CONSIDÉRATIONS SUR LE GOUVERNEMENT ANCIEN ET PRÉSENT DE LA FRANCE.
par M. Le marquis D’ARGENSON.
À AMSTERDAM,
Chez MARC MICHEL REY,
M DCC LXIV / XV
(1764-1765)
AVIS DU LIBRAIRE
Il y a déjà plusieurs années qu’il s’est répandu des copies manuscrites de cet ouvrage, et il a mérité les éloges de tous ceux qui l’ont lu. M. Rousseau qui en parle dans diverses notes du Contrat Social, paraît en faire beaucoup de cas. Le libraire en cherchait une copie, lorsque se trouvant à Genève en juillet, M. Gab. Cramer, libraire de cette ville, lui en montra une qu’on lui avait envoyée pour l’imprimer. Mais des raisons particulières l’en ayant empêché, il en fit présent à son confrère qui saisit l’occasion présente de faire connaître sa générosité, et de lui en témoigner publiquement sa reconnaissance.
On a donc cru faire plaisir au public en imprimant cet ouvrage et certainement il ne pouvait paraître dans des circonstances plus propres à en rendre la lecture intéressante. Malheureusement la copie qu’on a entre les mains s’est trouvée pleine de fautes. Ce n’est qu’en revoyant les dernières épreuves de la neuvième et de la dixième feuille qu’on s’en est aperçu. On a d’abord suspendu l’impression et l’on n’a rien négligé pour se procurer une copie plus correcte. Tous les soins qu’on s’est donnés pour cela ayant été inutiles, on a été obligé de passer outre. Mais on a revu avec la plus grande attention les dernières feuilles, et à l’exception de deux ou trois endroits qu’on n’entendait pas et auxquels l’on n’a pas osé toucher, de peur de faire dire à l’auteur ce qu’il n’avait pas pensé, l’on se flatte de n’y avoir laissé aucune faute considérable. On a suppléé par un errata à celles qui sont restées dans les huit premières feuilles. Le libraire qui n’a rien épargné jusqu’ici pour donner des éditions exactes, espère que l’impossibilité où il a été de faire mieux excusera les imperfections de celle-ci, et qu’elles ne nuiront point au succès d’un ouvrage aussi estimable.
AVERTISSEMENT
C’est une prévention presque générale en France depuis le Ministère du Cardinal de Richelieu, que la gloire et la force de l’autorité Royale résident dans la dépendance servile des sujets : on se propose de prouver le contraire dans ce traité, et d’établir quelles étaient les imperfections du gouvernement féodal ; on examinera à cet effet les différents gouvernements des souverainetés de l’Europe, et on montrera par cet examen que l’administration populaire sous l’autorité du souverain, ne diminue point la puissance publique, qu’elle l’augmente même et qu’elle serait la source du bonheur des peuples.
Ces vérités exposées, on proposera quelques principes pour assurer le repos au dehors comme au dedans de l’État.
CHAPITRE I. DÉFINITIONS.
La monarchie est le gouvernement d’un État par un seul homme. La monarchie proprement dite s’entend d’un gouvernement où le monarque rapporte tout à lui, ne considérant en cela que son droit de propriété sur les États qu’il gouverne, et ne croyant pas devoir déférer aux conseils.
Bientôt un tel gouvernement dégénère en tyrannie, qui est l’abus de l’État monarchique par une usurpation suivie d’injustice et de violence.
La royauté est le gouvernement d’un État par un homme seul qui considère moins son droit de propriété, que le bien de l’État qu’il gouverne, et dont il ne se regarde que comme le premier magistrat.
Lycurgue fonda par sa législation le gouvernement de Lacédémone composé de royauté, d’aristocratie et de démocratie.
Les philosophes politiques ont donné ce mélange comme le plus parfait de tous les Gouvernements.
Les Anglais se vantent aujourd’hui de le posséder chez eux par le plus juste assaisonnement des trois espèces.
Mais il est humainement impossible d’empêcher que tôt ou tard l’un des trois gouvernements ne gagne sur les autres.
L’aristocratie est le gouvernement des nobles sur le reste de l’État ; on la subdivise en deux espèces.
L’aristocratie légitime où les gens distingués par leur naissance et leur prudence gouvernent absolument pour le bien commun.
L’oligarchie ou fausse aristocratie ; lorsqu’un petit nombre de citoyens s’arrogent toute autorité par usurpation et rapportent tout à leurs intérêts, ou à leurs passions.
Tels furent à Rome les décemvirs peu à près qu’ils eurent été institués, et les triumvirs pendant tout leur temps.
Il en serait de même d’une monarchie, où le souverain ne se mêlerait de rien, et n’ayant point de premier ministre laisserait gouverner cinq ou six ministres qui agiraient d’intelligence, cet sexumvirat serait vicieux.
Le gouvernement par tout le corps des nobles sans distinction, sans choix et sans autre titre que celui de la naissance est encore une fausse aristocratie, c’est ce qu’ont appelle le gouvernement de multitude, le plus vicieux de tous, puisqu’il dégénère en anarchie, c’est-à-dire sans autorité et sans chef.
Le gouvernement de Pologne serait ainsi une fausse aristocratie et de multitude si les diètes n’écoutaient jamais la voix de leur roi.
Notre ancien gouvernement féodal ayant subsisté jusqu’à ce que nos rois aient eu des troupes réglées et soldées, était dans le même état que la Pologne. L’exemple du plus parfait gouvernement aristocratique qu’on ait encore connu, est la république de Venise ; l’autorité décisive et expéditive n’y est point confiée à la multitude, mais à un nombre d’élus parmi les nobles comme les plus prudents et les plus discrets.
On présumera toujours dans un État, que des nobles d’extraction son nés avec des sentiments distingués de courage et de vertu, que l’exemple de leurs ancêtres leur prêche continuellement la gloire de les imiter et l’horreur de dégénérer, et que l’éducation leur donne des lumières.
Voilà l’avantage du gouvernement aristocratique ; mais il a cet inconvénient, que le corps de la noblesse étant séparé du reste des citoyens, il affecte de mépriser et d’accabler les roturiers qui sont cependant les plus nombreux, et les plus laborieux. Personne ne stipule pour ceux-ci dans les délibérations générales, et chaque jour la noblesse augmente ses privilèges et consomme la séparation d’avec le reste de l’État.
