peu de chose : Dieu le défend. Voilà cependant où l’on met toute l’essence du commerce ; on a vu dans des temps les Hollandais faire de ces grands profits ; l’impatience française s’en accommode, mais cela ne peut durer longtemps ; les profits ordinaires de commerce sont plus pied à pied, et c’est à quoi il faut tourner les peuples. Voilà cependant ce qui fait tant se soucier de l’Espagne ; sans les beaux yeux de sa cassette, on ne la regarderait que comme une puissance fort indifférente à la France qui ne peut lui nuire, ni lui servir.

24 juillet 1741. — On ne devrait jamais perdre de vue cette maxime de conduite de France avec Espagne : être ami de cette couronne, mais la tenir toujours dans la subordination où doit être un cadet avec un aîné, qu’elle ne nous forçât jamais la main sur rien, ni en rien, même dans les occasions où nous avons besoin d’elle, comme dans les tarifs, privilèges et exercice de commerce. On ne voit à notre cour les intérêts du commerce que par l’organe de gros riches qui voudraient s’enrichir davantage : ce ne sont point les droits de ceux-là qui sont à suivre, ce sont ceux de la multitude qui produisent les grands retours de profit au capital de l’État ; et, avec tout ce que nous conseille notre commerce d’Espagne, je ne voudrais jamais qu’il nous subordonnât en rien aux volontés de cette puissance, ni surtout que cela nous fît dissimuler le dessein de faire succéder la branche d’Orléans à la branche régnante, seul moyen de conserver la paix interne et externe ; mais le cardinal, par sa pusillanimité naturelle, penche toujours à cette basse complaisance qui vient de la crainte et qui tend à l’intérêt sordide.

21 août 1741. — Le contrôleur général est plus approuvé que jamais du cardinal : Son Éminence assure qu’elle n’en a jamais été si satisfaite, que, si sa santé le réclamait, il n’avait qu’à aller aux eaux, et que les expéditions n’en iraient pas moins bien.

Sur cela, M. Orry prépare la levée du dixième pour le 1er octobre prochain, et ne fait que menacer le royaume d’une ruine assurée ; sa lettre circulaire aux intendants n’est qu’un tissu de duretés inouïes, ce sera une espèce de taxe d’aisés ; on présumera ce que vous avez et devez avoir de revenus ; on vous l’estimera, et vous en payerez le revenu ; on ne cherche que les gens les plus durs pour les placer directeurs du dixième dans les provinces ; on prétend tirer 50 millions de ce dixième, tandis que le dernier dixième de 1734 et 1735 n’a été qu’à 30 millions.

On n’accordera point ou peu de gratifications sur les tailles cette année pour 1742, c’est-à-dire que la taille ira à 4 ou 5 millions de plus que les années précédentes ; on imposera de plus pour l’ustensile, puisque nous avons la guerre. Comment feront les provinces ? On n’y comprend rien, en vérité. Tout sera ruine, épuisement, banqueroute, misère. 

11 septembre 1741. — Des financiers, intéressés dans plusieurs sous-fermes, m’ont conté dans quel état inouï était de jour en jour davantage le commerce de l’argent et le crédit ; au lieu de la confiance nécessaire aux prêts, on voit régner la plus grande défiance dont on n’ait encore vu d’exemples en France. Les plus aisés, les plus riches, les plus en réputation d’exactitude ne trouvent pas 2 000 l. à emprunter sur la place ; on ne veut renouveler aucuns billets de financier, chacun veut être payé à l’échéance. Avant la fin du mois, il y aura encore une douzaine de banqueroutes ; les compagnies des fermiers généraux manqueront à la fois, ayant fait des billets de compagnie. Chez les fermiers généraux, on soutient ceux qui ont manqué à l’échéance de leurs billets ; mais enfin les compagnies manqueront ainsi que les particuliers. Cependant, sur le ton où les choses sont montées, le trésor royal ne peut se soutenir que par du crédit, les dépenses du roi ne peuvent se faire par la recette effective, comme l’on fait dans celles de Mgr le duc d’Orléans, où je ne fais d’état de distribution que de ce qui a été reçu effectivement, et sans aucun crédit ni avances. Voilà le dixième imposé, en 1733 ; quand on l’imposa, les receveurs généraux avancèrent d’abord le premier quartier pour les dépenses de la guerre ; voici qu’on l’impose pour le premier octobre ; on ne pourra compter que sur la recette effective qui n’arrivera pas de plus de neuf mois d’ici, et encore avec des exactions épouvantables que promet la Déclaration. Son préambule est singulier : on y prend pour cause de cet impôt la misère même où est tombé le royaume, et la nécessité où a été le roi, dit-on, de la secourir : cette misère qui n’est pas encore passée, il s’en faut bien, est donc une cause de nouvel impôt pour l’augmenter encore davantage. Quelle logique ! Cependant les paiements au trésor royal vont se faire de plus en plus mal, les rentes sur la ville vont être retardées.

16 septembre 1741. — La France règne de toutes parts au dehors ; tout va bien par mer et par terre, et, du nord au sud, la Suède a arrêté à propos la puissance moscovite ; mais tournez les yeux sur le dedans du royaume : quelle ruine ! quelle misère ! quelle inhumanité ! Les choses sont même poussées au point que toute rigueur est impossible. J’en raisonnais hier avec un des meilleurs amis du contrôleur général qui me dit, de lui-même, que toute opération était manquée ; il n’a jamais su faire que des arrangements économiques, bonne recette, bonne dépense, comme dans un compte judiciaire, et le tout fondé sur la rigueur des exactions fiscales. Il n’a rien prévu, rien préparé. Dès la mort de l’empereur, il devait prévoir la dépense que nous aurions à faire pendant l’été et les années suivantes, et cette dépense est grande pour des troupes qui marchent en payant tout dans un pays étranger ; rien n’est plus cher. Avec cela nous avons des armements de mer qui épuisent encore nos finances.

Dans le temps où nous sommes, dans l’état où sont réduites nos provinces, il était nécessaire de réduire les impôts. Au lieu de cela, les voilà augmentés comme il suit :

On donnait gratification sur les tailles de huit millions, on n’en donnera qu’un : augmenté de 7 millions

Ustensile 10 millions

Le dixième 30 millions

Total 47 millions

et, avec les anciens débets de la taille qu’on va exiger à toute rigueur, comment croit-on les pouvoir lever, avec quelque rigueur qu’on s’y prenne ?

25 octobre 1741. — M. Orry, contrôleur général, est de plus en plus mal, mais sa charge est bien plus malade que lui : on ne reçoit rien dans les caisses, et tout crédit est éteint à un excès inouï. On se flatte qu’il reviendra, et on se trompe ; le discrédit et le manque d’argent augmenteront encore ; il y a longtemps que je l’ai démontré. Tout ceci vient d’avoir diminué les monnaies après qu’elles avaient été hautes les huit années de la régence : la dette des débiteurs s’est trouvée doublée, ou, pour dire vrai, elle a passé comme de cinq à sept, puisque le marc d’argent de 70 livres a baissé à 50 livres. Ainsi, il a fallu en métal sept pour payer ce qu’on n’avait dû que sur le pied de cinq.

L’illusion a continué, on a payé sur le même pied ; les peuples surtout ont doublé ainsi leur tribut à la cour ; on n’a pas su ce qu’on faisait et on a continué à se tromper ; chacun s’est épuisé ; Paris a continué d’être accru de tout l’argent du royaume tiré sur un pied plus fort, jusqu’à ce qu’enfin les provinces n’ont plus rien rendu, la misère s’y est mise, moins par manque de denrées que par celui d’argent, car on n’a jamais su ce qu’on payait en payant plus que ce qu’on devait. Enfin, ce même Paris a été épuisé par la dernière famine, le roi tirant plus qu’il ne pouvait tirer et augmentant les impôts ; puis les deux armées d’Allemagne emportant beaucoup d’argent hors du royaume, on a eu bientôt épuisé ces trésors de Paris qui ne pouvaient plus se remplir par nos sources absolument taries.

Je puis dire que tout doit manquer d’argent, après ce que je vois arriver au trésor de Mgr le duc d’Orléans. Ce prince a pour 2 300 000 livres des plus beaux biens qu’il y ait au monde, pour un million par an des plus beaux bois, du canal qui est en droits au comptant, et pensions qui se payent par préférence, etc. ; cependant voici que nous sommes à sec depuis deux mois, et qu’on ne fait point d’états de distribution. Le trésor royal est beaucoup plus à sec que le nôtre : bientôt des parties essentielles vont manquer ; cela ira de là aux rentes sur la ville et à la paye des troupes. 

Cependant voilà presque toutes nos vieilles troupes hors du royaume et plus loin qu’elles n’ont été depuis Charlemagne ; si, par quelque coup fourré, elles allaient être battues, comment reviendraient-elles dans le royaume ? Et je demande, en attendant, s’il arrivait des soulèvements dans le royaume, qui est-ce qui les apaiserait, avec quelles forces y résisterait-on ? Ferait-on revenir des milices pour cela, et y seraient-elles propres ? Cependant il commence à y en avoir, il y en avait à Romorantin pour les passages du blé quand j’y ai passé, et j’y ai vu l’intendant d’Orléans bien embarrassé. La maréchaussée n’y suffisait pas. Nous dîmes sur cela, dans une espèce de conseil que nous tînmes chez lui à Orléans, que les exactions pour tirer le dixième et la taille pourraient cet hiver occasionner des soulèvements ; qu’il ne faudrait qu’assommer un receveur ou piller une caisse pour donner lieu à un soulèvement qui deviendrait peut-être général, et qu’on n’avait aucunes troupes pour les réduire.

29 octobre 1741. — On est si injuste qu’on blâme le roi d’être pensif, quand il voit les affaires du dedans du royaume dans une telle pénurie. On le blâme encore d’être économe, quand tout lui prêche l’économie sur les plus petites choses. Avant-hier il se mit à table chez Mme de Mailly, où il n’y avait qu’elle de femme, le duc de Gramont, M. de Meuse et le comte de Noailles : le roi se sentait encore de son dîner, il ne mangea qu’un morceau, but un coup et dit qu’il ne mangerait pas davantage. Après cela, il tomba dans une mélancolie noire qui ressemblait à des vapeurs, et jamais on ne put l’en faire sortir, quelque gaieté qu’on apportât. Pour moi, je sais qu’il a de reste de quoi penser : l’état où est le royaume et l’impossibilité d’en sortir sous le ministère du cardinal, le vœu fait de garder le cardinal jusqu’à sa mort, voilà de quoi réfléchir.

Quand le roi s’arrangea pour donner à Mme de Mailly un petit appartement où elle se tient tout le jour avec sa petite société, et, pour elle, un petit cuisinier qui lui fait un petit dîner et un petit souper, le roi demanda à chacun de ces articles combien cela coûterait : autre critique ; mais on lui prêche chaque jour l’économie et il se la prêche à lui-même.

30 octobre 1741. — Hier, les musiciens de la cour vinrent représenter à M. Orry que, n’étant pas payés, ils mouraient de faim ; qu’ils étaient de pauvres diables qui n’avaient que cela pour vivre, à Versailles surtout, où les vivres étaient si chers. M. Orry leur a répondu : « Vraiment, messieurs, le roi a bien d’autres musiciens en Allemagne. » Digne réponse d’un contrôleur général !

10 novembre 1741. — Notre ministère est sans tête et sans plan ; il a eu besoin de recourir aux idées de M. de Bellisle, que je ne crois pas une trop bonne tête, et on en a jugé ainsi par tout ce qui lui est arrivé : il a plus d’idées que de jugement, et plus de feu que de forces. Voilà cependant de quoi ruiner la France de fond en comble. Je ris de pitié quand j’entends ces grands politiques et ces grands guerriers écouter à peine l’objection qu’on leur fait sur l’état de nos finances et vous répondre : « Oh ! pour de l’argent, il faut en trouver ; dans un royaume comme celui-ci, doit-on manquer d’argent ? Ceci n’est qu’une affaire de deux ou trois cents millions ; il n’y a qu’à faire sortir l’argent, à taxer les fermiers-généraux qui sont si riches, » etc. Tous ces discours sont bien faibles, car enfin les choses sont au point qu’avec toute l’envie possible d’avoir de l’argent, on ne peut y réussir.

On parle d’une loterie de cinquante millions dont les gros lots seraient en rentes viagères, et on créerait pour cela huit millions de ces rentes ; la misère ferait que chacun voudrait y avoir part et espérance.

On travaille avec lenteur à l’imposition du dixième ; on en sent toute l’impossibilité, surtout dans les pays d’élection, et avec les rigueurs sur lesquelles M. Orry se portait à son arrangement.

On ne parle que de l’extrême économie du roi prise sur sa bouche et à l’occasion de ses amours. Il est décidé que, pour tout cet hiver, Sa Majesté dînera deux fois en public, et soupera une fois en public, et le reste consistera en des dîners ou soupers chez Mme de Mailly, c’est-à-dire avec un petit cuisinier qui lui fait un petit ordinaire ; il n’y aura jamais que trois plats sur sa table, et avec la petite société bornée dont j’ai parlé.

14 novembre 1741. — Le cardinal se porte mieux que jamais : à sa mine blême a succédé tout le brillant de la santé ; on s’accoutume à lui souhaiter une longue vie ; les plus sensés reviennent à le croire sorcier, par son âge décrépit sans décrépitude. Les actions de la Compagnie des Indes haussent et baissent suivant sa santé bonne ou mauvaise ; l’argent même commence à se retrouver à emprunter sur la place ; les financiers conviennent qu’il n’y a que les provinces qui soient mal, mais que le crédit commence à se remettre à Paris. Cependant, ceux qui l’approchent de plus près pour le travail disent qu’il n’y a presque plus de tête chez lui, que toutes les décisions sont lentes et misérables, et que, par ce défaut, les affaires se perdent, que tous les coups sont frappés lentement et hors de propos ; nos flottes partent trop tard, notre armée a été assemblée trop tard, et ainsi du reste.

26 décembre 1741. — Il est grand bruit de ressources de finances, de créer de nouveau des présidents en charge au grand conseil, ce qui serait une affaire de trois millions nets. Mais un meilleur article, selon mon système, c’est une refonte de monnaies, avec décri des anciennes pièces et augmentation pour les nouvelles. Plût à Dieu qu’on y fût déjà ! Et, pour le coup, ce serait bien le cas de dire : À quelque chose malheur est bon. Il y a longtemps que j’ai fait la découverte que tous les maux du dedans venaient de la malheureuse inquiétude et de la fausse science qui poussèrent, après la mort du régent, à diminuer les monnaies ; depuis cela, les débiteurs se sont trouvés insolvables, et les contribuables accablés. Les besoins extrêmes d’argent qu’on va avoir pour nos armées porteront le ministère, toujours stupide sur les vues générales et droites depuis M. Colbert, à faire cette augmentation si désirable ; mais il aura la malheureuse intention de les baisser dès qu’il pourra ; voilà où j’espère que de plus habiles gens l’arrêteront alors, et, en attendant, il cherchera dans cette opération des emprunts faciles et des recouvrements aisés ; il les trouvera avec un gros bénéfice de refonte.

30 juillet 1742. — La plume tombe des mains à tout ce qu’on voit arriver à notre France.

Le maréchal de Broglie vient d’achever de ruiner nos affaires d’Allemagne et a ramené nos troupes, en abandonnant bagages et malades qui ont été tués de sang froid. Tout lui était égal, pourvu qu’il ruinât absolument les affaires de l’empereur et qu’il lui mît la corde au cou : il a été plus que satisfait.

Le duc de Gramont et la timidité du maréchal de Noailles ont rendu notre honte irrémédiable à Dettingen ; nous sommes sans ressources et à la merci de nos ennemis qui n’ont plus à mesurer notre destruction que sur leurs désirs.

J’ai vu avant-hier, avec douleur, une lettre de l’abbé de la Ville, qui conduit, sous M. de Fénelon, nos affaires en Hollande ; il écrit à un ami : Vous n’avez plus de ressources que dans vos armes.

Comment sommes-nous conduits ! Non, la consanguinité ne saurait m’empêcher de dire qu’il n’y a jamais eu d’aussi mauvais ministère que celui-ci, si peu affectionné à l’État, plus joyeux des pertes publiques, plus désireux de son petit bien particulier, plus platement caustique et de moins de ressources.

La révolution est certaine dans cet État-ci, il s’écroule par les fondements ; il n’y a plus qu’à se détacher de sa patrie et à se préparer à passer sous d’autres maîtres et sous quelque autre forme de gouvernement.

31 juillet 1742. — Considérez que le roi n’est entouré continuellement que de courtisans dont toute la fortune roule sur la guerre. Le maréchal de Noailles, homme d’esprit mai peu correct, d’une valeur médiocre, se piquant d’entendre les affaires du dedans plus que les autres, est le seul peut-être qui prêche quelquefois pour la paix ; mais son esprit est sophistique et il en doit alléguer de mauvais moyen : il tient pour l’alliance d’Espagne, en voilà assez. Ainsi toute l’armée, tous les gens à promotion, les favoris, le ministre de la guerre, tout prêche cette fumée de gloire, nul ne prêche les besoins de la paix qui sont grands ; on n’a pas voulu laisser approcher de la marche du roi le contrôleur général qui connaît les maux du royaume et qui peut en rendre compte au roi. Le spectacle que voit le roi lui prêche l’abondance, l’applaudissement et la joie.

5 août 1742. — Si j’étais aujourd’hui favori du roi, son premier ministre ou chargé des finances, et le plus accrédité des ministres, comme était Maximilien de Sully auprès d’Henri IV, je persuaderais à Sa Majesté de ne songer uniquement, pendant dix ans, qu’à payer ses dettes et à améliorer ses États, au moyen de quoi, après ces dix ans, il serait le plus grand roi de la terre. J’ajouterais le conseil de venir résider à Paris, en quoi il y aurait plus d’épargne. Il habiterait le palais des Tuileries et le Louvre tels qu’ils sont, en chassant les vendeurs du temple, les personnes qui n’y ont que faire, à qui on a cependant donné des logements, sauf quelques indemnités.

Les ministres logeraient chez eux à Paris, le plus près qu’ils pourraient du Louvre : il leur serait donné logement en argent, et leurs bureaux près de chez eux ; ils auraient chacun un cabinet au Louvre, avec une antichambre ; on les y trouverait à certaines heures, comme avant et après le conseil.

Le roi suspendrait le service par quartier dans sa maison, sauf quelques indemnités, et cette suspension ne serait que passagère. On formerait une commission de tous ces retranchements. Équipages de chasse à bas, écuries fort réduites, ne laisser qu’un seul équipage. Gardes casernées, envoyées en garnisons, ne servant que par détachements. Toutes les maisons royales bien entretenues, et surtout Versailles ; des inspecteurs apôtres changeant tous les ans pour cet entretien.

Le roi irait de temps en temps passer huit jours dans ses maisons de campagne : Fontainebleau, Versailles, Marly, la Muette, Choisy, Compiègne, avec petit train pour chasser, se promener avec compagnie choisie, sans y mener ministres ni conseils, ayant donné de bons ordres pour ces huit jours ; peu de suite ; y menant la vie de particulier qu’aime tant Louis XV.

Si l’on pouvait, pendant ce temps-là, continuer les impôts, le dixième quelques années, même le cinquième, que d’améliorations et de remboursements ! Faire voir tous les ans au public le progrès de l’acquittement des dettes de l’État et des charges, rembourser les offices les plus onéreux et dont la vénalité est la plus dangereuse, taxer les financiers en dettes de l’État, permettre de mettre en viager ce qui est en rentes perpétuelles ; aliéner à perpétuité les domaines, en brûler les titres ; permettre le remboursement de toute féodalité des terres, et cent autres choses ; mon système de démocratie, hausser les espèces, établir une banque royale et fidèle pour jouir de beaucoup de sommes sans intérêts. Les dettes et charges supposées à deux milliards, rien de plus aisé que de les rembourser en dix ans, car les droits et revenus du roi augmenteraient beaucoup par le bonheur du peuple, par l’abondance et la circulation que donneraient dans l’État tous ces remboursements. Pendant ce temps-là, troupes en milices, vaisseaux en chantier, etc.

12 octobre 1747. — La conduite de nos finances a du bon par le grand ordre des comptes et par le crédit. Les Pâris, banquiers de métier, ont excellé dans ces deux articles ; mais ils épuisent les provinces, les conduisant comme l’on fait le recouvrement des contributions aux ennemis. Tout se dépeuple, tout se ruine dans les provinces ; Paris a encore de l’argent pour le prêter au roi. Toutes les affaires que l’on fait aujourd’hui sont des emprunts forcés et d’escroquerie ; la nouvelle loterie n’est qu’un emprunt de trente millions qu’il faudra rendre ; on compte que les étrangers la rempliront : donc la France devra bientôt trente millions à l’étranger.

4 novembre 1747. — La loterie et ses crédits achèvent de ruiner le royaume ; tout l’argent des provinces vient à Paris et se dissipe follement aux dépenses royales ; les provinces périssent : nulle agriculture, nul commerce, nulle peuplade. Le commerce maritime et extérieur est absolument détruit par les Anglais, perdant chaque jour, ne gagnant rien. Qu’est-ce que cela deviendra dans quelques années ? Qu’est-ce que cela est déjà ?

3 décembre 1747. — Quelle misère se prépare en France ! Tout le commerce allant manquer à la fois de tous côtés, l’argent disparaît, les finances du roi ne se soutiennent plus que par un crédit factice qui peut manquer tout à coup.

14 décembre 1747. — Dans les Pâris consiste aujourd’hui tout le crédit des finances : le roi a grande considération pour la finance. Que deviendrait, en effet, la machine de l’État sans la machine illusoire de ce crédit, tel qu’il est aujourd’hui ?

Ah ! grande économie ! Tout le sort de l’État, tout son bien-être consiste en cela. Les grands ministères ne seront que les plus grands économes. Que M. de Sully était un grand homme ! Tout le grand de Henri IV ne vient que de l’esprit économique de Sully. Qu’il a bien intitulé ses Mémoires : Économies royales !

17 décembre 1747. — La loterie royale languit, on en est resté toujours aux sept millions qui lui manquent, et les billets livrés perdent 1 ou 1,5 sur la place, car plusieurs, qui y avaient placé des billets au lieu d’argent, ne pouvant les fondre en argent, se défont de leurs billets de loterie, et, si cela continue, la loterie se décréditera totalement, ainsi que les actions de la Compagnie des Indes le sont, et les rentes viagères si avantageuses qu’on avait créées, mais dont on n’a pris que les classes du denier dix et au-dessus, mais non celles au-dessous de ce denier, sur quoi cependant la finance comptait de se dédommager des autres.

Ainsi les opérations de finance de MM. Pâris, sous le nom du contrôleur général, commencent à échouer, et bientôt ils se trouveront sans expédients pour continuer la guerre et pour fournir à ces subsides étrangers qui sont si onéreux. À cela on n’oppose que la tranquillité, l’indifférence et l’embonpoint.

Considérons quels changements se sont faits dans les plans de la cour depuis trois ans, ce qu’a fait l’intrigue et quels choix visiblement mauvais ont mis en place l’incapacité au lieu de l’expérience : je devrais m’en taire puisqu’il est question de moi in capite libri, mais mon expérience, mes études et ma portée sont si visiblement connus pour être supérieurs à M. de Puisieux que je n’avancerai rien de hasardé en disant qu’on ne devait pas me renvoyer pour me faire succéder par un homme d’aussi peu de mérite et qui y fait si peu de choses.

Auparavant on congédia M. Orry pour y mettre M. de Machault, sans expérience, sans goût et sans portée d’esprit pour la finance. Depuis moi, j’ai vu renvoyer de la place importante de la police de Paris M. de Marville pour y mettre M. Berryer, qui ne sait par où s’y prendre.

La finance, conduite arbitrairement par les Pâris, est au bout de ses expédients : demandes sur demandes au clergé, impôts sur la consommation des denrées à Paris qui y augmentent chaque jour et y rendent la vie insupportable, augmentation du dixième, avances des financiers, emprunts, rentes, rentes viagères, tontines, opérations manquées, tout est employé et usé, rien ne va ; le trésor royal, gouffre insatiable, va être à sec, les recouvrements ne peuvent aller. Il y a famine cette année dans la moitié de la France.

Il y a eu à Toulouse des révoltes considérables pour le pain et qui ont fait tout craindre ; dans d’autres lieux du royaume, en Guyenne, il y en a à chaque marché ; à Paris on est fort inquiété, et le lieutenant de police ne sait plus quel remède y apporter.

Nous avons vu souvent de ces dangereuses famines à Paris depuis le commencement de ce siècle ; mais j’y ai vu deux remèdes qui manquent totalement aujourd’hui : l’un, des millions qu’on mit en achats de blés, et en avons-nous aujourd’hui avec la guerre d’efforts que nous avons sur les bras ? L’autre, la facilité de la mer pour tirer des blés du Nord, de Barbarie ou de Sicile. Doute-t-on que les Hollandais ne se joignent bientôt aux Anglais pour nous boucher absolument le chemin des mers, dès qu’ils y trouveront leur avantage et nos nécessités ?

27 décembre 1747. — Quelqu’un osera-t-il proposer d’avancer quelques pas vers le gouvernement républicain ? Je n’y vois aucune aptitude dans les peuples : la noblesse, les seigneurs, les tribunaux accoutumés à la servitude n’y ont jamais tourné leurs pensées, et leur esprit eu est fort éloigné ; cependant ces idées viennent, et l’habitude chemine promptement chez les Français.

30 décembre 1747. — On ne parle plus à Paris que de misère, tout y enchérit, et les revenus diminuent par la rareté d’argent, la fuite du commerce et les impôts qui surviennent à grande hâte. On donne cependant des bals, mais on en a retranché le souper. Les vivres sont doublés de prix, on ne sait plus comment l’on fera carême.

17 janvier 1748. — Les édits bursaux qui sont actuellement au parlement pour être examinés contiennent quantité d’impôts sur les choses les plus d’usage, comme suif, cire, tabac, etc. Cela y souffre grandes difficultés ; le parlement est fort mal prévenu contre son chef le premier président Maupeou ; on cherche à y secouer le joug de ce chef si plat, et, s’ils s’accoutument à aller sans lui, on prétend que les remontrances seront terribles, et que le peuple pourrait prendre parti sur les misères auxquelles le royaume se trouve aujourd’hui exposé par un aussi mauvais gouvernement.

Cependant les impôts arrivent à grands pas, et la misère du dedans commence à effrayer : la famine s’accroît dans les provinces ; dans celles par-delà la Loire, communément le pain vaut 3 sols ; les milices qu’on lève excitent de grands murmures, et toutes les matières combustibles ne peuvent tenir qu’à une étincelle pour s’allumer ; un ministre sournois, un roi prompt et absolu dans ce qu’il veut font toute la force de l’autorité.

22 janvier 1748. — On parle de six édits bursaux qui sont, dit-on, au Parlement pour les examiner :

1° 1 sol sur la chandelle ;

2° 4 sols sur la bougie ;

3° 5 sols sur le tabac. Pour celui-là, l’on dit que les fermiers généraux l’ont fait retirer, vu le tort que ce droit ferait à la consommation ;

4° Les rentes sur la ville achetées et celles où on a besoin d’immatriculation, étant censées avoir été achetées, seront réduites à moitié, tant pour intérêt que pour principal ;

5° Les successions en ligne directe payeront le 100e denier pour les immeubles seulement, et, en collatérale, tant pour meubles que pour immeubles, comme elles le payaient ci-devant pour les derniers, ce qui obligera tout le monde à faire inventaire ; même les traitants y obligeront quand on ne le voudrait pas ;

6° Payeront le 100e denier tous ceux qui rembourseront quelques sommes dues par contrat.

Voilà à quels maux oblige la guerre qu’on s’est attirée par mauvaise foi et que l’on continue par la méchanceté des ministres.

5 février 1748. — Le contrôleur général Machault baisse chaque jour davantage ; il devient plus pensif et moins pensant ; sa médiocrité pour toutes les autres affaires que celles de palais se montre davantage ; il se pique de haine et de mépris pour les financiers, ne voyant pas que c’est là où gît le crédit et les véritables finances tant que durera la guerre. Car, étant question aujourd’hui d’impôts pour soutenir les emprunts et leur donner des assignats, on tombe de plus en plus dans des difficultés insurmontables ; il faut recourir au parlement, et le parlement se cabre intérieurement contre toutes ces incommodités.

La politique du gouvernement est aussi douce aujourd’hui que méchante et frauduleuse ; plumer la poule, en prévenant même tous cris, est sa devise. Mon frère y influe beaucoup ; il n’y a jamais eu de fripon plus doux ; il pleure lui-même avec les malheureux qu’il proscrit. Le chancelier est fort doux et fort mol.

Le grand Pâris Duverney baisse à vue d’œil, de tête comme de corps ; il ne dit plus que des choses très communes avec emphase : c’est Gilles sur le trépied de la Pythie.

M. de Machault tombe dans une gourmandise affreuse, et périra par le foie ; on lui compte un sérail de maîtresses : l’oisiveté est la mère des vices ; car son indifférence pour les maux de l’État l’a constitué dans cet état d’oisiveté. Il y a brouillerie interne entre lui et mon frère ; il se sera sans doute plaint de l’excès des dépenses de la guerre ; il s’est appuyé des sieurs Pâris et de la marquise, et a discontinué l’appui de son premier créateur.

Le sieur Gaudion, garde du trésor royal en exercice, m’a dit que, de l’argent porté au trésor royal le matin, il n’en restait jamais un écu à trois heures, et que tout commençait à l’effrayer ; que les notaires ne faisaient plus pour un sol d’affaires ; que nul emprunt n’avait plus lieu sur les meilleurs privilèges ; que lui-même était fort pressé actuellement pour 300 000 livres qu’il devait sur sa charge, et que M. le duc de Biron, héritier de feu de Montigny, les lui redemandait avec des politesses vives et exigeantes ; qu’il ne savait comment faire, et ne trouvait rien. Qu’est-ce donc que le reste, si une charge de garde du trésor royal ne peut trouver sur un premier privilège ? À cet emploi se joint la force des contrats les plus favorables de la société, avec la contrainte qu’on peut exercer faute de paiement contre un principal financier que l’on peut décréditer en pareil cas, et le crédit est aux financiers ce que des yeux sont à une beauté.

8 février 1748. — L’argent devient de plus en plus rare à Paris, les notaires ne font rien, on s’arrange entre particuliers par quelques billets et contrats de crédit, mais l’argent physique et monnayé ne roule plus, la loterie royale a absorbé le peu d’épargnes qui restaient dans les coffres de quelques garçons.

On dit que les impôts et édits bursaux proposés au parlement n’auront plus lieu, qu’on y a trouvé trop de difficultés à l’égard du public ; au lieu de cela, l’on vient de crier dans les rues un nouvel édit portant création de rentes viagères, ce qui pompera encore le peu d’épargnes des célibataires. La guerre, les subsides, la cour, sont trois gouffres sans fond.

16 février 1748. — M. le contrôleur général a commencé à payer les entrepreneurs des vivres avec ces effets royaux, dont personne ne veut. Cela produit un grand discrédit sur la place, tant pour lesdits effets créés que pour le crédit des entrepreneurs et de tout emprunteur. Ainsi la finance va de plus en plus mal, et fait courir grand risque au royaume.

17 février 1748. — Les fonds vont très mal au trésor royal ; on les retranche à tout.

On avait fort à cœur la grande route de Tours à Bordeaux ; M. Trudaine, qui a grand crédit en finance, voulait laisser ce monument de sa direction des ponts et chaussées ; cependant l’on vient d’en suspendre les fonds par nécessité.

On parle sourdement de mettre sur la place du papier forcé et de circulation ; on réveille un édit de 1723, peu avant la mort du Régent, par lequel on mettrait 200 millions de papier sur la place. Quels cris, quelles clameurs cela causera ! Que de discrédit chez les étrangers, qui verront bien qu’ils nous tiennent, et que bientôt nous leur demanderons la paix à genoux !

M. de Machault a donné un ordre secret aux intendants pour qu’ils engageassent les hôtels de ville à racheter les deux sols pour livre de la capitation : cela achèvera de ruiner ces misérables fonds municipaux, qui avaient à servir à bien de meilleures choses pour le public ; les échevins trahiront leur devoir en se rachetant par là eux-mêmes, chacun en particulier, d’une nouvelle imposition.

Un intendant de province, avec qui j’ai eu conversation ce matin sur ces détails de finance, m’a dit que le Machault perdait la tête, et que le peu qu’il avait de lumières s’éclipsait ; qu’il ne paraissait qu’un robin placé à toute autre chose qu’à ce qu’il avait appris jusqu’à quarante ans ; que Sérilly, intendant de l’armée d’Italie, montrait peu de sens en tout ce qu’il faisait et conduisait, et qu’il avait eu, comme toute sa famille, quelque attaque sourde d’apoplexie, qui le rendait incapable de suivre une affaire, quand une fois il y avait été interrompu.

Le contrôleur général Machault est détesté des gens d’affaires et se pique de l’être, ce qui écarte le crédit ; deux ou trois opérations manquées encore, comme les dernières, achèveront de décréditer totalement les finances de France.

23 février 1748. — Le confident, ou plutôt le conducteur d’un de nos ministres a dit hier à Mme *** que tout allait de pire en pire et que son maître désespérait de la république. Finances, affaires étrangères, tout allait au détriment de l’État ; que mon frère essuyait un nouvel orage de la part de la marquise, des Pâris et du maréchal de Saxe, et que l’on croyait qu’il y succomberait ; qu’on le prenait aujourd’hui par la dilapidation de la Flandre conquise ; que cependant M. de Machault était son ami secret, qu’ils étaient convenus de jouer ensemble les indifférents et même les brouillés, mais qu’ils se sauvaient bien des choses l’un à l’autre ;

Que la finance était sans ressource, et qu’on ne savait si des billets de crédit pourraient remettre quelque aisance au trésor royal où tout allait écrouler, et que bientôt on y afficherait la banqueroute ;

Que cependant le roi était d’une tranquillité, d’une sécurité qu’on ne pouvait imaginer, qu’il ne voyait rien que par les yeux de sa maîtresse et des amis de cette dame, et qu’il croyait que tout allait bien ;

25 février 1748. — Je suis à la campagne avec quantité de Gascons qui déplorent l’état de leur province de Guyenne ; voilà, depuis quinze jours, huit grosses banqueroutes à Bordeaux, dont la moindre est de 500 000 livres. Toute cette province est perdue, dit-on ; il n’y a bientôt plus ni argent, ni blé, ni hommes.

Lyon va toujours, mais Marseille a cessé son commerce au Levant.

D’un autre côté, il arrive que M. de Machault est détesté des gens d’affaires ; se piquant de les trop mépriser, il a perdu toute la confiance des gens à argent. Il y a encore, dit-on, quelque argent, mais il ne sortira plus, ainsi toutes les opérations de finance manquent absolument.

Bientôt le trésor royal sera absolument à sec, et les armées ne pourront commencer la campagne.

24 juin 1748. — Mme de Pompadour et sa famille se rendent de plus en plus maîtres de toutes les affaires. Au renouvellement des fermes générales et des sous-fermes, elle en changera les places à prix d’argent. Elle reçoit de gros présents de tous côtés ; on lui bâtit quatre maisons à la fois, savoir : l’hôtel de Pontchartrain, sous le nom d’hôtel des ambassadeurs ; à Crécy, où l’on travaille de nouveau ; à la Celle, que l’on raccommode à grands frais, et une maison toute nouvelle aux Moulineaux, au bas de Meudon, que l’on a été ces jours-ci pour tracer. De plus l’on bâtit beaucoup à Choisy, on abat tout ce qui avait été ordonné et construit ci-devant.

22 octobre 1748. — Un homme du métier m’a dit que c’était la chose du monde la plus étonnante que le discrédit où étaient tombées subitement les finances depuis un mois, que l’on manquait d’argent au trésor royal, qu’on n’y payait plus rien du tout, que le prêt des soldats aux gardes françaises manquait depuis quinze jours, et que les capitaines aux gardes s’étaient cotisés pour en avancer un ; que le sieur Bouret, passant pour si habile dans l’approvisionnement du blé chez les provinces en disette, n’était qu’un étourdi qui ne savait plus ce qu’il faisait, et qu’il avait compté des sommes immenses au trésor royal pour n’avoir remédié à rien. Il m’a dit que les fermiers généraux avaient avancé au roi dix-huit millions, seulement pour cette partie des blés, sans avoir réussi, comme on a vu, à remettre l’abondance ou la plus petite aisance dans les provinces malheureuses ; que chacun craignait ce discrédit, et que l’opinion faisait un terrible chemin en France ; qu’on était d’ailleurs effrayé du bruit que font les dépenses du roi, surtout en bâtiments, et qu’on ne savait où nous mènerait encore cette aveugle confiance dans la maîtresse qui décide de tout et qui veut changer la moitié de la compagnie des fermiers généraux pour y mettre de ses créatures ; que d’ailleurs les munitionnaires et fournisseurs, à qui il est beaucoup dû, demandaient à force de tous côtés, et tombaient sur le trésor royal, n’ayant eu pendant la guerre que des acomptes, ce qui fait resserrer les bourses de plus en plus.

16 novembre 1748. — On parle plus que jamais de la prochaine chute de M. de Machault. Pendant ce voyage-ci de Fontainebleau, personne n’allait chez lui, quoiqu’il fit la meilleure chère de la cour ; on le trouvait fier et froid, et sa femme était comme une idiote qui ne disait mot à personne.

Cependant l’on vient d’augmenter le fonds des ponts et chaussées de 3 600 000 livres, ce qui avancera bien une œuvre de police aussi bonne que de rendre praticables les grandes routes ; mais l’on a dit à cela qu’il vaudrait bien mieux soulager les peuples qui crient misère et qui succombent.

9 décembre 1748. — M. Malhan de la Noue, ministre de France à la diète de Ratisbonne, est ici, et m’a dit que le roi, par ses amis, jouerait un plus grand rôle, à la diète générale de Ratisbonne, qu’on ne se l’imaginait encore, que nous y avions beaucoup de partisans, qu’il fallait absolument y disposer du suffrage de Bavière et de celui de sa Maison, ce que nous ferions avec de l’argent. Je vois, par ce qu’il m’a dit, que la politique française consistera toujours désormais à répandre beaucoup d’argent en Allemagne, ce qui n’était pas ci-devant et ce qui ruinera la France. La paresse et la misère de notre direction politique engage à ces frais. Toujours dépenser, toujours emprunter, soutenir le crédit de ces emprunts, faire briller l’art du crédit, voilà le talent de MM. Pâris, grands intendants de grand seigneur qui le ruinent, voilà ce qui gouverne l’État aujourd’hui : ce n’est là ni Henri IV ni M. de Sully.

11 décembre 1748. — D’ailleurs les affaires du dedans vont mal de plus en plus, et les finances sont à bout de voie. Le trésor royal est toujours sec ; le prêt est à tout moment sur le point de manquer aux troupes de la Maison du roi ; on vient de demander une avance de 50 000 écus aux quarante fermiers généraux pour reboucher ce vide un moment.

19 décembre 1748. — Les Pâris visent à gouverner tout l’État par la finance, et la finance par le crédit, c’est-à-dire par la ruine de l’État, bannissant l’économie et conseillant la dépense. Je l’ai éprouvé moi-même, pendant les deux années de mon ministère : ils me blâmaient perpétuellement de trop ménager l’argent du roi dans mes négociations, et m’y conseillaient la plus grande dépense, toujours prêts à remettre de gros fonds en pays étrangers, par ce qu’ils y gagnent ; ainsi conduisent-ils le reste où on leur cède volontiers. Ils se comportent comme l’intendant d’un grand seigneur ruiné, qui avance toujours, dit-il, jusqu’à ce que les terres du grand seigneur soient à lui.

Ainsi gouvernait, à peu près, M. Fouquet, quand il fut emprisonné et lorsqu’on lui fit son procès ; il répandait quatre à cinq millions dans la cour pour y soutenir le luxe et son crédit.

27 décembre 1748. — Toute carrière est ouverte à cette recommandation de la maîtresse. Il vient de paraître une grande promotion de trois cent onze officiers généraux, qui sont presque tous de l’ouvrage de cette belle dame.

Il est question de renouveler bientôt les fermes générales et les sous-fermes. La maîtresse a déclaré qu’elle voulait douze fermiers généraux de sa faciende et deux cents nouveaux sous-fermiers ; elle a un cabinet tout rempli de placets des demandants, tout le monde s’adresse à elle ouvertement. L’autre jour, il y avait du monde jusqu’au bas de son petit escalier qui attendait l’heure de sa toilette, pendant que les deux frères Pâris traitaient avec elle des affaires de l’État.

26 janvier 1749. — Le pire est que le mal augmente et va augmenter : on parle de supprimer le dixième au 1er janvier prochain, et, en le supprimant, de substituer quatre autres taxes ; car comment faire autrement pour satisfaire aux charges ? Que dira le public ?

12 février 1749. — On a voulu préparer le peuple à se réjouir un peu davantage à la publication de la paix générale ; pour cela, l’on vient de crier dans les rues des édits pour la suppression de plusieurs petits droits, comme ceux sur la cire, chandelle, cuivre, papier, carton, etc. Cela allait à quelques millions en régie.

Cela marque qu’on écoute le peuple, qu’on le craint, qu’on veut le gagner ; mais le roi est si mal conseillé qu’on ne gouvernera pas mieux pour cela.

19 février 1749. — On ne dit que trop, dans la bonne compagnie, que tout est en grande fermentation dans le peuple, que le mécontentement monte à un trop haut degré, et qu’il s’y joint un grand mépris pour le gouvernement. La personne du roi est toujours aimée, mais tout ce qui l’entoure, sans exception, l’enveloppe et le confond dans cet obscur nuage. Les impôts excèdent le peuple, la vie est chère, la recette ne vient point, on dépense sans recevoir ; l’odieux règne des financiers désole le public, et avilit le gouvernement ; il n’y a bourgeois ici qui ne crie après la paix, qui nous a fait tout restituer aux ennemis, et dont on ne voit qu’une issue de maux sans aucun bien. Tout est pris en mal ; même la dernière diminution d’impôts a paru si chétive qu’elle a plus choqué que plu. On ne parle que de la maîtresse pour qui l’on fait tant de bâtiments, des voyages, des dépenses, de dons. On lit les gazettes, on trouve que notre politique est mal arrangée au dehors, et que nous aurons bientôt ou honte ou guerre ; on ne veut pas plus l’un que l’autre.

21 février 1749. — Un ami des sieurs Pâris avait hier affaire à moi, et me conta ce qui suit : Montmartel veut, depuis longtemps, monter à la place de contrôleur général. Quand je le lui proposai à Brunoy, l’automne de 1745, il le voulait presque également qu’il l’a voulu depuis qu’il a épousé une fille de la Maison de Béthune ; alors il me prétexta son crédit qui tomberait s’il était en place de ministre. Mon interlocuteur m’a dit que cette raison de refus n’était qu’un prétexte, mais qu’alors il était en avance avec le roi de 25 à 30 millions, que, depuis cela, son crédit avait encore été plus exposé, et qu’il allait succomber lorsqu’il avait établi la loterie de trente millions qui l’avait payé de ses avances ;

Que s’il était alors venu en place, il aurait eu à se rembourser de ses avances, et qu’il ne l’aurait pu comme banquier, sans faire tort aux succès de sa charge de ministre de la finance ;

Qu’il y prétendait de grands succès, et les aurait ; qu’aujourd’hui donc ce préalable était accompli, et qu’il se retirait de plus en plus de toutes avances, qu’il prenait peu d’argent des prêteurs, ou qu’il avait de quoi les remplir ;

Qu’il travaillait aujourd’hui à un second préalable, qui était de décrier par les faits le ministère de M. de Machault, et que de là provenait la grande rareté de l’argent que nous voyons aujourd’hui. Sur quoi on ajoute l’art à la nature ; la gent financière se prête à augmenter ce fléau pour servir les Pâris. On prétend par là porter subitement Montmartel au contrôle général des finances, et, quand il y sera, l’on verra subitement la confiance renaître par des paiements abondants et suffisants. Montmartel me tint l’autre jour des propos qui tendent à ce but. « Il faut, me dit-il, faire quelque chose ; ce quelque chose, je l’ignore. Il n’y a pas de plus embarrassés que ceux qui tiennent la queue de la poêle. — Ceux qui sont dedans sont encore plus embarrassés », lui disais-je, ajoutant qu’il fallait incessamment renouveler les fermes et sous-fermes, vu que cette attente jusqu’à Fontainebleau ferait resserrer l’argent. Il me répondit : « Vous avez raison, mais cela ne se fera pas. »

3 mars 1749. — Le roi est résolu d’achever le Vieux-Louvre, on va commencer à y travailler ; il y destinera un fond annuel qui sera considérable : on y placera les Académies, les Arts, la Bibliothèque du roi et une belle galerie pour y admirer les tableaux du roi qui restaient dans la poussière. Le palais sera isolé ; que de rues, de places et de maisons à acheter et à dédommager ! Autant de pensions qu’on donnera à des gens de faveur qui seront dépossédés de leurs logements dans le Louvre. Que de dépenses, et combien peu nous avons d’argent !