Nos lois se ressentent trop de la part que la noblesse a eu dans l’ancien gouvernement.
Un parfait gouvernement est celui où toutes les parties sont également protégées.
Le despotisme est l’autorité trop absolue indépendante de toute loi fondamentale, ou particulière : elle dégénère souvent en tyrannie qui est l’abus de fait du pouvoir que le despotisme n’a que de droit et à sa volonté.
Le gouvernement de multitude s’arroge le despotisme et la tyrannie plus ordinairement que la monarchie qui se doit à des égards personnels.
La démocratie est le gouvernement populaire où tout le peuple a part également sans distinction de nobles ni de roturiers.
Il y a fausse et légitime Démocratie.
La fausse démocratie tombe bientôt dans l’anarchie, c’est le gouvernement de la multitude ; tel est un peuple révolté ; alors le peuple insolent méprise les lois et la raison ; son despotisme tyrannique se remarque par la violence de ses mouvements et par l’incertitude de ses délibérations.
Dans la véritable démocratie on agit par députés, et ces députés sont autorisés par l’élection ; la mission des élus du peuple et l’autorité qui les appuie, constitue la puissance publique : leur devoir est de stipuler pour l’intérêt du plus grand nombre des citoyens pour leur éviter les plus grands maux et leur procurer les plus grands biens.
Tel est, ou doit être le gouvernement des Pays-Bas.
Il y a donc trois sortes de gouvernements simples, le monarchique, l’aristocratique, et le démocratique.
La royauté monarchique est entre tous les gouvernements le plus estimé par les auteurs politiques.
L’expédition et la justice y opèrent de grandes choses en peu de temps : il lui arrive de dégénérer souvent sous les hommes pusillanimes ; mais elle se relève promptement sous les grands rois. Par ses qualités elle se tourne aisément en pure monarchie. Les passions humaines la conduisent au despotisme et même à la tyrannie : l’usurpation détruit le pouvoir légitime et fait taire l’ordre ancien des lois constitutives et fondamentales.
L’anarchie dégénère en oligarchie, ou fausse aristocratie, fait par un petit nombre de tyrans qui se sont élus d’eux-mêmes, fait par la multitude des nobles qui gouverne, comme serait un peuple révolté.
La démocratie est encore plus sujette à ce dernier vice, elle conduit à l’anarchie et à la violence effrénée ; dans la situation la plus parfaite, elle est toujours sujette à un grand défaut, qui est la lenteur des délibérations ; car les députés craignent le désaveu : les intérêts subdivisés à l’infini et les suffrages trop combattus les uns par les autres, tout cela rend un tel gouvernement incapable de ces parties d’exécution brusque et de prévoyance qui sauvent un État du péril : d’ailleurs le secret y est mal gardé, les hommes de mérite y ont à craindre la basse envie et l’ingratitude : les passions n’y influent pas moins que dans les cours, ces passions ont leurs influences sur les plus grandes opérations politiques ; elles y sont plus déraisonnables étant plus grossières.
Les romains ont éprouvé chez eux toutes les espèces de gouvernements que nous venons de définir.
Aujourd’hui en Europe presque tous les gouvernements sont mixtes ; c’est-à-dire plus ou moins mélangés de monarchie, d’aristocratie et de démocratie.
La France a été de tout temps une royauté monarchique plus ou moins mêlée d’aristocratie selon les temps ; jadis par un pouvoir foncier et inhérent au corps de la noblesse, et depuis ce temps, plus précaire et seulement pour le conseil.
Le corps germanique est monarchique aristocratique ; mais la dernière qualité l’emporte.
Dans les États particuliers d’Allemagne la démocratie est jointe à la monarchie sous un souverain absolu ; l’intérieur du pays est gouverné par des États où le Peuple a un grand suffrage.
La Suède est devenue république mixte, présidée par un roi qui est présentement électif ; le corps même des paysans ne laisse pas d’avoir de l’autorité dans les États du royaume. J’ai déjà parlé (et j’en traiterai encore plus amplement), de l’Angleterre, de la Hollande, de Venise et de la Pologne.
L’Espagne et le Portugal sont des monarchies despotiques semblables à la nôtre, où l’aristocratie n’est admise que par le conseil.
Le Turc est monarque tyrannique, ce qui emporte le despotique. Il en est de même des souverainetés barbares, mahométanes, ou idolâtres hors de l’Europe : on trouve cependant à la Porte quelque trace d’aristocratie dans l’autorité du Divan et des grands officiers de la cour et de l’armée ; mais leur extrême amobilité affaiblit ce pouvoir.
La Suisse est une pure démocratie quoique la noblesse y ait quelque distinction, mais qui ne l’autorise pas dans le gouvernement : en cette qualité les baillis et autres élus du peuple sont à vie dans les principaux emplois des cantons
CHAPITRE II. PRINCIPES.
À quoi sert une vain spéculation politique qui ne conduit point à perfectionner le gouvernement, à rendre les hommes plus heureux et l’État plus fort ; mais surtout à faire la félicité du peuple ? Les savantes recherches sur le droit public ne sont souvent que l’histoire des anciens abus, et on s’en entête mal à propos quand on s’est donné la peine de les étudier.
Quantité de mémoires qu’on présente chaque jour pour proposer des établissements, excellent ordinairement dans leurs premières parties, où on démontre les maux de l’État ; mais quant aux remèdes, les auteurs retombent dans le puéril, ou dans l’extravagant.
On ne peut remédier subitement à d’anciens abus, il faut toujours plus de temps pour les dissiper qu’il ne s’en est mis à les introduire ; l’absurde et l’impraticable de ces expédients ont donc jeté un grand ridicule sur tous les novateurs politiques.
Cependant je demande qu’est-ce que doit être le ministère d’un État bien gouverné, sinon une innovation perpétuelle ? Autrement il ne faudrait que des automates : un ressort pour ainsi dire, qui remué sans intelligence par une force naturelle, continuerait l’état des choses.
Mais le changement dans les mœurs, les passions des justiciables et la négligence des justiciers, demandent une critique continuelle et une révision assidue des lois, afin de les étendre, ou de les restreindre selon les besoins des hommes.
Tout est révolution dans ce monde : les États ont leur temps de progrès et de décadence : le courage des hommes a les siens.
Qui aurait dit autrefois que les Romains deviendraient ce que sont les Italiens ? Qui peut prédire où vont les Moscovites ? Dans un siècle il faut réprimer la fureur des combats, dans un autre il faut réveiller l’honneur qui s’endort au sein de la mollesse.
Pour une nation, qui pour ainsi dire défriche, tels que sont les Russes, il faut des lois qui excitent aux arts. Pour un peuple aussi policé que les Français, il faudrait ramener à l’agriculture qu’on abandonne : le savoir même a ses bornes pour le bien d’une nation.
Rome ignorante est devenue la capitale de l’univers, elle a donné des exemples héroïques de vertu.
Rome savante a été la proie des barbares, et l’assemblage de tous les vices.
Depuis que les Francs ont passé le Rhin pour s’établir dans les Gaules, ils n’ont jamais manqué de législateurs ; le droit romain était un magasin abondant de lois pour la Société ; mais il a toujours manqué aux Français ce qu’on appelle esprit ferme et constant ; et ce n’est point par défaut de génie, mais faute de constance qu’ils n’ont jamais travaillé qu’en petit dans les lois qui leur sont particulières.
De plus le clergé s’est emparé de la plupart des charges de magistrature. La législation et la manutention de l’ordre étant passées entièrement aux gens de robe, tout est devenu forme en ce royaume ; et autant de nouvelles lois contre l’abus, autant de sources fécondes de subtilités nouvelles et abusives.
Les dernières ordonnances, par exemple, données par le feu roi, pour l’abréviation des procédures, les ont multipliées réellement : elles ont occasionné de nouveaux frais aux plaideurs, et les délais pour juger la forme, sont un préalable qui retarde plus que jamais les jugements définitifs des procès au fonds. Toutes les autres parties du gouvernement ne sont pareillement qu’un chaos de règles, de gênes et de contradictions. La finance, le commerce, et même le militaire sont enveloppés dans ce dédale d’étude et de pratique.
Voilà une hydre dans notre gouvernement, et s’il est vrai qu’il y ait des abus, si quelqu’un s’en plaint, si quelque chose est répréhensible, qu’on se persuade que tout gouvernement est beaucoup plus difficile à réformer qu’à former : car il faut aller aux sources et aux principes de la composition, il faut connaître le droit de convenance, qui est la voix de la raison, et la source du bonheur public : il faut savoir le préférer aux droits des titres, et même à celui de la possession, et dans un si grand édifice personne n’ose poser la première pierre.
Il a été facile à tant de petits esprits qui ont mis la main à notre gouvernement, d’introduire des règles compliquées ; mais où est le génie qui ramènera les choses du composé au simple.
Tel est cependant le véritable objet de la science qu’on appelle politique, perfectionner le dedans d’un État de tous les degrés de perfection dont il est susceptible.
Les flatteurs persuadent aux princes que le dedans ne doit servir qu’aux affaires du dehors ; le devoir leur dit le contraire ; et la gloire dont il est tant question pour immortaliser les règnes, que conseillera-t-elle, même aux princes conquérants et ambitieux, quand leurs intérêts seront bien entendus, sinon que les forces d’un État tombent par négligence, et s’augmentent par la bonne administration du dedans ?
Lieux communs, si l’on veut, que la redite de ces maximes ; mais elles ont été si peu appliquées jusqu’ici qu’elles ont plus que jamais le droit d’être méditées.
S’est-on encore lassé dans le monde d’estimer comme les plus grandes époques d’un règne, l’acquisition ou la conquête d’une province ? Et a-t-on toujours exactement calculé, combien il en coûtait à l’abondance des anciennes provinces pour en acquérir une nouvelle ?
Un nouveau trône mis dans une maison royale a coûté à la France la moitié de ses forces intérieures.
Des bâtiments immenses chargent l’État de dettes, une branche de commerce acquise à prix d’argent ne répand qu’une fausse utilité pour un royaume en général et enrichit encore quelques villes, ou les particuliers qui sont déjà dans l’abondance.
Voilà pourtant les grands objets qu’on attribue ordinairement à la politique ; voilà l’éclat des règnes et le sujet des monuments historiques : fâcheux préjugés ! reste de barbarie ! vestiges de l’ancien chaos !
Les autres sciences sont approfondies ; la politique est dans son enfance ; on ne veut ni réfléchir, ni calculer ; et si on raisonne avec liberté, on trouvera qu’en tout cela nous ressemblons à ce cerf de la fable qui se glorifiait de son bois embarrassant et qui méprisait ses jambes agiles.
Nous avons des mines abondantes dans l’agriculture, une industrie, une situation et des forces suffisantes que nous négligeons ; nous nous livrons à une fausse idée de grandeur et d’acquisition qui nous affaiblit.
Au lieu de cette dissipation extérieure, nous augmenterions nos forces en les concentrant davantage ; quelques attentions sur les affaires de la campagne, sur le commerce intérieur, préférable infiniment à celui du dehors, sur la mesure de liberté et de gêne qu’il faut laisser aux travaux des citoyens, sur l’égalité des biens, sur les habitations et la peuplade ; sur les ressorts de l’intérêt qui fait agir, ou qui fait négliger ; voilà des objets pour le gouvernement politique qui produiraient la véritable gloire, même au dehors, et non une gloire vaine et stérile qu’on a coutume de rechercher.
On n’a peut-être jamais pensé à cette mesure de liberté dont je viens de parler ; c’est celle que les lois doivent laisser à ceux qui leur sont soumis, pour qu’ils conservent tout l’effort naturel qui conduit aux grandes choses, mais qui réprime là où il faut, la licence qui trouble l’ordre général : souvent tout est gêne ou tout est désordre.
Cette observation ne tombe pas seulement sur le simple particulier sujet à la loi, elle s’applique encore davantage à ceux qui la font observer, et à la loi même.
Les souverains doivent sur cela tirer leur première règle de Dieu même qu’ils doivent imiter en gouvernant.