Ne verrons-nous ordonner que des choses déraisonnables à chaque chose qui paraît ? Quel délire s’est emparé de notre malheureux gouvernement ? La Bibliothèque royale était déjà si bien placée rue de Richelieu, à l’hôtel de Nevers, on y a fait de si grandes dépenses ! Pourquoi la changer ? C’est là la manière aujourd’hui des bâtiments royaux, de faire, de défaire, de laisser là.

12 mars 1749. — J’ai vu hier des lettres de Bordeaux qui portent que le parlement de cette ville a rendu arrêt pour défendre positivement à tous contribuables de payer le dixième passé le 1er avril, et à tous receveurs de l’exiger, sous peine de punition corporelle. Il se fonde sur ce que le roi avait promis de faire cesser cette imposition trois mois après la paix. Voilà une révolte formelle ; que fera-t-on ? des punitions sans doute, des troupes en Guyenne, un commandant, des veniat pour les officiers du parlement, des exils, les foudres du despotisme ; la crainte fera le ressort de l’autorité, comme dit le président de Montesquieu, dans son nouveau Traité des Lois.

Mais qu’on y prenne garde : cette démarche insolente ne commence pas sans qu’on ait médité sur les suites de la part de ceux qui la font ; cela pourrait être suivi d’une révolte populaire, car ici le parlement ne parle pas pour ses droits et pour ses hautaines prérogatives, mais pour le peuple qui gémit de la misère et des impôts. Le dixième se paye par les médiocres fortunes comme par les grosses ; les pauvres en gémissent plus que les riches absolument et proportionnellement. Ce parlement et sa province sont irrités des manœuvres de la cour pour la disette de blés pendant l’année dernière. Le parlement décréta les acheteurs de blé, on donna veniat à quelques conseillers et présidents ; arrivés à Paris, ils ne furent pas écoutés, mais exilés en provinces éloignées, et, leur temps d’exil étant fini, on leur a insinué de demander leur grâce ; ils ont refusé de supplier. Ce sont des gens fermes, chauds, ignorants et fort intéressés ; j’ai vu souvent au conseil privé des traits qui prouvent que le parlement de Bordeaux est une des mauvaises jugeries du royaume.

Je sais qu’on a imposé cette année sur la Guyenne 180 000 livres pour des blés achetés par le roi, et dont la province n’a point profité, car les Anglais les empêchèrent alors d’entrer en Garonne ; cependant le roi avait fait ce déboursé ; ainsi on a trouvé convenable que la province les payât. Grand sujet de clameurs.

Je dis donc que le parlement ne prenant ici que le parti du peuple et de la bourse d’un peuple misérable, il en sera très dangereux.

23 mars 1749. — Tout ceci se délabre furieusement, on prodigue l’argent, on n’en a guère ; bientôt il faudra augmenter les impôts au lieu de les diminuer ; on ne s’en prend encore qu’au militaire sur qui l’on retranche à force.

29 mars 1749. — Le froid continue et redouble : tout gèle, quoique les jours soient longs et le soleil chaud. La vigne a été taillée depuis peu partout, le froid qui survient lui est mortel. Tous les gros légumes sont gelés, c’est une grande perte.

6 avril 1749. — MM. de la finance travaillent à force ; on assure que, dans quinze jours, nous aurons un arrangement général de finance qui remédiera à tous les maux publics, et commencera d’heureux jours. L’on verra surtout longue liste de fermiers généraux, et tous les parents de la marquise de Pompadour, sans talents, sans esprit, sans connaissance de la matière, se flattent de gouverner cette régie.

Le parlement a résolu des remontrances contre le dixième, immédiatement après Pâques, mais, préalablement, on arrangera cette affaire ; on dit qu’on le réduira au vingtième pour douze ans, parce qu’il y a encore bien des choses à payer.

Ces remontrances, ces adoucissements que l’on prendra sur cela laissent bien quelque chose à dire sur le fait de l’autorité royale, car ç’aura été à la requête du peuple, aux cris, à un commencement de révolte que ces soulagements seront arrivés au peuple, et non par une sage, prévoyante et souveraine direction ; gare que de cette demande on ne passe à celle de la tenue des états généraux !

18 avril 1749. — Le crédit, l’emprunt est la seule voie, mais l’État est déjà fort surchargé de dettes nationales, car toutes les dettes royales sont nationales, tant activement que passivement, puisque le peuple est chargé de les payer.

Cependant ce moyen est le seul à saisir, non quand c’est pour dissiper, mais quand c’est pour bon emploi. Certainement l’emploi de l’emprunt, l’usage du crédit pour guerroyer, pour bâtir, pour donner, est ruineux pour l’État, mais, quand on travaille à réformer et à améliorer, quand on remet des impôts au peuple, quand on le soulage, quand on rembourse, etc., quand il arrive des contretemps d’influences célestes, alors le crédit, les emprunts donnent du temps, permettent de respirer, sont agréables au peuple, redressent l’opinion, font chérir le gouvernement, etc.

M. Colbert avait pour maxime de n’admettre que des impôts ; il dit à M. de Harlay, premier président du parlement, qu’il avait perdu l’État en persuadant à Louis XIV les emprunts sur la ville, au lieu d’impôts et de maltôtes. M. Colbert avait raison, quant à la distinction que je viens de dire, que l’emprunt est mauvais, quand c’est pour usage non économique ; aussi était-ce pour guerre, luxe et bâtiments qu’empruntait Louis XIV ; il aurait eu tort dans les circonstances où M. de Sully voulait améliorer l’État.

Est-ce ici ce dernier cas louable ? Voilà où l’on peut douter encore, et véritablement nous ne voyons point d’amendement. Vox populi, vox Dei ; le peuple est bien éloigné d’y espérer à ce qu’il voit des pratiques de la cour et des entours de son aimable et aimé monarque : les bâtiments entre les mains de sa maîtresse et de l’oncle et frère d’icelle, les fêtes, les opéras, les pensions mal données et données avec excès, l’abus des dépenses de la Maison du roi, pas un honnête homme dans l’administration, certes voilà de quoi décourager sur l’abus de tout emprunt.

21 juin 1749. — La misère augmente dans Paris ; on y fourmille de mendiants ; on ne saurait s’arrêter à une porte que dix gueux ne viennent vous relancer de leurs clameurs. On dit que ce sont tous les habitants de la campagne qui, n’y pouvant plus tenir par les vexations qu’on y essuie, viennent se réfugier dans la ville de Paris, préférant la mendicité au labeur.

16 août 1749. — Il vient d’y avoir une révolte universelle à Milan pour raison de quelques impôts nouveaux ; on ne l’a apaisée qu’en ôtant l’impôt. Il souffle par toute l’Europe un vent de misère, de ruine, d’impôt et de révolte qui gagne de toutes parts ; aucun prince n’est économe, telle en en est la source.

24 août 1749. — Nous nous croyons beaucoup plus riches que l’Espagne, mais nous nous trompons ; leurs finances sont beaucoup meilleures que les nôtres : nulles dettes, des ressources, des revenus, et beaucoup d’économie aujourd’hui.

26 août 1749. — L’argent manque de tous côtés et devient de plus en plus rare. On ne paye rien dans la Maison du roi depuis deux ans ; tout est dû dans les deux écuries et dans les équipages de chasse.

10 septembre 1749. — Les récoltes sont un peu meilleures qu’on n’aurait cru généralement en France ; on espère peu de celle du vin. Quel beau pays, si les impositions, si les petits tyrans de finance et de police royale ne désolaient pas le royaume !

13 septembre 1749. — Je suis à présent à la campagne, j’y vois la misère et je n’entends parler d’autre chose ; on en a toujours parlé ainsi, mais on n’a jamais eu tant de raison de le dire, et ce sera toujours davantage jusqu’à bien des moyens d’y remédier qu’on n’embrassera pas sous un ministère aussi mal que celui-ci.

15 septembre 1749. — Le roi doit partir du château de Crécy après demain mercredi pour aller au Havre. On assure que ce château va devenir fort agréable au peuple, parce qu’on y datera des édits portant suppression de plusieurs droits onéreux au peuple comme des 4 sous pour livre et autres impôts. Dieu le veuille.

19 septembre 1749. — M. le Dauphin a demandé au contrôleur général un douzième d’intérêt pour le fils de Mme Dufour, sa nourrice. Le ministre de la finance l’a réduit beaucoup.

Il y a plus de quatre mille cinq cents demandes pour ces intérêts dans les fermes. M. de Machault répond à tous gracieusement, et même leur promet ce qu’ils demandent ; cependant, en conservant les bons travailleurs dans chaque sous-ferme, il n’y a pas cinquante places à donner en tout.

On croit que la taille ne sera point diminuée cette année ; l’on sait déjà que celle de la généralité de Paris sera augmentée.

L’on parle beaucoup dans Paris d’augmenter les droits de consommation en forme d’octrois pour fournir aux bâtiments qu’on entreprend pour place publique, hôtel de ville et acquisition de l’hôtel de Conti ; car il faudra emprunter pour fournir à tant de choses à la fois, et pour accréditer l’emprunt, payer arrérages et principales à rentes tournantes, système présent de MM. Pâris (qui écrase le bas peuple), il faut des octrois considérables. On dit que cela consistera en trois édits bursaux qui vont paraître, 1 sou par livre de chandelle, 30 sous par voie de bois, et un écu par muid de vin. Cela ne se passera pas sans résistance. On crie beaucoup, on va crier encore bien davantage.

21 septembre 1749. — On assure que le voyage du Havre n’est que le prélude d’autres voyages du roi, qui l’année prochaine doit faire le tour du royaume, et voir avec attention ses belles provinces méridionales, leurs places et ports. L’inconvénient est que cela coûtera fort cher aux peuples, tandis que l’économie nous est très nécessaire. Il est décidé que l’on rebâtira l’année prochaine les deux ailes de Versailles qui tombent ; raison d’absence, et même la cour s’établira pendant ce temps-là à Paris toute l’année prochaine, ce qui serait un grand bien.

L’Espagne vient d’accorder à la France la permission de tirer de chez elle cinq cents balles de soie crue, ce qui n’est mis dans les gazettes que pour exciter beaucoup de jalousie contre nous chez les nations commerçantes, fabricantes ; on ne cherche que cela depuis la paix. Remarquez que les gazettes, les nouvelles à la main ne sont que des trompettes de nos richesses exagérées, de notre grand commerce, de nos profits continuels, de la marine que nous allons avoir, et surtout de la grande faveur où nous sommes en Espagne. Véritablement il faut que nous y ayons du crédit pour l’avoir obtenue.

On vient d’avoir nouvelle que la France a restitué aux Anglais Madras et le fort Saint-Georges en Asie ; ainsi, voilà toutes restitutions finies et les otages anglais sur leur départ de Paris.

L’Angleterre va réduire pour le 1er janvier 1750 les intérêts des fonds publics de 4 à 3%, et d’autant la taxe sur les fonds publics. Oh que cela est bien différent chez nous ! Nos gagneurs d’argent, nos financiers gouvernent tout, et ne songent au crédit public que pour eux seuls ; ils possèdent seuls l’argent du royaume, et la noblesse n’en a qu’autant qu’ils veulent lui en relâcher. Tout favorise ici le monopole et la concession ; voilà tout l’emploi de nos richesses.

24 septembre 1749. — La philosophie gagne notre gouvernement, quant à l’extérieur de la religion. Voici qu’on se déclare à force contre les couvents et le temporel des églises ; la commission pour les monastères de filles en retranche beaucoup chaque jour, et voici un nouvel édit qui empêche désormais les acquisitions de fonds de terres et de maisons par les main-mortables ; l’on veut qu’ils n’acquièrent que des rentes, et l’on croit en cela augmenter encore le crédit des emprunts royaux, à quoi MM. Pâris tournent de plus en plus les affaires du roi. L’on veut revoir toutes les acquisitions faites sans lettres patentes, et cela depuis 1666, en donnant à cette loi un effet rétroactif de plus de quatre-vingts ans. Ceci fera beaucoup gagner le sceau, puisqu’il faudra prendre beaucoup de nouvelles lettres patentes pour ces acquisitions. L’on dit toujours que l’Église est trop riche, mais je ne vois pas à quoi cela nuit ; on lui tire de bons lopins de don gratuit à chaque assemblée du clergé, les moines ornent le royaume de bâtiments, et entretiennent bien leurs propriétés de campagne. Je ne parle à la vérité que du clergé régulier ; pour le séculier, il entretient mal. On met l’un et l’autre en banqueroute : où est le bien de cela ?

4 octobre 1749. — Je me trouve présentement en Touraine, dans mes terres. Je n’y vois qu’une misère effroyable ; ce n’est plus le sentiment triste de la misère, c’est le désespoir qui possède les pauvres habitants ; ils ne souhaitent que la mort et évitent de peupler. Qui finira donc de tels maux ? Nos ministres sont bien peu capables d’y faire songer notre roi ; il est bon, mais si mal servi !

Le zèle des beaux chemins a pris le ministère et les intendants de province ; ceux-ci n’ont plus trouvé que cette carrière d’autorité et d’utilité à courir, et s’y sont jetés à corps perdu. C’est une nouvelle taille, pire que la première, dont les peuples sont écrasés. On compte que par an le quart des journées des journaliers va à ces corvées, où il faut qu’ils se nourrissent, et de quoi ? Leurs chevaux, bestiaux, mulets, etc., y sont aussi employés forcément et sans aucun égard.

5 octobre 1749. — On apprend chaque jour de nouvelles et horribles injustices dans les provinces.

Par ce que m’ont dit mes voisins, la diminution des habitants, depuis dix ans, va à plus du tiers.

Les grands chemins à corvée sont la plus horrible taille qui ait jamais été supportée ; on force le labeur et la subsistance des journaliers par-delà toutes leurs forces ; ils prennent tous le parti d’aller se réfugier dans les petites villes. Il y a quantité de villages où tout le monde abandonne le lieu. J’ai plusieurs de mes paroisses où l’on doit des trois années de tailles ; mais ce qui va toujours sou train, ce sont les contraintes, avec quoi les receveurs de tailles s’enrichissent et sont en état de faire les avances. Il leur est dû gros par les contraignables, sans que lesdits receveurs s’appauvrissent pour cela, mais au contraire. On en use avec ces pauvres sujets d’une façon pire que pour la contribution aux ennemis.

Une paroisse que j’ai, et qui a été totalement grêlée en été, s’attendait à une diminution ; au lieu de cela, elle vient d’avoir pour cette année un de sel de plus. On a favorisé extrêmement Sainte Maure, qui est un gros lieu, mais qui a mieux travaillé à la corvée ; on lui a donné 600 livres de diminution à la taille, sans rime ni raison, caprices déraisonnables et cruels.

25 octobre 1749. — J’habite une campagne à dix lieues de Paris, où le village n’a qu’une misère moyenne entre l’abondance de Paris et l’horreur qui règne dans ma patrie, la Touraine. On a voulu ici (Saint-Sulpice) établir la taille proportionnelle, mais tout n’a été qu’injustice ; les seigneurs ont prévalu pour diminuer leurs fermiers. Je compte d’y remédier cette année, me faisant autoriser par l’intendant pour présider au rôle de la taille, qui sera fait par un élu sous mes yeux. Convenons, d’après ce que j’ai vu et ce que j’en apprends chaque jour dans ce village, que plus les gens d’autorité se mêlent de cette besogne commune, plus elle est mal faite et avec injustice. Une besogne commune doit être l’ouvrage du commun, et revue seulement par la présidence de gens d’autorité, autrement ce dérangement de fonctions produit la grande vexation que nous voyons partout. Parmi ces gens d’autorité, convenons que les neuf dixièmes sont fort injustes et fort méchants ; vengeance, avarice, vaine gloire, voilà ce qui préside malheureusement aujourd’hui à tout travail public.

27 octobre 1749. — On m’assure à ma campagne que les fermes générales, y compris les sous-fermes, viennent d’être passées à cent un millions, ce qui est quatre à cinq millions de plus que le dernier bail. Que n’accorde-t-on cet excédant en diminution des tailles ?

L’arbitraire des tailles cause le plus grand mal de l’État ; en voici une circonstance que je n’ai pas encore dite ici. Les receveurs des tailles s’enrichissent davantage chaque jour : plus les recouvrements sont difficiles par la misère, plus on leur donne à gagner avec disproportion, plus on leur donne à prendre sur les malheureux tributaires ; leurs frais de contraintes en sont plus grands, ils surpassent le taux même de la taille ; ils le lèvent avant la taille, et les taillables n’ont garde de bien payer, car ils sont sûrs qu’ils seraient augmentés du double l’année suivante s’ils payaient exactement cette année. Les receveurs des tailles font encore un autre mal : pour bien payer le receveur général, pour gagner les payes de gratification, ils empruntent de tous ceux qui ont de l’argent dans la province, et leur en donnent un bon denier, comme les financiers font à Paris ; cela écrème le peu qu’il y a d’argent comptant dans la province, argent qu’on placerait autrement dans le commerce et dans l’amélioration des biens de campagne. Ainsi, riches et gueux, tout contribue à la fois à ces malheureux subsides. Un beau matin tout écroulera dans le royaume. On ne voit quasi plus d’argent dans les provinces.

30 octobre 1749. — On parle à Londres d’ôter incessamment le droit de 5% sur les marchandises étrangères. Serait-il possible que l’Angleterre reconnût enfin la première le bien qu’il y avait d’appeler chez elle les marchandises étrangères et de devenir la foire du monde, au lieu de les rebuter comme on fait par des droits exclusifs ?

4 novembre 1749. — J’ai assisté hier à la confection du rôle des tailles d’un village où l’on avait mis la taille proportionnelle il y a trois ans ; j’y ai fait renouveler les déclarations, et ma présidence a été cause que chacun s’est déclaré, et a contrôlé les autres avec grande attention et liberté. C’est cette liberté qui produit l’équité ; j’ai été cause aussi que l’élu qui tenait la plume a travaillé avec plus d’attention et d’exactitude. Cette méthode est bonne et produit de grands biens lorsque la liberté y préside, mais dès que les élus commissaires ne s’en servent que pour protéger avec partialité, quand ils négligent, quand ils n’opèrent pas sur le lieu même, et qu’ils font venir à Paris ou dans autre chef-lieu quelques paysans des plus riches et des plus vindicatifs, quand on ne change pas le rôle chaque année suivant les mutations arrivées, alors cette taille tarifée est pire que l’arbitraire ; ou du moins les collecteurs sont contredits par le plus grand nombre qui leur reproche leur injustice, le gouvernement tyrannique étant bien pire que l’anarchie.

Mais ce que j’ai remarqué de mal est que l’intendant, voyant la justice établie dans cette paroisse par la taille tarifée, l’a augmentée de plus du quart depuis trois ans que s’est fait cet établissement. Les habitants ont commencé par me dire qu’il eût été à souhaiter qu’on n’eût jamais fait cet établissement, vu le mal qui eu était arrivé au gros de la paroisse, que par leurs déclarations on avait connu les biens de la paroisse, et on leur avait donné cette surcharge. Certes voilà une grande faute au gouvernement, et cela me confirme dans mon système qu’il faudrait abonner toutes les paroisses du royaume au même taux de taille pour toujours, quelque fort qu’en fût le pied. Moyennant cela, ils payeraient, m’ont-ils dit, exactement le receveur des tailles par quartier et éviteraient les frais de garnisons, qui font une double taille. Je leur ai demandé à tous pourquoi ils ne payaient pas exactement par quartiers ; ils m’ont répondu tout d’une voix que c’est qu’ils savaient qu’ils seraient doublés l’année suivante s’ils payaient bien celle-ci.

9 novembre 1749. — M. Rouillé, secrétaire d’état de la marine, se trouve ruiné à plate couture ; il a soutenu l’illusion plus longtemps qu’un autre, mais il se trouve avoir plus de dettes que de biens ; il présente de gros effets, terres et maisons, mais les dettes les absorberont quand il s’agira de rendre justice aux créanciers ; sa femme est une petite bourgeoise ambitieuse du bon air ; elle a jeté son mari dans cette ruine, et depuis qu’il est ministre c’est tout autre chose ; l’on n’a jamais vu une si grande représentation. Tout cela fondra un beau matin.

Tout est ruiné en France parmi les grands et la noblesse. La roture est un peu mieux, parlant généralement ; la résidence universelle à Paris, l’ambition de parvenir, non par mérite, mais par intrigue, en sont la cause ; tout le monde s’essouffle, s’endette et chacun se trouve plus en dettes qu’en fonds à la mort. Les femmes sont d’une ambition de dépense qui abîme les maisons ; les mariages coûtent des frais immenses de noces ; les beaux habits, la présentation à la cour, la plate dignité de femme de qualité, les folies des jeunes gens auxquels on laisse libre cours à Paris, à la cour et dans les armées, tout cela fait que les gentilshommes sont ruinés avant que d’avoir leur bien ; la sottise augmente la ruine depuis qu’ils le possèdent dans un âge plus mûr.

14 décembre 1749. — On se lâche trop contre le gouvernement, et avec trop de hauteur en pleine table devant nombre de valets, en grand cercle, etc. Excepté les lieux publics et sujets à la police, les gens de la cour dénigrent tout haut le gouvernement et le prince ; ce malheur va en augmentant, et certes il y a sujet, mais au fond moins encore qu’on ne le pense, le mal présent étant toujours le plus à charge.

À force de crier sur la grande misère des provinces, on a obtenu qu’on ôtât cette année, dit-on, quatre millions sur les tailles, mais d’une façon insensible ; sur les menues impositions, comme l’ustensile et les fourrages, les provinces les plus affligées, comme l’Auvergne, ont eu quelques diminutions, mais les autres gémissent et augmentent leur débet, le royaume se dépeuple, et l’on ne fait rien pour le repeupler.

Le plus grand des défauts de notre gouvernement, est la dépense de la cour et du trône ; on n’y voit aucun retranchement, aucune économie, pas la moindre tentative sur cela, bâtiments menés comme nous disions hier, on ne refuse personne de ceux qui demandent à leurs appartements de Versailles quelque ajustement, glaces, boiseries, cheminées, etc., la quantité ridicule de nouveaux domiciles que se fait le roi pour lui et pour sa maîtresse ; chaque mois voit éclore sur cela quelque nouveau projet, et malheureusement il n’existe plus d’autres amusements pour Louis XV.

15 décembre 1749. — L’on prétend qu’il y a un grand projet tout accepté, tout mûri par le contrôleur général pour réduire les intérêts de l’argent à 4% qu’il est. Cela sera digne d’éloge, pourvu que cela soit aussi vaste, aussi bien digéré qu’on le dit, et non forcé ; mais quels misérables acteurs d’opération un peu grande, un peu favorable au public, que ceux qui doivent le produire ! Ainsi, je ne puis leur croire de succès que quand il s’agira de tyrannie. Enfin le roi est très content et de plus en plus de son contrôleur général, il trouve qu’il ne se sert que de bons conseils.

17 décembre 1749. — La province d’Auvergne est dans un plus mauvais état que les autres provinces du royaume. Le pays est cependant bon et bien habité, mais, par la mauvaise habitude d’abuser en France de ce qui est bon, on lui a demandé trop de tailles, et de là vient qu’il succombe. L’année dernière et celle-ci, les récoltes de blé ont manqué, on en a demandé au contrôleur général, on lui a montré la conséquence dont il était que de si gros villages et si peuplés ne manquassent pas d’aliments, qu’autrement les habitants se retireraient ailleurs, enfin on a obtenu quelques sommes sur les récoltes générales pour faire venir des blés de loin, car tous les environs, tous les pays chauds de la France ont manqué de blé ces deux années-ci. L’on prétend aussi qu’on a accordé quelque diminution sur les tailles de cette province ; c’est du moins la seule dont j’ai entendu dire qu’il y ait diminution, quoiqu’on prétende à la cour qu’il y ait en cette année quatre millions de moins demandés sur les tailles.

19 décembre 1749. — Nos ministres se piquent aujourd’hui d’une grande émulation de retranchement dans les dépenses de leur département à chacun, et, comme cela n’est pas mené en chef ni par principes, ce ne sera, comme on dit, que ménages de bouts de chandelles, où l’on fait de petites économies d’un côté pour se permettre de grandes et indiscrètes dépenses de l’autre ; ce sera l’imitation du feu cardinal de Fleury, qui a conduit ainsi le royaume. Chaque ministre cherche à plaire au roi de cette manière, et, comme Sa Majesté se rend de plus en plus inaccessible au travail avec ses ministres, il faut de ces aiguillons pour en être écouté avec bonté, et on les cherche. M. de Puisieux montre la lésine et le retranchement en tout ce qu’il peut pour les affaires étrangères. Il vient de diminuer la résidence de France à Hambourg d’une moitié ou d’un tiers ; Duverney, consul à Lisbonne, chargé aujourd’hui de nos affaires, en attendant le nouvel ambassadeur, n’a pas un sou d’appointement pour cela.

22 décembre 1749. — Le bruit est grand parmi le peuple, qu’on enlève tous les garçons que l’on trouve les soirs tenant des filles par dessus le bras, qu’on les envoie promptement se marier à Saint-Sulpice, puis qu’on les mène peupler l’île de Tabago en Amérique, et que c’est M. Beurrier (ils nomment ainsi M. Berryer, lieutenant de police), qui conduit ainsi les choses avec cette dureté.

Il est vrai que l’on enlève les mendiants vagabonds et gens sans aveu avec une grande vivacité aujourd’hui ; si cela dure, on pourra voyager sans craindre les mendiants et les voleurs. La maréchaussée travaille beaucoup, on met ces gens-là en prison, de là on les conduit chez eux de maréchaussée en maréchaussée ; il leur est défendu d’en sortir, la première fois sous peine des galères, et la seconde sous peine de mort.

31 décembre 1749. — Un pauvre curé de Touraine m’écrit qu’il croyait la paix faite, mais qu’il voit bien le contraire, ayant été augmenté cette année de 75 l. aux décimes. Tout ce qu’on fait contre le clergé par la finance n’est pas prudent et jette le mécontentement profondément dans l’esprit des peuples. Le roi est bon, il sentira enfin l’inhumanité de conduite de son ministère.

14 janvier 1750. — M. le prévôt des marchands m’a dit qu’on en était encore aux estimations de l’hôtel de Conti, dont le terrain seul allait à plus de 1 200 000 livres, suivant le tarif de la valeur des toises à Paris, dont le tableau est au parlement ; il y a plus de deux cents toises de terrain dans un quartier aussi précieux ; de plus, il y aura les matériaux, ce qui passera deux millions.

Il compte que le reste de cette année s’emploiera aux estimations des maisons, terrains, indemnités et choix de dessins, et qu’on commencera à démolir seulement au commencement de l’hiver prochain.

Ainsi l’on fait tout pour embellir Paris et pour y attirer du monde. Les loyers des maisons deviennent partout d’un prix excessif, preuve de la fréquence et de l’attrait de demeurer à Paris et de quitter les provinces, tandis qu’on devrait renvoyer tous les gens riches dans les campagnes pour y mettre l’aisance au lieu de la misère.

6 février 1750. — M. de Montmartel a acheté l’hôtel d’Antin 576 000 francs, et 10 000 francs de pot de vin, ce qui ira à 600 000 francs, et se paye comptant ; tout cela insulte à la misère publique.

On écrit des provinces que tout y est dans la plus grande misère, et qu’on y manque de tout en Auvergne ; le pain vaut quatre sous la livre et est fort noir ; la mortalité des bestiaux y a commencé, et l’on prétend que nous manquerons de viande à Paris après Pâques.

On a décidé d’établir incessamment la compagnie d’assurances dont j’ai parlé plus haut, dont la finance sera de plusieurs millions.

On dit qu’il est décidé que le roi va aliéner pour plusieurs années le produit du vingtième, afin de rembourser, dès à présent, les dettes exigibles de la guerre qui vont à 150 millions, ainsi le public verra qu’il doit payer ce vingtième plusieurs années encore, et même pour toujours. Ce qui achèvera de désespérer les opinions.

Le mémoire du clergé qui se répand dans le public en copies, contre le vingtième levé en nature, est, dit-on, d’une grande force : on y rappelle la déclaration du roi, donnée en 1726 par le cardinal de Fleury, où le roi promet de ne jamais imposer les biens du clergé, reconnaissant que leurs biens sont de droit divin, etc. Cela fut donnée à l’occasion du cinquantième, que M. le duc avait voulu leur imposer.

11 février 1750. — La nation anglaise, devenant chaque jour plus amoureuse de sa liberté et plus intelligente en ce qui l’attaque, l’augmente ou la conserve, on peut prévoir que la chambre des communes gouvernera un jour l’Angleterre ; ainsi ce sera une véritable démocratie : sénateurs élus par chaque province et chaque ville, élus à la pluralité de tous les gens capables d’élire et pour le temps d’un parlement qui sera mis sans doute à trois ans. Le clergé est déjà devenu à rien en Angleterre, la chambre haute est méprisée, le roi importune fort. La chambre des communes a beaucoup gagné sur les deux autres puissances, et elle gagnera encore davantage à chaque révolution. La liberté nationale est fort accrue pour dire, faire et écrire, les lois sont libérales. C’est la chambre des communes qui donne l’argent et qui le refuse : quelle liberté pour faire d’heureux progrès !

15 février 1750. — On a joué ces jours-ci un fort joli ballet à Versailles, mais dont une seule représentation coûte plus de cinquante mille écus.

Mesdames de France et surtout Madame Infante coûtent infiniment d’argent aux finances, et tout cela scandalise fort le public, tandis qu’on lève de nouveaux impôts depuis la paix, et qu’on les lève avec tant de rigueur.

22 février 1750. — Voici de terribles nouvelles depuis hier. Je vis hier, une lettre de M. de Richelieu venue par un courrier, elle est en date du 17 et elle dit ainsi : Le courrier arriva hier ; j’ai négocié hier toute la matinée et le soir j’ai rompu les États ; je demande à retourner à Paris et je compte de partir d’ici au 10 mars.

Voilà donc sans doute ce que souhaite tant le ministère, abattre le peu qui restait de liberté : de mes jours j’ai vu abattre fort artistement le Parlement, la Sorbonne, l’Université, et voici les pays d’États qui vont avoir le même sort. La chaleur bretonne regarde déjà avec envie le sort du Languedoc et le surpassera si elle peut, les têtes s’y préparent ; mais ces préparatifs dont on lui laisse le temps pourraient [devenir plus dangereux par là. La Bourgogne ne tient à rien. Le trésorier Montigny, prêtant de l’argent à M. de Saint-Florentin, secrétaire d’État qui l’a dans son département et qui dépense par là tout ce qu’il veut en cotillon, tandis que sa femme, avec sa dévotion, est la maîtresse du contrôleur général Machault et fait litière d’argent, cette province obéira à ce qu’on voudra comme les plus infortunées provinces. Ainsi le despotisme s’avance et est, dit-on, parvenu à ce point que toutes les provinces deviendront également misérables.

5 mars 1750. — J’ai lu hier les remontrances du clergé touchant le vingtième qu’on veut tirer de lui comme des biens laïques. Ces remontrances sont touchantes, persuasives et hardies, l’éloquence dit tout ce que disait l’injure, hormis qu’elle enveloppe ce qu’il y a de plus dur sous les apparences de la politesse et même du respect ; car retranchez cette enveloppe, on dit au roi précisément qu’il manque à sa parole, à la foi jurée, à son sacre, à ses propres déclarations, à tout ce que les rois, ses prédécesseurs, ont tenu depuis Clovis. On y cite beaucoup avec raison la déclaration de 1726. On y dit que c’est livrer le clergé à la merci et à l’injustice de ceux qu’il est obligé de reprendre chaque jour comme brebis égarées (ce qui a paru fort) ; on y prévient une objection dont il était parlé l’autre jour, savoir que les finances et les impositions du clergé étaient mauvaises et mal réparties, et que par ces déclarations, le contrôleur général voulait les redresser ; on y objecte que la taille n’est pas mieux départie, malgré les intentions qu’on y a et les travaux qu’on y fait. Enfin je n’ai rien vu dans ces remontrances qui sentît l’exagération, et, selon moi, l’effet de l’exagération est de dissuader de ce qu’elle peut contenir de raison.

On demande à chaque particulier de nouvelles déclarations de leurs biens, dans les pays taillables comme d’États ; on m’en demande pour mes terres, et cependant l’on prévoit que les biens du royaume resteront éternellement sous le poids de ces déclarations, ce qui causera un grand murmure, car on ne se tient à rien de tout ce qui a été réglé pour le dixième et l’on veut pousser le vingtième bien plus haut.

11 mars 1750. — Voici malheureusement les premiers coups de fusil tirés pour raison de nouveaux impôts : c’est en Béarn, près de Bayonne, où cela commence. Tout le public y était fort attentif, cela faisait grand bruit hier à Paris, comme d’une première scène qu’on prévoyait devoir précéder le radoucissement des finances ou de plus fâcheux inconvénients encore.

Le fait est simple ; en Béarn, il s’est assemblé six à sept mille hommes, derrière une rivière, pour résister aux commis ; il y avait beaucoup d’hommes déguisés en femmes, pour être moins reconnus. Ils ont culbuté les maisons des commis, et en ont maltraité beaucoup. Il a fallu que le commandant de Bayonne fît descendre du château deux compagnies de grenadiers des régiments d’Artois ; ils ont fait feu sur les révoltés et en ont tué une douzaine ; il y a eu aussi des grenadiers de tués.

Ceci n’est point pour le vingtième, mais pour les 30 centimes par livre de tabac qu’on a imposés depuis le 1er octobre dernier, ce qui révolte si fort tous les pays frontières de France.

J’ai lu hier les remontrances du pays de Provence sur le vingtième ; elles sont bien plus fortes que celles de Bretagne : on y dit au roi qu’il manque à toute parole, à tous privilèges, on y traite son gouvernement de tyrannique en déguisant respectueusement les termes.

Cependant l’on mande de Provence que l’on y donne des déclarations, que l’intendant les contrôle, et que la chaleur n’est encore que dans les têtes, mais non dans les actions.

18 mars 1750. — On ne saurait aller en aucune maison qu’on n’entende médire du roi et de son gouvernement : le vingtième et la façon de l’exiger irritent tout le monde, et les prêtres en sont les prêcheurs continuels. Il court une réponse fameuse de M. l’abbé de Nicolaï, agent du clergé, à M. de Machault ; celui-ci lui a dit touchant le mémoire du clergé : « Monsieur, voilà un tocsin. » L’abbé lui a répondu : « C’est que vous mettez le feu partout. »

J’ai été voir hier une belle statue pédestre que les États de Bretagne font élever au roi pour la grande place de Rennes ; l’ouvrage est de Lemoyne. J’ai voulu vanter cet ouvrage dans un cercle de grande compagnie ; on a crié qu’on était bien bon en Bretagne, qu’il eût bien mieux valu ôter le vingtième etc., et tous les mauvais propos possibles ont été amenés à cette occasion. Je souffre de voir mon roi si mal voulu par la faute de ses plats ministres.

Je n’ai jamais vu d’homme si indifférent que M. Machault sur les malheurs publics et la misère du peuple ; je l’ai remarqué dans quelques conversations avec lui et l’on voit que toute sa conduite n’est qu’une déférence continuelle aux principes des finances qui excluent et détruisent toute liberté à la commune de gouverner démocratiquement. J’ai fait un livre en 1737 contre ces détestables principes.

22 mars 1750. — Le premier président Maupeou se déshonore par ses dettes : il doit à Dieu et au monde, il n’y a, dit-on, personne dans la compagnie à qui il ne doive, il veut trancher du grand seigneur, il fait grande chère ; la vanité, la passion du bon air le ruine et l’avilit.

On m’assure que M. de Machault a trouvé bonnes les raisons des députés de Provence, que leurs impositions se levaient avec équité, et qu’il va leur laisser lever le vingtième par eux-mêmes ; ainsi tout va se rétablir avec bénignité, voilà l’autorité commise, cela fera preuve de justice ; mais gare l’autorité dont les peuples abusent quand ils peuvent ! Ils chercheront, dit-on, à demander autre chose.

25 mars 1750. — Je suis au fond d’une campagne qui ressemble aujourd’hui à un désert et où personne ne vient. À peine y sait-on les nouvelles les plus communes et les moins fraîches.

Les habitants de cette campagne ne sont point malheureux ; elle n’est qu’à dix lieues de Paris. Les propriétaires des terres ou des maisons de campagne du pays sont des gens riches de Paris, qui y viennent dépenser leurs revenus avec ce qu’ils recueillent de ces campagnes ; on se plaint ici d’un grand fléau : le gibier, le lapin surtout mange les vignes, les grains et tous les fruits que recueilleraient les particuliers. La suzeraineté est un grand mal, quand il s’y joint surtout quelque autorité venant de la cour. Le pauvre paysan craint tout et n’ose se plaindre, ses plaintes lui attireraient de nouvelles vexations, ce sont des restes de tyrannie et de barbarie que nous avons encore en France.

Diminuez le pouvoir de la noblesse comme vous avez déjà supprimé celui du clergé en France, mais n’y substituez pas celui du maltôtier, comme il arrive aujourd’hui ; substituez-y celui de la commune, de la démocratie admise avec égalité, et vous aurez un bon gouvernement.

26 mars 1750. — On continue dans les campagnes à arrêter avec beaucoup de succès les pauvres mendiants et vagabonds, de sorte que l’on en voit beaucoup moins ; on pardonne à ceux qui sont domiciliés et on leur permet par des passeports de demander l’aumône pour gagner leurs villages. Si l’on continue à suivre ce projet, on parviendra à bannir la mendicité du royaume, sans cependant diminuer la pauvreté qui est extrême, mais les pauvres mourront de faim patiemment.

14 mai 1750. — On parle toujours à Paris du grand projet de M. de Machault et de M. de Montmartel pour réduire les intérêts de l’argent à 4%, à l’exemple de ce qui vient de se faire en Angleterre, mais il est difficile que ce grand effet arrive sans que la cause en soit dans plus d’aisance, plus d’abondance dans le public, ce qui n’est pas. Sur ce bruit, l’argent devient, dit-on, d’une rareté prodigieuse (ce qui est bien éloigné du système de notre ministère). Ce n’est pas comme cela qu’on fait du bien au public : ses intérêts sont inséparables de ceux du roi, et ceux de Sa Majesté des nôtres.

25 mai 1750. — Il paraît à Paris trois mémoires en forme de livres suggérés, avoués par M. le contrôleur général, pour prouver que le roi a tout droit et police sur les biens du clergé, qu’il ne dépend que du chef de l’État, que ses immunités sont des usurpations, quelque longue possession qu’il en ait. Ces brochures, écrites avec soin, déplaisent au public, leur cause, leur objet étant l’argent, le besoin d’argent, le fisc déjà si comblé d’argent, le ministère qui paraît songer si peu au soulagement du public, la cour si dépensière, et non une sage réformation du clergé. Voilà de quoi mettre le public contre les principes les plus sains.

28 mai 1750. — Cependant l’on prépare de nouveaux coups d’autorité en finance, maltôtes, impôts sur le clergé en violant ses privilèges ; les denrées en seront rares à Paris et la vie beaucoup plus chère : voilà de quoi irriter davantage le peuple qui n’aime plus son roi (le plus grand des malheurs) et qui a commencé à se soulever avec impunité. On attaquera les financiers, quand ils passeront dans les rues ; on ira piller leurs maisons, prendre les caisses, enfoncer les portes des notaires, et bientôt le peuple se fera des chefs pour demander qu’on ôte les impôts ; on s’en prendra au ministère qui est dur, et cela avec raison, car en vérité il est trop impitoyable et trop méchant ; jamais, sous un si bon roi, il n’y a eu de si cruels ministres ; je les connais tous.

4 juin 1750. — Je lis les lettres que le contrôleur général a fait écrire, imprimer et publier contre les immunités du clergé : on y prouve bien que cet ordre doit contribuer aux charges de l’État ; mais ce n’est pas à dire qu’il ne doive gouverner lui-même ses biens et percevoir ses impositions, comme font les pays d’États. Si ce n’était pas absolument un droit, ce serait une convenance, c’est un grand et long usage ; et dans quelle vue veut-on changer cela ? C’est vues bursales uniquement, et non par réformation qui améliore l’objet, comme on a fait au Languedoc, et comme on travaille aujourd’hui à Lyon, pour tout détruire, par mauvaise idée qui rend le roi auteur de tout, des détails comme des principaux points de direction. Voilà ce qui met tout le monde aujourd’hui du côté du clergé, si envié, si méprisé cependant.

Oui, tout le monde est aujourd’hui contre le gouvernement que l’on mésestime si fort ; ceux qui passent pour les auteurs de ce livre en sont fort détestés dans le monde. On m’écrit que le cardinal de Tencin a cessé de faire vendre chez lui ce libelle, sur les reproches qu’on lui en fait, et, depuis cela, il ne se trouve plus dans Paris.

10 juin 1750. — La sédition est apaisée ; mais j’ai entendu hier des gens qui venaient de Paris, et qui m’ont conté des choses de visu et qu’on n’ose pas écrire. Tout est plein d’espions, les lettres interceptées, en un mot, l’inquisition plus terrible que jamais. Quel mauvais remède ! le gouvernement fait arrêter les nuits ceux qu’on a remarqués dans la sédition, surtout dans celle du fameux vendredi de l’octave. Belle matière à proscription contre ceux à qui le gouvernement en veut. M. Berryer n’ose encore se montrer le jour ; on le dit caché quelque part, de sorte qu’il va travailler avec les ministres là où il peut ; c’est à lui que le peuple de Paris en voulait davantage ; dans les bagarres, il voulait le mettre en pièces.

Les plus mauvais discours ont été tenus par la populace, qui, loin de ménager la personne du roi, en parlait avec grand mépris. La marquise de Pompadour a pensé être déchirée par les révoltés ; on ne l’a manquée que d’une rue ; elle était allée ce jour-là faire une visite pressée au faubourg Saint-Germain.

Voilà ce qui est de plus terrible dans cette sédition, c’est qu’elle attaquait principalement la personne du roi, et que tout lui était adressé avec des injures de mépris telles que la Ligue en décernait si funestement à Henri III, avec la différence qu’il s’y agissait de mignons, et aujourd’hui c’est une favorite à qui on en veut, et tous les ministres et favoris des cabinets sont regardés comme les mignons d’Henri, à qui vont les dons et les fruits des impôts multipliés sur le peuple.

Les griefs du peuple sont : 1° les impôts, leur augmentation, nul soulagement depuis la paix ;

2° La vie que mène le roi avec sa favorite, et que les peuples prennent, et du côté de la religion et de la décence des mœurs, les folles dissipations de la cour ;

3° Leur haine et leur mépris contre les ministres, qu’ils trouvent durs, bornés et sans compassion ; leur mépris enfin contre les magistrats.

J’avais cru que le parlement en était exempt ; mais j’apprends qu’ils le méprisent comme tout le reste.

10 juin 1750. — Le peuple voulait aller à Versailles brûler le château, qui a été, disait-il, élevé à ses dépenses. On fut obligé de mettre sur le chemin des troupes pour garder le pont de Sèvres et le défilé de Meudon.

13 juin 1750. — Depuis quelque temps, les peuples se réunissent partout et sont tout prêts à la révolte contre la puissance publique, soit monarchique, soit républicaine ; il est visible que c’est contre l’injustice qu’ils s’élèvent. Ils ne considèrent plus dans les hommes chargés de la puissance publique que des agents qui leur doivent justice, abondance et bonheur, et non d’en user comme propriétaires et pour eux comme ils font.

17 juin. — À Lyon, les manufactures tombent absolument ; il y a plus de douze mille ouvriers oisifs et qui demandent l’aumône. Cet effet provient de ce que le contrôleur général des finances décrédite chaque jour le corps municipal et se l’assujettit. À Tours, toutes les entreprises de manufactures qu’on avait commencées sont à bas, et rien ne va plus.