Dieu gouverne, Dieu concourt ; mais il laisse agir librement les causes secondes : un roi doit régler par lui-même les principales affaires de son État et le reste par ses officiers ; les premières par une action immédiate, les secondes par un pouvoir émané et délégué.
En plusieurs choses il soutient, il protège ; en d’autres il encourage par divers moyens, souvent il ne se réserve qu’une secrète inspection et voit opérer plutôt qu’il n’opère.
Tout l’art du gouvernement ne consista jamais qu’en cette parfaite imitation de Dieu. Les politiques ont épuisé leurs réflexions à donner, ou à retrancher du pouvoir celui qui gouverne en faveur de ceux qui sont gouvernés.
La puissance tribunitienne chez les Romains, le droit des communes et des parlements chez les Anglais, celui des États nationaux, provinciaux, ou de remontrances chez nous, tous ces remèdes ne sont que des maux ; ils partagent la puissance publique, tandis qu’elle doit être une et décidée. Celle de Dieu est la plus souveraine qu’on puisse imaginer, elle est infinie, mais elle nous laisse notre pleine liberté pour les choses qui nous regardent, même en ce qui peut nous manquer nous croyons l’avoir ; par là l’esclave se croit maître et agit comme tel ; nos actions et nos mérites sont à nous.
Dieu arrête l’usage de notre liberté quand nous en mésusons, surtout à l’égard des autres, et il nous examine avec une justice infatigable.
Voilà l’exemple tracé pour la conduite des souverains et de cette puissance publique en ce monde : je ne ferai que répéter le portrait d’un modèle infini en l’appliquant à son parallèle mortel et fini.
Les officiers royaux sont ceux qui n’agissent dans leurs fonctions qu’au nom du roi et qui le représentent en cela.
Toute administration dans le détail du gouvernement pour avoir le meilleur succès, doit être conduite par le roi, ou au nom du roi par les officiers qui le représentent. C’est un des principaux objets de cette dissertation.
Est-il possible que l’inspection royale nuise quelquefois ? L’action du sujet étant plus libre, n’en serait-elle pas meilleure ?
On doit admettre que cette inspection est nuisible quand elle est poussée jusqu’à une certaine gêne superflue. Tout doit avoir son ordre et ses lois, tout doit avoir l’action et le ressort qui lui rendent ces règles salutaires : ce n’est pas inutilement que le législateur souverain nous a voulu laisser l’usage de notre liberté comme une essence de notre être. Et c’est peut-être en l’essence, ou l’étude de ce juste mélange d’attention et d’abandon que consiste tout l’art du gouvernement ; il en est de même que de l’éducation des enfants : si vous poussez trop loin l’attention du détail, bientôt l’art étouffe la nature, celle-ci ne se connaît pas elle-même et ne sait rien produire ; au contraire si vous négligez trop un élève, les vices de l’humanité prennent le dessus.
Cet art si difficile composé de modération et de sévérité ne regarde pas seulement la conduite de chaque particulier ; il a pour objet le corps des citoyens, les villes et les provinces entières.
Chaque intérêt a des principes différents ; l’accord de deux intérêts particuliers se forme par une raison opposée à celui d’un tiers. C’est ce qui rend les lois générales si difficiles à bien composer.
Et pour éviter qu’elles ne soient nuisibles, elles ne peuvent être trop simples. Au défaut des lois générales, l’arbitrage du juge fait la loi ; il faut donc admettre un détail infini et nécessaire à tout législateur et à tout juge, si vous ne voulez pas qu’ils soient vicieux ou tyrans par ignorance, ou par partialité.
Il y a des intérêts de communauté à communauté, comme d’homme à homme : il y en a entre les provinces et les villes, ainsi qu’entre les nations ; le même principe s’applique à ces diversités. Le souverain doit connaître là où il faut gêner ses intérêts pour les empêcher de se choquer, et là où il faut les laisser agir avec tout l’effort et toute liberté pour le bien des intérêts généraux.
Et pour lui permettre cet effort nécessaire, il faut que ces corps de citoyens puissent s’assembler, se concilier et agir, avec une certaine indépendance. Voilà ce qui a produit originairement dans les États ce qu’on appelle le droit de commune, les officiers municipaux, ou populaires, véritable démocratie qui réside au milieu de la monarchie.
Le peuple est naturellement porté à la licence, et en cela il ennemi des rois ; cependant a-t-il détruit ou affaibli la monarchie, depuis qu’on lui a permis d’avoir ses officiers, comme le prince a les siens ?
Voici le plus grand défaut du gouvernement monarchique et absolu ; il veut se mêler de tout, il veut tout gouverner par ses agents directs et royaux : dans le prince et dans son conseil, c’est bonne intention, c’est pour tout régler au mieux, pour remédier à quelques abus ; mais dans un conseiller particulier, c’est mauvaise intention, ou si elle a été moins mauvaise d’abord, elle se corrompt bientôt ; c’est pour s’arroger plus de pouvoir et de profit, et bientôt il arrive que les abus augmentent au lieu de diminuer, et qu’ils sont d’une espèce bien plus pernicieuse que ceux où peut tomber la multitude, et le travail de gens respectivement intéressés à la chose, comme à une branche du commerce, ou à un point de police, cet objet perd son activité, on néglige, on abuse, l’intérêt particulier seconde tout, il étouffe toute idée du bien public, et tout dépérit par là ; tel sera le sujet de ce traité.
Avec quel tempérament, avec quel art pourrait-on permettre une espèce d’indépendance, au milieu de la dépendance ? Jusqu’où l’une et l’autre peuvent elles être poussées sans se nuire essentiellement ?
Il faut d’abord considérer ce grand principe, c’est dans l’union des parties que consiste la force d’un tout : en conséquence de cela, lorsqu’on craint la sédition dans une ville, on empêche les citoyens de s’assembler plus de trois ou quatre dans les places publiques.
Il s’ensuit du même principe que l’assemblée des États généraux est dangereuse à la monarchie (quoiqu’en dise M. De Boulainvilliers à l’honneur de Charlemagne et de notre nation). Les États d’une grande province sont moins dangereux ; mais ils le sont. L’assemblée du corps de ville le plus considérable et le plus indépendant ne deviendra jamais capable de rien entreprendre contre le souverain d’un État.