18 juin 1750. — Je viens de lire les remontrances du parlement de Paris, dont le roi a entendu la lecture la veille de son départ pour Compiègne, et a répondu qu’il y ferait savoir sa réponse et ses volontés à son retour dudit Compiègne. Elles sont données à l’occasion du renouvellement de plusieurs impôts, qui ne sont mis sur le peuple que pour six années, mais qui, se renouvelant ainsi à chaque époque, deviennent perpétuels. Le parlement a cru, à cette occasion, devoir parler au roi, en présence du public, de la misère effroyable du peuple, qui ne saurait plus subsister, des sommes énormes que le roi sème depuis la paix, du peu d’économie de la cour, de l’enrichissement des financiers, des désordres de l’agio, etc., toutes choses qui attaquent le ministre de la finance ; mais celui-ci a pour lui ses ordres et la nécessité de lever de l’argent quand on lui en demande beaucoup.

Les instructions du parlement touchant les révoltés et l’enlèvement des enfants sont toujours tenues très secrètes et n’apprennent rien au monde. Il y a eu un ordre signé Berryer pour arrêter les enfants qui jouaient sur le rempart et dans les places publiques. On en a enlevé plusieurs en vertu de cet ordre, et, quand on les relâchait, il fallait que les père et mère donnassent quelque chose pour les frais de capture et de geôle. On relâche chaque jour plusieurs de ces archers emprisonnés, et tout ceci va à rien. On a arrêté la femme qui a tué d’un coup de pierre l’homme dont le cadavre a été porté chez M. Berryer. Ce qu’on a observé de singulier dans ces séditions, qui ont duré quatre jours, c’est que le peuple n’a pas désemparé un moment de crier, de battre, de piller ; on a vu à toutes les autres séditions que l’heure du dîner était respectée, et que la populace se retirait au moins quelques heures ; mais ici non.

J’oubliais de dire que, dans les remontrances du parlement de Paris, il y a doute nettement exposé que jamais le roi rembourse ses dettes avec les fonds qu’il y assigne ; on y donne pour exemples tous les autres droits et maltôtes imposés avec de si bonnes vues, mais projets jamais exécutés, tout allant au trésor royal comme dans un gouffre insatiable, et qui ne peut suffire à toutes dépenses de prodigalité, les financiers gagnant beaucoup, le peuple manquant de tout et ne pouvant subsister, les provinces dépeuplées, l’agio devenant propre à la nation, quoique les sentiments s’en éloignassent. Enfin ces remontrances semblent plutôt des cahiers d’États généraux que des remontrances du parlement de Paris ; on n’a guère ou jamais vu ce parlement s’élever de lui-même et s’exécuter à donner de tels avis généraux à un roi très majeur. Rien ne sent plus la faiblesse du gouvernement que de les souffrir seulement, et on les a souffertes. Que diront les gazettes étrangères ?

9 juillet 1750. — On commence à écrire contre tout système de M. de Machault, contrôleur général ; il se répand une brochure qui paraît être du président de Montesquieu, touchant l’utilité des États provinciaux. Ceci n’est que le commencement des livres de cette nature qui vont paraître ; et qu’il est dangereux de mener l’esprit des sujets à ces vérités, de leur dévoiler le mystère, et de leur faire tant désirer ce qui est juste, ce qu’on leur refuse et ce dont on leur ôte les premiers fondements avec une injustice si grossière ! Voilà ce que fait mon frère aujourd’hui, sous le nom du contrôleur général Machault ; c’est là son ancien système qu’il m’a soutenu plusieurs fois, et rien n’a contribué davantage à l’y attacher que de savoir que j’en avais un contraire, et même que j’avais écrit un gros livre sur l’admission de la Démocratie dans la monarchie. Il veut être le plus zélé esclave de la royauté et y soumettre aveuglément tout bonheur public ; il n’a point de pitié des pauvres gens.

10 juillet 1750. — Les partisans du contrôleur général disent que, s’il peut parvenir à cette imposition équitable du vingtième sur le clergé, il sera bientôt en état d’ôter quantité d’impôts au peuple, et qu’alors on le bénira et qu’il passera pour un Sully. Voilà le système d’ignorance qui gouverne tout ceci : de pauvres vues font envier les richesses du clergé et font croire qu’on y trouvera des mines d’or : stupidité, stérilité, aveuglement, entêtement, avec quoi l’on va à la ruine certaine du gouvernement, à faire détester le roi, et à des soulèvements très funestes !

12 juillet 1750. — Les têtes sont fort dérangées sur le gouvernement ; cela est non seulement à Paris, mais dans toutes les provinces.

À Lyon, tout est plein de pauvres ; il y en a des quatre à cinq mille dans les rues : ce n’est pas que le pain y soit cher, mais c’est que, la récolte de soie ayant manqué en Piémont, il n’y a plus de manufacture qui aille ; les tireurs d’or ne tirent pas un marc par semaine. Or il s’est formé une compagnie des principaux manufacturiers qui ont acheté, en Piémont, tout ce qu’on y pouvait vendre de soie et n’en auront ainsi que pour leurs manufactures, d’où ils enchériront les étoffes autant qu’ils voudront et mettront à bas les métiers des autres ; les ouvriers passeront aux pays étrangers. Il y aura nécessairement des révoltes à Lyon avant l’hiver prochain. Les magistrats ne savent plus qu’y faire. Il n’y a point d’intendant à Lyon. M. Pallu jouit des appointements de l’intendance pour payer ses dettes, et reste à Paris, n’en faisant plus de fonction que par son secrétaire. M. de Rochebaron, commandant à Lyon, ayant écrit à la cour tout ce qui arrivait à Lyon et tout ce qui menaçait ruine, on lui a répondu que, les manufactures manquant, il n’y avait qu’à renvoyer ces ouvriers à la campagne, où l’on manquait tant d’agriculteurs.

La cause de ceci est moins encore dans ce manquement de soies étrangères que dans le manque de moyens, de facultés et d’argent dans les particuliers, les gros richards ayant mangé les petits, les impôts, la guerre, l’agio, le monopole ayant consommé tous les biens, le manque d’économie, tant du roi que des particuliers, ayant absorbé tout. Quant aux remèdes, il n’y en a que de très lents, car le roi ne peut fournir des fonds, comme on propose, pour faire aller les métiers qui manquent ; tout se réduit donc au manque d’argent.

19 juillet 1750. — Cependant tout dépérit au dedans du royaume ; voilà une année qui promet à la vérité grande abondance, mais le monopole mettra la cherté partout et écartera les profits réels ; ces profits seront aux provinces ce qu’est le retour des Indes à l’Espagne, où l’or et l’argent glissent sur le pays pour aller aux étrangers, qui en sont les véritables propriétaires. Les manufactures, auxquelles nous nous étions si attachés, tombent de tous côtés ; celles de Lyon sont à bas ; il y a plus de douze mille ouvriers mendiants à Rouen, tout de même à Tours, etc. On compte plus de vingt mille de ces ouvriers qui sont sortis du royaume depuis trois mois pour aller aux étrangers, Espagne, Allemagne, etc., où on les accueille et où le gouvernement est économe. À Paris, tous les mendiants ont été relâchés après avoir été arrêtés et suivis des séditions qu’on a vues ; on en est inondé dans les rues et dans les grands chemins.

23 juillet 1750. — On voit s’élever une antipathie extraordinaire entre le roi et son peuple, surtout le peuple de Paris. Dans les émeutes du mois de mai dernier, tout le peuple révolté vomit à foison des propos exécrables contre le roi, et il les vomit comme partant d’un fond très plein. Autant en fit-on dans quelques villes de province où il y eut de pareilles émeutes. Un méchant homme s’est fait un noir plaisir de ramasser tous ces propos et de les imprimer : on en a jeté un exemplaire sur la table du roi.

Et voici que, pour guérir ces mauvaises semences, on attaque le clergé brusquement et à force ouverte, pour lui demander beaucoup d’argent, pour lui ôter l’administration de ses biens et les soumettre aux plus ardents maltôtiers, aiguillon, de tous ceux qu’on pouvait donner aux prêtres (sans en excepter les points de la religion les plus sacrés), le plus fort pour les inciter et les porter eux et les peuples à la plus ardente révolte et à la haine la plus animée contre le gouvernement.

27 juillet 1750. — Une personne qui était hier à Versailles m’a dit que la cour y était fort gaie, mais que le roi avait souvent des ressentiments cuisants de chagrin de voir à quel point il était haï de son peuple après s’en être vu aimé, et qu’il se portait par vengeance à le haïr aussi, puisque ses sujets lui faisaient telle injustice.

Véritablement, tout le mal vient de ce qui l’entoure ; ce ne sont que gens faux de cœur et d’esprit, cruels, inofficieux, ignorants et mal informés. On dit perpétuellement au roi que ses peuples vivent dans l’abondance et que la France se peuple davantage chaque année, surtout depuis la paix ; ou lui en donne pour preuve la facilité des recouvrements des tailles, et l’on ne veut pas voir que la rigueur ingénieuse avec laquelle ils sont exercés doit nécessairement produire cette prétendue facilité, mais que tout s’épuise nécessairement, et de fait que les campagnes se dépeuplent. Ainsi, l’on ne connaît rien aux causes du mécontentement par les fausses vues du gouvernement ; il leur faudrait donc des dénombrements chaque année, ce que les financiers se garderont bien de faire. On trompe le roi, on veut le tromper, voilà ce que c’est que de ne laisser gouverner que les maltôtiers, et de ne voir le royaume que par leurs yeux.

La demande du vingtième par déclarations et par les financiers au clergé se soutient plus que jamais. On vient de nommer une commission dans l’assemblée du clergé pour examiner la demande du roi ; elle est composée d’un archevêque, de quatre évêques et de quatre abbés du second ordre. On est certain que leur résultat sera un refus tout net, car le clergé est plus résolu que jamais à soutenir ses droits ou ses usages. L’évêque de Meaux a montré à gens de ses amis une contrainte signée de l’intendant d’Amiens contre un de ses fermiers. Le clergé souffle dans le peuple le mécontentement et le murmure les plus profonds et les plus aigres : voici donc encore bien de nouveaux maux qui se préparent pour animer le roi contre ses pauvres peuples ; quel malheur !

12 août 1750. — L’on prépare à Versailles des fêtes et des dépenses magnifiques ; l’on compte que cela ira à 1 800 000 livres, et cela s’exécutera, soit qu’il y ait un duc de Bourgogne ou une dame de France.

Le roi fera tirer à toute la cour une loterie où tous les billets seront noirs ; ils seront de quantité de vieux mais magnifiques bijoux que le roi garde dans ses armoires.

À l’orangerie de Versailles, il y aura l’attaque d’un fort par terre et par eau, avec quantité de fusées et d’illuminations, et sur cela nos têtes soi-disant politiques prétendent que c’est un grand coup d’État de ne point thésauriser et de faire circuler l’argent, mais c’est ainsi que font ceux qui ruinent leurs affaires et celles des autres avec eux.

Il y aura à la cour beaucoup de ballets et d’opéras, grande magnificence, grande dépense pour le roi et pour les courtisans.

3 septembre 1750. — Un homme qui arrive de Versailles dit ce qui suit :

On a été très fâché de l’extrême tristesse du peuple lors du feu de joie et de l’illumination pour la naissance d’une princesse fille de M. le Dauphin ; à peine se serait-on aperçu, dit-on, qu’il y avait des spectateurs, tant il y avait de silence. Le peuple est désaffectionné de son maître ; rien de plus fâcheux. On me peint la cour comme augmentée sensiblement et de plus en plus en tristesse et en avidité. Chacun y songe à son affaire, et rien n’y est gai et content.

Le roi est fort changé de visage, on craint qu’il ne couve quelque grande maladie ; il s’ennuie plus que jamais de tout.

La maîtresse est plus absolue que jamais sur l’esprit du roi. Les bâtiments coûtent des sommes immenses ; on bâtit plusieurs nouveaux ermitages, un dans le buisson de Verrières, un autre auprès de Vaucresson. On a serré les bois de construction destinés au feu sur la pièce des Suisses à Versailles : il y en a pour plus de cent mille écus ; cela sera gaspillé par les premiers venus.

Le roi a été à la noce de la petite Poisson avec le frère de Bouret, fermier général, qui s’est faite à Sèvres, et a voulu que tous les ministres y allassent.

Le château de Bellevue près Meudon coûtera plus de sept millions, tandis qu’on affecte de publier qu’il n’ira pas à sept cent mille livres. Un homme des bâtiments ayant dit ce qu’il coûtait en présence d’un conseiller au parlement qui est espion de la marquise de Pompadour, dès le soir il a été ôté de sa place et exilé.

5 septembre 1750. — La récolte est finie et est magnifique de tous côtés. Le peuple serait trop heureux si l’on savait le soulager dans ces circonstances ; mais comment le soulager ? C’est par la liberté, c’est en le mettant à l’abri des vexations du financier et de tout officier royal ; car cet officier royal, patrimonial, vénal, est le seul ennemi de la liberté ; c’est le vexateur, le tyran ; que le peuple puisse se moquer de lui, qu’il chemine par son propre intérêt, et tout ira bien.

12 septembre 1750. — Un élu est venu dans le village où est ma maison de campagne, et a dit que cette paroisse devait être fort augmentée à la taille cette année, qu’il y avait remarqué le paysan plus gras qu’ailleurs, qu’il avait vu sur le pas des portes des plumages de volaille ; qu’on y faisait donc bonne chère, qu’on y était bien, que j’y répandais beaucoup d’argent par la consommation de ma maison, etc. Voilà ce qui décourage le paysan, voilà ce qui cause le malheur du royaume, voilà sur quoi pleurerait bien Henri IV, s’il vivait encore.

1er octobre 1750. — On m’a parlé de diverses dépenses extravagantes de mon neveu à sa maison d’Asnières ; il a voulu, à quelque prix que ce fût, avoir la maison d’un bourgeois voisin, et il en a fait bâtir une autre plus belle que la sienne ; il y a mis deux cents ouvriers pour qu’elle fût finie avant l’hiver.

Mme de Pompadour a fait voir sa maison de Bellevue à un seigneur étranger, elle lui a demandé si ce n’était pas la plus belle qu’on pût avoir ; il a répondu : « Oui, car cela est vu non seulement de Paris, mais de toute l’Europe. » Tout ceci anime terriblement le peuple de Paris et de France ; on s’en plaint de toutes parts, puisque, pendant que se font ces dépenses de cour, le peuple est misérable et les impôts continuent et augmentent.

8 octobre 1750. — Le commerce dépérit à vue d’œil en Languedoc depuis qu’il n’y a plus de corps d’États, et c’est le plus grand plaisir qu’on puisse faire à l’Espagne ; ce royaume-là profite de tous les débris de nos manufactures et des pertes de notre commerce dans nos provinces méridionales. Le ministre espagnol est aujourd’hui très attentif à toutes choses, et rétablira l’Espagne, s’il continue comme il a commencé, pendant que nous dépérissons chaque jour. La ville de Lyon ne se relèvera jamais de la chute de ses manufactures, arrivée depuis deux ans. Cet événement se date depuis que le ministère a détruit toute autorité et disposition démocratique du gouvernement municipal de Lyon, ce qui est le système de M. de Machault.

Les États de Bretagne regardent comme non avenus les États extraordinaires de l’année dernière, qui ont accepté le vingtième en nature. La province ne veut pas aujourd’hui s’y soumettre, et l’on est résolu, de part et d’autre, à bien agiter cette question aux prochains États, ce qui va de nouveau causer de grandes résistances et trop d’usage de l’autorité royale.

19 octobre 1750. — On bâtit à Choisy un théâtre, à Bellevue un théâtre, dans les bois de Fausse-Repose, à Verrières plusieurs maisons de chasse, ou petits pavillons pour les plaisirs du roi, quand il est las de la chasse ; tout cela dit-on, se ressent du sérail du grand seigneur. Mais on blâme dans le public toutes ces dépenses indiscrètes, et les clameurs montent haut, ce qui est dangereux.

23 octobre 1750. — On ne parle que de la mauvaise régie des finances et du grand discrédit où elles sont tombées, de sorte que tout le monde porte haine au contrôleur général Machault dans tous les ordres de l’État, et surtout à la cour. La Maison du roi n’est point payée, les palefreniers du roi demandent l’aumône, dit-on, dans Fontainebleau. L’on voit et l’on va voir quantité de banqueroutes de toutes sortes. Paris est absolument désert, faute d’y avoir de l’argent pour subsister, et les moyens d’emprunt sont ôtés chaque jour davantage aux soutiens de la finance.

3 décembre 1750. — Un intendant de grandes terres, qui arrive de province du dedans du royaume, m’a dit qu’il n’y avait plus que le débit du blé qui donnât quelque argent aux diverses provinces qu’il a parcourues et examinées, qu’y ayant en grande récolte, on en permet la sortie par Nantes et qu’on en tire à foison, que ces grands enlèvements se font principalement pour les provinces méridionales du royaume qui manquent. Ainsi l’intérêt des recouvrements engage-t-il chaque année d’abondance à cette traite excessive, et, survenant ensuite année de disette, l’on fait dépenser au roi des sommes très considérables, comme des vingt et trente millions, pour acheter des blés pour les peuples qui manquent, et, sur cela, quantité de financiers employés et favorisés gagnent beaucoup tant sur le roi que sur le peuple. Que peuvent devenir ces provinces quand la stérilité arrive ? On ne trouve plus de fermiers en Berry pour les meilleures fermes. La maladie des bestiaux a recommencé, et on n’y a nul commerce. L’avoine a manqué dans toutes les provinces que je dis, et on n’en trouve qu’à des prix excessifs. Pour le vin, il y est d’une cherté extrême, ainsi le commerce des eaux de vie n’y apporte plus d’argent ; cependant le roi et les seigneurs des terres en tirent tout l’argent qu’ils peuvent.

27 décembre 1750. — La cour, la cour, la cour ! Dans ce mot est tout le mal.

La cour est devenue le seul sénat de la nation, le moindre valet de Versailles est sénateur, les femmes de chambre ont part au gouvernement, si ce n’est pour ordonner, c’est du moins pour empêcher les lois et les règles, et, à force d’empêcher, il n’y a plus ni lois, ni ordres, ni ordonnateurs. À plus forte raison quand il s’agirait de réformation dans l’État, quand la réforme serait si nécessaire, tout ministre tremble devant un valet, et combien cela est-il plus vrai quand une favorite a grand crédit, quand le monarque est facile et trop bon pour ce qui l’entoure !

Cet ascendant de la cour est venu ainsi depuis qu’il y a une capitale exprès pour la cour (Versailles). Sous le feu roi on s’en ressentit, mais moins, car il était haut, ferme, et autorisait beaucoup les ministres, quelque chose qu’on pût en dire ; mais, sous lui et sous Louis XV, les ministres en revanche ont beaucoup perfectionné l’autorité monarchique arbitraire ; la cour augmentant par là de pouvoir sur la nation, le goût du luxe s’est accru de sorte qu’à mesure que la noblesse est devenue plus pauvre, l’honneur de dépenser avec goût, le déshonneur de l’économie se sont accrus et nous plongent chaque jour davantage dans la nécessité de dépenser soit en nous ruinant, soit en rapinant.

La cour empêche toute réforme dans la finance et en augmente le désordre.

La cour corrompt l’état militaire de terre et de mer par des promotions de faveur, et empêche que les officiers ne s’élèvent au généralat par la bonne conduite et l’émulation.

La cour empêche le mérite, l’autorité et la permanence aux ministres et à ceux qui travaillent sous eux aux affaires d’État.

La cour corrompt les mœurs, elle prêche aux jeunes gens qui entrent dans leur carrière l’intrigue et la vénalité, au lieu de l’émulation par la vertu et le travail ; elle casse le col au mérite dès qu’il se présente.

Elle nous appauvrit de sorte que bientôt les financiers même n’auront plus d’argent.

Elle empêche enfin le roi de régner et de retrouver en lui les vertus qu’il a.

28 décembre 1750. — Dans la campagne où je suis, j’entends dire que le mariage et la peuplade périssent absolument et de tous côtés. Dans ma paroisse qui a peu de feux, il y a plus de trente garçons ou filles qui sont parvenus à l’âge plus que nubile ; il ne se fait aucuns mariages, et il n’en est seulement pas question entre eux. On les y excite, ils répondent tous la même chose, que ce n’est pas la peine de faire des malheureux comme eux. Moi-même j’ai essayé de marier quelques filles en les y assistant, et j’y ai trouvé le même raisonnement, comme si tous s’étaient donné le mot. Un gentilhomme de mes voisins m’a dit qu’il connaissait dans le canton plus de cent jeunes gentilshommes à marier, et plus encore de demoiselles, qui sont hors d’état d’y vaquer.

10 janvier 1751. — On ne parle que de la mauvaise administration de M. de Machault ; cependant on l’élève chaque jour davantage, et, à force de le craindre, on n’ose plus en parler. Ce ministre est d’une arrogance extrême, il a assisté à la dernière assemblée générale de la Compagnie des Indes : on y a proposé d’augmenter d’une pistole le dividende de chaque action. Un principal directeur ayant voulu représenter que cela ne pouvait se soutenir, et que, si l’on en déchéait, le papier de la compagnie tomberait d’autant plus haut qu’il se serait élevé davantage et avec moins de raison, à cela le garde des sceaux l’interrompit et lui dit qu’il avait tout prévu et qu’il l’avait décidé ainsi. Il était encore question d’élire quatre honoraires pour ladite compagnie ; le garde des sceaux prononça encore qu’il en avait nommé huit, et se retira pour laisser, dit-il, la liberté d’opiner. Tout le monde se regarda et déclara qu’il n’y avait plus aucune liberté dans ces sortes de délibérations.

… Un homme qui arrive de Bordeaux m’a dit que ce pays-là était tombé dans une grande désolation et tristesse par le défaut d’argent et ruine des particuliers, à cause de toutes les pertes du commerce et faillites de tous côtés. Les Anglais n’offrent rien de ces vins gascons, disant qu’ils en ont pour plus de trois ans ; ils espèrent faire descendre le prix de ces vins à ce qu’ils voudront, sachant la pauvreté des Français.

Lyon augmente aussi de pauvreté : il y a plus de vingt mille ouvriers en soie qui sont consignés aux portes ; on les garde à vue de peur qu’ils ne passent à l’étranger, on leur donne des aumônes très chétives par quêtes. Cependant les étoffes de soie sont fort diminuées de prix à Paris, à cause que les magasins sont déjà remplis et qu’on n’y a aucun débit.

10 janvier 1751. — Le roi fait de grandes dépenses à la Muette, dérangeant les basses-cours pour les mettre plus loin, et n’avoir point ce spectacle devant lui. L’on fait des cours et des avant-cours, on agrandit les jardins et l’on prend une partie du bois de Boulogne pour cela ; on plantera ensuite le bois de Boulogne suivant ce dessein, pour y faire des rapports aux allées de ce jardin : toutes choses qui vont coûter bien de l’argent dans un temps où il n’y en a guère au trésor royal.

12 janvier 1751. — On ne parle que de la destruction de notre commerce. Un homme qui vient de la Rochelle m’a dit que le commerce des îles y était tout à fait bas, comme à Bordeaux. Il vient d’y avoir dans ce port une banqueroute de deux millions cinq cent mille livres, ce qui emporte la ruine de quantité de particuliers. La source de cela est la pauvreté extrême des provinces, car le commerce, ainsi que le luxe, n’est que la suite de la richesse intérieure d’un État. Cet homme m’a dit que nos îles d’Amérique étaient si comblées de marchandises européennes qu’on en faisait revenir aujourd’hui en Europe, comme des toiles, et qu’il y avait à y gagner en les faisant revenir pour les débiter en France.

Il y a à Bordeaux quarante vaisseaux à vendre sur des marchands ruinés. Il faut ou les vendre à nos ennemis, ou les dépecer pour les brûler.

L’affaire de l’École militaire et des cinq cents gentilshommes a passé et s’exécute. C’est M. Duverney qui se charge des moyens de finance ; il a trouvé ce projet dans les papiers de feu son frère l’aîné des Pâris.

On imposera 30 sous par sixain de cartes à jouer. On parle aussi d’y appliquer la fondation des Quinze-Vingts, disant que saint Louis ne l’avait faite que pour des gentilshommes aveuglés par les Sarrasins pendant la croisade, et qu’on l’a très mal à propos appliquée à de pauvres aveugles roturiers ; on laissera éteindre ceux-ci, et on en mettra plusieurs aux Incurables ; mais comptons que cela déplaira beaucoup à tout le peuple de Paris.

Tous les moines vont donner les déclarations de leurs biens. On leur a fait peur de l’édit que le roi allait donner pour fixer l’âge des vœux à vingt-deux ans, et la noblesse s’opposait, dit-on, aussi à cette loi si sage. Par là on a donc conduit la moinerie à l’obéissance. Plusieurs évêques ont aussi tenu des discours de docilité : l’évêque d’Auxerre a dit qu’il obéirait quand quelques autres évêques auraient obéi ; l’archevêque de Sens a dit qu’il s’était trompé quand il avait résisté à la cour, et qu’il ne savait où il avait l’esprit alors. Tout cela fait la grandeur du garde des sceaux et inspire au roi grande confiance en lui ; mais quel fruit en retirera l’État ? la ruine.

20 janvier 1751. — Le roi et la marquise de Pompadour ont fort à cœur l’établissement des cinq cents gentilshommes que mon frère entreprend ; c’est par ces sortes de petits appâts qu’il se soutient encore. On compare ceci à l’établissement de Saint-Cyr, qui en lui-même n’est bon à rien, qui donne tous les ans une quantité de bégueules qui ne peuvent plus épouser des maris de leur sorte ou qui les font enrager par des principes de hauteur ; il en sera de même de ces cinq cents gentilshommes qui ne profiteront pas davantage au service du roi. Ces dépenses devraient toujours être mesurées au capital de l’État. Hélas ! c’est de pain que manquent les habitants, c’est d’engendrer des roturiers à foison qui nous manque, et non d’augmenter les frelons de la ruche. Voilà ce que je dirais au roi, s’il me consultait sur cela ; mais tout va à la maudite vanité sous prétexte du bon goût et du bon air. Oh cour ! oh cour ! que tu es destructive de l’État !

24 janvier 1751. — On a procédé avant-hier, au parlement, à l’enregistrement de l’édit pour l’établissement des cinq cents gentilshommes. On ne commencera leur choix et leur éducation que quand le bâtiment pour les loger sera achevé, ce qui ne sera pas sitôt.

De plus, on a enregistré la création de l’impôt sur les cartes à 24 s. par sixain, ce qui va nous donner le jeu de cartes à 10 s. ; et les joueurs, laquais et fraudeurs vont chercher à l’éluder en jouant moins, en faisant servir plusieurs fois le même jeu et contrefaisant les cartes, ce qui est très facile. Le produit de cet impôt est destiné à contribuer audit établissement des gentilshommes.

27 janvier 1751. — Je viens de lire le nouvel édit pour l’établissement d’une école royale militaire de cinq cents gentilshommes, et la déclaration pour y attribuer tous droits sur les cartes.

On s’en moque dans Paris ; le bruit était même qu’on retirait ces lois et qu’on avait dépêché des courriers aux intendants qui l’avaient déjà pour la publier, à cause du ridicule qu’on y avait jeté : on a dit que c’étaient des gentilshommes de carte, et autres mauvaises plaisanteries.

6 février 1751. — Avec la misère générale, jamais les loyers de Paris n’ont monté si haut, et jamais il n’y a en plus d’argent à placer déposé chez les notaires : cela vient de l’inégalité des richesses qui augmente la misère des uns et le luxe des autres ; cela vient de ce que les richesses sont concentrées dans les seuls gens de finance ; tout le monde veut être de cette classe et gagner Paris. Cela vient de la mauvaise gestion de nos ministres qui ne réforment rien, qui se laissent aller aux abus et les augmentent au lieu de les diminuer.

19 février 1751. — J’ai des états des finances des cinq dernières années, par où il apparaît que le roi a aujourd’hui 147 millions de revenus en pleine paix. Quand on parle à Sa Majesté d’économie et de retranchement des dépenses de la Cour, il tourne le dos, dit-on, au ministre qui lui en parle.

19 mars 1751. — J’ai vu un intendant d’une des meilleures provinces du royaume qui m’a dit cependant que la misère y accourait à grands pas, qu’on n’y trouvait plus de fermiers, que les pères dédaignaient ce métier pour leurs enfants, et qu’ils aimaient mieux les envoyer vivre dans les villes, que le séjour de la campagne devenait chaque jour un séjour plus horrible pour les habitants, que cependant les recouvrements allaient encore bien.

La généralité n’a pas eu de diminution cette année, mais, le peu d’endroits où il y a eu des malheurs ayant été soulagés, on a rejeté ces diminutions sur les paroisses meilleures.

31 mars 1751. — M. de Machault a refusé de prendre les 100 000 livres d’appointements attachés à la place de garde des sceaux, disant au roi qu’il était déjà trop riche, et de patrimoine et de ce que valait la place de contrôleur-général des finances. Ses partisans, et surtout la marquise, lui font grand honneur de ce désintéressement. Il vaut quelque chose ; mais on peut ne le regarder que comme l’abstention de malfaire, car il eût été ridicule de lui donner tant de revenu aux dépens d’un État déjà obéré.

On parle de rétablir les États de Languedoc comme ils étaient, par la grande raison qu’on ne tire rien de cette province, dans l’état où l’ont mise les rôles de l’intendance, les contraintes s’y ménageant de peur de révolter les habitants. Il en est de même de la Bretagne pour le vingtième, et du clergé pour tout ce qu’on en tirait ci-devant. Le Trésor royal se trouve par ce changement dans un furieux vide.

On attend à tout moment l’édit de création de nouvelles rentes tournantes.

On assure que l’on mange actuellement les revenus de 1752 au Trésor royal.

1er avril 1751. — La marquise prépare quantité de voyages et dissipations pour distraire le roi des pensées tristes et dévotes. Le mardi de Pâques, il y aura un voyage de Trianon pour jusqu’au samedi suivant, et plusieurs autres voyages. Il y a actuellement cinq cents ouvriers qui continuent de travailler à Bellevue ; il y a un voyage de Marly indiqué pour le 4 mai, etc.

On craint cependant que, pendant la semaine sainte, la longueur de l’office et quelque diminution à l’assistance de la marquise ne jettent Sa Majesté dans des réflexions qui l’écartent d’elle.

Certes la dévotion du roi rendrait la cour plus triste, mais cela profiterait beaucoup au bien public, car les dévots sont économes, et l’économie pourrait seule aujourd’hui sauver le royaume.

24 avril 1751. — On assure que la seule maison ou personne du roi a coûté l’année dernière soixante-huit millions, ce qui excède de plus de moitié ce qui se dépensait du temps du ministère du cardinal de Fleury. On entend par cet objet bâtiments, bouche, écurie, vénerie, gages d’officiers, domestiques, dons et pensions autres que pour services rendus à l’État.

Il est nécessaire, dit-on, que le Trésor royal emprunte cette année quarante-cinq millions pour le plus pressé. Mais le crédit du roi est tombé, et chacun resserre son argent. On parle donc de remettre du papier sur la place, c’est-à-dire du papier forcé. Je sais assez de ces matières-là pour assurer que, si cela arrive, il est inévitable de tomber aux monnaies pour les hausser et les baisser, sans quoi l’on ne forcera point le public à l’opération des papiers.

1er mai 1751. — On ne parle que de la nécessité d’une prochaine révolution par le mauvais état où est le gouvernement du dedans. Cette révolution ne conduira qu’à l’établissement d’un premier ministre sage et respecté, qui rétablisse l’économie dans les dépenses du roi et ce qu’on nomme en Angleterre liste civile, qui ôte l’influence extrême de la cour sur le gouvernement, et peut-être demandera-t-on un conseil, ou même les États généraux de la nation. Mais le passage à ces nouveaux arrangements par une révolution est le difficile et le fâcheux, car cela ne peut arriver que par des révoltes, où entreraient le clergé et peut-être deux de nos princes du sang, qui sont les plus de mise aujourd’hui, M. le prince de Conti et le duc de Chartres.

2 mai 1751. — Nous courons risque d’une famine, et d’une cherté des grains ; et la maladie de M. de Fulvy, qui avait ce département, a été cause de ce qu’on n’y a pris, dit-on, aucune précaution pour en faire acheter par le roi. Cependant les grains enchérissent de tous côtés et montent aujourd’hui à des prix excessifs, à cause de l’abondance des eaux et du temps pluvieux qui continue. Il y a peu d’endroits où l’on ait pu semer les menus grains de mars, et ce qu’on y a semé ne viendra pas ; ainsi l’avoine sera hors de prix cette année. Les foins sont mêlés de joncs, il n’y aura que les hauts prés de bons ; les blés viennent mal et tout racines, la paille est fort menue, quantité de flaques d’eau dans les campagnes sous lesquelles il n’est venu aucun blé.

6 mai 1751. — Les finances vont mieux, à ce que m’a dit une créature de M. de Machault. Les pays d’États payent à merveille leurs vingtièmes. Les recouvrements iront en moins de seize mois, et cela va au double de ce qu’allait l’abonnement au vingtième.

On fait argent de tout, on a tiré 45 millions de l’aliénation des impositions pour les hôpitaux, et pour les gages des officiers municipaux, ce qui n’avait jamais été destiné à entrer dans les coffres du roi, mais pour des objets si sacrés.

Le parlement a nommé des commissaires pour examiner l’administration et l’état des deux hôpitaux généraux de Paris, et démasquer les friponneries qui s’y sont commises, ce qui effraye les gens de l’archevêque de Paris.

28 mai 1751. — Un voyage de Choisy monte à 10 000 l. par jour ; le voyage du Havre de l’année 1749 a coûté 1 million d’extraordinaire ; rien n’est payé, il est dû deux années de gages aux parlements, quatre années aux procureurs généraux pour les avances et faux frais : on emprunte chaque année pour les courants de dépenses des extraordinaires de 30 et 50 millions, et cela va en augmentant chaque année.

16 juin 1751. — J’ai recueilli dans ma province ce que j’entends d’impartial sur l’état des habitants, et il s’en suit que la misère augmente et augmentera de plus en plus par les mauvais principes et le faux travail du ministère et des intendants. Je dis faux travail, car on se donne bien de la peine pour faire plus mal.

Qu’est-ce que ceci ? perfection de manufactures de luxe qui ne vont qu’à rebuter des arts à cultiver par préférence : on veut, par exemple, que la ville de Tours, qui est pauvre, fasse des damas et des velours aussi beaux qu’à Gênes qui est riche, et plus beaux qu’à Lyon qui est très riche. C’est qu’on ne songe à la cour qu’à ce qui est bon à la cour ; il faut laisser à chaque lieu le choix des manufactures qui lui sont propres. Liberté ! liberté ! surtout dans les communautés et aux particuliers, quand on les a tournés aux bonnes choses et détournés des mauvaises. Si on laissait faire, on ne détournerait point de l’agriculture pour porter à des arts inutiles, on ne ferait pas de la campagne un séjour affreux comme on fait.

17 juin 1751. — L’on devient sauvage de plus en plus dans la province que j’habite ; depuis deux ans que je n’y étais venu, j’y ai trouvé beaucoup plus d’indifférence pour la cour et pour ce qui se passe, tant dans le gouvernement qu’au dehors de la patrie. Rien ne les pique aujourd’hui des nouvelles de la cour ; ils ignorent le règne. N’en cherchons point la cause dans l’estime ou l’indifférence, dans l’amour ni dans l’aversion ; c’est un mouvement sans doute qui ne vient d’aucun de ces sentiments.

La distance devient plus grande chaque jour de la capitale à la province, tout va à la première, rien ne revient à la seconde ; je remarque qu’on ignore les événements les plus marqués qui nous ont le plus frappés à Paris.

Que s’en suit-il de là ? Moins d’intérêt à la puissance publique, plus de sensibilité aux maux qu’on ressent en province et qu’on soupçonne venir de la faute des ministres. Le peu qu’on a de bien en province dépend de la récolte, des saisons, des vents, du soleil ; ce qui est donc fort casuel ; ainsi le mal y surpasse le bien. Ses habitants ne sont plus que de pauvres esclaves, des bêtes de trait attachées à un joug, qui marchent comme on les fouette, qui ne se soucient et ne s’embarrassent de rien, pourvu qu’ils mangent et qu’ils dorment à leurs heures.

De cette façon de penser, il s’ensuivra pour le royaume plus de faiblesse que ci-devant. On va devenir dans les provinces plus barbare et plus grossier ; les vices y seront plus violents, l’industrie moins grande, nulle émulation, nulle politesse ; les arts y dépériront, la vertu n’y augmentera plus par la raison, et encore moins par la philosophie ; mais je conviens que, par cela même, le despotisme se fortifie : voilà ce que cherchent ces malheureux ministres de la cour.

21 juin 1751. — Il n’est pas à souhaiter que l’on répande trop d’argent dans la campagne. Des gens trop magnifiques dans leurs charités et trop peu éclairés dans leurs munificences, des financiers qui, dépensant dans leurs terres, répandent beaucoup d’argent dans leurs cantons, y ont aussi répandu le vice avec l’argent : le plus grand de ces vices est la paresse.

Considérons que, dans la Flandre autrichienne, je n’ai vu d’aussi belles et d’aussi riches campagnes, que parce que les villes ne sont plus si commerçantes et si riches qu’autrefois. Mettez-y les mêmes richesses, alors le paysan devient paresseux et vicieux ; tout ne travaille plus que pour le luxe. Une suite des richesses générales est une plus grande inégalité en leur partage ; or, l’égalité est le seul bien général, et jamais législature n’a en plus de raison que Lycurgne sur ce point là. Avec plus d’argent général, les toits sont couverts d’ardoises au lieu de chaume, les habits sont de soie au lieu de laine, etc. Cela rend-il plus heureux l’homme de campagne ? Non. Mais, comme j’ai dit, l’inégalité des biens suit avec plus de disproportion, d’où viennent des esclaves et des tyrans, des esclaves découragés, sans liberté et dans l’oppression, des tyrans injustes, vicieux et fainéants. La fainéantise s’empare donc par là des oppresseurs et des opprimés.

La bienfaisance des riches, dans le plat pays, doit avoir deux objets : le bonheur et la population ; il faut d’abord écarter les maux, puis les biens viennent par les penchants et l’heureuse action de la nature ; il faut que le paysan ait l’esprit tranquille et l’opinion de liberté, qu’il soit suffisamment bien nourri, même quelque abondance. Après cela il s’accouple, fait bon ménage, et ne craint point d’avoir d’enfant ; ôtez-lui la crainte du ménage et de ses suites, viennent naturellement ces biens de l’économie et de la population ; l’ordre y vient quand vous ne présentez pas aux hommes les vains objets d’ambition et de luxe.

Celui qui donne dans les campagnes ne doit donc donner qu’en grande connaissance de cause, et en s’instruisant parfaitement du sort et des inclinations de ceux à qui il donne. Gardez-vous bien de payer toute la taille d’une paroisse, ni même des plus pauvres généralement ; mais tenez toujours la taille au même taux, en payant le surplus en cadeaux, s’il y a augmentation, afin que la communauté prenne confiance et écarte toute idée d’une augmentation successive et injuste. Établissez la taille tarifée, réglez-la vous-même, ôtez au collecteur le pouvoir de faire le rôle ; quand il y a des contraintes, sachez par la faute de qui est le retard. Si c’est par faute, laissez-lui payer les frais ; si c’est par malheur, soulagez-les. Ainsi que le receveur des tailles soit bien payé, et les contraintes n’accableront plus la communauté.

Soulagez la paroisse des dépenses extraordinaires, comme de réfection d’églises et de presbytères ; donnez-leur parfois des ouvrages publics qui les fassent intéresser à leur village, comme un bout de chaussée, une place ornée, une maison commune, une fontaine, un plant d’arbres, etc. Ne faites jamais de charités aux pauvres qui n’aient pour but le travail et le gain pour eux, en ce qu’ils savent et peuvent faire.

Charité éclairée.

Opinion de liberté.

Confiance en la justice divine, en toute exemption d’oppression, d’injustice et de ruine, réparer les malheurs fortuits, jouer le grand rôle de la Providence qui répare les malheurs, qui soutient les faibles et n’enfle pas les bourses, ôtez le mal, et les grands biens viendront tout seuls.

26 juin 1751. — On commence à travailler à force à l’hôtel pour l’École royale militaire, on tire des pierres, on les taille, l’on fait des fondations ; cela durera longtemps et coûtera beaucoup d’argent.

« Non tali auxilio nec defensoribus istis 

Tempus eget. » 

On a osé dire au roi que la postérité ne verrait rien de grand de lui en fait de bâtiments, quoiqu’il y eût beaucoup dépensé d’argent. On croit lui avoir persuadé en cela ce qui pouvait venger et illustrer sa mémoire ; on y ajoute le projet d’une belle place publique, l’hôtel de ville, les ponts d’Orléans et de Tours. Mais où trouvera-t-on tout l’argent nécessaire dans le temps qu’il manque au courant ? Que prévoit-on qui puisse le rendre plus commun pour les dépenses publiques ? C’est imprudence, c’est folie, c’est tout manquement dans le plan. J’ai dit ailleurs combien cette école de jeune noblesse donnerait peu d’appui à la nation. Cinq cents cornettes de cavalerie ou sous-lieutenants d’infanterie y eussent été beaucoup plus utiles.

29 juin 1751. — Je viens de voir les dernières remontrances du parlement et la réponse du roi. Ce sont des remontrances d’États généraux plutôt que de parlement, des reproches au roi de ce qu’il dépense trop dans la cour, de ce qu’il ne paye pas les dettes, quoiqu’il ait presque les mêmes impôts que pendant la guerre, quoiqu’il ait promis, en demandant le vingtième, de payer ses dettes et de diminuer les dépenses de cour.

Le chancelier a répondu au nom du roi par une longue réponse qu’il a lue, et qu’on sait bien qui avait été préparée même avant que de savoir quelle serait la demande. Cette réponse n’est qu’un tissu d’indécences, de longueurs indignes de la majesté royale, de réprimandes au parlement sur ce qu’il se mêle, dit-on, de ce dont il n’a que faire, sur ce qu’il raisonne mal, sur son ignorance des faits de finance, et cependant de ces détails d’excuses où jamais ne devrait entrer un maître avec ses sujets.

Le parlement a arrêté, sur cela, qu’il en serait fait registre, et cependant qu’on ferait en toute occasion les mêmes remontrances au roi sur le même sujet.

Tout le monde dit ici en France que le roi devrait retrancher sa dépense ; le parlement vient de le lui déclarer assez hautement. On fait même à M. de Machault l’honneur de dire que c’est lui qui le suggère au parlement, et qui au moins est bien aise que cela soit dit pour faire rentrer le roi en lui-même.

Mais a-t-on réfléchi et conçu combien la moindre réforme est difficile en France, sur le pied où sont les choses ? Chacun se tient l’un à l’autre ; il faudrait qu’un ministre offensât ce qu’il y a de plus grand à la cour pour toucher aux écuries, aux bâtiments, à la bouche, aux extraordinaires de la maison, aux dépenses des voyages, aux pensions, aux gouvernements donnés à des gens qui ne mérite rien et qui sont riches, et à toutes ces dépenses qui consomment les finances ; on choquerait, on offenserait grièvement par là la maîtresse, le grand maître de la Maison du roi, le premier maître d’hôtel, le grand écuyer, le premier écuyer, les dames du palais, etc.

La cour, les grands, les valets, tout cela se tient l’un à l’autre. Ainsi toutes ressources ne sont que des gouttes d’eau dans la mer. C’est ce qui vient d’arriver aux nouveaux emprunts : à peine y a-t-il en 11 millions de portés pour rentes viagères, qu’elles ont été mises à payer la Maison du roi, à qui l’on doit encore beaucoup par de là.

La réponse du roi aux dernières remontrances contient des indécences géminées ; entre autres, le roi grondant le parlement, a cru devoir dire : « Vous dites que mes emprunts détruisent mon crédit, mais ce sont vos remontrances qui le détruisent. »

30 août 1751. — Le pain augmente : il était à trois sols la livre au dernier marché à Paris, vu la mauvaise récolte.

On a déjà mis à la porte une grande quantité de pauvres hors des hôpitaux, faute de pouvoir les nourrir ; personne n’y donne plus : le roi se met en grande colère contre le dit parlement.

L’on bâtit à Versailles, proche de l’hôtel ou écuries de la marquise de Pompadour, un vaste théâtre d’opéra, où il pourra, dit-on, tenir jusqu’à 4 000 personnes.

On vient de vernir tous les appartements de Bellevue.