Si l’union fait la force, la désunion fait la faiblesse ; ainsi on peut diviser les parties d’un État et subdiviser les sphères d’autorité jusqu’au point où elles se suffisent à elles-mêmes pour se bien gouverner, mais où elles ne puissent ombrager en rien l’autorité générale d’où elles relèvent.
Ce serait donc un bon plan de gouvernement que celui où l’on morcellerait plus ou moins les corps nationaux et municipaux, trouvant l’art d’en écarter le danger et de leur imprimer une indépendance qui fit leur force.
L’indépendance apparente du moins agit avec liberté et avec cet esprit de maître qui s’applique tous les travaux et ses profits sans détour et sans trouble ; tandis que la servitude n’acquérant que pour autrui, n’est bientôt plus que paresse, stupidité et misère.
Plus le peuple sent dans les règlements un intérêt direct et prochain, moins il s’en écarte et plus il devient lui-même le solliciteur de la loi ; et peut-il y avoir d’autres lois sur les hommes que celles qui se maintiennent par l’agrément et l’utilité du plus grand nombre ?
L’autorité royale juge du besoin de la loi et la maintient, l’intérêt du public y veille et l’exécute avec intelligence.
De là deux pouvoirs subordonnés et nécessaires à soutenir dans leurs rôles différents : l’un par les officiers royaux, l’autre par les officiers du peuple.
A-t-on eu jusqu’ici des idées bien nettes dans notre gouvernement de ces deux fonctions ? Les officiers royaux ne se trouvent-ils pas aujourd’hui chargés seuls de la police générale et particulière, de l’entretien de tous les ouvrages publics, de l’exécution des lois, de stipuler eux seuls les intérêts du public, qu’ils ne peuvent, ni ne veulent connaître, et de pourvoir à toutes les choses, où les représentants du peuple et les plus simples particuliers eussent bien mieux travaillé pour le commun que tous ces agents royaux qui ne participent à la royauté que par ses défauts.
Un grand bâtiment se conduit par un architecte et quelques piqueurs sous lui ; mais tout n’y est pas en ordonnateurs, il y faut des bras, et ces bras sont les ouvriers qui travaillent pour leur compte et à leur tâche : à toute œuvre compliquée, il y faut la tête pour conduire et les bras pour exécuter. L’exécution doit jouir d’une certaine liberté qui lui laisse l’intelligence, et un intérêt d’honneur et de profit qui lui donne l’émulation : dans cette comparaison, nous trouverons l’image des pouvoirs subordonnés dont je traite, comme les Romains la trouvèrent dans la fable des membres et de l’estomac.
Nous voyons encore que la nature se répare d’elle même en tout individu : un médecin entreprend-il lui-même d’opérer chaque fonction de son malade, le plus habile laisse beaucoup à la nature.
Si l’intérêt du public est écouté, si on le laisse agir sans confusion, il produit un mouvement de continuité et de renouvellement qui va en l’augmentant et qui se perfectionne au lieu de se relâcher, ni de cesser : c’est là précisément ce qui fait fleurir l’intérieur des républiques : voilà la source des lois efficaces, et l’exclusion des fausses subtilités de leur exécution.
Au contraire dans un État qui n’est occupé que des intérêts du despotisme, tout est violence, ou négligence : les ressorts ne marchent que par secousse, les impulsions au bien ne sont que momentanées ; quelque éclat au dehors, tout est langueur au dedans.
Les lois constitutives de l’État, les mouvements du corps de la nation, la décision sur les principales difficultés respectives sont le partage des officiers royaux.
Mais à l’égard des règlements qui concernent le bas peuple, les intérêts non opposés entre eux, tous les soins qui ne peuvent se réduire à des principes généraux, ou à une exécution uniforme, qui peut mieux s’en acquitter que des officiers populaires ?
J’avais à établir ces principes préliminaires avant que d’en exposer l’application par des exemples et de proposer des conseils.
CHAPITRE III
DES EFFETS DE L’ARISTOCRATIE ET DE LA DÉMOCRATIE CHEZ LES NATIONS ÉTRANGÈRES.
ARTICLE I.
Division.
On ne parlera point ici des Français dont il sera assez parlé dans la suite de cet ouvrage ; dans ce qui précède il a déjà été parlé de quelques gouvernements étrangers.
Il y a en Europe deux nations dont le gouvernement est mêlé de monarchie, d’aristocratie et de démocratie, l’Angleterre et la Suède. Quatre aristocratiques, Venise, Gênes, Pologne et le corps Germanique. Deux démocratiques, Hollande et Suisse : le reste est monarchique, France, Danemark, Espagne, Portugal, Sardaigne, le Pape, Naples et Sicile, Modène, les souverainetés particulières de l’Allemagne, les pays héréditaires de la Maison d’Autriche.
II.
De l’Angleterre.
L’Angleterre est le plus singulier gouvernement qu’il y ait en Europe, il se persuade sans doute être autre chose qu’il n’est en effet : il a été despotique comme l’ont été les monarchies au sortir de leur barbarie, puisque les seigneurs, ou barons se sont élevés à côté de la monarchie, et enfin depuis peu de temps le peuple a gagné sur le monarque et sur les seigneurs ; de ces trois pouvoirs qui subsistent ensemble, chacun vante ses droits ; mais les mesure mal : ils dépendent du temps, des affaire et des rois qui gouvernent.
Les Anglais pensent avoir pris dans le gouvernement des Romains tout ce qu’il y avoir de meilleur et s’être corrigé de ses défauts ; mais ils n’ont que la richesse de Carthage ; ses richesses font déjà l’envie des nations.
Un peuple de marchands ne s’adonne jamais à la guerre ; les troupes mercenaires et étrangères servent mal les desseins de l’État, elles ne tiennent pas contre celles qui font la guerre pour le compte de leur propre nation.
On ignorait chez les Anciens le fléau qui accable aujourd’hui les grands États, appelé dettes nationales ; la guerre se faisait alors en nature ; pour ainsi dire, tout se fait aujourd’hui en argent. C’est une commodité qui engage bientôt à excéder ses forces : le temps présent prend sur l’avenir, la crainte de perdre tout crédit, contumace les souverains comme les sentences contraignent les particuliers à garder leurs engagements : ces dettes publiques étant une fois accumulées, elles deviennent un obstacle à toutes grandes entreprises politiques. Si l’État est pauvre et les particuliers riches, ceux ci se détachent encore davantage de l’intérêt commun, et il est plus difficile d’en tirer des secours qui ne s’accordent que par zèle ou par soumission.