M. de Machault projette de dépenser quatre millions à sa maison de campagne d’Arnouville, proche Gonesse. Il y a déjà beaucoup dépensé depuis deux ans : il débâtit et rebâtit son village, formant devant sa maison une place publique aussi grande que la place de Vendôme : les principaux financiers de ses meilleurs amis comme Bouret, Gagny et autres y bâtissent chacun un pavillon. — Quelle folie ! Quelle insulte au peuple que tout cela !

3 septembre 1751. — Un politique disait hier qu’il fallait définir ainsi notre gouvernement actuel : une anarchie dépensière ; et, par ces deux principes opposés, l’autorité chemine à sa propre destruction ; car il faut de l’autorité pour gouverner et pour tirer de grosses sommes de la nation.

Cette prodigalité est d’institution, d’habitude et de mollesse. Louis XV a trouvé l’institut et l’étiquette de dépense établis par Louis XIV ; il aurait cru déroger d’en rien diminuer ; les intéressés à la dépense le lui ont persuadé ainsi, et qui est-ce qui a osé lui parler au contraire ? À cela soit ajouté l’apathie, l’indolence qui laisse tout aller, puis une maîtresse courtisane, véritable fille entretenue, de celles qui exaltent la gloire d’un homme qui dépense auprès des femmes ; car le roi n’est ni un prodigue, ni un magnifique, ni privé de sagesse, mais il est facile, léger et mol.

Il nous souffle d’Angleterre un vent philosophique de gouvernement libre et anti-monarchique ; cela passe dans les esprits et l’on sait comment l’opinion gouverne le monde. Il se peut faire que ce gouvernement soit déjà arrangé dans les têtes pour l’exécuter à la première occasion ; et peut-être la révolution se passerait-elle avec moins de contestation qu’on ne pense. Il n’y faudrait ni prince, ni seigneur, ni l’enthousiasme de la religion : cela se ferait par acclamation, comme les bons papes s’élisent quelquefois. Tous les ordres sont mécontents à la fois. Le militaire, congédié le moment d’après la guerre, est traité avec dureté et injustice, le clergé vilipendé et bafoué comme on sait, les parlements, les autres corps, les provinces, les pays d’États, le bas peuple accablé et rongé de misère, les financiers triomphant de tout et faisant revivre le règne des Juifs. Toutes ces matières sont combustibles, une émeute peut faire passer à la révolte, et la révolte à une totale révolution où l’on élirait de véritables tribuns du peuple, des comices, des communes, et où le roi et les ministres seraient privés de leur excessif pouvoir de nuire. La meilleure raison qu’on dise à cela est que le gouvernement monarchique absolu est excellent sous un bon roi ; mais qui nous garantira que nous aurons toujours des Henri IV ? L’expérience et la nature nous prouvent au contraire que nous aurons dix méchants rois contre un bon.

Déjà le clergé fait bouquer le gouvernement et l’oblige de reculer, après avoir assigné terme de février dernier pour déployer contre lui toute l’autorité royale s’il ne cédait pas.

Déjà le parlement de Paris avance à grands pas (comme ce qui donne lieu à cet article le prouve) pour faire reculer l’autorité, qui a menacé avec hauteur à la face de l’Europe, puis qui se radoucit, voyant ce qui lui en peut arriver de mal. Le parlement enhardi passera à d’autres entreprises ; ce corps est avantageux, en se tenant en règle comme il fait. Il est certain que le roi n’a qu’à vivre aujourd’hui de ses revenus, et payer les dettes avec les fonds qui y sont destinés ; car, s’il faut de nouveaux revenus pour l’année prochaine, le parlement y mettra un obstacle invincible, fier vainqueur comme il est.

Or, de la façon dont les choses vont, nulle réforme ne se faisant dans les dépenses de la cour, les abus augmentant et l’économie fuyant, il est à croire que le roi se trouvera obligé de ramper inutilement devant son parlement, bien plus que les rois ne font en Angleterre. Considérons que le parlement de Paris est composé de magistrats plus difficiles à corrompre que les membres de celui d’Angleterre ; on ne les effraye que par l’autorité et les menaces, mais ici ils les ont surmontées, et les voilà assurés de leurs avantages.

3 octobre 1751. — La consternation de Paris augmente ; la conduite de cette capitale a été fort singulière, pour ne prendre aucune part à la joie que devait causer la naissance de M. le duc de Bourgogne. Nulle allégresse ; les illuminations tristes et sans distinction ; les étrangers ont remarqué cela. Chez M. le comte de Loss, ambassadeur de Pologne, il y avait des fontaines de vin, et peu de gens du peuple pour en profiter. Chez le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, l’on jetait de l’argent au peuple, et il n’y avait pas dix personnes pour en ramasser. Le pain est encore enchéri à Paris, la cherté et la misère augmentent ; dans les provinces on ne peut exprimer jusqu’où est poussée cette misère, le manque d’argent et de blé qu’il y a. Les impôts tourmentent la tête des peuples, ils maudissent le gouvernement.

Des receveurs généraux des finances ont eu l’indiscrétion d’expliquer ce que c’était que les 4 millions sur les tailles que la dernière Gazette de France dit que le Roi remet à ses peuples : c’est, disent-ils, un excédent de taxe que le Roi fait imposer chaque année pour les non-valeurs, et que l’on n’imposera pas cette année.

6 octobre 1751. — La Touraine et l’Anjou ont eu les plus mauvaises récoltes, principalement en froment. Les fermiers quittent leurs maîtres de toutes parts. Avec cela, la plupart des greniers sont vides par la facilité qu’on a eue de laisser sortir les blés à l’étranger ; le prix du blé et du pain augmente, et il y a tout à craindre d’une famine pour cet hiver. On n’a diminué les tailles que de peu de chose, à proportion des besoins du bas peuple.

8 octobre 1751. — On n’a jamais parlé avec tant de hauteur contre le Roi et le ministère. Les mendiants augmentent à Paris ; le pain est à 4 sols dans les cabarets ; on craint disette pour cet hiver ; la moitié du royaume manque de blé, il en est beaucoup sorti. Le roi en fait venir des pays étrangers pour la somme de six millions, pour les provinces méridionales du royaume qui en manquent.

13 octobre 1751. — Des gens de finance m’ont dit ce qui suit sur le délabrement des finances et les menaces de ruine et de banqueroute générale : les fermiers généraux ne se soutiennent que par la consommation du tabac qui augmente, et l’on a remarqué que, dans les temps de disette, cette consommation augmentait, les pauvres gens croyant se nourrir en fumant. Au reste il n’y a plus d’accord dans la compagnie des fermiers généraux, qui n’est composée que de gens malhabiles, dissipés, et qui ne s’entendent point les uns avec les autres.

La dissipation des finances à la Cour augmente chaque jour. La Maison de Mesdames dépense prodigieusement : madame de Tallard jette à la tête les présents, on lui donne tout ce qu’elle demande, et elle s’enrichit de tout. Il en est de même de toutes les autres parties, car la favorite est premier ministre, et personne n’ose y reprendre le moindre article. M. de Machault souscrit à tout, et le petit Saint-Florentin, qui a le département de la Maison du Roi, n’ose pas souffler un mot de remontrance. Cependant les revenus diminuent à vue d’œil ; le clergé ne paye rien, les États de Bretagne et de Languedoc ne rendent presque rien dans leur nouvelle forme, les financiers resserrent leurs bourses, amassent beaucoup, et l’on va voir les provinces payer peu, pour la disette où l’on tombe. Ce sera bien pire cet hiver, où les mauvaises récoltes de cette année vont se faire sentir bien davantage. Si le Roi ne prend pas incessamment un premier ministre, il tombera dans un délabrement sans exemple, car l’autorité royale a voulu se mêler en France de ce qui appartenait directement à la commune, et, cette autorité menée en chef par un prince qui ne travaille ni ne s’inquiète de rien, chacun tire à soi et tout dépérit.

14 octobre 1751. — Le Roi ayant fait donner six millions pour acheter des blés étrangers, il en est déjà arrivé une grande partie, achetée en Angleterre, qui s’est trouvée si pourrie qu’il a fallu jeter les blés dans nos rivières ; et le ministre fascine tellement les yeux du Roi qu’on ne punira point de si terribles infidélités.

L’on se plaint chaque jour davantage de l’administration du chef de la finance : il traite les financiers avec mépris et rudesse, d’où il arrive qu’ils ne veulent ni ne peuvent plus rien avancer par leur crédit.

L’Hôtel de ville de Paris va emprunter une grosse somme pour fournir à ses dettes, et à ses dépenses. On n’ose pas imposer de nouveaux droits comme octrois.

1er novembre 1751. — Le pain augmente à Paris : il vient d’augmenter de deux liards et vaut à présent 4 sous ; il augmente encore davantage dans les marchés de campagne, quoiqu’on l’ait taxé. Tous ceux qui achètent du froment aux marchés, n’ont en vue que de le garder, ces monopoleurs espérant toujours que le blé haussera et qu’ils y feront fortune. Il est impossible de démêler sur cela les craintifs sincères des usuriers de mauvaise foi. Cependant le temps beau et froid qu’il fait depuis huit jours a donné lieu à achever les semailles avec succès.

12 novembre 1751. — On ne paie quasi plus au trésor royal ; les gages de la maison du roi sont retardés jusqu’ici de plusieurs mois plus que l’année passée.

Les blés promis et annoncés comme arrivés ne le sont pas encore, et le prix du pain augmente chaque marché par l’avidité des monopoleurs qui achètent tant qu’ils ont de l’argent pour garder le blé, espérant qu’il va augmenter encore beaucoup cet hiver.

16 novembre 1751. — On ne tient que de mauvais discours dans Paris sur la famille royale, on en veut principalement à la marquise : l’on s’en prend à elle de la misère publique, et, comme le garde des sceaux passe pour sa créature et pour son valet, on ne parle que de le déchirer ; et véritablement il a à craindre quand il passe dans les rues de Paris. On s’en prend à lui des impôts, des mauvais paiements du trésor royal, de la misère, des bâtiments et des dons faits à la maîtresse et à sa famille. De tout cela, il résulte une mauvaise volonté dans le peuple dont on ne peut retracer ici les traits. Cette mauvaise et inouïe volonté est soufflée par la prêtraille ; la tentative contre les biens du clergé, les changements faits à l’hôpital qu’on ne veut plus remplir que de molinistes glissent dans le peuple, et dans le plus bas peuple, tout le fanatisme que peuvent inspirer les passions les plus outrées de ces prêtres ; à quoi s’ajoute la misère générale.

21 novembre 1751. — De profonds politiques pensent encore que la ligue générale contre nous peut avoir dessein de profiter des mauvaises dispositions de nos peuples très fatigués du gouvernement arbitraire qui les réduit à la misère, et, causant une révolution en France, y introduire le gouvernement par états généraux et provinciaux, ce qui rengraisserait le royaume certainement, mais donnerait plus de paix à nos voisins ; car le gouvernement despotique de France, tout semblable à celui de Turquie quant à l’absolu pouvoir, a rendu les derniers règnes très entreprenants pour les guerres qui ont incommodé nos voisins et nous ont ruinés ici.

Il est beaucoup question aujourd’hui, dans l’esprit des peuples, de cette prochaine révolution dans le gouvernement ; on ne parle que de cela, et, jusqu’aux bourgeois, tout en est imbu. On m’a conté que dernièrement un moine, s’asseyant sur un banc au Luxembourg, avait entendu des discoureurs qui disaient : « Oui, il est à propos que le ministre pousse le clergé. » Sur cela, le religieux avait défendu doucement les droits de son ordre. Mais les discoureurs, après l’avoir laissé parler, lui avaient dit : « Mon père, nous savons vos raisons ; nous n’en parlions pas dans ce sens-là, mais en ce sens que les violences du gouvernement contre le clergé hâteraient la révolution. »

26 novembre 1751. — J’apprends que, le jour où Monsieur et Madame la Dauphine allèrent à Notre-Dame à Paris, passant au pont de la Tournelle, il y avait plus de deux mille femmes assemblées dans ce quartier-là qui leur crièrent : « Donnez-nous du pain, nous mourons de faim ! » Madame la Dauphine tremblait comme la feuille ; M. le Dauphin appela Chazeron, qui était à cheval et qui commandait les gardes ; il lui donna sa bourse pour en distribuer ce qu’il jugerait à propos, n’osant pas jeter de l’argent dans Paris sans la permission du roi ; mais, quand Chazeron eut donné quelques louis, ces femmes crièrent : « Monseigneur, nous ne voulons pas de votre argent, c’est du pain qu’il nous faut, nous vous aimons bien ; qu’on renvoie cette putain qui gouverne le royaume, et qui le fait périr ; si nous la tenions, il n’en resterait bientôt rien pour en faire des reliques. » Je sais ceci d’un homme qui était dans les carrosses de M. le Dauphin.

Il y a quelques jours qu’un homme et une femme se sont jetés dans la rivière avec une pierre au cou, manquant de pain pour eux et pour leur famille.

27 novembre 1751. — L’on prend de grandes mesures pour la sûreté de Paris, et pour éviter des accès de révoltes populaires. M. Berryer et M. de Rocquemont, commandant du guet, ont travaillé beaucoup avec le ministre sur cela, et, en conséquence, ces deux nuits-ci, il y a eu grand mouvement dans Paris, gardes doublées, patrouilles, etc. L’on craint surtout le marché au pain d’aujourd’hui, et l’on a pris sans doute de grandes mesures pour que le pain n’enchérît pas. L’on tient les plus mauvais discours contre le gouvernement, et Messieurs du parlement s’y distinguent. Les parents de Mme de Pompadour se cachent chez eux : cette dame est d’une extrême affliction, et parle de se retirer dans ses terres, ne pouvant plus supporter la haine publique. Les financiers retirent leurs fonds, les fonds publics et actions perdent beaucoup sur la place. Cependant on a demandé du soir au matin une avance de deux millions cinq cent mille livres aux receveurs généraux, et chaque compagnie craint même aventure, dans un temps où l’argent va devenir d’une rareté extrême.

Il est incompréhensible comme le roi a trouvé bon que M. de Machault se retirât des finances dans un temps aussi critique que celui-ci, où sa retraite est un abandon lâche et honteux de la chose publique.

27 novembre 1751. — Tout va bien en Angleterre pour les finances, tandis que tout va si mal ici. On va diminuer la taxe sur les terres de 2 à 3 schellings, les intérêts de 1% ; l’on va liquider une partie des dettes nationales et plusieurs autres arrangements, tandis que notre malheureux État s’obère chaque jour aux grands applaudissements de nos voisins, qui nous verront bouleverser avec plaisir, nous qui avons cherché de si mauvaise foi et avec tant d’imprudence à bouleverser les autres.

28 novembre 1751. — Hier matin parut un arrêt du conseil qui suspend plusieurs impôts sur la consommation, droits rétablis, 4 sous pour livre, etc., ce qui va rendre la vie à meilleur marché à Paris. Le préambule dit que c’est attendu la cherté du pain et jusqu’à ce que son prix amende.

Cela a fait dire d’abord que le gouvernement a eu peur du peuple, qui pourrait se soulever voyant le parlement révolté et lui en donnant l’exemple ; que cette démarche semble faite avec bassesse et crainte et mal à propos ; qu’on n’aurait pas répandu ce bienfait sans les discours tenus contre le gouvernement, sans les cris du peuple assemblé quand M. le Dauphin entra dans Paris, etc.

L’hôtel de ville et le parlement de Bordeaux ont représenté contre les mariages parmi les pauvres, qu’on leur ordonnait de faire à l’occasion de la naissance du duc de Bourgogne, qu’il valait bien mieux donner aux pauvres dans ce temps où le blé était si cher, au lieu de marier comme forcément à l’appât d’une somme si légère, et de donner lieu à la naissance de plus de misérables. La cour a répliqué que c’était l’intention et l’ordre du roi ; et le parlement a fait d’itératives remontrances. Autant en a fait la ville de Tours. Ils ont raison : qui est-ce qui sait mieux les besoins du peuple que ceux qui le voient et le conduisent immédiatement ? tandis que le ministre ne voit les choses qu’indirectement et au rapport des seuls financiers qui sont devenus aujourd’hui magistrats ou sénateurs ; ils ne donnent que de fausses idées.

L’abbé de la Ville, premier commis des affaires étrangères, quitte sa place et se retire pour jouir de repos : on ne voit aujourd’hui que de ces sortes d’abandon ; chacun trouve que le ministère n’a que de mauvaises mesures à prendre et de mauvaises besognes à accomplir. Cependant M. de Machault a été prié de garder encore pendant quelque temps les finances, et il y a consenti.

Dans ces circonstances, personne n’ose dire la vérité au roi ; ainsi, d’illusion en illusion, tout va tomber en décadence.

9 décembre 1751. — La suppression de huit charges de maître des requêtes, est, dit-on, très certaine ; le roi les fixe à cent mille livres, et qui voudra vendre la sienne à ce prix-là trouvera cette somme au trésor royal. Défense de même de les vendre plus cher, et, pour les rendre davantage dignes de ce prix-là, l’on en supprime le nombre de huit. Par là, dit-on, ce sera une grâce que l’agrément de ces charges, on en fermera l’entrée à quantité de poilous, et l’on ne les donnera pas au rabais, comme l’on fait aujourd’hui. Leur vil prix désigne la vilité des emplois qu’elles procurent, et cependant le collège des maîtres des requêtes, c’est la vraie pépinière des administrateurs. Dans le temps où nous sommes, voilà des objets peu dignes des soins et des efforts de l’État : Je cite toujours mon vers de Virgile :

Non talibus armis 

Tempus eget. 

Que d’autres dépenses il y avait à pourvoir, comme de donner du pain aux misérables !

On ne parle que de la grande dépense que causera le feu d’artifice que l’on va donner à Versailles. Il y aura une bombe qui coûtera deux mille écus, une seule fusée sera de huit cents livres. Ces charpentes que l’on finit sont des forêts de bois ; cette fête coûtera plus de deux millions. Le duc de Gesvres doit y gagner plus de cinquante mille écus, par les débris qui lui appartiennent par droit de sa charge, étant premier gentilhomme de la chambre en année d’exercice, et le roi a déclaré que, quand même ladite fête ne pourrait se donner que dans le mois de janvier prochain, il serait toujours d’exercice ce jour-là, par bonté et égards pour des besoins qui ne consistent que dans des dépenses très frivoles. La cour est le tombeau de la nation.

14 décembre 1751. — On ne paye rien dans la Maison du Roi. Au 1er janvier il y aura deux années de dues, 1750 et 1751. L’on parle de payer ces officiers en papier.

17 décembre 1751. — Depuis quelques jours, l’on a trouvé semés dans le Palais-Royal, aux portes-cochères de Paris, sur les escaliers, etc., quantité de cartes, où il y a : « Rasez le roi, pendez Pompadour, rouez Machault. » Ce sont là les marques d’un soulèvement médité, et de ressorts qui y poussent. Cependant le pain est toujours cher et enchérit, et il faut qu’il enchérisse encore. Il est tout à craindre de nouvelles révoltes, fureur du peuple et pillages de maisons, même déchirement de certains ministres, s’ils ne se sauvent pas, comme fit M. Berryer il y a deux ans.

22 décembre 1751. — De ma campagne à dix lieues de Paris, je retrouve le spectacle de la misère et les plaintes continuelles bien redoublées. Que n’est-ce donc pas dans nos misérables provinces du dedans du royaume ! Ici l’argent de Paris pénètre par les propriétaires des terres et des maisons de campagne, et, dans les provinces, l’on tire toujours le peu d’argent qu’il y a, sans en renvoyer aucun. Dans les bourgs où je me suis arrêté sur la route et dans le village voisin de ma maison, on crie avec raison sur la cherté du pain qui est excessive ; les pauvres gens n’en peuvent manger pour leur nourriture. Mon curé m’a dit que huit familles qui vivaient de leur travail avant mon départ mendiaient aujourd’hui leur pain. On ne trouve point à travailler, les gens riches se retranchant à proportion comme les pauvres. Avec cela, ô comble d’horreur ! on lève la taille avec une vigueur plus que militaire : les collecteurs avec les huissiers des receveurs des tailles, suivis de serruriers, ouvrent les portes, enlèvent les meubles et vendent tout pour le quart de ce qu’il vaut, et les frais surpassent la taille. Cependant l’on parle d’arrivée de blés étrangers, qu’on appelle blés d’ordonnance ; mais, si on les reconnaît pour blés du Roi, les monopoleurs les laisseront passer, pour bientôt vendre les leurs avec plus de profit, et ces blés d’ordonnance, achetés bien cher à l’étranger, ruineront le fisc et ne feront point l’effet de leur destination.

1er janvier 1752. — La misère augmente dans les provinces par la disette du blé, sans qu’on y remédie aucunement. L’archevêque de Tours m’écrit que la ville de Tours est inondée de pauvres, que le plat pays est dans une extrême disette de toutes choses et que la cour ne songe aucunement à les secourir. La diminution accordée sur les tailles est de peu de chose en comparaison du mal.

3 janvier 1752. — Le feu d’artifice de Versailles a très mal réussi, tout a manqué, les artificiers sont en prison ; cela a cependant coûté des sommes immenses. Paris est mécontent de n’avoir eu aucune part à ces plaisirs.

Le Roi va à Choisy pour huit jours.

Les conférences continuent à Paris entre nos commissaires et ceux d’Angleterre, touchant les limites de nos colonies ; mais elles s’embrouillent, dit-on, de plus en plus, à cause de la hauteur et de l’aigreur des prétentions.

Notre port de Honfleur est rétabli, et il y peut entrer présentement en sûreté tout vaisseau tirant jusqu’à seize pieds d’eau : voilà ce que le souverain peut faire pour le commerce, et non le gêner comme on fait.

10 janvier 1752. — Pour remédier à la famine des provinces du dedans du royaume, le Roi a obligé les capitales comme Angers, Tours, etc., à emprunter chacune cent mille livres, et leur en prête quarante à cinquante mille sans intérêt pour acheter des blés.

12 janvier 1752. — Les embarras des finances redoublent, et l’indifférence des chefs semble augmenter avec eux. Je tiens d’un homme en place ce qui suit : l’argent manque à tout, surtout à la guerre ; à peine le prêt du soldat peut-il être payé, sinon par grande industrie ; mais la subsistance de l’officier, les magasins, la fortification, toutes autres dépenses s’arrièrent chaque jour davantage, toute ressource est fermée ; M. de Machault n’ose proposer de loterie, le peuple se fâche et a trop d’impôts, le parlement n’enregistrant aucun nouvel emprunt ; le clergé ni les États ne payent rien, et, sur tout cela, grande indifférence. La banqueroute avance à grands pas. On avait voulu défendre à la Compagnie des Indes l’emprunt de vingt millions dont j’ai parlé, cet emprunt devant faire tort à ceux que le Roi méditait, mais depuis on le lui a permis.

14 janvier 1752. — L’on fait un gros emprunt forcé, et secrètement, aux fermiers généraux. Le Roi fait porter au trésor royal tous les arrérages retardés et séquestrés pour cause de saisie entre les mains des payeurs de rentes de la ville. Cela effraye, parce que ces malheureux rentiers saisis prévoient bien que, quand les mainlevées viendront, ce sera le difficile de tirer ces sommes du trésor royal.

L’on voit que le ministère de la finance fait flèche de tout bois, ne sachant où prendre de l’argent pour pousser l’illusion quelques jours de plus. M. Boullogne déclare à tous ses amis qu’il ne sait où donner de la tête pour les paiements les plus pressés. Mme de Pompadour prétend ménager les finances du Roi en lui faisant passer le moins de temps qu’elle peut à Versailles, et retournant peu de jours après aux campagnes qu’il quitte, pour en consommer les provisions. Cependant elle fait des affaires de tous côtés. L’on vient de lui donner le nouveau privilège pour la verrerie de Sèvres, ce qui lui vaut 30 000 l. de rentes, et ceux qui prennent d’elle ce bail y gagnent plus de 60 000 livres.

Jamais on n’a plus fait d’affaires qu’aujourd’hui : plus le temps est misérable dans le public, plus l’intérêt particulier se replie à gagner avec effronterie. Du moment où ce vilain M. de Machault a remplacé M. Orry, il a fait faire à ses amies et à toute la cour toutes les affaires qu’avait refusées son prédécesseur.

26 janvier 1752. — On a eu nouvelle qu’à Arles, en Provence, il y a eu une terrible révolte de paysans qui sont venus armés demander du pain à l’hôtel de ville. Ils étaient au nombre de deux mille, et, comme les magistrats effrayés n’ont fait que leur promettre des secours qu’ils n’ont point donnés, pendant quelques jours, ces paysans, plus armés et en plus grand nombre encore, sont revenus et ont menacé de rompre le pont sur le Rhône qui sépare la Provence du Languedoc. Effectivement, ils commençaient à le démolir, lorsqu’on a fait marcher un détachement de troupes qui les a repoussés. Voilà donc où nous en sommes malheureusement pour la famine, que les pauvres demandent forcément du pain aux riches, et que ceux qui gouvernent sont contraints de faire marcher des troupes, pour attaquer et punir les pauvres révoltés de leur misère !

Tous les soins contre la famine se donnent aujourd’hui à Paris où les révoltes seraient bien autrement sensibles au trône et au ministère. On y met de l’argent pour avoir des blés d’Angleterre, et l’on soutient le pain à trois sous un liard pour les pauvres. Que n’auraient-ils pas à dire de voir la magnificence, la profusion des financiers ! Car aujourd’hui que les fils ont la survivance des pères pour les places de finance, la jeunesse indiscrète jette l’argent avec une effronterie scandaleuse, et ces jeunes financiers se ruinent autant et plus que de jeunes seigneurs. Les deux frères Villemur bâtissent des guinguettes de cinq à six cent mille livres. L’un a quarante chevaux de selle pour monter quelquefois à cheval au bois de Boulogne, l’autre vient de prendre pour maîtresse la Dlle Clairon de la Comédie, et a débuté par des dons de la valeur de 20 000 écus.

On me mande de Touraine que la famine y augmente chaque jour sensiblement, que M. Savalette, l’intendant de cette province, paraît s’y endurcir, qu’il n’est occupé que de ses vaines manufactures de Tours, entreprise ridicule et impossible : car une pauvre province entreprendra bien de petites fabriques proportionnées à ses forces, mais comment veut-on qu’elle fabrique des velours et des damas plus beaux qu’à Gênes et qu’à Lyon, dans la faiblesse d’argent et d’habitants où elle est ? Des seigneurs de Touraine m’ont dit que, voulant occuper les habitants par des travaux de la campagne à journées, ces habitants se trouvent si faibles et en si petit nombre qu’ils ne peuvent travailler de leurs bras.

L’archevêque de Tours montre très bon exemple, et plusieurs autres évêques et archevêques le suivent : ils vendent leur vaisselle et se retirent dans leurs séminaires pour assister leurs pauvres.

27 janvier 1752. — Il y a eu une révolte à Rennes pour le pain, et une autre dans une ville de Languedoc. La cour ne paraît pas pourvoir à ces besoins. La Guyenne est très mal, et menace de pareils soulèvements : alors les pauvres se soulèvent contre les riches et les pillent. Un homme de la compagnie des droits sur le marché de Poissy m’a dit que la consommation de ce marché en bœufs y était la moitié moindre de ce qu’elle était l’année dernière, parce que la misère est si grande à Paris que quantité de petites gens ne font plus d’ordinaire en viande, et ne mettent plus que des légumes dans leurs pots-au-feu.

La marquise de Pompadour ne saurait souffrir que l’on dise devant elle que les provinces sont malheureuses ; elle dit que ce sont les ennemis de M. de Machault qui le pensent et qui le publient, et que jamais le royaume n’a été si abondant. Si l’on sait ces discours à Paris, voilà de quoi la faire plus détester que jamais, et ce sera avec justice et raison. Quoi ! falsifier aux yeux du Roi les plus grandes vérités et les plus nécessaires à savoir ! Mme de Maintenon fut détestée du public à moins que cela, pour avoir lavé la tête à un intendant que Louis XIV interrogea sur l’état des provinces, et qui lui dit la vérité jusqu’à lui arracher des larmes, ce qui le rendit malade quelques jours.

Le trésorier des troupes m’a dit que, ses assignations étant sur les récoltes générales, il avait bien de la peine à en être payé, et que de là venait le déficit de quantité de parties de sa dépense militaire ; qu’il fallait absolument que le Roi augmentât les taxations et gratifications qu’il donnait aux receveurs généraux et receveurs des tailles pour avancer ; qu’autrement la guerre serait plus mal payée plus on avancerait, soit parce que messieurs des finances donnaient aujourd’hui des assignations anticipées sur les années à venir, soit parce que la misère des provinces ralentissait les recouvrements en comparaison de ce qu’ils étaient ordinairement, et que ce dernier article faisait le grand embarras des finances, soit pour la recette dont sont chargés les receveurs généraux, soit pour la dépense dont sont chargés ces trésoriers généraux pour l’extraordinaire des guerres. Dans tout cela il faut qu’ils avancent du leur : mettant leur crédit en avant, ils craignent de ne pas préférer les parties les plus essentielles ; tout peut manquer à la fois, et les affaires publiques entraîner les affaires particulières.

28 janvier 1752. — Révoltes à Rennes et à Bordeaux, la Guyenne manque absolument de blé. Le pain augmente de prix dans les marchés hors de la capitale, ce qui ne tardera pas à refluer sur Paris.

31 janvier 1752. — Depuis qu’on a ôté les droits de quatre sous pour livre sur les denrées comestibles et combustibles, leur prix augmente par leur rareté. Les commis prétendent qu’ils contribuaient par leurs soins à faire arriver de ces raretés à Paris, mais je pense que c’est l’inégalité des richesses qui, augmentant chaque jour par la misère, constitue la pauvreté universelle et met la famine à la place de l’abondance, car personne ne peut plus travailler chacun en droit soi ; tout ce peuple malheureux devient esclave et dans la servitude de quelques richards.

Le luxe des gens d’affaires augmente avec une folle dissipation, voilà ce que nous a procuré cette publicaine de marquise de Pompadour, en faisant des mariages et procurant des survivances à tant de jeunes financiers. Ils ont aujourd’hui des écuyers et sous-écuyers, ils prodiguent l’argent en luxe, et ruinent leur crédit, bientôt plus ruinés que nos jeunes seigneurs de la cour.

8 février 1752. — La pénurie du trésor royal augmente à chaque instant, l’on remet les paiements les plus promis, l’on sait trois à quatre receveurs généraux qui vont faillir ; ils ne trouvent plus d’argent qu’à 7%.

Le trésor royal a cette année trois dépenses considérables à faire de plus que les autres années : 1° pour achats de blés étrangers ; 2° pour le pain qu’on donne aux troupes, ce qui constitue la paie du soldat au double des autres années ; 3° pour gratification extraordinaire aux receveurs généraux et aux receveurs des tailles, dont les recouvrements sur le pauvre peuple étant une fois plus lents et plus difficiles, il y faut beaucoup plus de taxations. Au mois de mars prochain, tout deviendra, dit-on, encore beaucoup plus difficile, lorsque les campagnes vaqueront aux semailles et aux autres travaux, ce qu’on appelle en finance les mois stériles.

9 février 1752. — La maladie de Madame Henriette a augmenté tellement qu’on l’a crue en danger : saignées redoublées, émétique, appel des bons médecins de Paris, etc., voilà toute la cour en alarmes, et, le Roi ayant montré son bon cœur paternel, tout a retenti d’éloges, et l’extérieur des courtisans s’est signalé par la fausse sensibilité ; mais les dernières nouvelles sont bonnes. Cependant l’on a différé à samedi le voyage de Bellevue où il devait y avoir de grandes fêtes, des bals, danses, ballets et comédie. Mais les peuples qui meurent de faim sont bien d’autres enfants qui mériteraient des alarmes et des larmes.

10 février 1752. — L’Encyclopédie ne se débite pas, on en a arrêté les exemplaires jusqu’à ce qu’on y ait mis des cartons. Les auteurs principaux sont menacés d’exil ou de prison. L’on vient d’exiler l’abbé de Prades, auteur de la fameuse thèse, et l’abbé Yvon, parce qu’il était son ami.

L’inquisition se perfectionne en France, les jésuites, grands inquisiteurs, grossissent les matières de leur tribunal de tout ce que les autres dévots ont éventé et fait lever. Tel qui n’était accusé que de jansénisme va bien mieux être accusé d’irréligion, et les jésuites en seront les censeurs, les délateurs, les accusateurs et les juges. On en a fait grand bruit au Roi, de là arrivent bien de l’hypocrisie, bien de l’intrigue, et la religion se perdra encore davantage.

12 février 1752. — Il y a des lettres de cachet expédiées contre les abbés de Prades et Yvon dont nous avons parlé ; l’on dit qu’il y en a aussi contre le sieur Diderot, principal auteur de l’Encyclopédie. Malheur aux ennemis des jésuites ! L’inquisition française augmente d’étendue et de pouvoir ; la bigoterie courtisane va y donner bien une autre croissance, et mon chagrin est que mon frère devient très odieux au public, passant pour le méchant auteur de ces noires manœuvres. Le parlement le regarde comme tel d’après le public, et le public le juge sur les sentiments du parlement. Malheur cependant aux honnêtes gens tranquilles, sains de cœur et d’esprit, mais qui ne maîtriseront pas assez leur langue sur la philosophie et sur la liberté !

13 février 1752. — De ce matin parait un arrêt du conseil qu’on n’avait pas prévu : il supprime le Dictionnaire encyclopédique, avec des qualifications épouvantables, comme de révolte à Dieu et à l’autorité royale, de corruption des mœurs, le tout débité sous des termes obscurs et enveloppés, etc. L’on dit sur cela que les auteurs de ce dictionnaire, dont il ne paraît encore que deux volumes, doivent donc être incessamment suppliciés, qu’on ne peut s’empêcher de les rechercher et de faire informer contre eux. Il s’ensuivra la perte de quantité de gens de lettres très précieux à la France, et dont profiteront nos voisins envieux ; mais ce qui s’ensuit encore davantage, c’est l’établissement d’une véritable inquisition en France, inquisition dont les jésuites se chargent avec joie, qu’ils cherchent depuis longtemps et qu’ils exerceront avec dureté. Dans ceci, l’on remarque les jansénistes de profession, comme jouant encore un plus vilain rôle que les jésuites. L’on dit d’eux qu’ils ne veulent de tolérance que pour eux-mêmes, et que, s’ils obtenaient cette charge d’inquisition, ils l’exerceraient encore avec plus d’inhumanité que les jésuites : ils sont intolérants avec fureur, ils haïssent, ils soupçonnent, ils jugent avec témérité tout ce qu’ils s’imaginent croire moins qu’eux ; on les accuse de se comporter sur cela avec bassesse pour rattraper la faveur de la cour.

14 février 1752. — Un de mes curés me mande qu’étant le plus vieux de la province de Touraine, il a vu bien des choses et d’excessives chertés de blés, mais qu’il ne se souvient pas d’une si grande misère (même en 1709) que celle de cette année-ci ; il en attribue la raison à la ruine de toute fortune, et l’enlèvement de tout argent hors de sa province par la règle de prendre solidaires pour la taille les plus aisés d’une paroisse, divites dimisit inanes, sed non esurientes implevit bonis. Par là, la moindre petite aisance n’a pu échapper à la levée des deniers royaux. Cela va quelque temps, mais enfin, de l’épuisement, on passe au néant, et on y est. De plus, les travaux des grands chemins, les corvées d’hommes et de voitures ont encore épuisé cette misérable province.

On me mande que les crimes se joignent à la misère : à Marsilly, dans mon voisinage, le prieur et son valet ont été assassinés et brûlés dans leurs lits. Une femme qui avait quelque argent le portait sur elle, sous son bonnet ; un homme à qui elle en a fait confidence, lui a coupé la tête pour avoir l’argent. — On a entendu à Langeais des cris horribles vers la rivière de Loire, on n’y a été que le lendemain, on a vu du sang et quelqu’argent répandu. — On a volé un voyageur entre Blois et le Seure. — Il y a eu un tremblement de terre à Tours. Misère, fléaux, tristesse dans les capitales les plus florissantes.

17 février 1752. — L’on parle d’appliquer à quelque usage plus avantageux l’impôt sur les cartes qui était destiné à l’École militaire. On assure que ce beau et si vanté projet est absolument anéanti, et qu’après avoir vendu les chevaux et les voitures qui servaient au bâtiment, l’on va aussi en vendre les pierres voiturées. On en était au quatrième million de cette fausse dépense, vrai malheur pour le gouvernement et l’administration. Dans un temps où l’argent est si rare, où les peuples sont si malheureux, est-il permis de prodiguer ainsi les fonds à des objets mal proportionnés, mal conçus ?

25 février 1752. — Le Roi fait régir un nouveau droit sur les bières qui se consomment à Paris, pour en connaître la véritable valeur ; puis Sa Majesté le concédera à la ville de Paris pour bâtir son Hôtel. En attendant, on lui donne de quoi payer l’emprunt qu’elle vient de faire pour rembourser M. le prince de Conti de cette acquisition. Folie ! folie ! mollesse, progression de ruine qui s’avance de plus en plus !

29 février 1752. — J’apprends chaque jour de nouvelles extrémités à la finance ; les plus petites caisses sont épuisées, M. de Machault fait la revue fréquente de leurs bordereaux et y laisse à peine mille écus. Cependant l’on ne paye pas les parties les plus capitales ; des ordonnances pour subsistance des troupes en Écosse n’ont pu encore être payées ; on ne paye point les académies ; ces pauvres savants qui n’ont pour vivre que chaires de professeurs, pensions ou jetons d’académie, on ne parle point de les payer. Chacun se regarde à Paris et à la cour, et ne sait comment exprimer la peine qui le contraint aux retranchements les plus nécessaires. Ceci devient un grand désastre en France : rien de plus funeste à un gouvernement que de vivre au jour le jour, et d’exclure tout plan de sa conduite. Or jamais on n’a vécu plus qu’aujourd’hui dans ces extrémités.

6 mars 1752. — Un des premiers receveurs généraux des finances m’a dit hier qu’il y avait pour quatre-vingts millions de billets de receveurs généraux sur la place, et, pour le concevoir, il faut savoir que le Roi leur a fait avancer quinze à seize millions de prêt ; de plus, que les recouvrements sont retardés de deux ans et davantage, puisque les taillables payent moins bien d’année en année, et qu’aujourd’hui, où la misère et la famine sont marquées dans les provinces, le roi mange octobre 1752, ce qui est encore six mois d’avance. Que font les receveurs généraux ? Où tout cela mène-t-il ? disons-nous à chaque moment.

Voici une autre calamité : l’on vole de tous côtés dans Paris, et ces vols sont avec assassinat ; cela s’étend aussi dans les environs. L’on compte que cette bande de voleurs assommeurs est de trois mille en société ; ils portent sous leurs justaucorps des bâtons de saule évidés, longs d’environ deux pieds, le bout évidé est rempli d’une grosse pierre tranchante et liée avec fil de fer. Avec cela, ils vous approchent dans les rues et vous cassent la tête ou vous étourdissent, puis vous volent le peu que vous avez. Si le guet survient, ils s’enfuient, et l’on compte déjà une quantité de gens connus massacrés par ces voleurs ; ils ont juré principalement la destruction du faubourg Saint-Germain (je ne sais pourquoi). L’on commence aussi à envoyer des billets, surtout aux curés, pour remettre de l’argent sous certaines pierres : crimes produits par la grande misère et le désespoir !

8 mars 1752. — L’on parle d’une banqueroute pour la Compagnie des Indes ; le contrôleur général, seul maître de ses fonds, en dispose au trésor royal, force ses dépenses et cache les recettes ; on ne soutient que par machines le prix des actions sur la place ; si l’on en veut vendre quelques demi-douzaines, l’on est des mois entiers à finir le marché. Il en est de même des billets de loterie royale qui commencent à tomber, malgré ces artifices.

12 mars 1752. — La ville de Paris va emprunter six millions (l’on en doit même davantage), créant sur elle pour six cent mille livres de rentes viagères, et l’on diminuera de quelque chose le sort des rentiers de ce qu’il a été au dernier emprunt du Roi. L’on suivra les classes ordinaires pour le taux des intérêts ; mais, à cinquante ans et pour tout ce qui sera au-dessus, on ne donnera pas plus de 10%.

Cet emprunt est pour libérer la ville de Paris de quantité de dettes qu’elle a et que l’on dit provenir de négligents administrateurs, c’est pour payer l’hôtel de Conti et commencer aussi un bâtiment d’un nouvel Hôtel de ville ; mais l’on ajoute dans les dires publics que c’est aussi pour prêter au Roi : donc le ministre de la France ne sait plus comment faire, et ramasse de tous côtés l’argent qu’il peut, et, comme Sa Majesté donne un nouvel octroi à la ville, consistant en des droits sur les brasseries, ce sera par manière d’aliénation dont la ville lui donnera le prix. Il y a des gens qui disent que cet emprunt ira jusqu’à cinquante millions, ce qui fera grand scandale.

Les voleurs assommeurs continuent leurs forfaits dans Paris avec plus d’horreur que jamais : chacun tombe en défiance et se cache de bonne heure. On en a cependant pris quelques-uns ; l’on va faire patrouiller les gardes françaises et suisses.

14 mars 1752. — De tous côtés le commerce dépérit. J’ai vu des gens de Marseille qui disent qu’on n’y rencontre plus que des facteurs et commissionnaires, et que personne n’ose y faire aucune entreprise, car le manque d’argent se fait sentir en tous lieux. De la défiance si universelle vient une apoplexie complète de circulation ; l’argent s’est engorgé à Paris dans les dépôts, et surtout chez les notaires, d’où on ne le place nulle part, or l’on sait que tout le royaume est à Paris, et tout Paris est à Versailles ; ainsi toutes les facultés du royaume sont concentrées à la cour.

23 mars 1752. — L’aile de Versailles que l’on va refaire, les appartements qu’on y construira, et le nouvel escalier qui doit être des plus magnifiques, le tout coûtera environ vingt millions, mais on ne sait pas où en prendre les fonds.

24 mars 1752. — Un officier dont la troupe est en garnison à Mézières m’a dit que le peuple était si misérable dans cette ville que, dès qu’on avait servi le dîner des officiers dans les auberges, le peuple se jetait dessus et le pillait.

Cependant les grains commencent à diminuer de prix par les apparences du beau temps que nous avons aujourd’hui.

6 avril 1752. — Le Roi va faire deux voyages à Bellevue où il y aura des opéras nouveaux. Ces fêtes de dépense et de luxe attristent le public qui est misérable.

8 avril 1752. — Finances, déprédation, misère des peuples, manque d’argent pour payer l’essentiel de la Maison du Roi, superflu payé aux dépens du principal, voilà de quoi s’occupent tous les discours publics, et cette licence de se plaindre devient habitude de parler avec satire.

12 avril 1752. — On ne paye rien dans la Maison du Roi pour ce qui est du plus pressé ; il est certain que les palefreniers du Roi ne le sont pas, que leurs femmes vont la nuit demander l’aumône dans les rues de Versailles, et que l’on a envoyé ordre aux auberges de leur faire crédit.

22 avril 1752. — On a eu hier matin la nouvelle, par un courrier, que tout le bas peuple de la ville de Rouen était horriblement révolté, et qu’il s’en fallait bien que la sédition fut apaisée au départ du courrier ; que cela a commencé par une femme qui achetait quelques livres de coton et qui le trouvait trop cher à cause des nouveaux droits ; que, les commis de ce droit étant survenus, elle avait donné un soufflet à l’un d’eux, et que ces commis l’avaient frappée à leur tour, ce qui avait amassé du peuple ; puis la populace s’était attroupée jusqu’à huit mille hommes ensemble, et qu’il y avait eu beaucoup de tuerie, car ce peuple normand est fort méchant ; qu’il avait pillé trois gros magasins de blé que le Roi avait en réserve dans des couvents pour la provision de Paris. Ce sont des blés venus d’Angleterre et qui ont coûté fort cher ; ce pillage peut faire enchérir le blé à Paris aux premiers marchés.

Or, il n’y avait personne à la tête de la ville de Rouen pour y commander, quand cette bagarre est arrivée. L’intendant La Bourdonnaye, le premier président Pontcarré étaient à Paris ; ils sont partis sur le champ, ainsi que M. le duc de Luxembourg, gouverneur de la province et de la ville de Rouen. Les magistrats ont eu bien de la peine, on a donné ordre sur le champ à trois régiments qui sont dans les provinces de marcher à Rouen pour réprimer et pour punir.

24 avril 1752. — La sédition est apaisée à Rouen. Le duc de Luxembourg, y étant arrivé trop tard, n’aura plus qu’à briller dans son gouvernement par sa dépense, et à y jouir quelque temps des appointements du commandement que le Roi va lui payer inutilement. Il y a eu dix personnes de tuées dans la sédition.

Le pain vient d’augmenter à Paris, quoique les apparences de la récolte soient admirables.

25 avril 1752. — La sédition de Rouen est tout à fait finie, mais on y laisse des troupes pour continuer à veiller aux monuments. Vingt cavaliers ont repoussé dix mille mutins ; on en pendra quelques-uns.

Le fond de cette révolte est la misère et une loi fort stupide (comme on en fait souvent ici), où l’on préfère le riche au pauvre : on a défendu le débit du coton sans passer par le marché public ; de là arrive que les pauvres n’en peuvent avoir, et qu’ils doivent passer par les mains des riches. Or, à Rouen, quantité de pauvres viennent de la filerie du coton. Ils voyaient aussi des magasins de blés dans leurs murs, qui ne leur étaient pas destinés, mais pour Paris ; le désir d’avoir du pain à bon compte les a tentés, ils ont pillé.

27 avril 1752. — La révolte est finie à Rouen au dedans de la ville, mais la campagne est révoltée de toutes parts. Il y court des Normands armés au nombre d’environ seize mille hommes, qui mettent à contribution à grosses sommes d’argent les couvents et les châteaux. Ainsi l’on va être obligé d’y faire marcher des troupes, comme on a fait à Arles en Provence. La misère, le manque de pain et d’argent en sont la cause, et l’on commence à mal augurer du bien de la terre à cause du grand sec qu’il fait.

29 avril 1752. — L’on a eu ce matin à Versailles un courrier de Rouen par où l’on apprend que la révolte continue et augmente dans toute la généralité, et que cette sédition a pour objet le manque de pain. L’on a pillé plusieurs marchés, comme ceux d’Yvetot, de Caudebec, etc., et l’on craignait pour les marchés suivants.

Le parlement de Rouen a rendu deux arrêts qui méritent critique tous les deux : l’un pour pendre sur-le-champ les séditieux, sans figure de procès ; l’autre, qui déplaît beaucoup à la cour, pour faire visite de tous côtés dans les magasins du Roi, afin de savoir quels ils sont et le publier, car le peuple se révolte, dit-on, sachant qu’il y a des magasins dans la province destinés à Paris, et croyant qu’ils sont composés de grains de la province. Cependant ces magasins sont des œuvres secrètes du gouvernement, qui les manœuvre sous main pour soutenir le prix des denrées, et, mettant au jour ces dépôts secrets, les marchands en seront décrédités, et le Roi y perdra ses avances. Le premier président mande que cette délibération s’est passée contre son avis.

Le parlement de Rouen imite là celui de Paris en voulant s’ingérer dans le gouvernement politique, et cela embarrasse.

1er mai 1752. — J’ai vu des relations du soulèvement de Rouen, puis de la Normandie qui font trembler : il y avait environ quinze à seize mille révoltés dans la ville, et cela passe de beaucoup ce nombre dans la campagne.

Par les lettres du 28 avril que j’ai lues, cela continuait encore, et le pays de Caux était pillé, surtout aux jours de marché, de sorte que personne n’osait plus apporter auxdits marchés.

L’on craignait que cela ne gagnât la ville et généralité de Caen, où sont les peuples les plus mutins et les plus séditieux de France.

Par ces révoltes le mal augmenté détruit tout remède, tel qu’on en avait pu apporter jusqu’à cette heure ; car les séditieux pillent les magasins que le gouvernement avait établis pour manœuvrer secrètement le prix et la diminution du blé, et le parlement les fait connaître.

Sans les troupes envoyées à Rouen, les séditieux pillaient les caisses du Roi, puis allaient chez tous ceux qui ont de l’argent.

On a dû exécuter hier et aujourd’hui plusieurs de ceux qui ont été pris dans la mêlée, mais on a fait jeter des billets portant que, si on les suppliciait, le feu serait mis aux quatre coins et au milieu de la ville.

Mais une circonstance, la pire de toutes, que l’on m’a confiée hier, est que, parmi ces révoltés, l’on avait remarqué des étrangers qui animaient et qui discouraient, même qui répandaient de l’argent et qui payaient ce qu’ils prenaient de force. Ce ne sont point, comme on a dit, des assommeurs de Paris, ni des chasseurs et des braconniers de la campagne ; il y a toute vraisemblance que ce sont des étrangers, des Anglais, des Autrichiens, des Piémontais, de nos réformés qui excitent partout le feu de la révolte, pour embarrasser la France et l’empêcher d’agir contre les desseins des ennemis, et aujourd’hui surtout contre l’élection du roi des Romains.

Ainsi voilà notre état militaire occupé à garder nos propres provinces. C’est à quoi l’on va prendre garde de plus près dans la distribution prochaine des troupes, après la revue des inspecteurs. L’on craint que le mal ne gagne de proche en proche, et n’arrive jusqu’à Paris, dont toutes les provinces sont jalouses. Les apparences ne sont pas belles pour les biens de la terre ; la sécheresse menace tout de stérilité, et l’on dit toujours qu’il y a bien loin d’ici au mois de septembre.

3 mai 1752. — La nouvelle de Paris est que, depuis quelques jours, le trésor royal est fermé, en sorte qu’une ou deux fois par semaine on l’ouvre jusqu’à huit heures du matin seulement, et, pendant ce peu d’heures, il y a une affluence de monde et de carrosses qui fait sentir les difficultés de toucher : cela sent, dit-on, la faillite royale.

Il ne faut pas moins de soixante millions au Roi pour remettre le courant de ses finances à une situation supportable, et comment les emprunter ? Il n’y a plus de crédit.

Les révoltes augmentent par le manque de pain et d’argent ; celles de Normandie ne diminuent point. L’on y fait marcher trois régiments, et l’on n’a pas osé faire pendre les prisonniers révoltés jusqu’à ce que ces troupes fussent arrivées à Rouen, les séditieux ayant jeté des billets d’avis qu’ils mettraient le feu dans la ville, si l’on osait supplicier.

Il vient d’y avoir une nouvelle émeute au Mans, et l’on y fera aussi marcher des troupes. Ainsi les troupes du Roi ne vont être occupées qu’à garder nos provinces du dedans.

7 mai 1752. — Mme de Pompadour et quelques ministres font solliciter d’Alembert et Diderot de se redonner au travail de l’Encyclopédie en observant la résistance nécessaire à toute tentation de toucher à la religion ou à l’autorité. J’en ai conféré avec l’un d’eux, et il m’a démontré l’impossibilité, pour des savants, d’écrire sans écrire librement. On est de plus en plus avancé en France par la philosophie en métaphysique ou religion, et en législation ou gouvernement. Les Anglais et ceux qui écrivent aujourd’hui dans les États du roi de Prusse ont écrit, écrivent et impriment tout ce qu’ils veulent ; leurs découvertes en tous genres éclairent le monde, et, venant jusqu’aux Français, qui sont vifs et pénétrants, nous avançons aujourd’hui en philosophie, et peut-être allons-nous plus loin que les autres, quoiqu’avec quelque communication de moins. Il résulte de ceci que, pour nos savants philosophes du premier ordre qui veulent écrire sur ces matières, il faut indépendance et dignité, ou rien, sous peine de tomber dans les lieux communs ou les capucinades. C’est par là que l’on m’a démontré impossible aujourd’hui ce qui se pouvait ci-devant, et, de plus, il est arrivé que le gouvernement, effrayé par les dévots, est devenu plus censeur, plus inquisiteur, plus misérable sur les matières philosophiques, de sorte qu’on ne tolérerait pas seulement aujourd’hui les livres métaphysiques de l’abbé de Condillac, permis il y a quelques années. Ainsi je me suis rendu à ces raisons.

L’on vient d’ôter le privilège de ses feuilles périodiques à M. Fréron à cause de sa dernière feuille, où il avait maltraité Voltaire avec excès : critique bon, satire non.

L’on parle de deux nouvelles révoltes pour la cherté du pain : l’une en Auvergne, l’autre en Dauphiné, et, dans ces deux-ci, la noblesse s’en est mêlée et s’est malheureusement montrée à la tête des séditieux. Ils vont chicaner présentement dans toutes les provinces le prix que la police met au pain, et, comme l’on sait partout que le gouvernement donne ordre à cette police, quoique ces soins aient des vues pour le bien, on les accuse de prévarications, de tyrannie et de monopole dans les ministres, dans les intendants et dans leurs commis, tant les sujets sont aujourd’hui montés sur ce malheureux ton d’anarchie et de mépris du gouvernement !

L’on voit les parlements à la tête de la désobéissance, et le gouvernement compromis reculer de toutes parts. Que voulez-vous qu’on fasse ? Tout menace, rien ne rassure avec raison.

9 mai 1752. — Le soulèvement en Auvergne est plus fâcheux qu’on n’a dit d’abord. Les nobles de cette province, chacun à la tête de leurs paysans, ont marché chez ceux qui ont des greniers, en ont pris les blés et les ont payés ce qu’ils ont voulu. Ce n’est pas seulement aux monopoleurs qu’ils ont fait cette violence, c’est aux prévoyants, se faisant justice chacun à soi-même, et exerçant ainsi une police arbitraire et anarchique.

2 juin 1752. — L’on a présentement trois nouveaux tomes des Mémoires de l’abbé de Montgon, qui seront encore suivis de quelques autres. Dans cette lecture, l’on se dégoûte de plus en plus du gouvernement monarchique par l’exemple de celui d’Espagne. Nous allons droit à cette espèce de gouvernement, si bientôt les opinions philosophiques ne viennent à nous relever de l’ignorance. Enfants opprimés sous des précepteurs injustes et stupides, voilà les peuples d’une monarchie absolue. Par là, l’Espagne est devenue à rien, et nous allons par-delà le rien par la négligence et les actions absurdes de nos rois. Oui, l’Espagne doit nous paraître ce que les valets ivres étaient à l’éducation des jeunes Lacédémoniens : ils doivent nous montrer cet excès d’absurdité dont je parle.

En Espagne, l’ignorance contient encore les peuples et les empêche de raisonner. En France, on nous a traités longtemps ainsi, mais voici que, sous ce règne, nos opinions s’évertuent beaucoup par le voisinage de l’Angleterre : or, l’opinion gouverne le monde. Ainsi, que prononcera-t-on sur cette question dans l’avenir : Le despotisme augmentera-t-il, ou diminuera-t-il en France ? Quant à moi, je tiens pour l’avènement du second article, et même du républicanisme. J’ai vu de mes jours diminuer le respect et l’amour du peuple pour la royauté. Louis XV n’a su gouverner ni en tyran, ni en bon chef de république ; or, ici, quand on ne prend ni l’un ni l’autre rôle, malheur à l’autorité royale ! L’on demande où sont les chefs de parti : je réponds qu’ils sont dans le parlement de Paris.

4 juin 1752. — Je suis voisin de la grande route d’Orléans, que l’on embellit par inquiétude et aux dépens de l’humanité. M. Trudaine, homme dur et qui a perdu sa vertu par l’orgueil, ordonne partout les grands chemins en tyran. À Étampes, l’on vient de couper une montagne pour entrer dans la ville avec quelques toises de moins de chemin. Cela se fait à corvée, et ce qu’il y a de dépense ne se paye point.

À Arpajon, l’on creuse un chemin à grands frais pour conserver un cimetière. Le comte de Noailles, qui protège ce bourg, en étant le seigneur, a mis tout son crédit à la conservation de ce cimetière, et cause par là la démolition de quarante maisons, par où l’on va passer. On ne dédommage personne de ces destructions.

L’ouvrage avance peu, quoiqu’on n’y épargne pas les corvées. L’on mange d’avance les fonds de l’année prochaine.

7 juin 1752. — La campagne devient admirable et l’on ne peut en séparer les agréments de l’idée que l’on se fait des richesses que le pauvre va en retirer : tout promet une bonne et abondante récolte en toutes choses, ce qui influe sur le gouvernement. Qu’avec cela le ministère diminue quelque chose de ses injustices, nous verrons ici le retour de quelques prospérités, après tant de plaintes trop justes.

24 juin 1752. — M. de Pontcarré, premier président de Rouen, a quarante mille écus de rentes ; on lui donne quatre mille livres de pension, outre six mille livres qu’il en avait déjà, ce qui fait dix mille, à l’occasion du mariage de sa fille avec le fils de M. de Viarmes, son frère, intendant de Bretagne. De plus en plus la facilité de donner augmente avec la raréfaction des fonds.

9 août 1752. — L’on compte qu’il est sorti, cette année, près de cinq mille personnes de la seule province de Languedoc.

L’on vient de publier une ordonnance qui défend aux voituriers de les sortir, à peine de grosse amende ; mais quelle loi stupide !

13 août 1752. — L’on parle beaucoup dans le public d’un terrible monopole que M. de Machault exerce dans les blés pour le compte du Roi. Voulant retirer les avances qu’a faites Sa Majesté pour subvenir à la cherté du pain cet hiver, le ministère fait vendre ces blés royaux dans les marchés le prix qu’il veut ; ces blés sont à moitié gâtés, et l’on empêche les particuliers d’en porter du leur aux marchés, de sorte que le peuple est mal nourri, que cela pourra donner des maladies, et que les grains se soutiennent toujours très cher, malgré l’abondance de la récolte. Cela influe aussi sur les autres grains, comme sur l’avoine, ainsi que sur les foins.

Le sieur Bouret, fermier général peu appliqué, a cependant la manutention des fermes. On s’en étonne, et ceci est le mot d’énigme de sa faveur : il avait promis, dit-on, à M. de Machault de lui faire faire pour le Roi une affaire de quarante millions ; les voilà, si même cela ne va plus loin. Bouret a brillé déjà par ce monopole du blé : sous prétexte d’avoir secouru la Provence, il a ensuite pillé la Guyenne et a pensé être pendu à Bordeaux. Il a un coup d’œil hardi pour ce commerce du blé, et véritablement ceci est un coup des plus téméraires, s’il est vrai. Se pourrait-il que ces financiers imagineraient d’attribuer au Roi la fourniture exclusive du blé, comme on a fait du sel et du tabac ? Sous le prétexte de secourir le peuple dans la disette, le Roi fait venir des blés ; on ne prend aucunes précautions naturelles ; les fermiers généraux et la finance administrent ce prétendu secours, et l’on voit où cela conduit.

L’on dit que tous les boulangers sont à moitié dans ce secret, le reste perce : cela va à des séditions ; déjà les révoltes de Rouen du mois d’avril avaient pour cause les mêmes manœuvres découvertes par le parlement de Normandie. Enfin il n’y a plus qu’une voix à dire que le garde des sceaux, pour subvenir aux besoins de la cour, s’est fait marchand de blé.

24 août 1752. — En attendant, la marquise dispose de tout. Mon frère dit tout haut devant moi qu’il ne peut rien accorder au mérite, et que Mme de Pompadour lui arrache toutes les places à donner. Elle se croit reine et semble l’avoir rêvé une nuit. Elle disait dernièrement aux ministres étrangers : « Voilà bien des mardis où le Roi ne pourra vous voir, messieurs, car je ne crois pas que vous veniez nous chercher à Crécy. » Ce nous l’assimile à la Reine : on se moque fort de ces discours.

24 août 1752. — Le garde des sceaux a montré à Mme de Pompadour un devis pour bâtir à neuf la maison d’Arnouville, qui va à deux millions deux cent mille livres. On le commence : quelle honte, dans un temps où il y a une si grande rareté d’argent !

27 août 1752. — Le bruit augmente trop que le Roi se mêle aujourd’hui du commerce des blés, et, comme son prix augmente chaque jour, malgré l’abondante récolte, cela fait un effet très dangereux pour le gouvernement, car rien ne diminue, et l’on assure que le blé se tiendra cher encore toute cette année. L’on prétend qu’il se fait de grands enlèvements de blés ; je le croirais bien, car cette compagnie des vivres du royaume, dont m’a parlé dernièrement M. H…, songe sans doute à acheter ou arrher des blés au plus tôt, pressée par des ordres supérieurs et par son intérêt, comptant de clerc à maître ; le prix d’achat ou d’arrhe ne lui importe en rien. Ajoutez à cela ce mauvais principe dont j’ai tant ouï parler, qu’il faut que le blé soit toujours à un certain prix pour que le fermier paye son maître et le Roi. Oh ! quel faux point de vue et qu’il est dangereux ! car la plus grande abondance et le meilleur marché des vivres nécessaires est le meilleur des principes, mais, jusqu’ici, on avait laissé ce principe en théorie, et voici qu’on va le mettre en pratique. L’on voit bien que le gouvernement va se rendre maître du prix des vivres. S’il le gouverne mal, tout est perdu.

Par ceci, je commence à croire ce que j’ai cru le plus tard que j’ai pu, que M. de Machault prétend faire ressource pour le Roi par grand gain sur les grains, poussé à cela par les financiers qui l’entourent, par Bouret et par les amis de la marquise ; on lui déguise le monopole en bien public. Qu’il soit ou non de bonne foi, ces gens-là voudront gagner beaucoup ; on les laissera faire et l’on y participera. Cependant les effets de cela sont fort dangereux, car déjà l’opinion l’est beaucoup. L’on a vu les révoltes de Rouen et même celle du parlement de Paris sur cela. Le parlement de Paris peut entrer en pareille révolte à la première sédition de Paris. Que l’on se persuade qu’il serait pour le peuple, et qu’il ferait des exemples de ceux qui se seraient mêlés d’un monopole si terrible.

À la dernière foire de Beaucaire, les Anglais avaient envoyé des commissionnaires pour nous enlever toutes nos soies ; on y a mis ordre le mieux qu’on a pu, on a rétracté les marchés, et l’on ne leur a permis d’en enlever que pour vingt mille écus. Depuis la paix, l’on voit que les Anglais s’attachent à nous enlever les soies et à nous empêcher d’en avoir dans tous les pays où on en achète, et, par là, nos manufactures tombent de tous côtés. Joignez à cela la quantité d’habitants sortis du Languedoc depuis peu, et que l’on fait monter à cinq mille cinq cents personnes, ceux sortis d’Alsace et de Flandre pour le tabac, voilà de quoi faire tomber beaucoup de nos manufactures. L’on prétend que cela refluera sur l’agriculture, mais c’est un grand inconvénient d’aller au bien par le mal. Cette chute du commerce vient de pauvreté, et non de philosophie. D’ailleurs, la tyrannie de la finance a rendu les campagnes un séjour si affreux, qu’on ne saurait y vaquer à l’agriculture avec prospérité.

29 août 1752. — Beaucoup de nos protestants français se réfugient en Irlande où on les a naturalisés. Combien de malheurs a notre population, pour qu’on nous dépeuple par toutes les causes imaginables, et aujourd’hui par la religion, autant que par la politique et par la finance !

9 septembre 1752. — La mauvaise issue de notre gouvernement monarchique absolu achève de persuader en France, et par toute l’Europe, que c’est la plus mauvaise de toutes les espèces de gouvernement. Je n’entends que philosophes dire, comme persuadés, que l’anarchie même lui est préférable, puisqu’elle laisse au moins les biens à chaque habitant, et que, quelques troubles, quelques violences qui y surviennent, ils ne préjudicient qu’à quelques particuliers, et non au corps de l’État, comme celui-ci. Nous voyons ceci dans un grand jour sous le règne actuel : un prince doux, mais de nulle activité, laissant aller les choses dont les abus, commencés par l’orgueil de Louis XIV, vont nécessairement à la perte du royaume ; nulle réformation quand elle est si nécessaire ; nulle amélioration ; des choix sans lumières, des préjugés du temps sans examen ; par là, tout va à la perte nationale de plus en plus, tout tombe par morceaux, et les passions particulières font leur chemin sous terre pour nous miner et nous détruire.

Certes, il y a aujourd’hui la violence de moins, et c’est un grand point, mais les trames sourdes du vice n’en vont qu’à un détriment plus assuré de la société, de la vertu et de la force nationale. Or, le même caractère obscur, mol et prévenu, qui a dominé au mal jusqu’ici, ne fait qu’en rendre le remède plus impossible. Cependant l’opinion chemine, monte, grandit, ce qui pourrait commencer une révolution nationale.

10 septembre 1752. — La marquise et ses amis disent qu’on ne peut amuser le Roi absolument que de dessins d’architecture ; que Sa Majesté ne respire qu’avec des plans et des dessins sur sa table, ce qui ruine les finances.

13 septembre 1752. — Si j’étais premier ministre, je commencerais par dire à Sa Majesté : « Quelle enfance que celle qui vous domine, Sire, et par quelle petitesse se fait-il que les grandes choses manquent sous votre règne, et que les grands malheurs augmentent ? De petites commodités de logements, des recherches même incommodes, des ornements de mauvais goût, sans noblesse, font aujourd’hui la passion invincible qui approche l’État de sa perte. Sans plans généraux, les bâtiments obscurcissent au lieu d’illustrer, et ces plans veulent être en proportion avec le théâtre, les objets et les moyens de celui qui bâtit. Vous faites, vous défaites, votre goût s’irrite en variant ainsi, et vous ne suivez aucun de vos premiers projets : d’une maison de repos, vous en faites une de chasse, puis un palais de campagne, et enfin une capitale. Vous avez déjà ainsi quatre capitales dont vous poursuivez l’établissement. Vous êtes parti de la modération, vous vous rappelez toujours l’économie, où les affaires vous rappellent souvent ; cependant vos flatteurs et vos passions aplanissent les obstacles, et vous poussent à faire les dépenses qui devraient être interdites et prévenues. Vous ne laisserez avec cela aucuns monuments, mais des nids à rats, avec beaucoup de dettes. Ce ne sont que des châteaux de cartes qui étaient bons tout au plus à amuser votre enfance. On vous loue d’intelligence et même de supériorité dans ce méchant goût moderne, mais cette flatterie est un grand crime, car elle perd l’État, le bonheur des peuples, votre gloire et même votre humanité. Vous avez déjà tant de palais ! Ordonnez qu’ils soient bien entretenus, mais laissez-là leur accomplissement et leur perfection, où vous atteindrez moins qu’un autre par la pratique que vous suivez. N’ayez qu’une seule capitale pour le trône et pour le ministère ; il serait à souhaiter que ce fût Paris, mais vous êtes trop loin du sublime qui se passerait des commodités modernes qui manquent au Louvre et aux Tuileries. Restez donc à Versailles comme capitale, et ne regardez vos autres palais que comme des petites maisons où vous iriez quatre jours, seul avec quelques amis et le service le plus simple. Par là, vous épargneriez plus de quarante millions par an, et le reste suivrait dans le service de la cour, table, écurie, etc., ce qui irait à plus de soixante millions. »

21 septembre 1752. — Le pain est toujours à quatre s. la livre, et l’on crie au monopole royal. Il est dangereux de se mêler de ce prix, quand le succès en est aussi mauvais. J’ai vu des gens de finance soutenir qu’il devait continuer dans sa cherté, parce qu’ils sont intéressés dans la nouvelle compagnie des vivres du royaume, qui est la même que pour la fourniture générale des étapes, entreprise générale où l’on gagne déjà beaucoup, car on a sous-traité avec plusieurs provinces à un tiers de province. Cette compagnie, composée des plus favorisés de la finance, se dispose à faire bien d’autres fortunes par les blés. Que le Roi se mêle des blés, qu’il en tire même des impôts, et que le pain soit à deux sols, cela sera louable ; mais qu’il s’en mêle un peu, et qu’aux effets le pain soit cher, il y aura révolte et l’on déchirera ceux qui s’en mêlent.

3 octobre 1752. — On est très mécontent de M. de Courteilles, intendant des finances, qui a la conduite de l’abondance ou du commerce des blés, et qui, ne travaillant point ou travaillant faux, rend la disette plus grande que jamais dans une année de bonne récolte.

On ne trouve que monopoles à force de les rechercher, et les alarmes du peuple sont entretenues par une police de gêne et de contrainte. L’on dit que, dans les marchés, les subdélégués ne marchent qu’accompagnés de satellites ; l’on défend aux gens du lieu d’acheter des blés, l’on veut faire foisonner ces marchés, et il n’en vient plus. Le bruit est à Paris que le Roi gagne sur le blé. Enfin, cela ne saurait aller plus mal que cela va.

4 octobre 1752. — Ceux qui observent le Roi disent que souvent Sa Majesté se montre d’une extrême inquiétude et souci, et puis quelque dissipation lui fait absolument oublier tout ce qui l’inquiétait.

Mais les abîmes se creusent et appellent des résolutions.

10 octobre 1752. — J’apprends qu’au dernier marché le pain est encore augmenté d’un liard, de sorte que le gros pain est présentement à 3 s. 6 d., ce qui est exorbitant, vu l’abondance de cette année qui est le triple de l’année dernière ; mais les soins excessifs et déplacés qu’on s’y donne mettent l’alarme dans toutes les têtes ; chacun veut faire sa provision pour deux années, et personne ne veut apporter au marché, comme ci-devant. Il a pensé y avoir révolte à Paris ; les boulangers n’avaient point de farine, et ont été obligés d’en aller chercher à Versailles.

25 octobre 1752. — Il y a eu des fêtes continuelles et de nouveaux ballets à Fontainebleau, ce qui y a attiré tant de monde, et voilà encore de quoi faire crier beaucoup le peuple qui meurt de faim durant ces bombances de la cour.

31 octobre 1752. — On ne cesse de parler à la cour du désordre extrême des finances ; j’ai vu hier deux principaux officiers de la Maison du roi qui m’ont dit que rien n’était payé, même ce qu’il y avait de plus pressant, et que, quand on disait que c’étaient des dépenses privilégiées et favorites qui l’emportaient sur les dépenses nécessaires et du courant, il se trouve contre ce sentiment que ces dépenses mignonnes n’étaient même pas payées. Champcenetz, qui a le détail de Choisy, jette les hauts cris ; les bâtiments qu’on a tant à cœur n’ont pas de quoi poursuivre, on en a mis des ouvriers en prison, puis on a répondu pour eux aux cabarets de la part du roi ; on leur a donné, ainsi qu’aux vivriers, des contrats sur le Roi, et ces contrats escomptés sur-le-champ à un tiers de perte, marchés qui se font même dans l’antichambre du ministre ; les valets de pied et palefreniers, ce qu’on appelle la livrée du roi, n’étaient pas payés de leurs 20 fr. par jour. On y a enfin acquiescé, on leur donne quelque chose, mais les officiers ne sont pas payés, tout est arriéré, l’état-major des mousquetaires ne peut plus avancer, les tables vont être renversées à Versailles, faute de paiement aux pourvoyeurs. 

12 décembre 1752. — On a trouvé un placard à la porte de la chambre des comptes, portant qu’il y avait huit cents personnes dans Paris bien déterminées, et qui ne craignaient ni parlement, ni souverain ; que si, dans un temps précis et déterminé, le parlement ne faisait pas diminuer le prix du pain, l’on assurait les chambres du parlement qu’elles seraient brûlées et Paris incendié.

13 décembre 1752. —Voici toutes les passions du Roi et tout le ressort du gouvernement : « Laissez-moi dormir, laissez-moi en repos, que j’aie la paix, que je n’aie point de déshonneur, qu’on me laisse aller à mes campagnes, à mes petits plaisirs, à mes habitudes ; quelques bâtiments, de petites connaissances, quelque curiosité, quelques recherches que je ne crois pas bien chères. Que j’aie la paix à la cour, dans le royaume et avec mes voisins ; je serais bien aise encore d’obtenir quelque gloire qui ne me donnât pas de peine, l’ordre ancien et accoutumé, sans examen, la religion du pays. » C’est Morphée qui règne, ou une belle paresseuse qui a les chairs fermes et l’âme molle, bonnes gens fabriqués ainsi par le ciel, sans vices et sans vertus.

17 décembre 1752. — On me mande de Paris qu’il y a eu une émotion populaire dans la paroisse de Saint-Médard dont le curé et les vicaires ont été décrétés et sont fugitifs. Ils sont très haïs de leurs paroissiens, qui en ont marqué une joie violente et leur ont insulté.

On assure aussi que l’archevêque de Paris a tout à craindre de la populace, dont il est fort haï depuis le changement qu’il a fait à l’Hôpital général, et c’est tout ce qui se dit dans le peuple que l’on ne demande qu’à en être défait.

En même temps souffle dans le public un violent désir d’être délivré des abus du gouvernement, des impôts et des dépenses indiscrètes pour la cour et la cherté des vivres dont on se prend au ministère, et, en bon français, à la tyrannie. Toutes ces circonstances sont d’un grand danger.

15 janvier 1753. — L’on chasse de Vincennes tout ce qui y était ; la manufacture de porcelaine va s’établir à Sèvres, près de la verrerie de bouteilles. Notre Roi achète, fournit des fonds pour tout, comme si Sa Majesté avait beaucoup d’argent dans ses coffres. L’on met à la tête douze financiers, de quoi sont principalement les amis de la marquise et du garde des sceaux. Ces gens-là feront semblant d’avancer des fonds et n’avanceront rien. On achète le fond des porcelaines de l’ancienne compagnie, ce sera une ruine nouvelle pour le Roi ; l’on dissipera, l’on donnera beaucoup de ces curieuses bagatelles, et l’on présente à Sa Majesté l’appât du profit pour l’État qui n’existe pas ; l’on dit que cela épargnera deux millions annuels de notre argent qui va à l’étranger, et deux autres millions de l’étranger que cela nous attirera. Je n’en crois rien. 

21 janvier 1753. — L’on prétend qu’il a été question, depuis peu, au conseil d’Angleterre, d’y proposer une guerre contre la France, attendu les prétentions anglaises contre nous dans les trois parties du monde, hors l’Europe, principalement en Guinée ; mais qu’il a été répondu qu’il n’y avait qu’à laisser à notre mauvais gouvernement le soin de détruire la nation, ce qui allait grand train, puis que, quand nous serions bien bas, ils ne manqueraient pas de nous achever.

22 janvier 1753. — Un homme de la compagnie des étapiers m’a dit hier qu’il leur avait été défendu jusqu’à présent d’acheter des blés pour former des dépôts, comme j’ai dit, pour le cas de cherté du pain. Cependant, ce projet s’exécute et j’ai d’autres preuves que ces achats se conduisent par quelques fermiers généraux des plus favoris de M. de Machault. De cette entreprise sont Bouret, Haudry et un nommé Boisemont, qui est sur le point d’être fermier général. J’ai entendu cet automne ce M. Haudry disserter sur cela, disant que « le blé devait se soutenir toujours à un certain prix, que voilà le peuple accoutumé à payer le pain 3 s. la livre, que c’était là le moyen d’être payé de nos fermiers, que nous avions bien de l’obligation à ceux qui le soutenaient à ce prix-là, que, sans eux, le Roi ni nous ne serions pas payés, et que, ces bonnes gens (grands usuriers) y avançant leur argent, il était juste qu’ils en retirassent 6 à 7%. » Voilà les discours et les raisonnements philosophiques de la tyrannie, discours des gros brochets qui mangent les carpes de l’étang. Car, ne considérant ainsi que les intérêts des riches, on abandonne et on livre à la mendicité les petits, et l’égalité qui soutient le royaume. Ce publicain répondait à mon objection sur les petits que c’était nous autres riches qui faisions travailler les petits, et que, pour cela, il fallait que nous fussions bien riches. Mais je lui répliquai qu’il fallait bien mieux que les petits travaillassent pour leur compte. Sur quoi il haussa les épaules, et je vis qu’il me traitait d’inepte, à tort.

23 janvier 1753. — M. le prince de Conti manque de pain et de bois, quoiqu’il ait six cent mille livres de rentes ; il achète et fait bâtir follement de tous côtés, tandis qu’il laisse tomber ses maisons. Il s’est fait une capitainerie de onze lieues autour de l’Île Adam, où tout le monde est vexé. Ce vent de folie, de prodigalité et de manque du nécessaire souffle de tous côtés en France, du grand au petit, et nos ennemis en profiteront bientôt.

6 février 1753. — L’on vient de donner une pension de deux mille écus à M. de Fontanieu, conseiller d’État, homme pour qui il y avait toutes sortes de raisons à n’en pas donner, et aucunes à en donner. Il est fils d’un financier très riche ; il a augmenté son bien ; il est grand menteur ; il a été intendant d’armée en Italie, où il a eu réputation d’être grand pillard ; il a la charge de garde des meubles de la couronne, où il vend tout. Il s’est chargé du détail des hôpitaux militaires pour y voler et s’y intéresser dans les entreprises. Il a voulu être prévôt des marchands, on a craint qu’il n’y fourrageât trop ; il avait déjà 6 000 l. de pension comme intendant ; il a eu, depuis peu, de grosses successions. Enfin, sa femme est morte ; il prétend avoir à vendre le bien de ses enfants, ce qu’il ne fera pas, et, pour toutes ces causes, on lui donne six autres mille livres de pension, dans des circonstances où l’État est plus ruiné qu’il n’a jamais été !

La tête tourne au sieur Boulogne, qui a le département du trésor royal, soit de vanité, soit d’embarras. L’on a encore retardé les payements plus qu’ils ne l’étaient. On n’a soin que des rentes sur la ville.

M. Rouillé est obligé de retarder toutes les opérations de marine et celles des colonies. J’en ai vu un projet pour l’Île royale qui serait très utile, mais les moindres choses tiennent à l’argent.

Il paraît une nouvelle satire contre Mme de Pompadour et nos ministres : elle est sous le titre d’une lettre supposée de l’abbé de Bernis, ambassadeur à Venise. Cela doit être fait par quelqu’un de la cour bien informé de l’intérieur du sérail, car il y a, dans cette pièce, de grands et obscènes détails de ce qui se passe entre le Roi et sa maîtresse. Mon frère n’y est point maltraité, ce qui marque, dit-on, que la pièce vient de ses amis ou de ses plus grands ennemis, car ceux-ci ont pu y affecter cette retenue pour faire croire qu’il était dans la confidence de cette composition. C’est ainsi qu’on a perdu M. de Maurepas, il y a quatre ans, par une chanson ; c’est ainsi que la cour n’est plus qu’un sérail de femmes et d’eunuques, qui gouverne tout par de maudites intrigues italiennes.

Les Anglais construisent quarante vaisseaux nouveaux ; ils vont avoir une marine telle qu’on n’en a jamais vu dans le monde. Avec cela, ils ont payé pour près de deux cents millions (de notre monnaie) de dettes nationales depuis la paix ; les particuliers sont très riches, et, chaque mois, tout est payé dans leurs finances publiques.

Avec ces nombreuses flottes, les Anglais vont nous anéantir dans les trois parties du monde où nous avons des colonies.

7 février 1753. — Des personnes de Normandie disent que l’on n’y parle qu’avec fureur du gouvernement, même de la personne du Roi, à cause de la cherté des vivres et des impôts qui les tourmentent ; tout y est porté aux plus terribles dispositions pour la révolte, et l’on croit qu’ils s’entendent avec les Bretons.

Un homme qui arrive de la cour m’a dit que le garde des sceaux se trouvait dans le plus grand embarras, étant absolument au bout de ses pièces pour fournir de l’argent à ces trois objets : prêt du soldat, rentes sur la ville et voyages du Roi et autres dépenses de la cour. Ses ressources sont épuisées ; lui et M. Boulogne ne savent plus où donner de la tête, et on est à la veille de voir manquer ces objets. Grands nombres de papiers royaux sont sur la place et sont tous également hasardés. Les financiers prétendent que le crédit particulier des uns ne sera pas plus flétri par la que celui des autres, parce que le Roi répond de tous également. Le paresseux et indolent ministère des finances recule ce moment de faillite tant qu’il peut. Le défaut de plans généraux est le grand mal de notre gouvernement.

9 février 1753. — J’ai ces nouvelles du commerce des blés, par un homme bien informé, que le monopole augmente, ce qui augmentera aussi la famine dans une année d’abondance. Outre la compagnie autorisée par le ministère pour ce monopole, et qui rend, dit-on, considérablement au Roi, il y en a plusieurs autres composées des plus riches financiers qui travaillent sur le même plan en diverses provinces. L’on m’assure que ces gros richards enlèvent tout ce qu’il y a de blés le long de la Loire, et, les faisant sortir par la mer, on les rentre par la Seine et par la Garonne pour que les provinces abondantes participent à la cherté que répand également partout ce détestable monopole. Ces blés, voiturés ainsi, sont resserrés pour qu’on soit maître partout des prix.

Il y a système à cela, système illusoire et mensonger, et système d’avidité pour ces monopoleurs, accrédités. Ils disent que le pain sera désormais tenu toujours à trois sous la livre, mais jamais plus haut. Je vois bien que, dans les années abondantes, ils le tiendront ainsi, mais je prévois que, dans les années stériles, ils le hausseront, voulant bien gagner, mais non jamais perdre.

Un fermier général me soutint, l’été dernier, que c’était rendre un grand service à l’État que de soutenir le blé cher, que, par là, le Roi et nous autres seigneurs de terres étions payés de nos terres, et que ceux qui s’y donnaient tant de peine et y faisaient des avances méritaient bien de retirer 7 à 8% de leurs avances.

Voilà comme la bonne foi et la conscience avancent des systèmes pernicieux qu’ont dictés l’avidité et le sophisme, et comme l’ignorance qui est en place les adopte et les suit.

11 février 1753. — La grande nouvelle est que M. Trudaine, accompagnant M. le garde des sceaux, a travaillé une demi-heure avec le Roi : l’on croit qu’il s’agissait de quelque nouvel emprunt, le dernier expédient de vingt-deux millions cinq cent mille livres ayant tout à fait manqué.

En effet, la misère commence à assiéger le trésor royal, de façon que la Maison du Roi manque absolument. On en dit des choses incroyables. Les pourvoyeurs ont déclaré qu’ils ne pouvaient plus fournir la table de Sa Majesté et se sont cachés ; il en a fallu prendre de nouveaux sur qui l’on n’est pas moins en crainte ; les palefreniers du Roi demandent l’aumône, et tout est de même ; cependant les dépenses augmentent dans la Maison, et il n’y a plus ni ordre, ni règle. Chaque voyage aux maisons de campagne du Roi, même celui de Trianon, coûte cent mille livres ; M. le premier écuyer s’enrichit dans son district, et ainsi tous les autres ; les dames d’atour des princesses gagnent quatre-vingts sur cent. L’on dit que leur café au lait avec un petit pain à chacune de ces dames coule deux mille francs par an, et ainsi de reste ; personne n’a autorité pour morigéner cette Maison royale qui est un abîme pour la nation.

19 février 1753. — Toute la cour quête pour trouver cent mille livres, afin de faire rester à l’Opéra le chanteur Jéliotte, et ils sont presque trouvés, au moyen de quoi il se fait 10 000 liv. de rentes, et promet d’y demeurer encore deux ans. On n’en donnerait pas tant pour retirer de la misère une quantité d’honnêtes gens qui meurent de faim. On ne voit que folies et sottises à chaque démarche de la cour.

11 mars 1753. — L’on va voir paraître enfin une très ridicule censure de la Sorbonne contre le livre de l’Esprit des Lois du président de Montesquieu, croyant y trouver bien des choses contre la religion révélée. Ce sera un scandale que cette flétrissure, car c’est un livre philosophique admiré de tout le monde, et qui fait honneur à la nation et à notre siècle. Cette Sorbonne, qui n’est plus qu’une carcasse, ressemblera à Gros-Jean qui remontre à son curé, et la religion révélée en souffrira détriment, au lieu d’élévation.

Le président de Malesherbes, qui conduit aujourd’hui la direction des privilèges du Roi et de la censure des livres sous son père, le chancelier Lamoignon, s’y prend fort joliment : il laisse passer tout ce qui se présente, disant qu’il faut mieux garder notre argent dans le royaume que de le laisser aller à l’étranger ; puis, quand les ordres d’en haut surviennent pour prohiber, il les publie et revient à la tolérance, de façon qu’elle reste et règne plus dans la littérature que partout ailleurs. 

13 mars 1753. — L’un des fermiers généraux m’a dit hier que le travail des fermes générales ne pouvait se soutenir longtemps comme il est, par la mauvaise gestion de cette grande machine ; que le produit du tabac commençait à diminuer chaque semaine. Cette compagnie de quarante associés n’a pas six personnes qui travaillent, et les autres n’y entendent précisément rien et ne sont bons qu’à recevoir leurs répartitions. Ce sont des survivanciers et des favoris de la cour qui donnent gros pour avoir leurs places. Les employés sont des insolents et des fripons que l’on prend sur le fait volant la ferme ou la négligeant absolument : il y en a une quantité prodigieuse à qui l’on donne des appointements en pensions sèches pour s’en défaire. La compagnie, n’étant point maîtresse de ces emplois, ne peut ni renvoyer les mauvais employés, ni avancer les bons. Avec cela, la misère du temps diminue la consommation ; de sorte que, dit cet homme, l’on serait étonné si l’on savait combien gagne peu la compagnie ; l’on cache ces défauts pour ne point affaiblir son crédit. D’un autre côté, les sous-fermiers que la volonté du contrôleur général chasse et déplace à chaque bail, pressurent le peuple et font cent mille vexations pour tirer ce qu’ils peuvent pendant six ans ; ils ne font grâce à personne, ayant bien de la peine à vivre et à payer, ce qui ruine le royaume, mais il faut, dit-il, que tout cela tombe au premier bail, et alors le grand crédit des financiers tombera. Leurs grosses avances au Roi achèvent de les ruiner. Il y a vingt-sept millions d’avances extraordinaires, dont on ne sait comment il se fera jamais de remboursement. Plusieurs de ces richards ont demandé au ministre leur congé, mais il refuse, de peur de décréditer la ferme.

Cependant voici de nouveaux bâtiments ordonnés partout. J’ai parlé de ceux de La Muette et de Choisy. À Compiègne il y avait une aile qui avançait de quelques pieds plus que l’autre ; on la jette à bas pour la refaire, ce qui coûtera très cher.

15 mars 1753. — Un vicaire de la paroisse de Sainte-Marguerite assure qu’il a péri plus de huit cents personnes de misère dans le faubourg Saint-Antoine, depuis le 20 janvier jusqu’au 20 février, que ces pauvres gens expiraient de froid et de faim dans des greniers, que les prêtres venus trop tard arrivaient pour les voir mourir sans qu’il y eût de remède.

Ce faubourg Saint-Antoine est rempli de petits ouvriers qui travaillent sans maîtrise ; quand Paris devient misérable par l’inégalité des richesses encore augmentée, alors ces petits ouvrages, moins parfaits que ceux des grands maîtres, sont peu vendus à Paris. 

Que faire pour ces pauvres gens ? Ils ne savent où aller, car de se réfugier dans les campagnes, ils ne le peuvent, la misère, le mal-être, l’inquisition financière y étant plus grands que dans les villes. Oui, la finance a fermé tous les asiles à la droiture et au travail sans richesses.

D’un autre côté, les financiers donnent le mauvais exemple de donner chez eux à jouer et faire de leur maison le théâtre de pertes ruineuses pour certaines gens ; ajoutez-y de grands dîners en poisson de mer et autres luxes scandaleux dans ce temps-ci où tout s’écroule.

L’on se plaint de ce que les maisons dans Paris se vendent à très bon prix aujourd’hui, tandis que les loyers augmentent encore, surtout dans le quartier de Richelieu où sont les financiers. Cela vient de la diminution des richesses à Paris, car, le luxe se soutenant toujours sans force, on aime mieux s’engager à payer cette rente qu’on nomme loyer, que d’avoir à payer une grosse somme comptant. Et de là l’on peut compter que bientôt les loyers diminueront comme un corps fantastique sans solidité.

27 mars 1753. — Le bâtiment de la Muette coulera deux millions. Le Roi veut y pouvoir loger sa famille quand il y va. Cette paternité, cette bonté du Roi pour les siens cause des dépenses excessives, car la facilité le livre à toutes les dépenses qu’on lui suggère : voilà comme les vertus se tournent en effets sinistres dans les cœurs destitués de fermeté et de sens. L’on est doux à ses entours et dur aux sujets.

16 avril 1753. — Jean-Jacques Rousseau, de Genève, auteur agréable, mais se piquant de philosophie, dit que les gens de lettres doivent faire ces trois vœux : pauvreté, liberté et vérité. Cela a indisposé le gouvernement contre lui ; il a témoigné ces sentiments dans quelques préfaces ; sur cela, on a parlé de lui dans les cabinets, et le Roi a dit qu’il ferait bien de le faire enfermer à Bicêtre. S. A. S. le comte de Clermont a ajouté que ce serait encore bien fait de l’y faire étriller. L’on craint ces sortes de philosophes libres. Mon ami d’Alembert est dans ce cas, et est menacé de répréhension par nos inquisiteurs d’État. Les jésuites sont les plus grands instigateurs de ce système.