Ce zèle qui réveillerait les citoyens en Angleterre ne peut rouler que sur deux choses, ou sur la religion dont ils sont fous sans en avoir, ou sur les intérêts du commerce ; tout s’occupe de l’argent, tout va à l’argent chez eux, et tout cela ressemble mal aux Romains.
La plupart des monarchies d’Europe sont aujourd’hui gouvernées despotiquement, par ce qu’on appelle le ministère, invention qui était encore inconnue aux Anciens, et qui changer encore fort les choses en considération de matière politique. On connaissait bien autrefois la tyrannie d’un empereur, l’autorité du sénat, le pouvoir d’un général victorieux, le règne passager, toujours funeste d’un favori ; mais nos ministères modernes ne sont point cela, ils tiennent à la monarchie qu’ils servent et à l’aristocratie dont ils sont.
Un ministre stipule pour le roi, mais il travaille et craint pour lui-même ; tout ce qu’il peut faire pour lui est au fond de peu de conséquence par rapport à l’État ; mais les craintes qu’il a pour lui portent une grande différence entre les conseils qu’il donne et les partis que prendrait un roi par lui-même ; il faudrait des fautes et des accidents extrêmes pour détrôner un roi, il ne faut qu’une tracasserie pour déposer un ministre.
Il évite donc prudemment les entreprises qui mènent trop loin, il ménage les puissances qui pourraient lui nuire, et il ne trouve de retour pour lui dans les bienfaits en faveur du peuple, qu’une fumée qui s’évapore ; mais pour sa sévérité contre les grands, il voit s’élever des orages qui retomberaient tôt ou tard sur lui ou sur les siens, et il se joint encore à ces motifs l’intérêt de corps ; car un ministre est ou croit être d’abord du corps des grands de la nation.
En Angleterre les dettes nationales effrayent justement le ministère et le détournent de toute guerre ; à l’instant qu’elle serait déclarée, le commerce souffrirait, chaque particulier lésé se soulèverait contre le ministre, et l’événement ne pourrait que lui être fatal.
L’habitude d’aimer l’argent corrompt également les mœurs et la politique d’Angleterre ; la corruption des suffrages dans le parlement y est devenu un moyen aisé d’introduire le despotisme : depuis qu’on a joint la prudence à l’avidité, ce n’est qu’un champ où l’on sème pour recueillir ; des dons de la nation, le roi d’Angleterre se fait des moyens pour s’en procurer encore davantage, et la possession du pouvoir arbitraire acquise par adresse, accoutumera enfin à lui déférer par droit.
Voilà pourtant quel est le chef-d’œuvre de l’esprit humain dans le juste mélange de trois espèces de gouvernements : ces trois rivales ne cessant jamais de se combattre jusqu’à l’entier anéantissement de deux ; elles peuvent bien être admises pour être consultées, ou pour rester en subordination l’une de l’autre, mais tant qu’elles se trouveront en concurrence de droit et de force, elles se choquent et se détruisent à la fin.
ARTICLE III.
La Suède.
La Suède a éprouvé toutes sortes de révolutions dans son gouvernement. À peine leurs rois venaient-ils d’obtenir le pouvoir arbitraire, que Charles XII en a dégoûté les peuples, et sitôt après sa mort, on a puni les ministres de son pouvoir ; on a rendu la couronne élective, et on a soumis l’autorité royale à celui des États généraux du royaume.
Les circonstances présentes, une nouvelle maison établie sur le trône, tout concourt à déférer sans trouble aux volontés du peuple assemblé par députés ; mais qu’on ne s’attende pas que cela doive durer toujours : je viens d’en établir les principes en suivant l’article de l’Angleterre.
L’avarice n’est point le défaut des Suédois comme des Anglais : la soif de l’or est comparée à celle qu’ont les hydropiques ; plus on a, plus on souhaite ; par la raison des contraires, moins on a, moins on désire. L’or manque en Suède, les particuliers le recherchent peu ; mais on y reçoit volontiers nos subsides, qui donnent de grandes forces à l’État en général. On y veut du travail, de la gloire et quelques aisances, la nature y fournit à peine le nécessaire.
La nature marâtre en ces affreux climats
Ne produit au lieu d’or, que du fer, des soldats.
Tout son front hérissé, n’offre au désir de l’homme
Rien qui puisse tenter l’avarice de Rome.
Voilà cependant quels ont toujours été ces pays du Nord qui ont autrefois inondé le monde de leurs habitants. Alors la nature suffisait à l’homme, la religion n’avait pas encore mis en règle le mariage ; les accouplements indifférents y donnaient plus d’habitants que la terre n’en pouvait porter ; tout est bien changé certainement ; mais il reste toujours cette qualité au pays, qu’à choses égales, il se peuple plutôt que les autres quand la guerre a cessé de le dépeupler.
Ainsi la Suède s’est raccommodée sensiblement depuis qu’elle jouit de la paix, c’est-à-dire depuis la mort de Charles XII un des plus grands avantages dont le ciel puisse douer une nation, est que le repos y rétablisse des forces, sans y énerver le courage.
En Suède l’esprit national est l’honneur ; le luxe ni la douceur de l’air n’y peuvent amollir les habitants.
Nous remarquons en général que toutes ces souverainetés du Nord et celles d’Allemagne se gouvernent entièrement par des assemblées d’États : ainsi les affaires du public y admettent moins d’officiers royaux qu’en France et en Espagne : aussi la police générale et particulière y est-elle tout autrement exercée, les intérêts publics mieux connus et moins négligés, la campagne et les petites villes plus habitées et plus florissantes.
La vénalité des offices n’y a pas été introduite ; ici elle a tout inondé d’offices bursaux qui ont ôté toute fonction au véritable protecteur de l’intérêt public, elle est même devenue un moyen ordinaire de lever de l’argent et rien n’a échappé à cette vue.