1er mai 1753. — Le Roi est allé à Bellevue pour rétablir la réputation de faveur de la marquise, mais le voyage de Marly devient fort incertain ; l’on donne pour prétexte qu’il y a de la petite vérole parmi les enfants de ce village. Dans ces arrangements, il entre pour beaucoup de l’ardeur pour les nouvelles amours de la petite Morfi. Comment peut-on s’occuper, dit-on, de tant de bagatelles, de bâtiments, d’amours, de voyages, quand l’on voit son état si dérangé et l’autorité ébranlée chaque jour davantage ?

3 mai 1753. — Les graines et surtout le froment sont enchéris dans les marchés des environs de Paris, malgré le plus beau temps et les apparences de la plus belle récolte. Cela fait toujours murmurer contre le gouvernement et surtout contre celui des finances. Si M. de Machault, étant bien riche, ne prend point pour lui, il laisse prendre et fait prendre à toutes ces putains de la cour. 

Un entrepreneur de la marine m’a dit ce matin que le travail du rétablissement de la marine était suspendu faute d’argent, et qu’étant dû beaucoup aux fournisseurs, on leur accordait depuis quelque temps des intérêts de leurs avances (ce qui est juste), et qu’ainsi en accordait-on aux autres entrepreneurs pour les bâtiments, guerre, etc. Mais ces intérêts font de nouvelles charges sur les revenus du Roi, qui les ébrèchent et qui les rendront bientôt insuffisants.

Je sais que M. de Boulogne, intendant des finances, a son plan tout fait pour forcer le Roi dans quelques mois à le nommer contrôleur général ; il est de concert avec les Pâris pour cette vue. Ces gens-là se sont rendus maîtres de ce qu’on appelle la place et par leurs propres richesses et par celles de leur famille, de leurs amis et des financiers qui dépendent d’eux ; ainsi ils retardent, ils resserrent, ou ils délient le crédit du Roi à leur fantaisie pour faire manquer le trésor royal, ou pour y donner des expédients selon leurs intérêts. Voilà le cul-de-sac où l’on s’est jeté par une confiance aveugle et stupide. L’on trouvera les solutions du grand dans la comparaison avec le petit, proportions gardées. Un particulier n’a besoin de crédit que pour des occasions pressées et extraordinaires ; il doit viser toujours à s’en passer, et, quand il lui en faut, ne doit-il en chercher que dans les fermiers et gens d’affaires ? Il trouve à emprunter chez les notaires et les banquiers ; mais, de donner ses fermes à vil prix pour avoir des ressources d’emprunt chez ces fermiers, ou par leur cautionnement, c’est perdre doublement, intérêts à ces prêteurs ou cautions, et la moins value de ses fermages. Voilà précisément ce que font faire au Roi les conseils maltôtiers qui régissent les finances, et ce qui ruine l’État.

5 mai 1753. — J’ai vu un état de recouvrement de tailles d’où il appert que cela est plus reculé cette année qu’il n’a encore été, malgré les belles apparences de la récolte et d’une année magnifique. Le pain enchérit dans les provinces, et l’on accuse le gouvernement de monopole plus que jamais.

12 mai 1753. — Un habile financier m’a dit hier et m’a prouvé que les receveurs généraux signaient actuellement leurs billets pour payer d’avance au Roi le mois de décembre 1754, et que M. Boulogne leur avait signifié que dans quinze jours ils signeraient pour le mois de janvier 1755.

La banqueroute avance ; il est certain qu’il s’en faut par an de trente-deux millions que le Roi puisse égaler sa recette et sa dépense.

La marine est plus délabrée que jamais ; M. Rouillé fait encore plus mal que M. de Maurepas ; tous les vaisseaux qu’il a fait construire, étant de bois de Lorraine, pourrissent dans le port ; nous n’avons pas vingt-six vaisseaux aujourd’hui en état de servir à la mer ; cependant l’on a payé plus de quatre-vingt millions de la marine depuis 1748.

19 mai 1753. — Il vient d’y avoir une banqueroute d’un million sur la place de Paris et de Cadix, par un nommé Fabre, ce qui entraîne de grandes pertes dans notre commerce d’Espagne.

Le pain et les autres denrées continuent d’être très chers à Paris et dans les campagnes. Les recouvrements ne vont plus dans les provinces, et l’on ruine les misérables par les frais de contraintes. L’on touche à l’épuisement, les bourses se resserrent. Un principal commis de la douane de Paris m’a dit hier que les droits de douane n’avaient pas été à cinquante écus chacun des derniers jours, et ceci dans un temps où ces droits rendent beaucoup. Chacun songe à fuir la capitale. L’on regarde la disgrâce du parlement comme le dernier coup de massue au peu de liberté nationale qui restait.

Un prêtre habitué de Saint-Côme m’a dit hier que, dans cette paroisse, il y avait trois mille communiants, et qu’il s’en fallait de douze cents qu’il n’y eût eu autant de communiants que l’année passée. La même chose à Saint-Sulpice. On ne saurait attribuer la perte de la religion en France à la philosophie anglaise, qui n’a gagné à Paris qu’une centaine de philosophes, mais à la haine conçue contre les prêtres qui va aujourd’hui à l’excès. À peine ces ministres de la religion osent-ils se montrer dans les rues sans être hués, et tout cela vient de la bulle Unigenitus, ainsi que de la disgrâce du parlement.

On a trouvé dans plusieurs lieux publics des billets séditieux portant : « Vive le parlement ! Meurent le Roi et les évêques ! »

8 juin 1753. — Les finances se dérangent de plus en plus, à ce que me dit un grand financier. La banqueroute de la maison de Girardon, à Cadix, va à près de huit millions ; quantité de nos financiers y perdent. 

L’on m’apprend aussi que l’on travaille à augmenter la capitation de la ville de Paris. L’on prétend qu’elle est trop ménagée par les radoucissements du bureau de la ville, et l’on compte de l’augmenter pour l’année prochaine de plus de deux millions, ce qui fera beaucoup crier.

Le receveur des finances de Sedan m’a dit que le commerce et les manufactures y étaient beaucoup tombés, depuis deux ans, par les mauvais et gênants règlements que l’on avait faits. Le recouvrement des finances, tailles ou subsides ne peut plus s’y soutenir, les receveurs généraux prennent pour eux toutes les gratifications pour avances, et les receveurs des tailles n’amendent pas le denier vingt de leurs avances ; ils offrent d’en compter de clerc à maître, mais on le leur refuse ; ils n’ont pour eux que les contraintes, qui sont le sang du peuple, mais bientôt l’épuisement sera total, et l’on y tombe.

14 juin 1753. — Voici que cette maudite et stupide loi de gêne, pour empêcher de planter les vignes et pour arracher toutes celles que peut le gouvernement, s’empare de nos intendants plus que jamais : c’est à qui se signalera davantage dans cette carrière. M. de Sauvigny, intendant de Paris, qui est de mes amis, s’y échauffe de bonne foi ; il dit qu’il a bien étudié cette matière et qu’il est convaincu qu’il fallait détruire les vignes en France, parce que les vignerons étaient souvent misérables. Oh quelle stupide loi ! J’ai fait un mémoire là-dessus.

28 juillet 1753. — J’entends des cris plus aigres que jamais sur le délabrement de nos finances : on ne paie rien de ce qui est le plus pressant, même dans la Maison du roi. J’en apprends des particularités incroyables : il est dû deux millions aux pourvoyeurs qui vont faire banqueroute, deux cent mille livres aux carrosses publics de Versailles pour des officiers, comédiens, etc., qui vont et viennent à la cour ; cependant les fourrages sont plus chers que jamais. Chacun tire à soi l’argent, et il n’y en a pour personne. Les dépenses augmentent au lieu de diminuer. L’on vient de donner une pension de 10 000 l. à la marquise de Lède parce qu’elle a déplu à Madame Infante et pour qu’elle se retire. On a promis le cordon bleu à son chevalier d’honneur, Italien sans mérite. L’amitié du Roi pour sa famille est un véritable fléau pour notre État ; l’on donne des pensions pour assurer des douaires aux filles de commis à Versailles. L’on se propose de donner beaucoup de nouveaux ballets à Fontainebleau, ce qui réunira les trois spectacles de Paris, et ôtera cette ressource à la capitale. Les voyages du Roi sont plus fréquents, plus coupés, plus incertains et plus dispendieux que jamais. C’est la marquise de Pompadour qui cause tout cela, elle pousse le Roi à ces dépenses, elle prend beaucoup pour elle, elle engage Sa Majesté à des bâtiments nouveaux ; ou culbute tout à Choisy tout de nouveau, ainsi qu’à la Muette. Cette dame, sous prétexte d’amuser le Roi à des choses qui l’amusent peu, ruine l’État de plus en plus et est obstacle à toute réformation.

22 août 1753. — Il est certain que le Roi va emprunter quarante millions, et l’on cherche pour cet effet à se passer de l’enregistrement au parlement ; ce sera par les apparences d’un remboursement ou amortissement d’anciennes dettes, le tout à rentes viagères qu’aiment tant aujourd’hui nos français célibataires.

Je sais que pour le dernier voyage de Compiègne le Roi manquait absolument d’argent, et on a emprunté pour cela deux millions à Montmartel, sans quoi l’on ne savait comment partir.

Malgré cette détresse, le dessein est formé pour la campagne prochaine de rebâtir entièrement le château de Compiègne.

6 septembre 1753. — Le 2 de ce mois, le Roi répondit aux quinze députés du parlement de Rouen, par l’organe de M. le chancelier, d’une façon qui fait désespérer que l’on accommode jamais cette affaire entre le parlement et le clergé. Le Roi y donne toujours à la bulle Unigenitus la qualification de jugement de l’Église universelle en matière de doctrine, et veut qu’elle soit observée et respectée comme sous le feu Roi. On y rappelle, les déclarations de 1720 et de 1730, on laisse toujours aux parlements le droit d’empêcher que l’Église n’abuse de sa juridiction, mais Sa Majesté défend à ses juges de se mêler de matières de sacrements. On y déclare (ceci est remarquable) que dans la seule personne royale réside la plénitude de la justice, que c’est d’elle que les juges tiennent leur état et le pouvoir de rendre justice aux sujets, et que, quand, par des considérations particulières, le Roi veut se réserver connaissance de quelque cause que ce soit pour la décider par lui-même, il le peut ; que sa forme de faire connaître ces volontés à son parlement est comme il l’a fait, c’est-à-dire par arrêts du conseil et lettres closes, qu’il n’y changera rien, que leur résistance a donné lieu à leur envoyer M. de Fougères, voie extraordinaire, que cette même résistance donne encore lieu à leur déclarer lui-même sa volonté, comme il fait, sur l’évocation de l’affaire du curé de Verneuil.

Avec cette terrible préoccupation, le mécontentement et même le mépris augmente de toutes parts. Pour gouverner avec la verge de fer, il faut que le fer ne manque pas, et il va manquer : les forces de l’État, la finance manquent de toutes parts et bientôt le militaire se démanchera.

11 septembre 1753. — Le Roi cherche à emprunter soixante millions par diverses inventions et tours de passe-passe. Ce qui marque de plus en plus le grand dérangement de nos finances ; l’on fait de la terre le fossé, un abîme en attire un autre.

L’on vient de faire un fermier général de dix-sept ans, le neveu de M. de Villemur qui est mort de la petite vérole ; ainsi l’on a banni tout ordre et toute raison de cette régie. M. de Saint-Séverin, beau-frère du défunt, a la plus grande part aux profits de cette place.

Un homme qui arrive de Versailles me dit que la naissance du duc d’Aquitaine n’y a causé aucune joie dans le peuple de la cour et de Versailles, a fortiori à Paris, tant les esprits sont aujourd’hui mal prévenus pour le trône ! L’on y tient des discours très séditieux, même dans les appartements du Roi.

22 septembre 1753. — Le commerce de Paris est absolument perdu, et les bourses se resserrent au point qu’il ne se fait plus aucune affaire sur la place ; la défiance augmente de toutes parts, il n’y a pas un son dans les provinces, et les recouvrements deviennent impossibles. Ceci, dit-on, ne peut pas durer ainsi, et le mal s’aggrave à chaque pas d’une précipitation redoublée.

23 septembre 1753. — M. de Montmartel a déclaré tout haut, et a chargé ses amis de déclarer dans le public, qu’il était faux que le Roi cherchât à emprunter quarante millions, et que le trésor royal, par la bonne administration des finances, avait de l’argent de reste (ce que croira qui voudra).

27 septembre 1753. — Le blé froment diminue de prix ; on en porte en abondance dans les marchés. Ce qui se vendait 27 livres le setier l’an passé, en pareil temps, ne s’est vendu que 18 l. au dernier marché de Montlhéry.

29 septembre 1753. — Nos principales manufactures tombent de tous côtés. Celle de Van Robais, qui était si riche et si fameuse, ne travaille presque plus ; nos gens riches, ou qui se piquent de l’être, ne voulant plus se vêtir que d’étoffes de soie en toutes saisons, ce qui accomplit la prédiction du duc de Sully que l’on quitterait les vers pour la soie. À Andelis, en Normandie, il y avait une manufacture de beaux draps, et de soixante-dix métiers battants qu’il y avait, il n’en reste plus que neuf. 

5 octobre 1753. — M. Boulogne a dit à quelques personnes de la cour qu’elles se dépêchassent de toucher leurs pensions et appointements ; qu’il prévoyait bien de l’embarras pour l’année prochaine et que l’on ne pouvait toujours faire avancer les receveurs et fermiers généraux, que le royaume s’épuisait, etc., ce qui cadre mal avec le discours que l’on m’a rapporté dernièrement à Paris, où M. de Montmartel avançait publiquement que le Roi n’avait pas besoin d’emprunter.

9 octobre 1753. — Quelques gens viennent me dire qu’à Paris, et même à la cour, l’on dit du bien de moi, que l’on me regrette et que l’on désire mon ministère. J’objecte à ces rapports obligeants que ce souvenir de moi provient peut-être du mal que l’on veut aujourd’hui à mon frère ; mais l’on m’assure qu’indépendamment de cette source (qui y est bien pour quelque chose), l’on me croit bon et zélé citoyen, et rempli de connaissances des affaires d’État, et que le public se met à faire des vœux pour que l’on me rappelle au ministère, même à la tête des affaires, et qu’on ne parle pas ainsi de M. de Maurepas qui n’est regretté que par les valets de cour, mais qui passe plus pour homme d’esprit que pour honnête homme.

16 octobre 1753. — L’on commence le mois prochain à faire avancer et à manger le mois de janvier 1755 des recettes générales des finances.

L’on confirme qu’il n’est plus question de faire emprunter quarante millions par le Roi, comme l’on avait tant dit.

Depuis huit mois, l’on ne paye rien à la marine ni pour officier, soldat ou matelot.

On a mis à part deux millions pour donner des fêtes pendant le voyage de Fontainebleau, ce qui doit durer jusqu’au 20 novembre prochain : fusées, ballets, couverts, etc., le tout sous prétexte de rejoindre Madame la Dauphine. L’on en prend encore ce prétexte de montrer la cour magnifique, quand le gouvernement est affaibli et ruiné ; ainsi les courtisans avides raisonnent-ils pour avoir de quoi achever la ruine des finances et de la confiance.

6 novembre 1753. —Pour satisfaire Madame la Dauphine, on a fait venir à Paris le sieur Caffarelli, grande voix italienne, et l’une des plus fameuses qui aient paru, depuis longtemps. On a porté le Roi à le traiter avec magnificence, gros présents, grosses sommes d’argent, équipages du Roi partout où il a été. Le public blâme cela, non par où il faudrait le blâmer (qui est d’encourager cette vilaine musique italienne, où se plongent tous les Français), mais par les dépenses faites dans un temps où le peuple est si pauvre, et le Roi si endetté.

En toutes choses, le public est un enfant plus mécontent que gâté, qui reproche ainsi à son père tout ce qu’il dépense mal à propos, tristes préparatifs à une révolution dans le gouvernement.

14 novembre 1753. — L’on m’écrit de province que le mécontentement des peuples est encore plus grand qu’à Paris, qu’il n’y a pas un sol et que la taille est augmentée sous le prétexte de quelque abondance, quoique cette abondance n’existe point du tout. On a tâté partout pour un emprunt royal, mais les notaires ont déclaré qu’ils ne trouveraient pas un sol à faire prêter au Roi, tant la défiance était grande dans le gouvernement. 

20 novembre 1753. — Le département des finances n’a trouvé rien de plus à propos pour gagner du temps que de retrancher les fonds de la marine. L’on donnait ci-devant dix-huit millions à la marine, et l’on ne lui en donne plus que huit aujourd’hui : ainsi tout dépérit dans ce département, et rien n’est plus payé. À peine avons-nous aujourd’hui quatre millions à pouvoir mettre en mer.

Madame Victoire est très mal d’une fièvre causée par des indigestions multipliées. Les princesses soupent peu à leur couvert public, puis commandent de petits soupers dans leur cabinet, à l’imitation du Roi leur père ; elles se mettent à table à minuit, et se crèvent de vin et de viande.

23 novembre 1753. — Madame Victoire est hors d’affaire et part samedi pour Versailles, soupant à Monceaux chez la duchesse de Brissac.

Le Roi doit être en voyages continuels tout le mois de décembre. 

Les spectacles vont toujours à la cour jusques à la fin du voyage, n’importe ce qui arrive d’ailleurs.

24 novembre 1753. — Les nouvelles du Châtelet de mardi dernier 20 novembre sont affligeantes pour la règle et pour la justice. La déclaration pour l’établissement d’une Chambre royale a été envoyée au Parc civil avec lettre de cachet, avec ordre de l’enregistrer sans aucune délibération. En conséquence, le prononcé a été ainsi : « Nous, du très exprès commandement du Roi, avons vérifié ces lettres et arrêts sans qu’il en ait été délibéré ; conformément aux ordres, donnons lettres au procureur du Roi, ce requérant, de la lecture et publication des lettres patentes pour être exécutées, etc. »

En sortant, les conseillers ayant demandé l’assemblée de la compagnie, le lieutenant civil leur montra une autre lettre de cachet qui leur défend aucune assemblée à ce sujet, et les lieutenants particuliers ont reçu pareils ordres du Roi.

Ainsi l’autorité royale chemine-t-elle fièrement, abattant d’abord les plus grosses têtes qui résistent davantage, puis les moindres qui tiennent peu comme celle-ci. Espérons peu des parlements provinciaux ; quelques-uns pourront hausser la tête comme celui de Provence, mais d’autres n’oseront s’élever, étant garrottés par leurs chefs et par leur queue, les premiers présidents et les gens du Roi. Il faut bien une autre force pour s’élever quand on n’est point interpellé que pour résister quand on nous attaque.

Ainsi est gouvernée la Turquie, non qu’on y fasse des actions plus cruelles qu’ici, mais on peut les y faire : nulles formes, nulles règles fondamentales. Voilà donc où nous arrivons, et l’on voit de toutes parts l’irruption de l’avarice ; la sûreté de l’honneur, de la vie et des biens des particuliers dépend seulement de ce suffrage national qui résidait encore dans les parlements. Toute corporation s’abolit en France ; il ne reste proprement que deux provinces gouvernées par des États, et encore ces États sont-ils écornés par des intendants et par l’autorité de chaque directeur de nouvelles maltôtes. Les gros hôtels de ville, comme Lyon, Strasbourg, Paris, etc., sont également réduits à l’obéissance prétorienne.

Il restait donc quelque liberté, quelque force d’administration de la justice ; elle y avait attiré les lois principales à l’occasion du droit public, d’où dérive le droit particulier ; l’un a emporté l’autre, les tribunaux sont écrasés ; le ministère (et non le Roi) étant maître du principal tribunal, qui est la cour des pairs, il est maître de tout le reste. Voilà le conseil, les maîtres des requêtes et tous ces robins de cour dominant sur la justice : de qui la vie, la liberté et les biens seront-ils en sûreté devant la faveur ?

2 décembre 1753. — Le 1er de ce mois, les bilans déposés au greffe des consuls étaient au nombre de plus de huit cents, pour les faillites des marchands. Les plus honnêtes d’entre ceux-ci, qui ont voulu soutenir leur crédit en conservant leur train ordinaire et le même nombre de garçons de boutique, ont donné du nez en terre. Ainsi va le commerce. Les loyers des maisons commencent à diminuer. Personne ne se fait faire d’habits neufs cet hiver, personne ne quitte la campagne pour venir à Paris ; l’Opéra est à bas, et il y aura peu d’étrangers ; le désastre des tribunaux influe sur tout. Avec cela, la misère est effroyable, on ne voit que mendiants. Les vivres ont doublé de prix, surtout les légumes.

7 décembre 1753. — J’arrive à Paris où j’apprends bien des choses importantes sur l’état des affaires. Le Roi est d’une extrême tristesse depuis son retour de Fontainebleau ; tout lui donne de l’humeur. Ses domestiques le détestent aujourd’hui ; ils disent que le mauvais état d’affaires où il s’est mis lui aigrit le sang, à quoi se joignent les amusements de soupers et de ragoûts que lui donnent la maîtresse et les favorites.

On avait cru que la marquise de Pompadour serait renvoyée à la fin de Fontainebleau, mais il en est tout au contraire, et elle se montre à Versailles plus favorite que jamais. Le maréchal de Richelieu vient de partir avec ce sujet de chagrin, allant remplir son commandement de Languedoc.

Le mécontentement est universel dans Paris, et le Roi y est haï d’une façon qui fait tout craindre pour l’autorité. 

On ne paie personne en finance, les gages de la Maison du Roi sont retardés de trois années, les receveurs généraux des finances paient à présent le premier quartier de 1755 et ne savent plus où ils en sont.

15 décembre 1753. — Il y a grand bruit contre Jean-Jacques Rousseau, prétendu philosophe genevois, pour une brochure qu’il a publiée contre la musique française, à souhaiter qu’il n’y en eût jamais. Ces preuves consistent dans un grand et pédantesque étalage de science musicale pour établir que ce qui charme est mauvais et ce qui écorche est bon. On avait expédié une lettre de cachet pour le faire sortir du royaume, mais de tristes artistes en ont détourné. On lui a toujours ôté ses entrées à l’Opéra ; des gens qui ne le connaissent pas l’ayant rencontré à ce théâtre l’ont maltraité de paroles et de coups de pied dans le cul. L’orchestre de l’Opéra l’a pendu en effigie. Cela devient une querelle nationale ; on a déjà répondu à sa brochure par une autre trop courte ; l’on travaille à une réponse plus étendue.

19 décembre 1753. — Il paraît vraisemblable que les Anglais fomentent ces troubles et répandent de l’argent pour troubler le royaume ; nous en avons assez usé de même en Angleterre.

Cependant, un fameux commerçant de Lyon me disait hier que, les soies étant revenues à un bon prix, nos fabriques avaient recommencé à aller au mieux, qu’il y avait actuellement cinquante mille ouvriers qui travaillaient, et que, dans les temps les plus forts, ils n’allaient qu’à soixante mille hommes. Nos galons et autres modes vont aussi, malgré les défenses et les soins que s’y donnent les cours de l’Europe, parce que l’on veut toujours les choses de notre goût, comme étant les plus agréables, et jamais on n’a vu tant de commissions et de demandes. L’Espagne même en demande beaucoup, malgré des défenses sévères ; mais, aux Indes occidentales, on en demande moins, parce que des gens avides y ont envoyé trop et ont gâté ce commerce. Cependant le Roi de Prusse et autres puissances sont alertes à nous enlever beaucoup de fabricants.

28 décembre 1753. — M. de Machault est accusé de se conduire comme faisait M. Fouquet, en gratifiant plusieurs personnes de la cour pour gagner leur amitié et leur suffrage. Il leur envoie des sommes considérables, des intérêts dans les fermes et des rentes d’emplois ; il exige des pots-de-vin des financiers qu’il favorise, non qu’il en prenne rien pour lui-même, mais cela n’en coûte que plus au Roi. C’est de là que vient le grand dérangement des finances. Tout cela est dit au Roi, qui sent le mal de tous côtés sans savoir y remédier.

Le sieur Gourdan étant mort, M. Rouillé a donné son emploi d’intendant général des armées navales à M. Pallu son beau frère, ci-devant intendant de Lyon et conseiller d’État. Il avait déjà celui de l’intendance des classes, emplois honteux et dégradants pour un conseiller d’État, mais le relâchement de ce temps-ci permet tout, chacun tire à soi, le Roi n’empêche rien, et l’État dépérit à vue d’œil.

30 décembre 1753. — Un homme au fait du trésor royal m’assure que les dettes de l’État diminuent par divers remboursements des loteries, emprunts et fonds d’amortissement, mais que les dépenses de la Maison du Roi empêchent cet acquittement dans l’étendue dont il serait. Il était dû plus de quatre-vingt millions aux munitionnaires quand la paix s’est faite : ainsi M. de Machault attribue tout le mal à la mauvaise économie de la guerre et aux conseils de la marquise pour prodiguer. Ce M. de Machault est un esprit ferme et correct, de peu de détails, et d’un coup d’œil sec et bon ; ses opérations d’esprit sont assez droites, et il séduit par là ainsi que par l’éloquence du silence. L’on prend facilement ici l’importance pour le mérite et la modestie pour insuffisance. D’ailleurs il fait de grandes fautes par son ignorance et par le peu d’acquit qu’il a dans les affaires d’État, soit par défaut de lecture, soit pour n’avoir rien approfondi par réflexion. Il s’est prévenu pour les régies et contre toute corporation et toute commune : de là a-t-il détruit autant qu’il a pu tous privilèges des pays d’États, et il a mis en régie toutes les affaires qu’il a pu, y plaçant quantité de commis à gros gages, ce qui ruine les finances. Il ne vient plus rien de réel ni avec facilité de ces affaires régies ; il a perdu le revenu du clergé, il s’est blousé totalement dans cette affaire, ses vues ni ses moyens ne valaient rien, enfin il a des amis dangereux pour l’État.

2 janvier 1754. — L’on assure que le sieur Boulogne va être incessamment contrôleur général des finances. Il se fait faire une belle généalogie pour montrer au Roi que, quoique fils d’un peintre, il vient d’une ancienne noblesse de Picardie. Je sais cependant des intrigues de cour qui s’opposent à le placer dans ce ministère, et je pense que tout autre y parviendra que lui. Il se prépare à accroître le crédit du Roi pour fournir aux dépenses de cour et pour accabler le peuple davantage.

Je sais que M. de Machault soutient aujourd’hui ces dépenses par une contrebande cachée qui va à plus de dix millions de profit, ce qui a pour résultat de ruiner nos manufactures.

6 janvier 1754. — Il est vrai qu’aujourd’hui les esprits fermentent beaucoup. Je sais d’un des principaux magistrats de Paris, que les Parisiens sont en grande combustion intérieure. L’on y prend des précautions militaires, le guet monte double chaque jour, l’on voit dans les rues se promener des patrouilles des gardes suisses et françaises. Ce même magistrat m’a dit qu’à la suppression du Châtelet, il ne doute pas que l’on fermât les boutiques et qu’il n’y eût des barricades, que c’est par là que la révolution commencerait.

20 janvier 1754. —Le Roi a pris une nouvelle maîtresse plus jolie que la petite Morfi : c’est une fille neuve et que l’on avait déjà entretenue. Elle est encore de plus bas étage, s’il se peut, que les deux qui l’ont précédée. Ce monarque, âgé de quarante-deux ans, mais déjà affaibli par l’usage des femmes, dont il a usé trop jeune, cherche à réveiller son appétit par la variété des mets. Celle-ci loge au château et reste dans le secret. Un grand courtisan prétend que c’est une profonde politique pour faire durer le crédit de la marquise, qui s’énervait par celui de la Morfi, et ce crédit de la marquise soutient celui du garde des sceaux que l’on veut chasser. Or, le Roi aime le mystère et la profondeur, sans y chercher la justesse ni des plans justes ; tout se conduit par l’idée des ombres et abandonne les corps.

21 janvier 1754. — Le Roi va rester huit jours de suite à Versailles ; les politiques diront que c’est pour arranger les affaires, pour opérer un changement dans le ministère ; mais ceux qui connaissent mieux la cour disent que ce n’est que pour jouir plus tranquillement de la nouvelle maîtresse qu’il entretient et qu’il ne peut encore transporter à ses campagnes, comme il en a pratiqué des moyens merveilleux pour la petite Morfi. Ainsi, dira-t-on, les misères l’occupent-elles autant que les affaires capitales l’occupent peu. Ainsi régnait Henri III avec les mignons, et notre monarque avec les mignonnes.

28 janvier 1754. — On ne parle que des belles harangues de l’évêque de Vannes à la tête de la députation des états de Bretagne pour présenter le cahier. Il a parlé des maux de la province, et n’y a oublié aucun des articles ; il a tiré les larmes des yeux de toute la cour : c’est tirer de l’huile d’un mur.

L’on ne paye plus rien en finance, soit pour les entrepreneurs, soit pour la Maison du Roi ; il est dû trois ans de subsistance aux seuls gens des écuries. 

31 janvier 1754. — Les loyers commencent à baisser à Paris, d’un si haut prix qu’ils étaient. Cela commence par le Marais, et cela chemine très vite ; déjà l’on ne trouve plus de locataires pour les maisons dont on est chargé, cela va ensuite au faubourg Saint-Germain, et le quartier Richelieu, quartier des finances, ira le dernier, mais son tour viendra.

8 février 1754. — Le sieur Boulogne, fils d’un peintre, puis commis, ensuite intendant des finances, avançant toujours par la force de son argent, se voit assuré d’être incessamment contrôleur général des finances. Dans cette vue, il vient de faire faire sa généalogie, dans laquelle il prétend descendre des comtes de Boulogne, et avoir même des droits à la couronne.

Je viens de lire une nouvelle brochure ayant pour titre Essai sur la police générale des grains. On y propose de laisser ce commerce tout à fait libre, et l’on montre que par là l’on aurait en tout temps autant de blé qu’il en faudrait, même dans les années les plus stériles.

Enfin j’ai donc lu un ouvrage dans mon goût, par où la liberté parfaite du commerce produirait la meilleure police, et réaliserait la pensée d’un livre que j’ai fait : « Pour gouverner mieux il faudrait gouverner moins. » Mais quand suivra-t-on ce système ? peut-être jamais.

Dans l’aveuglement où est le règne et la séduction des bons par les méchants, je ne doute pas que ce livre, et les pareils, s’il s’en montre, ne soient bientôt proscrits, comme Socrate fut mis à mort par les sophistes. 

1er avril 1754. — L’on m’assure que l’on mange actuellement et par anticipation les recettes générales pour le mois de juillet 1756.

11 avril 1754. — L’on dit que le Roi a empêché qu’on n’abattît le Palais Bourbon qu’avait bâti Mme la duchesse, et que Sa Majesté l’achète pour en faire un hôtel des ambassadeurs, que Paris de Montmartel achète pour lui l’hôtel actuel des ambassadeurs, ci-devant hôtel Pontchartrain, et que M. Savalette, garde du trésor royal, achète l’hôtel de Mazarin où allait loger M. de Montmartel. Ainsi l’on épargne moins que jamais l’argent du Roi pour des vues qui ne profitent qu’aux favoris et favorites.

14 avril 1754. — Le sieur Dangeul maître des comptes, a présenté au Roi et aux princes son livre Des avantages et des désavantages de la France et de la Grande-Bretagne quant au commerce et aux autres sources de l’abondance. C’est un excellent livre et qui fronde beaucoup notre ministère. Cependant le Roi prétend le lire, ainsi que les autres courtisans, et, en attendant, ils le louent sans savoir ce qu’ils disent.

3 mai 1754. — Le Roi a donné huit mille livres de pension au prince de Chimay pour épouser Mlle Pelletier de Saint-Fargeau, et cette pension se tourne en douaire ; ainsi la marquise de Pompadour ruine-t-elle l’État par ce sophisme que le Roi doit marier tout le monde et enrichir sa noblesse ; mais ce sont les agriculteurs qu’il est à souhaiter qui se marient, et non ces colosses de grandeur et de fortune. Eh ! comment croit-on que le Roi puisse fournir à donner tous les douaires de cette noblesse qui se marie à la cour ? Mais cette petite péronnelle de favorite veut s’attirer une réputation de bienfaisance et plaire à la famille royale, le tout aux dépens des finances qui sont abîmées.

Le duc de la Vallière vend ses terres et ses gouvernements pour bâtir à Montrouge une guinguette qui lui coûtera deux cent mille écus. Il vient de vendre le gouvernement de Bourbonnais soixante-trois mille livres à M. de Peyre, qui n’a pas vingt ans ; il cherche à vendre la terre de Champs, à quatre lieues de Paris. Voilà le train de nos seigneurs d’aujourd’hui.

Les bâtiments de Compiègne coûtent cette année des sommes considérables, et le Roi s’y acharne plus que jamais. L’on achève la construction d’un appartement pour le Dauphin et la Dauphine qui coûtera cher.

9 mai 1754. — L’on assure que tout se prépare en France à une grande réforme dans la religion, et sera bien autre chose que cette réforme grossière, mêlée de superstition et de liberté, qui nous arriva d’Allemagne au seizième siècle. Toutes deux nous sont venues par les excès de tyrannie et d’avarice des prêtres ; mais, comme notre nation et notre siècle sont bien autrement éclairés que celui de Luther, on ira jusqu’où l’on doit aller : l’on bannira tout prêtre, tout sacerdoce, toute révélation, tout mystère, et l’on ne verra plus que Dieu présumé par ses grandes et bonnes œuvres, qui a écrit dans nos cœurs sa loi, son amour, notre reconnaissance, nos espérances dans la Providence, et notre crainte de sa justice Nous en savons autant que les prêtres sur les attributs de Dieu ; nous savons l’adorer par nous-mêmes et sans le secours de ces prétendus dévots de profession qui se nomment ministres des autels et qui ne sont que les frelons de la ruche.

J’observe que, dans l’Académie des belles-lettres (dont je suis membre), il commence à y avoir une fermentation décidée contre les prêtres. Cela a commencé à paraître à l’occasion de la mort de Boindin, à qui nos dévots refusèrent service à l’Oratoire et éloge public. Nos philosophes déistes en furent choqués, et, depuis cela, à chaque élection, l’on s’arme contre les prêtres et les dévots. Nulle part cette division n’est marquée si nette, et cela commence à rendre des fruits. Pourquoi a-t-on fait un nom odieux du titre de déiste ? C’est le titre de ceux qui ont la véritable religion dans le cœur, et qui ont abjuré la superstition si destructive du monde entier.

Avec cette réforme dans la religion viendra bientôt celle dans le gouvernement. La tyrannie profane s’est mariée avec la tyrannie ecclésiastique ; au contraire les deux philosophies se tournent, l’une au gouvernement démocratique réglé, l’autre à adorer Dieu en esprit et en religion. L’on cesse de surfaire sur ces deux gouvernements, et l’on voit les moyens et les mœurs comme ils doivent être ; la nature nous inspire tout ce qui nous convient ; on l’écoute et on la suit quand l’imposture tyrannique vient à cesser.

13 mai 1754. — Les intérêts de l’argent baissent partout, tant pour les rentes viagères que perpétuelles ; mais, comme cela vient de défiance dans les emplois proposés, on ne peut pas dire que ce soit un bien et que cela facilite le commerce. Car toute défiance augmente chaque jour ; point de juges pour vendre les biens et les gages des mauvais débiteurs, point d’ordre ni d’économie dans les biens des emprunteurs, ni des particuliers, ni du Roi. Il est vrai que l’on voit de l’exactitude dans les paiements du Roi ; mais, dit-on, à quoi cela tient-il ? Le Roi est dissipateur et nullement économe, il fait de la terre le fossé, il emprunte tout l’argent de ses sujets. Concluons donc que cette baisse d’intérêts est un mal et non un bien.

15 mai 1754. — Il est certain que le Roi achète le beau palais Bourbon bâti par feue Mme la duchesse pour le ministre de la finance. Ainsi voilà que le chancelier de France et le contrôleur général, qui étaient déjà les deux meilleurs emplois du ministère, vont avoir aussi de magnifiques logements tous deux aux extrémités de la ville, tandis qu’ils devraient être au centre pour, quand ils viennent à Paris, recevoir les malheureuses suppliques des sujets du Roi. L’on critique avec raison cette dépense dans un temps où le trésor royal manque d’argent autant qu’il fait. Enfin, dit-on, depuis sept ans l’on ne voit au gouvernement faire autre chose que des sottises.

16 mai 1754. — On achète le palais Bourbon 900 000 livres aux dépens des fermiers généraux. Avec une aile à achever, le décret, lods et ventes, etc., cela ira à treize ou quatorze cent mille livres. On les y force plus qu’on ne les y engage, considérant qu’ils gagnent beaucoup, et l’on prétend, au prochain bail, augmenter le prix de trois à quatre millions. L’on prévoit que de pareilles bottes se tireront souvent dans ce gouvernement absolu. Pourquoi, dit-on, ne pas remettre au peuple pour autant d’impôts, puisque l’on trouve moyen de faire de pareils dons ? La place de contrôleur général valait déjà assez, pourquoi y ajouter encore un logement si magnifique, pourquoi ce vain luxe des places dans un temps si misérable ? Chaque ministre, dit-on, en demandera autant pour sa place. À mesure que l’on tire pour le Roi des sommes de plus, on augmente leurs droits et leurs perceptions sur le pauvre peuple : ainsi ils gagnent toujours autant. Ces richards se plaignent de la rareté des emplois, la défiance rend commun l’argent que l’on veut placer, voilà ce qui fait baisser les rentes des nouveaux emplois, de façon qu’on ne trouve plus qu’à 4%, soit en cédules et obligations, soit à contrat de constitution.

24 mai 1754. — Chaque jour, nouveaux dons indiscrets. Le Roi veut marier Lujac qui a été autrefois son page favori ; on lui fait épouser Mlle de Baschi, nièce de la marquise de Pompadour. Pour cela les dons ordinaires, pension du Roi en douaire, place chez Mesdames, inspection au mari, argent comptant pour noces, et la marquise dote sa nièce de quelques portions de ses richesses qui sont grandes.

25 mai 1754. — Les grâces que je viens de dire, accordées à Lujac, le sont malgré mon frère ; il a suspendu longtemps cette promotion à l’inspection, vu qu’il n’est que brigadier, et le dérangement des règles perd l’État chaque jour davantage. On persuade au Roi de gouverner toujours par lui-même, pour faire des grâces, dit-on, mais ces grâces faites aux particuliers sont des coups de poignard donnés à l’État.

30 mai 1754. — Nous devons nous féliciter d’un arrêt qui vient d’être rendu par le conseil, et qui permet enfin avec toute liberté à chaque ville du royaume d’avoir autant de métiers battants à faire des bas qu’elle voudra. Par combien de sophismes et de contraintes il faut passer dans une monarchie avant que d’arriver à la liberté !

1er juin 1754. — Les fermiers généraux ayant représenté à M. de Machault que notre commerce et même nos fabriques dépérissaient, et que les étrangers fabriquaient nos matières premières, il a répondu : « Tant mieux ! c’est autant d’ouvriers qui retournent à l’agriculture. » Je doute qu’il ait entendu lui-même tout le grand sens de sa réponse, car il corrige M. Colbert : celui-ci, grand dans l’exécution, nuisible à la patrie par ses vues, a commencé à faire quitter les campagnes pour les villes, et la terre pour les arts de luxe et de mollesse, car il a été le premier ministre de finance très puissant et grand courtisan. Il a tout rapporté au brillant de la cour, tout au maître au préjudice des sujets. Je veux croire qu’il s’est trompé sans malice, et qu’il a trop pressé ce qu’il fallait seulement exciter.

L’on prétend que cette réponse de notre ministre de la finance commence à montrer des fruits du livre de M. Dangeul.

11 août 1754. — M. de Séchelles, nouveau contrôleur général des finances, n’oublie pas sa famille et y fait répandre des grâces le plus diligemment qu’il peut. Le sieur Beaumont, son neveu, est intendant de Lille en sa place ; le sieur de Moras, son gendre, a une expectative d’intendant des finances, et, en attendant, sera chargé du département qu’il voudra en finance.

16 août 1754. — L’on vient de réimprimer la traduction du Traité de Locke, sur le gouvernement civil, et l’on observe par la préface que cela nous vient du parti janséniste. Ce livre fut composé par ce grand philosophe anglais peu après la révolution de 1688, où cette nation se défit d’un roi qui gouvernait contre les lois. Filmer avait écrit pour les rois, ne les tenant comptables qu’à Dieu seul de leurs actions, quelques hautaines et irrégulières qu’elles fussent ; Sidney écrivit au contraire pour faire détester les rois. Locke prend le parti mitoyen et décide ici que l’on peut déposséder les rois qui deviennent tyrans.

Or, nous devons dire que ce livre, produit aujourd’hui par les jansénistes, devient une démarche délicate et qui doit irriter la royauté, faisant voir combien les têtes s’échauffent, et quelle est la maladresse du ministère d’engager les sujets à mettre de telles questions sur le tapis.

19 août 1754. — Sa Majesté ne doit coucher que neuf jours à Versailles, depuis son retour de Compiègne jusqu’à son départ pour Fontainebleau, voyages, petites campagnes, chasses au fusil et aux chiens courants continuellement ; pendant ce temps-là les affaires s’expédient comme elles peuvent.

Deux nouvelles dames choisies pour accompagner Mesdames de France : Mme de Chimay et la duchesse de Broglie, nouvelles charges pour l’État ; ces dames de compagnie excèdent présentement le nombre de quatre-vingts.

L’état des finances succombe, et c’est pour cela que M. de Machault croit avoir fait une bonne affaire de quitter ce ministère. Son successeur, M. de Séchelles, devient triste et prépare avec effroi quelque nouveau coup de finance pour soutenir les paiements.

29 septembre 1754. — Nos intendants de province perdent le royaume par leur pédanterie. Je viens de raisonner longuement avec celui de ma province de Touraine ; lui et celui de Paris sont de très honnêtes gens, mais très petits. Ils sont conjurés contre les vignobles, ils veulent partout les faire arracher et en empêcher le plant. Ils attribuent aux vignes tous les malheurs de la terre.

La France se dépeuple, l’on manque de blé par le monopole, les tailles sont excessives et mal distribuées ; ils s’en prennent aux vignerons, ils disent que c’est que tous les habitants se retirent des champs à blé pour planter des vignobles.

Que de bonnes réponses à leur faire et que je lui ai faites !

6 octobre 1754. — L’on me dépeint la cour et le ministère comme plongés dans un vain luxe et dans une dépense qui tient du pillage d’une ville incendiée ou prise d’assaut. Chacun y fait sa main, chacun tire à soi. Le ministère et les places se remplissent de renards qui, simulant la décence et la finesse de conduite, ne pourvoient qu’à leur personne et poussent l’indifférence jusqu’à la haine et l’irrision pour le bien public. M. de Séchelles, nouveau contrôleur général des finances, est encore plus délié que mon frère, c’est beaucoup dire. M. de Machault a obtenu de plus gros fonds pour la marine, il débute par la sévérité et la fermeté ; c’est un homme qui suit ses projets, mais ses desseins sont courts comme son esprit. L’on assure qu’il gouverne M. de Séchelles, et que les finances sont à ses ordres plus que jamais.

Cet article des finances est la partie houleuse de l’État. On n’y cherche que des palliatifs, et toutes les vues ne vont qu’à l’emprunt. M. de Séchelles va ouvrir incessamment un emprunt de dix million à rentes viagères, pour pressentir seulement, dit-on, le goût du public. Cela ira bien plus loin par la suite.

L’on ne fait que pousser le Roi à de nouvelles dépenses de cour, sans que son goût l’y porte ; l’on plonge dans les plaisirs ses langueurs léthargiques ; la malice et la bassesse des courtisans en font un Henri III, malgré lui.

Voici que le Roi prend l’Opéra à son service, et il ne sera quasi plus à ce public de Paris ; on l’assujettit aux Menus Plaisirs du Roi, c’est-à-dire à l’inspection des premiers gentilshommes de la chambre, comme les comédies française et italienne qui changent chaque année de directeurs. On en ôte la direction à l’Hôtel-de-Ville, lequel aussi bien ne les conduisait que sous les ordres de la cour par le prévôt des marchands.