La Suède se tourne de plus en plus en république sous le présent règne par la fréquence et l’autorité de l’assemblée des États généraux. La royauté par là se réduit à une simple présidence, comme sont les Doges de Venise et de Gênes, et comme serait le roi de Pologne, s’il n’avait pas aujourd’hui des États héréditaires hors du royaume.
Quand de pareilles républiques voudront conserver leurs prérogatives, qu’elles ne se préservent que d’une seule chose, qui est d’élire des chefs, ayant pour eux des appuis étrangers, comme sont les princes des grandes nations de l’Europe, et surtout qui possèdent ailleurs des souverainetés considérables. Plus ces appuis seront importants, plus le droit d’élection sera en danger et la liberté de leurs peuples sera près de sa fin.
Un roi de Pologne, électeur de Saxe, un roi d’Angleterre riche et puissant en Allemagne, et même un prince d’Orange trop grand seigneur dans les Provinces-Unies et trop bien allié, tout cela menace bientôt l’équilibre des suffrages et la liberté républicaine qui ne les a élevés qu’à sa propre destruction.
Quand les États généraux d’une nation sont composés de trois ordres, clergé, noblesse et tiers-état, ou paysans, comme en Suède, leurs délibérations concourent également aux décisions ; cela peut s’appeler un État démocratique, car l’aristocratique consiste dans le privilège exclusif attribué à la noblesse de gouverner les roturiers ; autrement la noblesse n’y fait que partie du peuple et ce gouvernement s’appelle mixte.
ARTICLE IV.
Venise.
Par la précédente règle, Venise est purement aristocratique, les nobles y règnent, mais non avec confusion, au contraire avec un ordre et des règles durables, qui ont fait l’admiration des politiques.
Cet ordre aristocratique n’accorde pas seulement les nobles entre eux ; il garantit encore les roturiers des vexations de la noblesse : en Pologne le paysan n’est garanti que par le ménagement que chacun a pour son bien, l’habitant y est serf, ou esclave. La jalousie des nobles moins riches contre les plus riches y produit tout l’ordre, les lois et la morale y préservent de la vexation.
À Venise l’habitant y est considéré comme appartenant à la république et non à la noblesse, et y est ménagé en cette qualité.
Il n’y résulte donc de cette supériorité de la noblesse sur les autres citoyens aucun appauvrissement dans le plat pays ; au contraire les peuples sont fort ménagés en terre ferme par prudence, on est doux faute de citadelles et d’armée. La république cherche à retenir les peuples par amour, et elle ne se souvient que ses provinces sont pays de conquête, que pour les ménager davantage. Quand on la dépouilla si rapidement par la guerre de Cambrai, les provinces qui lui étaient enlevées regrettaient bientôt le joug de Saint Marc et y rentraient avec joie.
De cette observation il résulte une chose remarquable pour la matière que nous traitons, c’est que le gouvernement est tout à fait aristocratique à Venise, mais démocratique en terre ferme : les nobles de terre ferme sont humiliés et mécontents, mais le peuple y est tranquille et heureux, exemple à citer devant une monarchie qui peut bien plus aisément l’adopter que l’aristocratie n’a pu la produire.
Les républiques sont destinées à concentrer leurs forces et à demeurer contentes de ce qu’elles ont : malheur à elles quand elles veulent trancher de la royauté ; ou il leur arrive alors de tomber sous les tyrans, comme à la république romaine, ou de se ruiner par des guerres d’humeur et par des efforts malheureux, comme Carthage et successivement Athènes, Sparte et Thèbes, lorsque ces illustres républiques prétendaient dominer sur le reste de la Grèce et s’étendre en Italie et en Sicile.
Venise a éprouvé les abus d’une politique trop raffinée et trop ambitieuse ; elle est livrée à des ressentiments et à des haines, ne prétendant qu’éloigner les offenses et se faire respecter ; elle avait trop étendu ses conquêtes, sous prétexte d’étendre son commerce et celui de ses citoyens, elle avait inspiré une envie universelle par un commerce forcé, enfin elle mortifiait ses voisins par ses vues inquiètes pour l’équilibre universel. Une sage république n’appuie que de loin les affaires générales de l’Europe.
ARTICLE V.
Gênes.
Gênes copie Venise, comme nous venons de dire que Venise avait contrefait les rois : mais il s’en faut bien que les principes en soient aussi bons. La preuve en est dans toutes les révolutions que nous expose son histoire ; révolutions venues des défauts internes, de l’envie des citoyens, des tyrannies arrivées par intrigues, des partis acharnés à se perdre, comme ceux des Adornes et des Frégoses, appelant alternativement les grandes puissances du dehors pour subjuguer la république, et enfin la concurrence de deux ordres dans la noblesse, qui jettent les délibérations dans l’inaction et l’État dans le découragement.
Le commerce Génois sent trop la juiverie, leurs richesses sont odieuses, et de tout temps la réputation des Génois a été leur plus cruelle ennemie.
Toutes ces petites républiques n’ont ordinairement qu’un moment de chaleur pour le bien commun ; c’est dans les premiers moments d’une liberté recouvrée, ou lorsqu’on se croit en danger de la perdre entièrement, alors tout est héroïsme et merveille ; mais bientôt dans le calme tout devient indolence, l’intérêt particulier occupant seul, attaque le général. L’inégalité des fortunes trouble l’ordre ; les places et les honneurs ne servent plus qu’à nourrir l’ambition des particuliers.
ARTICLE VI.
La Pologne.
La Pologne que j’ai déjà citée, présente à la fois tous les inconvénients de l’aristocratie et de la multitude, quoique le gouvernement ait ses règles bonnes en apparence, et que la noblesse s’est dictée elle même.
La folie de chaque nation est de vanter ses propres lois, et la sottise des étrangers de les admirer ; quand ils ont bien pris la peine de les étudier, il faut bien se récompenser par quelque chose d’une peine inutile : on en fait accroire aux autres, et on s’entête soi-même de ce qu’on fait et que le reste ignore.