Depuis six mois, les dettes de l’Opéra sont encore augmentées de 200 000 l., ce qui fait 1 400 000 l. aujourd’hui. L’on va donner à ce Fontainebleau-ci cinq fêtes ou ballets par semaine, ce qui doit coûter plusieurs millions. L’on a fait faire une quantité de belles décorations et d’habits riches pour ces ballets. L’on y réunira les quatre spectacles, moyennant quoi, plus de spectacles à Paris.

Ce qui me désespère, c’est d’entendre vanter le bien public en ceci et l’encouragement aux arts. Ah ! maudits arts ! combien coûtez-vous au royaume ! La marquise de Pompadour est l’auteur d’un si méchant parti, sous prétexte d’amuser les ennuis du Roi. Elle vient d’acheter tous les marais autour de son hôtel pour en faire un grand parc ; autant en fait le fermier général Bouret dans sa nouvelle maison, rue d’Antin.

On a beaucoup crié de ce que mon neveu, M. de Voyer, avait le gouvernement de Vincennes, où il y a des prisonniers d’État ; on a dit que c’était une raison pour mon frère de faire périr ses ennemis quand ils seraient en prison à Vincennes, mais le monde est trop critique et trop malin.

J’ai trouvé bien de la misère dans la province de Touraine dont j’arrive ; j’en ai raisonné avec l’intendant et l’archevêque et ses grands vicaires : j’ai trouvé les prêtres raisonnant juste des affaires civiles, et les magistrats aussi bien des affaires ecclésiastiques que mal des politiques. Ainsi va le monde, chacun entend mieux les choses de son voisin que celles de sa propre charge.

7 octobre 1754. — Il y a une armée de contrebandiers, au nombre de plus de deux mille hommes armés, qui courent les provinces, principalement celle d’Auvergne. Ils en usent galamment avec la noblesse qui les soutient ; les commis de fermes sont impuissants à les arrêter, et l’on croit qu’il sera bientôt nécessaire d’y faire marcher des troupes.

20 octobre 1754. — Il vient de paraître trois arrêts du conseil de finance, où l’on commence à voir le bon esprit du nouveau contrôleur général Séchelles : 1° pour donner la liberté indéfinie de passer le blé d’une province à l’autre dans l’intérieur du royaume, et pour la sortie de cette denrée à l’étranger par les provinces de Languedoc et de Guyenne ; 2° pour envoyer au Levant quels draps l’on voudra ; 3° pour rétablir une espèce d’académie de médecins, chirurgiens et apothicaires, chargée d’examiner les nouveaux remèdes spécifiques et de leur donner des brevets, et, en même temps, cette commission décidera toutes contestations qu’il pourra y avoir entre ces trois corps de médecine.

Par là, le nouveau ministre de la finance se montre ami de la liberté, et nous, nous devons attendre qu’il fera bien sa charge par cet article seul de venger la liberté publique de toutes les contraintes que lui impose depuis cinquante ans la pédanterie politique.

28 octobre 1754. — L’affaire des contrebandiers devient sérieuse. L’on y fait marcher des troupes ; le partisan Fischer prétend les dissiper avec trois cents hommes, mais l’on fait marcher deux mille hommes de troupes réglées. Ils ont étalé leurs marchandises de contrebande à la foire de Rodez ; ils sont neuf cents hommes bien braves et bien armés. Ils ont guetté et manqué deux fermiers généraux, les sieurs Chalut et Ferrand, qui venaient de leurs tournées de Lyon et de Provence ; ils prétendaient les garder pour otages et les pendre ou les rouer, si ce supplice était advenu à quelques-uns d’eux.

2 novembre 1754. — L’on fait marcher des troupes réglées contre les contrebandiers d’Auvergne ; ceux-ci sont armés, et ont chacun huit coups à tirer ; on les compte deux mille hommes qui marchent par gros détachements ; ils prétendent ne rien faire d’injuste, et donnent les marchandises à juste prix. Ils avertissent de leur arrivée deux jours auparavant, et, vendant du tabac aux receveurs de cet impôt, ils en exigent le paiement pour des sommes de six à dix mille livres. Ce sont des soldats et officiers réformés qui disent n’avoir pas d’autre métier pour vivre. Ils assurent qu’ils vendront bien leur vie. Cette révolte publique dure déjà depuis trop longtemps.

3 novembre 1754. — Ces contrebandiers ont étalé leurs marchandises, pillé la maison du receveur des fermes, vendu ses meubles, et ont eu un combat contre dix-sept commis des fermes, où il y a eu des tués de part et d’autre. Ils donnent dix louis d’engagement, trente sous par jour, et part au butin à ceux qui s’enrôlent avec eux : ainsi leur peloton grossit chaque jour.

16 décembre 1754. — Le bruit est grand que nos troupes ont été battues en Lyonnais par les contrebandiers qu’on nomme les Mandrins du nom de leur chef. L’on dit qu’il y a eu cinquante-trois dragons du régiment de Bauffremont sur le carreau, avec un officier pris par ces révoltés, et qu’ils ont fait passer cinq à six cents chevaux ou mulets chargés de leurs marchandises, qui se sont répandus dans le Dauphiné. Cette troupe d’habiles contrebandiers est à présent en Savoie.

L’officier qu’ils ont pris servira d’otage à ceux des contrebandiers qui sont prisonniers, et l’on n’osera pas les punir du dernier supplice, de peur de représailles contre les gens du Roi.

Le malheur encore est que tout le peuple est pour ces révoltés, puisqu’ils font la guerre aux fermiers généraux que l’on répute trop riches, et pour donner au peuple les marchandises à meilleur marché. Avec cela, tous les officiers qui marchent à cette guerre y vont à contrecœur et ne parlent que de leurs désagréments.

18 décembre 1754. — Les rentes viagères vont mal ; l’on n’y a encore porté que cinq millions, lesquels proviennent des étrangers qui avaient déjà souscrit avant l’enregistrement au parlement. Ils en sont curieux, ne trouvant pas un si bon denier chez eux. Pour les Français, ils trouvent ce denier trop faible, et rencontrent mieux chez d’autres emprunteurs particuliers, comme chez les moines. Si cette opération allait manquer, cela discréditerait beaucoup le nouveau ministre des finances. Au reste l’on en tremble à Versailles ; le mal des finances est plus grand que l’on ne le sait ; il y a certainement deux années mangées d’avance, et l’on compte beaucoup sur ceci, ainsi que sur le don gratuit du clergé en mai prochain.

Mon frère prétend que nos troupes seraient aussi prêtes que celles du Roi de Prusse à entrer en guerre d’un moment à l’autre, si M. de Machault n’avait pas fait retrancher les fonds de l’artillerie qu’on lui avait promis, moyennant quoi cette partie n’est point prête comme les autres.

L’on assure que M. de Séchelles a déclaré aux fermiers généraux qu’ils seraient désormais maîtres de leurs emplois, clause qui doit beaucoup augmenter le prix de la ferme générale au bail prochain.

L’on parle de la cour comme devenue un bordel, depuis qu’il y a quatre-vingts dames du palais pour la famille royale. Il y a des petites maisons et des appartements destinés à la prostitution de ces dames ; les soirs et les nuits sont de vrais sabbats où se rendent les jeunes gens qui s’y poivrent comme il faut.

On y parle du gouvernement aussi haut que dans les campagnes des plus grands frondeurs. Licence à tous égards.

24 décembre 1754. — Une grande bande de contrebandiers est arrivée dans la ville de Beaune, en Bourgogne. Les maires et échevins ayant voulu leur refuser les portes, la milice bourgeoise n’a pu leur résister ; il v a eu quelques gardes bourgeois de tués ; deux cents contrebandiers sont entrés avec leurs marchandises, ils ont été chez les magistrats, ils les ont réprimandés et menacés ; de là, il sont allés chez le receveur des fermes et ont exigé une contribution de 20 000 l. Ainsi, voilà ces gens-là qui exigent des contributions, comme des ennemis. Ils ont peu débité de leurs marchandises.

L’on dit aussi qu’il y a eu une rencontre où quinze dragons du régiment d’Harcourt ont été tués par les dits Mandrins.

25 décembre 1754. — J’ai nouvelles de l’entrée de Mandrin avec sa troupe dans le royaume en grande force ; il a fait contribuer les receveurs des deniers royaux de 20 000 l. à Beaune, comme on me l’avait dit, et l’on croit qu’il va en faire autant dans le petit pays qu’on nomme l’Auxois. L’officier qui m’écrit ajoute que toute la Bourgogne, qui est sans troupes, va être exposée aux mêmes contributions. L’on renforce nos troupes qui sont en chaîne de dragons à pied.

C’est une guerre précisément contre les fermiers généraux.

28 décembre 1754. — L’on assure que M. de Séchelles a enfin obtenu du Roi le retranchement des extraordinaires de la bouche pour ses diverses maisons de campagne, de façon que la bouche ordinaire marchera désormais à ces voyages comme du temps du feu roi, ce qui va assez loin pour l’épargne.

30 décembre 1754. — L’exil de l’évêque de Chartres est véritablement causé par une galanterie. Il entretenait une veuve pauvre et jolie à Chartres. Il avait déjà eu un garçon d’elle. Quelques petits maîtres des cabinets ont supposé une lettre de cette dame, qui était grosse, et par où elle lui mandait qu’elle venait d’accoucher ; il a répondu de bonne foi par ce courrier qu’il allait créer une rente viagère pour le nouveau-né, avec plusieurs expressions de tendresse. On a porté cette lettre au souper des cabinets ; on a beaucoup ri ; le Roi a voulu savoir de quoi, et a aussi lu la lettre. Le lendemain, il a fait dire à l’évêque de Chartres (Fleury) de se retirer dans son diocèse ; ayant demandé à la reine (dont il est le premier aumônier) ses ordres pour la messe du lendemain, elle n’a rien répondu ; ainsi il s’est retiré.

Tout chemine aujourd’hui à donner de l’horreur des prêtres, et leur règne finit.

5 janvier 1755. — M. de Séchelles ne peut venir à bout de son retranchement sur la bouche pour Choisy et pour la Muette ; brigues de cour qui empêchent toute bonne opération de ce genre-là ; faiblesse du Roi.

7 janvier 1755. — L’on parle toujours de grands changements dans les traités généraux et particuliers des fermes et sous-fermes. L’on parle d’augmenter les fermiers généraux jusqu’à quatre-vingts et de renvoyer tous les mauvais, travailleurs et les petits maîtres dont il y a grand nombre. M. de Séchelles, contrôleur général, couve ses desseins et avance à pas lents. Pour accomplir le bien de ces arrêts prudents, l’on doit aussi leur donner la libre disposition de leurs emplois. Il est, dit-on, parvenu à obtenir du Roi le retranchement de la bouche particulière à ses maisons de Choisy et de la Muette, malgré les cris des gouverneurs de ces campagnes. On a montré à Sa Majesté que chaque poulet lui revenait à cent écus, etc. Ce retranchement va à plusieurs millions.

Cependant il y a bien des choses qui ne se payent pas, comme le guet de Paris à qui je sais qu’il est dû sept mois.

8 janvier 1755. — Les dernières nouvelles que me donne un de mes amis qui a un commandement contre les contrebandiers sont qu’on lui envoie un renfort de troupes, qu’ils sont très mal informés de l’ennemi, le pays étant contre les royalistes et pour ces rebelles, que l’on dit faire la guerre aux riches fermiers généraux, et non au Roi. On leur donne même des faux avis dont il faut se défier, et le peuple et les bourgeois craignent le ressentiment des contrebandiers qui se montrent cruels quand ils sont offensés. Quelques bandes se sont jetées dans les forêts vers la Saône, d’autres dans le Vivarais et le Bourbonnais depuis la petite bataille d’Autun.

Nos troupes sont fatiguées et dans un mouvement continuel ; cependant, depuis quelques jours, nous jouissons de quelque repos, et l’on croit que les ennemis se dispersent et cessent leur guerre par le grand froid qu’il fait.

M. de Séchelles est malade, il augmente chaque jour de réputation dans sa charge et accroît les espérances du public. Il vient d’étendre le pouvoir des intendants pour régler le vingtième de chacun des contribuables, comme quand l’on prouve qu’il y a des rentes qui chargent les terres.

13 janvier 1755. — J’ai vu en passant à Sèvres la magnifique folie d’une nouvelle manufacture pour la porcelaine française, façon de Saxe. C’est un bâtiment immense, et presque aussi grand que l’hôtel des Invalides ; il n’est bâti qu’en moellons, et déjà il commence à tomber avant que d’être achevé. La marquise de Pompadour y est intéressée et y a même intéressé le Roi. Cependant on en vend les pièces d’un prix exorbitant, et la porcelaine de Saxe est meilleure et à meilleur marché, celle de Chine et même du Japon à meilleur compte encore. On donne la nôtre à vendre à des marchands avec profit de 12% ; personne n’en achète, on y dépense beaucoup. Ainsi tout cela est-il conduit pour excéder les fonds de l’entreprise.

19 janvier 1755. — L’on parle d’une excellente réponse que le Roi fit dimanche dernier à M. de Séchelles qui travaillait avec Sa Majesté. Ce ministre avait apporté un gros portefeuille, le Roi se lassa du travail et se leva ; M. de Séchelles resta assis et dit au Roi : « Sire, je vous de mande encore cinq minutes pour donner du pain à cinq cents familles de vos sujets ; » le Roi se rassit et dit : « Deux heures, s’il le faut. »

Cependant le Roi a décidé la construction de plusieurs bâtiments à Paris. Il y a déjà 200 000 l. déposées au trésor royal pour travailler au vieux Louvre, et l’on assure qu’il y en aura encore 400 000 pour l’hiver prochain. L’on va travailler à finir la belle colonnade de Perrault sur la rivière ; c’est où l’on logera le grand conseil. L’on donne congé aux sculpteurs du Roi qui logeaient de ce côté là, et on va leur bâtir des logements petits et égaux à la Chaussée-d’Antin.

L’on commence à fouiller les fossés qui doivent entourer la nouvelle place publique au Pont-Tournant.

On manque de pierres pour tous ces édifices publics ; on cherche de nouvelles carrières autour de Paris, surtout pour la pierre dure.

Comment procéder à tant d’édifices dans la détresse d’argent où l’on est ? Le fisc vise à faillite totale ; nos arts financiers, de calcul et d’agio ne font que nous y mener avec des artifices plus subtils qu’autrefois ; l’on a décrédité les particuliers de façon qu’ils n’ont plus de crédit, tout s’est concentré au crédit du Roi et de ses financiers prétendus riches.

21 janvier 1755. — Royer, musicien, vient de mourir ; c’était lui qui avait la direction musicale de l’Opéra. La marquise de Pompadour a disposé du remplacement et suit ses mouvements de colère ou de faveur ; elle se croit sûre de mieux faire aller l’Opéra par là, tandis qu’elle achève de le perdre. Elle renverse l’autorité des directeurs ; elle fait rentrer pour jusques à Pâques Rebel et Francœur, qu’on nomme les Petits-Violons ; ils étaient fort brouillés avec le prévôt des marchands et le bureau de la ville, ainsi qu’avec de Thuret, principal administrateur ; elle lui substitue le sieur Myon, vieux musicien et son parent. Elle a vomi mille injures contre Lagarde, joli musicien qui aspirait à cette place et a épousé une fille de feu Rover. Cette dame croit animer les beaux-arts en France, et les culbute par son mauvais goût et par sa partialité de femme.

Malheureusement il en est de même de tous les postes plus sérieux du gouvernement ; rien n’ira à l’unisson tant qu’elle jouira d’une si grande autorité.

22 janvier 1755. — J’ai eu une longue conversation avec M. Chauvelin, ancien garde des sceaux ; il pense que le Roi se porterait aux établissements et réformations nécessaires s’il avait des ministres de quelque courage ; mais que ceux qu’il a aujourd’hui sont d’une telle mollesse qu’ils augmentent la faiblesse du monarque pour en tirer parti, au lieu de la diminuer et de la tourner en courage, et cette accusation tombe principalement sur mon frère.

8 février 1755. — M. de Séchelles pourvoit avec habileté aux paiements, mais je sais qu’il est sur cela dans des embarras continuels. Un fermier général m’a dit qu’il avait connu son ardeur à son inquiétude dernièrement pour une somme de 48 000 l., comme s’il s’était agi de quatre millions.

18 février 1755. — Un de mes amis, qui a rencontré depuis peu Mandrin avec quelques hommes de sa brigade, m’a dit que celui-ci parlait ainsi : que les fermiers généraux lui devaient deux millions cinq cent mille livres, et qu’il en ferait le recouvrement la campagne prochaine, qu’il avancerait vers Paris, qu’il en saisirait quelques-uns à leurs campagnes, et qu’il en pendrait, s’ils ne lui faisaient pas des lettres de change sous la Conservation de Lyon. Il ne touche point aux caisses des recettes générales ; il n’en veut qu’aux fermiers généraux et sous-fermiers dont les premiers sont les cautions. Quand il prend des buralistes qu’il sait avoir espionné les Mandrins, il les juge et leur fait casser la tête. Fischer, colonel des chasseurs, a été battu à plate couture par les contrebandiers, quoiqu’il se soit vanté de les avoir exterminés. Ces troupes légères pillent le pays, au lieu de le secourir. Tout le pays est pour ces contrebandiers. Il est certain qu’on a envoyé un négociateur pour traiter avec Mandrin en Savoie.

19 mars 1755. — Je voudrais que la guerre prochaine avec l’Angleterre fût aussi facile à éteindre que cette guerre de prêtres. L’Espagne, ne dit encore rien ; les Anglais publient partout qu’ils veulent commencer les hostilités contre nous. Les fonds publics baissent de tous côtés ; toutes les marchandises des Indes enchérissent et tout se prépare à la guerre.

Bella, horrida bella 

20 mars 1755. — Le peuple est échauffé contre les prêtres, et ceux qui paraissent dans les rues en habit long ont à craindre pour leur vie. La plupart se cachent et paraissent peu. On n’ose plus parler aujourd’hui pour la Constitution et pour le clergé dans les bonnes compagnies ; on est honni et regardé comme des familiers de l’inquisition.

25 mars 1755. — L’on me dépeint M. de Séchelles comme d’une si grande indifférence sur le mal qui nous menace par une guerre imminente et considérable, qu’on ne saurait juger si c’est définitivement un homme supérieur ou au-dessous de sa tâche.

L’on prévoit une guerre prochaine ; l’on dit qu’elle durera au moins dix années : tout y pousse le Roi, et rien ne veut lui montrer les moyens de la parer.

30 mars 1755. — J’admire avec chagrin comme le sophisme gouverne notre France. Il y a huit ans que le Roi mourait d’envie d’accélérer la paix, et voilà qu’il court aujourd’hui à une guerre universelle. L’on croit sans doute effrayer nos ennemis par cette perspective d’une guerre prompte et générale, si l’on laisse les Anglais nous attaquer en Canada. Mais je me demande s’il ne peut arriver que nos ennemis ne soient point effrayés de cette bravade, connaissant, comme ils font, notre intérieur impuissant et maladroit, notre très mauvais gouvernement, les troubles intérieurs entre le parlement et le sacerdoce, voyant qu’on ne sait pas finir nettement cette querelle domestique. Cependant le besoin que nous avons de l’argent du clergé fait que l’on va le ménager en irritant le parlement qu’il faudra aussi ménager de son côté. On ne peut plus trouver de recrues pour les troupes réglées, bientôt l’on sera contraint de les prendre forcément dans les milices.

5 avril 1755. — Il faut toujours définir le monarque pour juger des événements dans une monarchie telle que la nôtre. On ne peut être moins propre qu’est Louis XV aux coups d’État ; il ose légèrement et témérairement, puis il s’ennuie et il craint ; jamais il n’y a eu d’homme moins courageux d’esprit que ce prince. De là arrive que chaque ministre qui l’approche sent peu à peu ses forces et n’a qu’à oser pour exécuter. C’est ainsi que le cardinal de Fleury l’a gouverné pendant dix-sept ans ; ainsi la marquise, qui n’est plus la maîtresse depuis trois ans, continue à le dominer par le ton et par la hardiesse ; ainsi chaque ministre tire à lui la couverture et la déchire.

10 avril 1755. — Je me suis trouvé hier à un souper où étaient la plupart de nos ministres, et j’ai causé avec eux en particulier. Il m’a toujours paru surprenant combien les bornes étaient étroites à leurs vues, quel entêtement joint à la présomption, et le peu de philosophie qui préside à toute cette machine du gouvernement français. Ce sont la plupart des vieux libertins sans étude, qui se sont épuisés dans les délices de Paris et qui en portent les marques morbifères pour le corps et de défaillance pour l’esprit. Ils y joignent, eux et leurs femmes, la vanité de leur pouvoir et de leurs richesses ; ils sont têtus et courts, et s’ils sont occupés de quelque chose, c’est de leur personnalité.

17 avril 1755. — J’ai eu hier une conversation avec M. de Séchelles, contrôleur général des finances. Je me suis réjoui du système où je l’ai vu et où je l’ai tant excité depuis qu’il est en place, c’est de laisser une grande liberté au commerce. Il se plaît à entendre discourir sur cela le sieur de Gournay, intendant du commerce, qui pousse au plus loin cette idée et s’applique merveilleusement. M. de Séchelles dit que Gournay va jusqu’à lui proposer de rompre toutes les jurandes, c’est-à-dire les communautés d’artistes et de marchands, de façon que les métiers soient ouverts, ce que j’approuve fort.

Il m’a donné gain de cause sur les plantations en vignobles. À mon retour de Touraine, cet automne, je lui remis sur cela un mémoire de ma façon, suite d’une dispute que j’avais eue avec M. de Magnanville, intendant de Touraine. J’ai trouvé aujourd’hui M. de Séchelles persuadé que le cultivateur était toujours meilleur juge que tout intendant ou subdélégué de ce à quoi son champ pouvait être propre : c’est là le point où je désirais la persuasion. Il ne veut pas encore rendre d’arrêt qui déclare cette liberté accordée au public, mais il refuse sur cela toute contrainte, ou amende proposée par les intendants.

17 mai 1755. — L’on vient d’avoir nouvelle que le fameux Mandrin a été pris dans un château de Rochefort proche de Valence. On l’a mené à cette ville les fers aux pieds, et il ne tardera pas à être roué. Avec lui, l’on a pris neuf de ses principaux lieutenants, de sorte que voilà nos fermiers généraux bien tranquilles désormais. C’est la Morlière, chef de partisans, qui a fait ce beau coup d’épée et qui en recevra grosse récompense. L’on croit que ce misérable Mandrin a été vendu traîtreusement par quelques-uns de ses compagnons.

22 mai 1755. — L’on me mande directement la prise de Mandrin par M. de la Morlière, brigadier. Il est venu à Paris en porter la nouvelle. C’est par une ruse de guerre qu’il a été arrêté au château de la Mothe en Bugey, et l’on va l’exécuter à Valence.

L’on dit qu’il a été arrêté sur terres de Savoie, et que cela va nous faire une affaire avec le roi de Sardaigne.

Cependant il reste beaucoup de cette bande de contrebandiers, qui continueront leur métier dangereux, mais lucratif.

26 mai 1755. — M. de Séchelles vient de rendre un arrêt du conseil qui accorde la maîtrise en tous métiers à ceux qui prouveront un certain temps d’apprentissage ; on n’en excepte que les plus grosses villes du royaume, comme Paris, Lyon, Rouen, etc., parce que ces communautés sont chargées de dettes contractées pour le service du Roi.

5 juin 1755. — Il est vrai que le Roi de Sardaigne n’a point été sérieusement fâché de l’enlèvement de Mandrin sur ses terres ; cela a été, dit-on, joué à Loches ; l’on voyait qu’on ne pouvait prendre ce fameux chef de parti qu’en le trompant sur cette opinion de confiance, et le Roi de Sardaigne s’y est prêté secrètement. Il a fait quelques remontrances par son ambassadeur, on a arrêté quelques-uns des auteurs de sa capture, voilà tout. La prétendue grande tuerie des Savoyards se réduit à un cabaretier tué et un petit garçon blessé, pour s’être présentés avec leurs armes devant les gens de guerre qui allaient prendre Mandrin.

Ce brave Mandrin est mort avec la mollesse d’une femme, il a pleuré, il a demandé pardon.

12 juillet 1755. — M. de Séchelles, contrôleur général des finances, plaît au Roi de plus en plus, et possède aujourd’hui la haute faveur. De plus, il lui procure de l’argent pour ses bâtiments, ses dons et ses voyages. L’on parle d’arrangements pour les fermes générales et sous-fermes, qui seront très utiles au fisc et qui procureront à Sa Majesté nombre de financiers à placer comme la marquise le désire. La compagnie des fermiers généraux sera, dit-on, de quatre-vingts au lieu de quarante, et il n’y aura point de sous-fermiers ; ils régiront les sous-fermes par bureaux ou commissions de cinq personnes chacune, et ceux de la tête iront résider dans les provinces ; ils ne gagneront que ce qu’ils doivent gagner, et chacun travaillera bien ; l’on exclura les gens incapables et paresseux. Enfin l’on dit que cette opération sera un chef-d’œuvre.

18 juillet 1755. — L’on voit déjà copié le projet de M. de Séchelles pour les fermes et sous-fermes : Cent fermiers généraux, chacun quatorze adjoints, ce qui fera quinze fermiers. Ces cent fermiers généraux avanceront chacun 100 000 écus au Roi, ou les auront à son service ; chacun des adjoints avancera 50 000 liv. Soixante fermiers généraux résideront dans leurs provinces avec une partie de leurs adjoints. Ils tiendront la banque pour remettre de place en place. Ils ne prêteront et n’emprunteront qu’à 4%. Avec cela le Roi aura beaucoup d’argent à son service, un gros revenu, grand crédit, pourvu qu’on n’en abuse pas.

31 juillet 1755. — Le Roi a déclaré publiquement dans sa cour qu’il ne fatiguerait point ses peuples pour cette guerre-ci. L’on dit même que M. de Séchelles prétend ôter l’impôt du vingtième. Sa Majesté veut retrancher beaucoup de ses dépenses ; elle suspend ses bâtiments et diminue le nombre de ses voyages.

4 septembre 1755. — Curés paillards : l’un, dans un faubourg de Troyes, où ce curé, grand constitutionnaire, avait eu les pucelages de presque toutes les petites filles à qui il avait donné leur première communion ; il est condamné à être brûlé, et est au parlement pour la confirmation de cette sentence. L’autre curé, du diocèse de Poitiers, a voulu forcer une servante et lui a tenu des discours mêlés de ce qu’il y a de plus sacré et de plus obscène. Le sacerdoce se décrie tous les jours davantage.

5 septembre 1755. — M. Pallu, conseiller d’État et beau-frère de M. Rouillé, secrétaire d’État, va en ambassade à Venise. L’intendance des classes qu’il avait va au fils aîné de M. le garde des sceaux Machault ; c’est un de ces emplois qu’on nomme ici gracieux ; cela vaut 18 000 l. de rentes pour signer son nom deux fois par an.

L’on continue à la cour des mariages de gens de grand nom que le Roi dote par des charges chez Mesdames et chez M. le Dauphin, avec des pensions pour douaires. L’on vient d’en faire un de cette sorte pour un Montmorency. Ces abus se renouvellent chaque jour, malgré les grands projets d’épargne qui ne s’exécutent pas. C’est un miracle que la continuation des finances et la prodigalité des dépenses.

L’on parle de nouveaux papiers de crédit, ce qui deviendra à la fin très difficile.

8 septembre 1755. — On m’assure que M. le contrôleur général va faire passer son arrangement des fermes pour réunir les sous-fermes aux fermes générales, en supprimant les quatre cents sous-fermiers ou environ, et formant seulement quarante régisseurs de ces sous-fermes. Le Roi y gagnera les profits de ces quatre cents sous-fermiers ; la cour criera, mais l’on dira que le Roi le veut absolument, et l’on se taira. C’est, dit-on, depuis longtemps le système de MM. Pâris. Par là l’on supprime beaucoup de financiers ; c’est un grand bien, mais ces affaires seront-elles aussi soigneusement travaillées ? c’est de quoi je doute, tant qu’on ne changera pas les principes. Ces principes seraient de renvoyer l’argent dans les provinces par les exploiteurs et les traitants qui travailleraient et exploiteraient sur les lieux, et dont les profits se dépenseraient dans les provinces mêmes, tandis que les gagistes, comme directeurs, contrôleurs, etc., y gagnent peu et exploitent mal.

Nous allons donc voir, à cette occasion, ce que c’est que M. de Séchelles dont les uns vantent la force et les autres annoncent la faiblesse.

9 septembre 1755. — L’on vient de déclarer l’arrangement des fermes et sous-fermes. L’on supprime les sous-fermes, on les réunit aux fermes générales et l’on augmente de vingt la compagnie des fermiers généraux ; ainsi, ils seront désormais soixante, au lieu de quarante, et toute cette compagnie donne au Roi désormais vingt millions de plus, ce qui met le bail général à deux cent trente et un millions. Ils seront maîtres absolus de la disposition de leurs emplois.

L’on suppose en cela une grande prodigalité de volonté absolue du Roi, non sur les peuples, mais sur la cour, et que le ministre des finances n’aura à répondre autrement, sinon le Roi le veut, qu’il sera non seulement soutenu, mais déchargé de tout l’odieux de cette volonté et des attaques qu’elle souffrira. Certes l’objet en vaut bien la peine, mais la connaissance du théâtre et l’expérience ébranlent la foi que l’on a dans l’avenir de cette opération. On a déjà vu tant de projets de pareille fermeté aussitôt manqués que commencés, et même qui n’ont pas été jusqu’à un commencement d’exécution !

Autre question : comment vingt personnes de plus travailleront-elles aussi bien tant de détails d’affaires que quatre cents, car il y avait quatre cents sous-fermiers ? Si, dans ces nouveaux vingt fermiers généraux il y a autant de gens protégés et malhabiles que dans les quarante anciens, quel travail ! 

Pour moi, je crois que bientôt les soixante fermiers généraux sous-fermeront ces affaires par provinces comme l’on faisait ci-devant. Voilà environ trois cent soixante financiers sans occupation. Désespérés, ils iront dans leurs provinces avec leurs profits faire valoir des terres. Si cela arrive ainsi, voilà le royaume bien mieux qu’il n’était. Le grand mal de l’État est le dénûment d’argent et d’hommes que souffrent les provinces ; si leur retour réussit, comme je l’expose, voilà un grand bien ; il n’y aura plus de fortune à faire à Paris. 

Ces gens-là, obligés de quitter Paris, en voudront retirer leurs fonds en argent. Voilà une grande secousse sur la place et contre le crédit du Roi. L’argent va devenir bien rare à Paris ; cette secousse alarmera, mais j’espère qu’on la soutiendra.

Si l’on ne sous-ferme pas pour les provinces, voilà une grande erreur, et cela sent le système des Paris, régie, livres à parties doubles, fausse opinion que l’on puisse régir ainsi une grande machine par des travaux de cabinet. On se trompe, il faut l’intérêt particulier, le chacun en droit soi, et des soins divisés et concentrés, tels que chaque homme y puisse vaquer soigneusement, autrement tout se délabre par des gagistes.

20 septembre 1755. — La compagnie des Indes s’est assemblée hier, et a résolu un emprunt de douze millions dont elle donnera 5%. D’un autre côté, M. de Montmartel lève de l’argent à pareil intérêt, tandis que le gouvernement voudrait établir les intérêts à 4%. On ne conçoit rien à cette variation de but et de moyens. L’on considère que voilà bien de l’argent qu’on lève à la fois et que, comme j’ai dit, cela donne une furieuse secousse à la place de Paris, qui est la seule place du royaume. J’entends répéter à tout ce qui raisonne de finance qu’il y a beaucoup d’argent dans Paris, et qu’on n’y en a jamais tant eu, mais l’on ne veut pas voir que cela vient d’un mauvais principe et non d’un bon.

1° Le royaume s’appauvrit en général, loin de s’enrichir dans son capital ; les campagnes se désertent ainsi, l’agriculture diminue d’abondance, le luxe augmente partout, le commerce perd ses économies, il ne va qu’au seul luxe, il manque de matières premières, tout court à la capitale, ce qui y forme des obstructions, et inertie dans les membres. Il manque de matières, ce qui est l’essence du commerce ; nous n’avons à donner que des bagatelles comme sont nos modes ; nous ne sommes plus que les corrupteurs de l’Europe pour le vain luxe, nous ne sommes en fait de commerce que des revendeuses à la toilette ; il est vrai que cela va bien loin. Nous sommes mauvais marchands de blés, puisque nous en manquons souvent pour nous nourrir et que nous les rachetons bien cher de l’étranger. Le vin est chargé d’aides, le sol est abandonné aux fermiers généraux. Toute la conduite du commerce et de la circulation de l’argent est livrée à des ministres, c’est-à-dire à des courtisans qui en corrompent les voies par leurs vues fausses et intéressées. Quand M. le Dauphin sera Roi, l’on voit que le royaume sera gouverné par les bigots et par les prêtres, triste gouvernement ; le règne présent est en même temps tyrannie et anarchie.

2° Tout l’argent des provinces, ainsi que les personnes riches, ont afflué à Paris.

3° Ceux qui ont de l’argent à placer sont embarrassés dans le choix de ces deux partis : on a affaire ou à des seigneurs qu’on ne peut faire payer, ou au Roi et à ses éponges financières, et le Roi fait mal ces affaires ; mais l’on soutient son crédit par l’exactitude du paiement, ce qui soutient aussi l’illusion ; l’on recourt à ce dernier parti, ce qui augmente la ruine par la facilité des emprunts.

4° Ainsi il n’y a de riches aujourd’hui que les financiers ; il n’y a pas un commerçant ou autre particulier qui soit riche sans être mêlé dans les finances du Roi, ce qui annonce tôt ou tard une faillite générale.

16 octobre 1755. — L’on prétend que mon frère avance dans ses desseins, et qu’ils ne vont pas moins qu’à faire chasser la marquise. Le prétexte en sera les besoins de l’État et la nécessité d’épargner l’argent, car la favorite continue à piller l’État et à assouvir une avarice sordide ; plus elle est riche, plus elle veut l’être, plus elle se mêle de tout, surtout des places de finance et des emplois militaires et de cour. Or, l’argent devenant rare pour les finances et pour la guerre qui presse, l’on pourra enfin persuader le Roi qu’il faut se défaire de cette sangsue qui ruine tout, qui gâte tout, et qui déshonore le règne. Il ne faut qu’un moment pour consommer ce coup d’État ; le Roi gémirait quelque temps, puis n’y songerait plus, et alors les ministres seraient, dit-on, les maîtres d’un règne qui deviendrait bientôt despotique.

27 octobre 1755. — Déclaration du 7 de ce mois permettant désormais aux sujets du Roi le commerce et la fonte des matières et monnaies d’or et d’argent, monnaies étrangères et de nos anciennes espèces, de façon qu’elles ne seront plus confisquées quand on les trouvera dans les successions, mais on aura quinze jours pour les porter aux hôtels des monnaies, où l’on en donnera le prix au taux fixé ordinaire, comme matières.

Ainsi la liberté va-t-elle en augmentant, et la législation d’un bon ministère français ne se signale plus que par la restitution de la liberté.

2 décembre 1755. — Le Roi se porte lui-même à des retranchements d’une économie admirable. Il a réduit ses soupers à très peu de monde et de plats. Il a déclaré qu’il ne découcherait pas de Versailles d’ici au mois d’octobre, point de Compiègne, point de Marly. Il ne serait point impossible que l’économie prenant faveur en France, elle ne devint un apanage de la nation.

6 décembre 1755. — M. de Séchelles, contrôleur général des finances, a augmenté les tailles cette année dans le royaume, ce qui commence à diminuer l’estime générale pour lui.

Mais la nouvelle loterie royale de trente millions vient d’avoir un succès prodigieux ; en huit jours de temps elle a été augmentée, et même de huit cents billets par delà, ce qui fait dire qu’on la poussera à vingt millions par delà les trente pour satisfaire tout le monde. Ces billets de loterie gagnent déjà 10% sur la place. Ainsi ceci prend tout l’air du Mississipi ou rue Quinquenpoix de 1720.

Un homme qui connaît à fond M. de Séchelles m’a dit, qu’il visait à introduire en France un système de papier tel que celui de J. Law, qu’il avait été très initié dans ce système en son temps et qu’il en connaissait tous les détours ; qu’avec les mêmes ressorts, il pousserait le crédit du Roi tout aussi loin que le voudrait Sa Majesté ; qu’il débutait aujourd’hui par la loterie, qu’il allait faire gagner sur la place les billets par l’espérance, par quelques additions de lots, etc. Que de papier, que de crédit, que de charges pour l’État ! Mais cependant il y aura libération de dettes pour les particuliers, facilité de circulation.

11 décembre 1755. — L’on travaille nonchalamment à la marine, les fonds manquent souvent. Certes, M. de Machault n’est pas ce qu’il nous faut, c’est un médiocre travailleur qui se couche tard et qui se lève de même, sans sollicitude et sans industrie, laissant aller les causes secondes comme elles allaient auparavant ; les commis sont fort riches et s’intéressent dans les affaires. Un M. de Montalembert, ci-devant page de M. le prince de Conti, a prétendu avoir un secret pour faire de meilleurs canons pour la marine, il a reçu dix-huit cent mille livres, et n’a encore fourni que sept canons, mais il a acheté des terres, y a bâti, a fait une salle de spectacle, et les canons ne viennent pas.

14 décembre 1755. — M. de Séchelles a un système foncier d’agiotage et de papier, il l’a déclaré entre des amis qui me l’ont dit. Il vante le système de Law, il dit qu’on l’a seulement trop poussé, qu’il faut moitié papier et moitié argent pour circuler, afin de mettre l’intérêt de l’argent à 4 ou même à 3. Il n’y entend rien, il ne faut que des facultés et de l’aisance ; il va augmenter les dettes du Roi et sa facilité à le ruiner davantage en lui confiant cette banque publique.

31 décembre 1755. — La misère augmente, et on la prévoit encore plus grande cet été, si la paix ne survient pas. L’on va retirer une seconde milice après que celle que nous avons aura marché aux côtes.

Le Roi rembourse tous ceux qui avaient des charges de police avec droits sur les denrées. Cette affaire avait été faite sans connaissance de cause par feu M. Orry, et les traitants y ont gagné beaucoup en les remboursant. Le Roi donnera ses droits à percevoir aux fermiers généraux et en tirera plus de douze millions, ainsi que des droits qui se rétablissent au 1er janvier prochain.

Dans un contrôleur général des finances il y a deux fonctions, celle d’intendant du fisc, et celle de ministre du dedans du royaume. Jusqu’ici M. de Séchelles s’acquitte bien de la première, nous lui jugeons de la capacité pour la seconde, mais l’une fait un tort nécessaire à l’autre quand ses désirs sont trop allumés. Il faudrait avoir la paix en vue sans nulle préoccupation de guerre pour donner l’essor à la portion de liberté utile au travail des sujets et à l’augmentation du capital de l’État.

2 janvier 1756. — Ce sont de grandes plaintes dans le public à Paris et de grosses injures contre M. de Séchelles, contrôleur général, sur le rétablissement des quatre sols pour livres sur les droits de consommation à Paris ; les pauvres gens ne peuvent plus subsister, tout va renchérir cet hiver et tout était déjà fort cher. On entend les femmes du peuple, informées de la basse origine de ce ministre des impôts, parler du temps qu’il balayait comme elles devant la boutique de son père, etc. L’on prétend qu’il avait déclaré et promis précisément, en prenant possession de son ministère, qu’il ne mettrait point d’impôts, qu’il fournirait au Roi les sommes nécessaires aux occurrences, sans les expédients odieux, qu’il soulagerait le peuple, etc. D’un autre côté l’on voit la misère du peuple qui augmente par ces calamités, et la dépense de la cour provenir de pillages et de paraguantes. Les ministres ne sont les maîtres de rien, les favoris et les favorites en grand nombre arrachent toutes les grâces qu’ils veulent, et nous voyons aujourd’hui tout l’argent de circulation porté aux mains du Roi. Voilà de quoi décrier ce ministère, et faire tout craindre au peuple ; il ne lui reste que le parlement pour l’appuyer, et Dieu sait à quoi il tient que la subtilité du ministère n’arrache ce dernier appui à la liberté.

9 janvier 1756. — Le public est très mécontent de la réimposition du dixième ou doublement du vingtième. L’on n’y voit pas de sujet, la guerre étant trop peu avancée, et l’argent qu’elle coûtera se tenant encore dans le dedans du royaume. On ne ménage point les termes, l’on trouve M. de Séchelles un tyran et un bas courtisan qui ne cherche qu’à flatter la royauté. Il est de plus à remarquer que le vingtième a été extrêmement perfectionné par M. de Machault, c’est-à-dire poussé très loin pour l’exaction, de sorte que le dixième que l’on va payer sera le cinquième qu’on aurait payé en 1744. J’ai vu des Bretons qui parlent sur cela avec menace de révoltes : ils disent que plus ces exactions seront poussées, moins cela durera, ce qui sent la menace.

10 janvier 1756. — L’on a exempté le charbon (qui devient rare à Paris) du rétablissement des nouveaux droits, et l’on a diminué d’un tiers ceux sur les autres denrées mentionnées en l’arrêt du conseil. Le doublement du vingtième n’aura pas lieu comme on avait dit. On s’est aperçu tout à coup que cela déplaisait grandement au public. 

28 janvier 1756. — J. J. Rousseau, de Genève, philosophe cynique, travaille actuellement à l’analyse des ouvrages politiques de l’abbé de Saint-Pierre, grand et hardi citoyen, mais dont les expositions sont aussi bonnes que les moyens sont capucins, parce qu’il ne connaissait pas les hommes de son siècle, ni les replis de leurs cœurs. Il avait pour ressorts des passions vertueuses, il est resté fameux aux pays étrangers et ridicule dans notre France ; c’est un bon service à rendre au public que de relever ses reliques. 

1er février 1756. — L’on a beaucoup parlé de cette belle maison dans la Limagne d’Auvergne à laquelle l’intendant faisait travailler vivement ; on avait dit que c’était pour servir d’asile à la maison Stuart ; il se trouve que c’est pour la dame d’Ayac, ci-devant Mlle Morfi, maîtresse du Roi, à qui le Roi veut un bâtiment somptueux. L’on y emploie beaucoup plus d’argent qu’on n’avait dit, et le produit de deux élections d’Auvergne va à cette dépense, car le Roi aime les bâtiments et les femmes.

13 février 1756. — La marquise prétend convertir le Roi et le ramener à la religion par son exemple. De faux services rendus à l’État font les chimères de sa conduite. Voyant le Roi amoureux d’autres beautés, elle veut le ramener à elle par la régularité des mœurs ; certes c’est hypocrisie, mais à bonne fin. Ci-devant, elle faisait l’esprit fort devant le Roi pour assurer son règne ; elle admettait à la conversation avec le Roi le sieur Quesnay, son médecin, homme de beaucoup d’esprit et qui se pique d’être esprit fort, mais, depuis le dernier voyage de Fontainebleau, elle a commencé de parler de la religion révélée, et de se donner pour craintive des jugements de Dieu. Elle sait que le Roi a peu de forces pour les femmes, elle prétend le ramener à la règle d’un chrétien. Cependant l’on parle d’une nouvelle maîtresse pour le Roi ; on nomme la comtesse de Noé qui est fort pauvre, et qui en aurait grande envie.

2 mars 1756. — Mais voici une autre affaire bien considérable : M. de Séchelles, contrôleur général, est devenu fou. Il y a huit jours qu’il perd la tête, et ne sait plus ce qu’il fait ni ce qu’il dit ; on s’en aperçut à un comité, puis à un conseil, et cela n’a été qu’en augmentant depuis, de sorte qu’il est tombé dans une totale imbécillité. Le Roi lui a dit au dernier conseil qu’il était incommodé, et qu’il ferait bien d’aller pour quelque temps à la campagne ; sur cela, ce ministre est allé à Saint-Ouen, chez le prince de Soubise. L’on m’assure qu’il doit donner ce soir la démission de sa charge, et le sieur de Moras, intendant des finances, son gendre, est allé porter au Roi diverses signatures. C’est, dit-on, pour cela que le Roi est allé passer les trois jours gras à Bellevue, pour ôter de sa tête les chagrins présents et pour raisonner avec ses confident et confidentes des arrangements qu’il doit prendre. 

On me peint les affaires de notre État comme étant dans la plus grande confusion. M. de Séchelles a été l’oracle de tous les départements par le brillant qu’avait pris la finance, par des emprunts qui ont réussi, mais avec lesquels il a épuisé toutes les ressources de l’État ; l’on assure que le crédit public est perdu et qu’il n’y a plus d’argent à prêter au Roi. C’était lui qui avait écarté la guerre de terre ; voyant qu’il fallait rétablir la marine tôt ou tard, il a dit qu’il fallait autant l’accélérer à force d’argent, et il a épuisé pour cela le trésor royal, sans qu’un tel édifice pût avancer de beaucoup, puisqu’il y faut des neuf à dix ans. C’est lui qui a dicté les manœuvres des troupes de terre, et il se trouve que la marche de nos troupes vers les côtes, les campements qu’on leur prépare dans nos provinces les meilleures, tout cela coûtera, dit-on, plus qu’une campagne en Flandre. Et tout cela n’est qu’ouvrage de montre dont se moquent les Anglais. Oh ! imbécillité, et vanité dont on ne prévoit les conséquences qu’après les dépenses faites ! Il a régenté sur les affaires étrangères ; elles se trouvent aujourd’hui dans une confusion où l’on ne comprend plus rien, et M. Rouillé tombe dans le même abattement que lui.

4 mars 1756. — La maladie de M. de Séchelles, qui est au cerveau, vient d’ailleurs ; il a les jambes enflées et on lui croit de l’eau dans la poitrine. Il est à Saint-Ouen, dans un état singulier, gai, serein, et ne parlant aucunement de sa charge, comme ne sachant point qu’il est malade et oubliant qu’il ait des affaires. L’on attend à tout moment la nomination de Sa Majesté pour cette importante charge des finances. On en nomme plusieurs dans le public, et surtout le sieur Silhouette, chancelier de M. le duc d’Orléans. Pour moi je dis que le plus honnête homme sera le meilleur ministre des finances ; sans la vérité et la sincérité il n’y aura ni crédit ni confiance. 

5 mars 1756. — Le Roi est très mal conseillé ; il se donne toujours tort et donne toujours raison au parlement. On le dégrade peu à peu, surtout dans le siècle lumineux et philosophique où nous vivons. Si Henri III fut obligé de se mettre à la tête de la Ligue, Louis XV devrait se mettre à la tête de la philosophie, de la justice et de la raison pour rétablir son pouvoir et son bonheur ; qu’il se constitue hardiment le chef des réformateurs de l’État pour conduire mieux qu’eux les réparations que demande la situation de la France.

9 mars 1756. — M. de Séchelles est mieux pour sa tête ; il assistera demain au conseil. Le Roi a changé d’avis sur ses voyages, et projeté d’en exécuter cette année comme les précédentes, à Compiègne le 1er juillet, à Crécy sitôt après Pâques, etc. Cela est, dit-on, nécessaire à sa santé. Qui ne doit pas se rendre à cette raison ?

10 mars 1756. — La guérison de M. de Séchelles est à désespérer de plus en plus ; l’on remet de semaine en semaine son apparition à Versailles. Le cerveau est ébranlé et perdu, il n’a plus de mémoire. L’on compte qu’il avait déjà eu deux attaques d’apoplexie que sa famille avait cachées, les 15 janvier et février derniers. Alors il ne savait plus où il était. Depuis cela, il ne dormait plus et se relevait la nuit pour vaquer à la folie qu’il avait de travailler à la politique.

23 mars 1756. — Le Roi vient de donner six mille livres de pension à M. de Malesherbes, fils du chancelier et président de la cour des aides, qui a épousé la fille d’un des plus riches financiers de Paris ; ces prodigalités font crier dans le public. 

27 mars 1756. — Nos finances vont mal : on est, dit-on, à la veille de ne plus payer ou de mal payer, les négociations se font en papier, les fermiers généraux prennent de l’argent à plus gros intérêt qu’à l’ordinaire, à 5 et à 6%. L’on presse les recouvrements dans les provinces, on pressure tout. Tout cela est bien fâcheux parmi des esprits aussi vifs que ceux des Français dans leurs opinions. Tout à coup tout manquera. C’est là, dit-on, ce qui a causé la démence de M. de Séchelles, et les embarras de son gendre Moras à accepter l’adjonction à cette place.

11 avril 1756. — Les ministres du conseil disparaissent et se réduisent bientôt à rien. Outre M. le maréchal de Noailles qui est retiré, M. de Puisieux est tombé en éthisie ; il a demandé quatre mois de congé pour aller rétablir sa santé à Sillery, et M. de Séchelles n’est quasi plus capable de rien. Reste donc à trois ministres : mon frère, le meilleur, qui n’entend rien à la politique ; M. de Machault, idem ; de Saint-Florentin, encore moins, et M. de Rouillé qui est un petit pédant quasi imbécile.

14 avril 1756. — L’on observe que tous les parlements font des remontrances avec hardiesse pour peu de chose, et comme sûrs de l’emporter ; que le peuple, dans les halles, commence à parler de lois fondamentales et d’intérêts nationaux, ce qui marque une fermentation dangereuse contre l’autorité.

14 avril 1756. — M. de Séchelles vient de se retirer totalement de l’administration des finances, la laissant à son gendre Moras, à qui la tête tourne. Mme Hérault, fille de M. Séchelles, a obtenu en même temps six mille livres de pension. Que de pensions !

23 avril 1756. — La marquise de Pompadour est réintégrée en amours et en caresses avec le Roi très chrétien ; elle dispose de tout plus que jamais par le ton qu’elle prend. Par là aussi les pensions se multiplient ; l’on vient d’en donner trois qui font crier. Une de 40 000 livres au marquis de Gontaud parce qu’il avait un logement à l’hôtel des ambassadeurs ; une de 5 000 au sieur Godion de la Grange, fils d’un garde du trésor royal, et une de 6 000 à M. Gresin, fils d’un ancien officier, tous deux libertins et dérangés. Quelle pitié ! La cour est un abîme de dépenses, la marquise est obstacle à toute réforme

30 avril 1756. — Tout s’agite, tout fermente ici, et ce que j’y trouve de fâcheux pour moi est que mon frère se montre à la tête et seul pour ce terrible dessein. Gare la même agression que celle contre le cardinal Mazarin ! Il est détesté, haï dans le public et dans nos halles de Paris ; si cela continue, je me retirerai à la campagne. Il est beau de servir son Roi, mais non contre la juste liberté de sa patrie.

3 mai 1756. — Tout le monde crie de l’énorme pension donnée à M. de Séchelles à sa retraite, ainsi qu’à sa famille, sans aucune cause. Elle va jusqu’à plus de 100 000 livres ; savoir : 80 000 à lui seul ; 8 000 à son frère Nassigny, qui s’est retiré de tout service ; et 12 000 à sa fille, Mme Hérault ; tout cela n’est que trop ridicule.

8 juin 1756. — L’on parle du nouveau contrôleur général Moras comme d’un ministre dont la tête va tourner, ainsi qu’elle a fait à M. de Séchelles son beau-père. Le gendre est moins actif, moins élevé, et certainement moins versé dans les affaires économiques. C’est un gros garçon à qui le travail coûte ; aussi n’en a-t-il pris que ce qu’il lui en faut, depuis qu’il est maître des requêtes ; sa graisse empêche le sang et les esprits de circuler comme il faut ; déjà le travail le surcharge, il fait peu, mais l’on prétend que ce qu’il fait est bon. Cependant sa surcharge augmente.

L’on assure qu’à l’exécution ce nouveau dérangement des sous-fermes est impraticable, que rien n’ira, et qu’on les va rétablir comme elles étaient. En effet il consiste à avoir expulsé trois cents travailleurs aux maltôtes par compagnies locales dans les provinces, et y avoir substitué vingt nouveaux fermiers généraux, dont il n’y a que trois travailleurs, et les dix-sept autres sont des rentiers et gens mis par la cour. On leur a emprunté soixante millions, et tout va à emprunter, comme aux affaires d’un grand seigneur ruiné. Voilà notre finance aujourd’hui.

18 juin 1756. — Demain mardi, il doit y avoir conseil extraordinaire de finances où assisteront tous les ministres ; c’est pour y résoudre l’impôt du dixième au lieu du vingtième, à cause de la guerre déclarée à l’Angleterre. L’on y délibérera aussi si l’on doublera les rôles du vingtième sur le pied où est cet impôt présentement, ou si l’on reprendra les rôles de 1748 pour s’en contenter. Le parlement aura de la peine à passer cet impôt, et demandera que l’on fixe la durée tant du nouveau dixième que du vingtième qui se perçoit depuis la paix et qui devient éternel.

4 juillet 1756. — Le procureur général du parlement de Paris a depuis deux jours la déclaration pour le doublement du vingtième. On l’assaisonne, pour consoler le peuple, de quelques diminutions sur les droits sur le bois de chauffage. Le premier président a été ces jours-ci chez M. de Moras pour travailler avec lui sur l’arrangement de cet impôt.

25 août 1756. — Nos finances vont mal ; l’on dit que le Roi ne trouvera point à emprunter les trente-six millions qu’il demande sur le produit des quatre sous pour livre, et que la contradiction ou abstention du parlement y fera grand obstacle. C’est un gouffre que les dépenses du Roi : tous les emprunts de M. de Séchelles sont consommés. Dans les trois déclarations, Sa Majesté fait des compliments ridicules aux peuples, puisqu’il augmente ses dettes et les impôts au lieu de les diminuer.

28 octobre 1756. — Je vois par mes terres et par ma province que les impositions vont nous accabler pis que jamais. L’on n’a accordé de remise qu’aux villages grêlés ou inondés ; mais les insolvables n’ont rien ; et voilà cette année des surcroîts d’imposition qui sont : 1° le doublement du vingtième ; 2° imposition pour les fourrages ; 3° pour l’ustensile, trois suites ordinaires de la guerre. Eh pourquoi avons-nous la guerre par terre ?

22 novembre 1756. — J’apprends quelques détails de notre triste prodigalité par un gouvernement stupide, insensé, ignorant et conduit à la boulevue. La guerre montera cette année à cent dix millions, en supposant qu’on n’envoie en Allemagne que vingt-quatre mille hommes. La marine allait à cinquante millions ; on a obtenu par la haute faveur de M. de Machault qu’on y mettrait vingt-cinq millions de plus ; ainsi elle ira à soixante-quinze millions. Pour les affaires étrangères (chose inouïe !), nos subsides étrangers vont présentement à cinquante millions. Nous doublons en faveur des Russes le subside que les Anglais leur donnaient, et qu’ils retranchent depuis la querelle de Prusse avec Saxe et Autriche, afin de mettre en mouvement cette nation féroce contre le roi de Prusse. Nous donnons à Saxe de quoi vivre, à cause qu’il n’a pas de revenu de son propre fonds et pour l’empêcher de se lier personnellement avec Prusse. Nous donnons seize cent mille livres à Gênes pour nous permettre de garder l’île de Corse.

22 novembre 1756. — Un des principaux officiers comptables m’a dit que toutes les dépenses de voyage, de bâtiments extraordinaires et de grands dons faits à la marquise allaient présentement par la voie d’ordonnances au porteur sur le trésor royal. Cela ne passe que sur le livre rouge du Roi, et on en compte à la Chambre des comptes par acquit patent. Ces ordonnances au porteur ont été mises en usage pour quelques dépenses très mystérieuses aux affaires étrangères, du temps du feu Roi et pendant mon ministère, mais d’appliquer cette méthode à toutes les volontés d’une favorite, c’est vouloir perdre l’État, car qu’est-ce qu’un gouvernement où une putain se mêle de tout et dispose de tout ?

Il n’y aurait de remède à ceci que de chasser cette favorite ou la réduire à sa quenouille. Elle a près du Roi la charge d’avoir sa confiance et d’être sa consolatrice. Le Roi trouve, dans ce service rendu par une femme, une douceur, un calme, des attraits qu’il ne trouve pas dans un homme, quelque ami qu’il lui fût. Un Maximilien de Sully l’effraierait : les hommes sages et fermes, comme il faudrait, sont farouches et rébarbatifs. Louis XV n’y trouverait pas cette douceur qu’il faut à son caractère.

Cependant il lui faudrait absolument ce rébarbatif et refrogné pour guérir les grands maux de l’État. Quel grand coup du ciel, et de la grâce opérera ce changement ? À force de réputation, de vertu et d’intelligence aux affaires d’État, N*** pourrait peut-être y venir. Je voudrais qu’il fût nommé ministre et surintendant des finances, conservant en place tous ceux qui y sont, et qu’en cette qualité il assistât à son travail de ministre et à tous conseils, en sorte qu’il remplaçât la marquise de Pompadour dans la confiance universelle du Roi, laissant à chacun faire sa charge, mais avançant et soutenant de meilleurs principes, qu’il se concertât même avec la marquise pour opérer l’économie, autant qu’elle a fait triompher jusqu’ici la prodigalité et la stupidité de la direction générale.

27 novembre 1756. — L’on prévoit famine à Paris. Le pain y est à trois sols six deniers la livre, et cela monte bien vite ici quand cela commence. On y prend le monopole pour le commerce. Les sous-fermiers, ôtés de la ferme royale, ont mis leurs fonds en achats de blés. L’on dit qu’ils seront chers cet hiver ; on en achète, et le gouvernement favorise ce mauvais commerce.

29 décembre 1756. — La marquise de Pompadour retranche beaucoup de sa dépense, pour montrer au public qu’il ne faut plus dépenser qu’à la guerre. Ainsi, chez les méchants, les bonnes actions apparentes n’annoncent que de plus mauvaises vues encore.

6 décembre 1756. — L’on m’a convaincu que de plus en plus la marquise de Pompadour devient le premier ministre de France, et que le Roi se livre aux conseils faux et contradictoires de cette femme ; son assujettissement par les sens est dissipé, mais il reste celui des âmes. Cette favorite a peu d’esprit, mais Louis XV, par sa timidité, par son manque de clairvoyance et d’expédients, s’est mis fort au-dessous d’elle ; ainsi, dans ses propositions, elle se trouve avoir sur lui la supériorité des âmes fortes sur les faibles. Elle veut fortement ; d’un autre côté, elle a eu l’industrie de s’associer des hommes propres aux affaires, comme MM. de Machault et de Bernis. Ceux de nos ministres qui trouvent leur compte à quelques-unes de ses idées y applaudissent, et voilà comme cette favorite a beaucoup plus d’autorité par les affaires qu’elle n’en avait par les voluptés. C’est elle aujourd’hui qui conduit cette grande guerre entre la magistrature et l’épiscopat, et actuellement elle est pour les évêques. Elle a dit au Roi : « Soyez ferme, soyez hautain, vous avez le Pape pour vous. » En effet Sa Sainteté s’est beaucoup modifiée, et il fallait un Pape aussi doux que celui-ci pour donner le bref radouci qu’il vient de donner.

25 décembre 1756. — Il n’y a pas un écu au trésor royal. L’on a, dit-on, sept à huit nouveaux édits bursaux tout prêts pour secourir les finances, mais le diable est qu’il faut l’enregistrement du parlement.

31 décembre 1756. — Ainsi finit cette année dans des embarras que se sont attirés sans nécessité la stupidité de la cour, et la malice des courtisans, sous un Roi dont la vocation était la bienfaisance.

6 janvier 1757. — Hier, à six heures du soir, le Roi se disposant à monter en carrosse pour aller faire les Rois à Trianon, fut frappé d’un coup de poignard par un méchant assassin qu’on dit se nommer Damiens, et être du pays d’Artois. Il vendait à Versailles des pierres à ôter les taches. On l’a arrêté sur le champ. La garde veillait mal ; c’est un valet de pied avec le mousquetaire de l’ordre qui l’a saisi. Le Roi l’avait vu en passant et avait dit : « Voilà un homme qui est ivre » ; puis ce traître, étant de quinze pas derrière le Roi, vint à s’élancer promptement sur sa personne sacrée, et l’a frappée d’un coup de stylet entre la hanche et les côtes. L’on parle différemment de la blessure ; les uns la disent peu profonde, et les autres autrement. L’on prétend avoir fait la preuve que la lame n’est pas empoisonnée.

Le Roi, se sentant faible, pensa tomber, mais eut la présence d’esprit de dire : « Qu’on arrête ce malheureux, mais qu’on ne lui fasse pas de mal. » On porta Sa Majesté sur le champ à sa chambre, on le soigna, puis la Martellière, son premier chirurgien, lui a mis le premier appareil qui n’était pas encore levé quand j’écris ceci. Le Roi dit encore que l’on prit garde à la personne de M. le Dauphin.

Effectivement, M. le garde des sceaux a d’abord interrogé ce méchant homme ; il s’est montré très faible, il a dit que l’on prit garde à la personne de M. le Dauphin, et qu’on le devait assassiner avant minuit. On lui a chauffé les pieds ; il a dit que, s’il avait à recommencer ce coup, il le ferait encore, qu’il n’était pas encore temps qu’il nommât ses complices, et qu’il en avait. C’est un homme très ferme, qui ne paraît point fou, mais très méchant.

On ne comprend rien à ceci ; de quelle part vient le coup ? Tout le monde veut qu’il parte des prêtres ; cet ordre en est beaucoup plus mal voulu dans Paris. Au fond, le Roi est aimé de ses sujets, et chacun est touché de l’attentat et du danger.

En montant son escalier, le Roi a dit : « Eh ! pourquoi veut-on me tuer ? je n’ai fait mal à personne. »

7 janvier 1757. — Cette blessure n’a pas eu de suite, et le Roi doit être sur pied dans quelques jours. Il avait bien cru être en danger et a fait une harangue à M. le Dauphin, comme s’il comptait de lui remettre les rênes de l’empire ; il lui a dit : « Mon fils, je vous laisse un royaume bien troublé, je souhaite que vous gouverniez mieux que moi. »

8 janvier 1757. — L’assassin est ferme et paraît homme d’esprit, sans extravagance ni délire. Il assure à présent qu’il n’a point de complices et qu’il ne déclarera rien sur cela, quelques tourments qu’on lui fasse. Cependant, les trente et un louis dans sa poche décèlent quelque soutien fort et secret ; il maudit toujours le Roi et dit qu’il a bien fait de vouloir délivrer la patrie d’un tyran, puisque les peuples meurent de faim.

14 janvier 1757. — L’on parle beaucoup d’un homme arrêté ce soir qui a voulu forcer la garde, et qui en voulait aux jours de M. le Dauphin. À la fin, nos princes intimidés seront obligés de vivre comme les tyrans et de se défier continuellement des sujets français.

Les esprits sont trop en mouvement par la religion et par la misère. 


MÉMOIRES

Extrait d’un mémoire sur Louis XV et le pouvoir royal

Dans l’art de régner il faut bien distinguer les articles qui vont bien par eux-mêmes (et même mieux par leur abandon ou par la plus simple inspection que par des soins inquiets), d’avec ceux qui demandent la sollicitude et l’activité. Hélas ! notre gouvernement présent n’est qu’une méprise continuelle de ces deux classes de travail ; on gourmande la liberté et on ne réforme aucun abus.

Un roi assoupi sur le trône serait bon au moins à laisser aller les causes secondes qui vont bien par elles-mêmes ; nous y avons de grands avantages, la situation, le sol, l’honneur et l’intelligence des habitants. Semblable à la nature, la société germe et se répare par elle-même ; nous n’avons point, comme l’empire romain, d’inondation de barbares à craindre au dehors ; la religion pour fleurir ne demande au gouvernement que d’arrêter le fanatisme et la persécution, en réprimant l’intrigue des hypocrites.

Toutes ces choses s’accomplissent en ne faisant rien de mal à propos ; toutes grandes entreprises sont impossibles ou nuisibles à un tel règne ; qu’il n’écoute jamais les insinuations ni les inquiétudes de l’intrigue, qu’il écarte les projets de ces prétendus grands ministres (comme un Alberoni), si zélés pour la grandeur des maisons souveraines, mais si vides du bonheur des peuples ; qu’il émonde, qu’il abroge les lois inutiles, et, avec ces qualités négatives, ne faisant rien de mal, il produira quantité de biens.

Mais, quand le vaisseau fait eau, il faut une grande activité et bien du travail ; autrement il coule à fond. Tel est le cas d’alliances dangereuses au dehors, de vues contraires à notre intérêt, et quand un conseil ennemi a séduit le nôtre. Tel était celui de Louis XIII, lorsque le cardinal de Richelieu prit le timon des affaires ; tels sont les maux du dedans, quand une partie affaiblit d’autre, quand la cour et la capitale épuisent les provinces, et quand les riches sont seuls écoutés au préjudice des autres citoyens.

Alors le prince doit s’éveiller pour ne se livrer au repos que quand le mal aura été extirpé dans ses racines. Il doit changer ses ministres et son conseil, il y a tout danger au retardement ; il doit accabler de confiance ceux qui le méritent, et congédier ceux dont il se défie ; il doit unir les causes secondes. Les vues des ministres décident du gouvernement dans les monarchies. Nous avons parlé plus haut du fameux duc de Sully : sans lui le grand Henri eût peut-être été confondu dans la foule des rois, et la France, trouvée malheureuse à son avènement, fût devenue encore plus faible. En voilà assez, appliquons, et nous aurons exposé le caractère de Louis XV avec autant de fidélité que de respect.

Le travail particulier du prince ne doit pas s’estimer aux heures qu’il y donne, ni à son assistance aux conseils, mais à l’intérêt qu’il y prend. Ce n’est point par des velléités ni par des moments d’affection que l’on conduit les affaires d’une grande charge, mais par une volonté constante et toujours occupée de l’objet. L’on souffrira bien que les délassements, les défaillances et les faiblesses interrompent le travail, mais ils ne doivent tenir rang que d’exception, et le sérieux doit être la règle et la pratique ordinaire. 

Oh ! que ce terme de faiblesses exprime bien les passions de certains hommes doués de bonté et de facilité ; ils ne pèchent qu’en manquant de force pour résister ; ils voient et approuvent le mieux, et suivent ce qu’il y a de plus mauvais ; leur virilité n’est qu’une enfance prolongée ; ils prennent souvent l’ombre du plaisir pour le plaisir même ; jeunesse, enfantillage, amour-propre sans orgueil, leurs actes de fermeté ne sont qu’entêtement et mutinerie ; ils pensent sans réfléchir ; ils tirent des conséquences sans les applique ni agir, opinion sans volonté ni désirs : le calme trompeur leur fait oublier tous dangers connus. 

Avec ce triste caractère, un prince croit bien gouverner quand il ne gouverne seulement pas ; tout le trompe, et il est le premier de ses séducteurs ; il a des favoris sans prédilection pour eux, et des ministres absolus sans confiance.

Louis XV est chéri de son peuple sans lui avoir fait encore aucun bien ; Louis XII le fut encore davantage, ayant causé beaucoup de maux en France par ses guerres mal conduites et malheureuses. Regardons en cela nos Français comme le peuple le plus porté à l’amour des rois qui sera jamais ; il pénètre leur caractère, il prend les intentions pour l’action ; certes, c’est par une extrême fatalité qu’il n’est pas le plus riche et le plus heureux peuple du monde ; attribuons-en la cause principale à ce reste d’aristocratie qui domine encore à la cour et aux prétentions du gouvernement militaire.

Le premier des expédients, pour sauver un gouvernement infecté d’abus dangereux, serait de nommer un premier ministre et de charger les tribunaux de la rigueur et de l’odieux des lois ; ainsi faisaient les Romains quand ils se donnaient un dictateur et quand ils créaient quelques commissaires du sénat, dénommés de leur nombre triumvirs, decemvirs, etc. ; ainsi sont à Venise ces censeurs nommés le conseil des dix. Mais les mêmes motifs qui le demandent ici renferment précisément les ressorts qui l’empêchent : l’amour-propre mal entendu du prince, l’autorité des favoris et le faux intérêt des ministres.

Voulez-vous des détails de ce caractère ? l’on y trouvera tout celui des Français si connu des étrangers : contrastes partout, effets d’une imagination trop légère et trop maîtresse du jugement ? des talents perdus, un bon goût qu’on ne peut fixer ; de l’exactitude dans les petites choses, l’inconstance et le manque de plans dans les grands objets ; grand géographe sans application politique ni militaire ; le talent de dessiner et le goût de l’architecture pour les petites commodités, sans rien accorder au grand ; l’esprit de jeu avec l’imprudence dans les affaires, diseur de bons mots et de bêtises ; de la mémoire sans souvenir ; patience et colère ; promptitude et bonté ; habitude et inconstance ; mystère et indiscrétion ; avidité des plaisirs nouveaux, dégoût et ennui, sensibilité du moment, apathie générale et absolue qui lui succède ; désespoir de la perte d’une maîtresse, infidélité qui l’outrage ; des favoris sans amitié, de l’estime sans confiance ; bon maître sans humanité.

Extrait d’un mémoire, sur M. DE MACHAULT, Contrôleur général des finances. 

L’on prétendit fonder le choix de M. de Machault sur les mêmes motifs que celui de M. Orry, le donnant pour un bon intendant ; mais c’était par des qualités occultes et non connues, car, depuis dix-huit mois qu’il était intendant de Hainaut, on n’avait parlé de lui ni en bien ni en mal. Il était déjà ancien maître des requêtes, quand M. le comte d’Argenson le débaucha à la philosophie en faveur de l’ambition. Il lui découvrit par hasard les talents qu’il faut pour la cour, de la dureté, quelques traits de bon esprit, assez d’usage du monde et toute l’insolence nécessaire aux grandes places ; mais, dans ces vocations de protecteur et de protégé, il n’arrive que trop souvent que les élèves deviennent maîtres et que les bienfaits produisent l’ingratitude.

La naissance de M. de Machault passe pour bonne dans la robe ; l’on voit depuis longtemps des magistrats de son nom dans les listes des cours supérieures ; on leur reproche cependant une certaine origine hébraïque dont il y avait, dit-on, une inscription sur le Petit Pont avant son incendie, en 1718 (Judœus nomine Machault), et la malignité observe encore que cet incendie arriva pendant que son père était lieutenant de police

Celui-ci rapportait donc tranquillement des procès au conseil ; on lui trouvait de la netteté, du bon sens ; il ne prétendait à rien ; il était riche et homme du monde, ni oisif, ni travailleur, ni voluptueux, ni misanthrope. Il avait arrêté de bonne heure les progrès de ses connaissances et de son esprit, s’en croyant beaucoup et méprisant les talents des autres. Il n’avait jamais ressenti la moindre curiosité de pénétrer dans les affaires publiques ni du dedans, ni du dehors ; il se croyait suffisamment garni de principes pour les procès que l’on porte au conseil privé, sur le domaine, les matières féodales et bénéficiâtes, l’incommodité des privilégiés et les richesses du clergé. Il avait lu quelques livres de recherches sur l’origine des tailles et sur l’augmentation du droit d’aides ; il n’ignorait pas dans quels temps avaient été créés les bureaux des finances et les élections, la date des ordonnances sur la gabelle, les traites foraines et les principaux tarifs.

C’est à quelque érudition de cette espèce que se réduisent les préparatifs et les dispositions de nos meilleurs magistrats pour administrer la chose publique, conservation des abus qu’ils savent, exclusion de toute philosophie politique qu’ils regardent comme innovation dangereuse. Si jamais celui-ci s’était livré à l’esprit de réformation, il aurait voulu appauvrir le clergé en faveur du roi, détruire tout gouvernement municipal, connaître le produit des impôts par des régies, diriger le commerce par des entraves, en un mot corriger les abus par des abus plus grands encore.

Lui seul pouvait représenter cet ordre inutile et amphibie de magistrats qu’on nomme maîtres des requêtes, moitié courtisans, moitié jurisconsultes, petits-maitres au palais, robins à la cour. Il est cependant devenu la pépinière des ministres et des intendants de provinces ; ces petits magistrats n’y portent que des connaissances de la forme et nulle élévation ni profondeur sur le fond du gouvernement ; ils réduisent tout à ce qu’ils savent, et excluent tout ce qu’ils devraient savoir et discuter ; ils ne trouvent que difficultés à la simplification et à l’amélioration d’une régie plus utile et plus parfaite. La pratique des affaires contentieuses rétrécit nécessairement l’esprit. Tout réformateur paraît aux gens de palais un novateur dangereux ; ils ne veulent rien perdre de l’étalage de leur premier savoir. Réformer les abus dans un État est la science d’un citoyen et non d’un juge : nous avons aujourd’hui plus de lois à réformer qu’à imaginer, et la confiance que l’on accorde à nos petits législateurs est un des plus grands malheurs de l’État.

Ces magistrats portent dans l’administration des affaires publiques un cœur endurci par l’exercice de leur premier état : ils sont habitués à prononcer tranquillement sur la vie, l’honneur et les biens des citoyens, ils ont de bonne heure dépouillé la pitié de cette guerre de plume et sans danger pour eux ; de là leur vient une dureté froide, une inhumanité sans passion et sans fureur. La plupart sont riches et trouvent que tout va bien dans le royaume, parce que leurs rentes et leur portefeuille ne manquent pas ; ils exercent leur goût aux élégances du luxe, ils ignorent les affaires et la situation des provinces, ils n’ont vu que les environs de Paris où tout se ressent de l’abondance de la capitale et de la cour. Quelle indifférence d’habitude ne doit donc pas suivre tant de fausses spéculations ! M. de Sully avait bien d’autres sentiments lorsqu’il parvint à l’administration des finances dont il s’acquitta si bien.

Encore nos anciens magistrats, admis autrefois dans le conseil des rois, avaient-ils un fond d’étude de belles lettres, d’antiquités, d’histoire et de toutes bonnes disciplines, qui leur inspirait les idées du vrai sur le présent par le parallèle du passé; mais, dans ce qui se présente à nos conseillers modernes, rien ne remonte aujourd’hui plus haut que le règne de Louis XIV et le ministère de Colbert ; l’on regarde cette époque comme le siècle d’or de la France et comme le centre de toute perfection, on en prend les abus pour des principes, et l’esprit de courtisan achève le reste.

Nos hommes d’État parlent peu et pensent encore moins, soit par sécheresse, soit par politique ; ils ne reçoivent pas de présents, mais ils ne ressentent pas la moindre indignation contre ceux qui en reçoivent à toutes mains ; le crédit fait l’impunité, les gens en place ne sont pas autrement prévaricateurs que nos courtisans guerriers ne sont poltrons à la guerre, c’est la crainte du ridicule qui fait l’honneur ; mais aucun d’eux n’a l’esprit de leur métier, ni l’amour du devoir et l’émulation de se distinguer. Tout dépérit entre de telles mains, on ne sait comment cela arrive et l’on ne veut pas en observer les vraies causes ; c’est que l’on attribue tout à l’esprit et rien au cœur, on ne se lassera jamais de voir chaque ministère prendre toujours le même tour : les premiers éloges sont aux manières, le second examen aux mauvais succès, le résultat à la méprise du choix et au désir universel d’un changement ; on s’en aperçoit trop tard ; le remède à cela serait de renvoyer les jurisconsultes aux procès et de n’admettre à l’administration des finances que des citoyens et de bons pères de famille.

Mémoire à composer pour délibérer par le pour et le contre, et décider que la France devrait laisser l’entrée et la sortie libres dans le royaume de toutes marchandises nationales et étrangères, sans prendre aucuns droits royaux, mettant tous ces droits sur les consommations par voies sûres pour éviter la fraude.

Qu’on ne s’embarrasse pas de l’air, il sort, il entre, et néanmoins on n’en manque jamais dans le royaume ; c’est cependant une denrée bien nécessaire.

Je ne déciderais pas cela de même dans un pays d’une autre espèce de fertilité ou de fécondité que la France ; mais, ici, on a abondance naturelle de toutes denrées nécessaires à subsistance, ce qui met le même peuple hors d’intrigue. Telles sont ces denrées : pain, vin, sel, bestiaux, fruits, laines. Et ainsi, les marchandises étrangères ne sont que de superfluité et de curiosité. Ce ne sera donc que les curieux trop riches qui préféreront d’avoir la même denrée ou la même étoffe étrangère à plus haut prix, car le transport et les droits étrangers mettront toujours une supériorité de valeur. Les amateurs ne veulent pas moins avoir de ces curiosités étrangères, et, pour frauder, ils en dépensent plus gros.

Cela fera tomber quelques portions ou quantités de nos manufactures, ce qui refluera en ouvriers pour agriculture, et, si cela les fait tomber, plus généralement ce sera en faveur du public acheteur, comme pour toiles peintes, etc. Ce public acheteur mérite préférence sur le public vendeur pour les choses remises dans l’ordre. Cela prouvera que, en bien des choses, laissez aller la nature et la liberté naturelle, et tout ira bien mieux que par des règlements qui forcent ; ce qui concourt à obéir aux ordres du Créateur.

Les Hollandais vendent leurs bœufs à profit et achètent ceux de l’étranger. Idem pour toiles peintes ; chez nous, désordre par vilaines étoffes pour le peuple, chères et bientôt usées, tandis qu’indiennes propres, bon marché, se reblanchissent ; voyez le peuple de Hollande ainsi habillé, et le nôtre.

Eh ! que n’y gagnerions-nous pas ? Nos ports seraient pleins de vaisseaux, soit à nous, soit aux étrangers, pour venir chercher nos denrées et marchandises. Grand attrait, pour les venir chercher chez nous, que le bon marché par retranchements des droits, la liberté, la commodité sans aucune recherche ni inquisition !

J’ai toujours été étonné comment, dans les États où l’on souhaite tant qu’il se fasse du commerce, on met des droits de sortie qui s’opposent au débouché des denrées et marchandises ; encore, pour les droits d’entrée, droits qu’on croit exclusifs, c’est une suite de précautions stupides et peu approfondies, croyant faire préférer ici nos marchandises du crû aux étrangères.

Qu’on suppose les choses égales par cette liberté, que les nations soient libres et en équilibre de venir prendre chez nous, comme nous le sommes de prendre à tel ou tel marchand dans une foire, à quelle nation ira-t-on plus qu’à nous ? Goût, abondance, industrie, fond de bonne foi et de générosité, nous sommes fournis de tout, nous inventons, nous perfectionnons tout. Que craignons-nous donc à ouvrir cette liberté entière si profitable ? Quel bien, quelle richesse dans un pays font les ports francs comme Livourne, Marseille, Dunkerque ! Cependant, derrière eux, barrières pour tout arrêter avec ces vilains droits et prohibitions. Qu’on juge ce que ce serait si tous étaient ports francs, ce qui est facile et non chimérique, comme l’avis de la comédie de mettre tout en ports de mer.

Ces fausses subtilités, par où on croit rendre les étrangers dupes de nos prohibitions, de nos loyers et de nos faveurs pour nos habitants, ces illusions sont bientôt découvertes, et l’effet en est qu’on en pousse trop loin le ressentiment, et par delà ce qu’il mérite. Les Anglais font aujourd’hui la haine des nations par celte tyrannie et ces injustices, et, chez nous, tout ce qui va mal dans notre commerce vient de là….

Nos marchandises étant délivrées de toutes douanes françaises, ainsi que les étrangères des mêmes droits français, voilà une égalité qui revient au même. Par là, les marchandises étrangères apportées chez nous sont en équilibre avec les nôtres de même espèce, sauf le fret qui fait plus cher pour les étrangères. Les nôtres portées chez eux sont à meilleur marché, n’ayant pas payé ces droits, et, par là, sont à meilleur compte que les leurs qui en payent toujours quelque chose chez eux.

Mais, dira-t-on, nos vins en Angleterre, accablés de droits anglais, seront plus chers que des vins supposés nés en Angleterre et sans droits. Réponse : laissez-les faire, ce n’est pas un si grand mal de laisser les étrangers venir prendre denrées chez nous, ils n’y gagnent que le fret, ou nous n’excellons pas à l’économie.

Je veux qu’il y ait eu d’abord quelque bénéfice à défendre les marchandises étrangères dont nous avons l’équivalent chez nous, mais bientôt les étrangers ont fait chez eux les mêmes défenses, ce qui est revenu pour le moins au même. Qu’on laisse toute liberté réciproque, alors qui est-ce qui y gagnera le plus ? ce sera le marchand le mieux fourni ; or, qui l’est mieux dans ce cas que la France, qui a tant de choses à vendre par la nature et par l’art ?

Au plus, je permettrais cette gêne pour un pays qu’on veut sortir de la barbarie, comme la Moscovie sous le czar Pierre le Grand. Pour encourager les premiers essais de manufactures, on a pu défendre l’entrée de ce qui en est l’objet, et ce, pour un temps seulement, jusqu’à ce que ce privilège exorbitant ait mis les choses en train. Mais en sommes-nous là en vérité ? Peut-être nous occupons-nous trop de manufactures, et y aurait-il des perfections d’agriculture à épuiser avant cela.

Si on songeait à fermer les portes d’un État, je voudrais donc copier le Japon : on ferme hermétiquement ; avantages, désavantages, pour et contre, disserter.

Qu’on laisse faire chacun en droit soi, au lieu de gêne et de précautions mal inventées. Alors tout va bien. Admirez comme une ville est pourvue de tout, quand on la laisse se pourvoir, et qu’il n’y a point quelque obstacle étranger, comme serait la contagion ; l’appât du gain remédie aux monopoles ; l’ouverture du commerce à un chacun contrebalance le monopole. C’est cette perfection de la liberté qui rend la science du commerce impossible, telle que l’entendent nos spéculatifs. Ils voudraient diriger le commerce par leurs ordres et règlements ; mais, pour cela, il faudrait connaître à fond les intérêts du commerce, non seulement de nation à nation, mais de province à province, mais de ville à ville, mais de chaque individu à l’autre ; faute de cela, demi-science qui est bien pire que l’ignorance par ses mauvais effets.

Quand on dit qu’il viendrait bien des vaisseaux étrangers chez nous, lesquels feraient le transport de nos propres marchandises, c’est encore une sottise. Eh ! qu’on laisse faire ! Le commerce et son profit par mer consistent en trois articles : porter nos marchandises bien loin, rapporter les marchandises étrangères chez nous, porter et rapporter celles des autres aux autres ; ou plutôt ce profit ne consiste qu’en deux articles : 1° le voiturage ; 2° le courtage ou la survente et sur achat. Ces profits ne sont pas immenses, ils ne consistent qu’à employer des habitants et des matières qu’on emploierait à autres choses profitables, comme à l’agriculture et aux manufactures. Dans un État bien gouverné, policé comme celui-ci, et abandonné à la liberté de ses habitants si industrieux, on ne doit jamais être embarrassé de l’occupation des habitants. La moisson sera toujours plus abondante que les moissonneurs ; je parle de cette moisson de profits qui augmente le capital de l’État.

Quelques provinces maritimes, quelques ports, pays moins fertiles, ont besoin de ces occupations de naviguer. D’ailleurs la marine royale trouve des matelots et des marins qui se forment par l’exercice de la marine commerçante. Eh bien ! on trouvera toujours de quoi naviguer. Qu’est-ce qui manque au Français pour le mettre au taux des autres, et surtout des Hollandais, pour voiturer à aussi bon marché ? Il a besoin de cette émulation et de cette liberté ouverte pour parvenir à ce bon marché ; il a le courage et l’exercice actuel de la marine ; les Français préféreront toujours de charger un navire français, pour envoyer et rapporter, à un navire étranger.

Mais, dira-t-on, nos marchandises resteront taxées chez les étrangers, et même on augmentera chez eux leurs taxes d’entrées, tandis que nous les déchargerons de toutes sorties de chez nous. Réponse que, dans le premier cas, c’est toujours autant de diminué de chez nous pour les faire préférer ; ils n’oseront pas les taxer ainsi par augmentation, ce serait insulte, et, à la fin, nous leur ferions la guerre comme aux Anglais sur cela, s’ils s’en avisaient en pleine paix. On négociera sur cela, ce sera l’objet des spéculations et de la politique, et, en attendant, il y aura toujours bien des branches de commerce qui en iront mieux et qui dédommageraient absolument du reste.

Nous aurons toujours la consolation d’ouvrir un grand commerce sans soin, de rendre nos sujets heureux et abondants, de livrer à bon marché les choses en si grand nombre dont les autres nations ne peuvent se passer. Loin d’ici tout préjugé, toute vieille étude et recherche dont on s’entête par orgueil, quand on y a de l’acquis, ce qui rend tant de petits esprits inaccessibles à l’approfondissement des matières de raisonnement. Telles sont celles du commerce et de la finance.

Le projet serait que tous nos ports fussent francs comme ceux de Livourne, de Marseille et de Dunkerque, mais, derrière ces ports, il y a des visites et des enceintes ; il faudrait que ce derrière fût libre. Cela est nécessaire pour la sortie libre du blé en tous temps, en tous cas. Qu’on croie que ceci l’assurerait, car on trouverait chez nos voisins nos blés dissipés en temps de famine, et qu’on ne croie pas que ce serait à trop haut prix ; il n’y aurait que le voiturage de différent et les droits de chez les étrangers, car cette liberté d’aller venir ferait refluer le blé à l’instant, ou contrebalancerait le trop haut prix de nos magasineurs nationaux, et qui suffirait en empêchant tout monopole.

Il faudrait faire de même pour le sel marchand. Avec droits de consommation
Id. le tabac libre et marchand, etc.

On objectera quelque manque de police, mais de petite police, dans toute suppression des douanes ; mais cela va à quoi ? à quelques livres prohibés ; on pourrait toujours faire visites d’un très petit nombre de marchandises singulières.

Dans ce projet, toute entrée des villes doit être aussi supprimée, toute traite. Les octrois de ville mis sur consommations, donnant le quart ou le tiers des droits du roi sur icelles, afin que ce fût même régie, et sans multiplication de commis. La suppression des entrées des villes du plat pays favorise le commerce intérieur, qui demande pour le moins autant de faveur que le commerce étranger, et il est si gêné aujourd’hui par les visites de commis et vexations !

Qu’on essaie : on verra bientôt l’abondance subite que je promets dans nos ports, on verra nos jolis Français se replier à tout, surpasser les étrangers dans ce que font ceux-ci, et ne se point laisser approcher dans ce que nous perfectionnons ; on verra que, sans soin du gouvernement et sans police, par une concurrence présente et prochaine, nos marchands et fabricants feront tout de bon aloi et donneront au meilleur marché pour avoir la vogue.

Il est surprenant que d’autres nations ne se soient pas encore avisées de laisser cette liberté entière de commerce pour l’entrée et la sortie ; tout ce que je crains c’est qu’ils ne s’en avisent bientôt. Au lieu de cela, chez tous, même chez ces habiles Hollandais, on s’est livré à une fausse subtilité politique pour exclure de certaines marchandises ou en attirer d’autres par des privilèges ou des charges singulières sur certaines espèces, et on s’est porté encore à cela davantage par une méchante finance, pour tirer par les douanes de certains revenus mal placés.

Les vrais revenus du trésor public devraient être sur les consommations, et quelques-uns de dénombrement, mais fort légers. Expliquer ici mon système, considérant les choses contribuables en trois situations : ou les taxer ou ne les taxer ; — mes raisons morales pour taxer sur consommations. — Précautions à prendre ; essai sur blé à monture, mais greniers ou arrhes. Rendant le sel marchand, y substituant droits aux salines, c’est mettre sur les consommations, par là, vous ôtez un des grands obstacles à mon projet, qui sont les provinces rédimées de gabelles dont vous ôtez les bureaux et commis. Vous mettez toutes les provinces au pair les unes des autres ; le soulagement de celles non rédimées n’est point une injustice à l’égard de celles qui se sont rachetées autrefois à bon marché et qui en ont joui assez longtemps.

La meilleure manière de lever sur consommations, est d’exercer les marchands, par retrouves, plombages, etc., et que personne ne puisse vendre qu’étant marchand ou passant par les mains, et que les corps de marchands n’aient d’ailleurs point d’autre association et charges qu’en vue de cet objet de lever le droit, ce qui ne généra point la liberté et mettra un bon ordre dans le royaume, car on y pourra taxer marchandises qui le méritent, au lieu de la confusion qu’il y a aujourd’hui, chacun se mêlant de faire marchandise. Par exemple on peut taxer le blé ; on dira à cela : mais, où sera l’émulation dans cette partie ? Réponse : à avoir abondance, pour vendre beaucoup à l’étranger.

Depuis un siècle, on croit gouverner le commerce d’un État par des droits exclusifs ou admissibles et c’est une grande erreur : jamais l’art n’imite la nature ; l’art peut perfectionner quelque chose, mais non en détruisant la nature pour s’y substituer. La liberté naturelle produirait ce qu’on cherche ; la contrainte le détruit. Ne voit-on pas qu’en excluant les marchandises étrangères on détourne les étrangers de prendre les nôtres ?

A propos de l'auteur

L’Institut Coppet est une association loi 1901, présidée par Mathieu Laine, dont la mission est de participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de la tradition libérale française, et à la promotion des valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché.

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