Le gouvernement de la Pologne se glorifie d’avoir établi la royauté dans le plus juste degré où elle doive être, ne pouvant du tout faire que des grâces et jamais de mal, les rois y donnent des charges qu’ils ne peuvent ôter : ils accordent rémission des peines, et n’ont pas ce qu’on appelle droit de vie et de mort. Il faut donc savoir si on peut conduire les hommes par les seules récompenses et sans la crainte des peines : on est flatté par l’espérance et on manque faute de crainte. Le roi de Pologne homologue les délibérations de la république, et ne peut les exciter ni les finir.
Nulle liaison entre les différents partis de l’État, nulle discipline, et impossibilité de l’introduire au milieu des voisins barbares.
La valeur des Polonais a pu figurer il y a cent ans ; mais depuis que les autres nations ont appris tous les nouveaux arts qui rectifient leur gouvernement et tant de découvertes modernes dans le métier de la guerre, la valeur devient inutile faute de nerf et de conduite. Nulle voix n’est écoutée dans les diètes dès que les privilèges sont opposés, le pays est pauvre en argent, chaque noble a droit de préférer son économie particulière à celle du bien général qu’il ne considère que de fort loin. L’unanimité dans les suffrages est à la vérité d’une grande sûreté pour conserver leur précieuse liberté et pour faire garder les Pacta Conventa ; mais c’est aussi un grand obstacle à tout bien, car il arrive souvent qu’un fou qui proteste l’emporte sur mille sages.
De là nulle défense ni sûreté pour l’État. La Pologne reste ouverte de tous côtés et n’est plus qu’au premier occupant, elle n’aura bientôt plus de force que dans sa faiblesse ; on envie peu une telle conquête, on la rend aussi facilement qu’on s’en est emparé, et les souverains voisins qui se la disputeraient, savent qu’aucun d’eux ne se l’annexera à demeure.
En France nous allions vraisemblablement à cette anarchie sous notre ancien gouvernement féodal, lorsque peu à peu nos rois de la troisième race ont détruit l’aristocratie pied à pied. On ne peut pas dire absolument que des principes bien médités aient consommé cet ouvrage ; un objet continuel d’inquiétude et d’heureux hasards l’ont conduit. Le pouvoir choquant de nos ducs et comtes souverains les ont d’abord séparés de l’intérêt commun de leurs pères, la jalousie des plus faibles, l’heureuse félonie de quelques-uns, des confiscations applaudies par les égaux envieux, des mariages et des donations ; telles sont les voies par où la monarchie dissipe les ligues, par l’effroi de la discorde et de la défiance, et rarement la souveraineté a l’union qui lui est nécessaire.
La différence entre l’aristocratie de Pologne et celle de notre gouvernement féodal, est que la première a reçu des règles fixes, et que ces règles ont établi une sorte d’égalité entre les membres, quoique sous des classes différentes ; au lieu que la seconde n’ayant jamais été établie que par le hasard de différents degrés d’usurpation, elle n’a point eu de loi certaine ; nos rois se sont trop bien conduits pour le permettre : fixer des lois à un abus, c’est l’autoriser, le rendre durable ; la loi du plus fort avait construit cette usurpation, elle en devenait odieuse, et ainsi elle n’a jamais été plus proche de sa destruction que dans le temps de sa plus grande force.
ARTICLE VII.
Le corps germanique.
C’est une association des princes souverains et de villes libres, elle doit être considérée en elle-même comme une aristocratie bien constituée.
Le corps germanique a grand nombre de ces règlements que je viens de dire qui manquaient à notre gouvernement féodal et qui sont défectueux chez les Polonais. Ces lois empêchent du moins le renversement total du corps, si elles ne préviennent pas son affaiblissement.
On ne dira pas du corps germanique, qu’il sait acéphale, sa tête pèse autant que tout le corps, si même elle ne l’emporte, semblable au Jupiter d’Homère qui se vantait de pouvoir enlever tous les Dieux de l’Olympe à la fois avec une chaîne ; et outre la supputation des forces de la maison d’Autriche, il faut accorder une grande supériorité de puissance, à l’union sous un même maître, en comparaison des puissances dispersées qui se ligueraient ensemble s’il était question de résister à leur chef.
Mais il faut convenir qu’heureusement pour l’Europe, il y a encore bien loin des progrès que l’empereur a fait sur les vassaux de l’empire, à ceux qu’il veut faire et qu’ont fait les successeurs d’Hugues Capet. Nous ne décrirons pas ici tout ce qui a été employé jusqu’ici d’adresse plutôt que de force.
Dès que le chef d’un tel corps a acquis une certaine mesure de puissance par lui-même, il se sert de tout pour l’accroître, et ce n’est plus que l’affaire du temps, il emploie surtout pour lui les avantages d’un inconvénient sans remède et qui sans cela ne serait rien en lui-même, c’est l’inégalité entre les membres, il engage les grands vassaux en les flattant de plus de grandeur et les petits par un secours qui leur devient nécessaire, et c’est cette protection qui constitue la dépendance.
ARTICLE VIII.
La Hollande.
La Hollande ou les sept provinces ont deux objets dans leur gouvernement : conserver sept souverainetés particulières indépendantes l’une de l’autre, et purement démocratiques ; maintenir l’association de ces provinces pour le bien commun et en gouverner les intérêts politiques au dehors des États.
Cette association est également démocratique ; elle est conduite par peu de députés du peuple qui n’ont qu’un caractère momentané ; ils retombent dans l’état privé et dans l’égalité lorsque leur temps de magistrature est fini.
On connaît peu de noblesse originaire en Hollande, le peu qui y reste est suspect ; c’est là l’esprit du gouvernement, quoique le temps et les abus travaillent à défigurer tous les jours les plus salutaires constitutions. Ainsi voilà un gouvernement très purement démocratique, et quant à sa bonté, on peut en appeler aux effets.
Tout le terrain des sept Provinces-Unies en déduisant les eaux qui y sont enclavées, n’a pas plus d’étendue que notre Normandie ; un si petit pays a fait le commerce des quatre parties du monde, et le fait encore en grand partie : il a fourni des sommes immenses pour divers établissements, et a subvenu à des guerres qui auraient fait succomber les plus puissants monarchies ; mais ce qui est plus admirable, c’est la perfection intérieure du pays en toutes les choses qu’on peut dire de la nature et de l’art. Ce bon entretien, cette propreté presque divine qui règne dans tout le public, comme dans le particulier, ce qui ajoute à la beauté, des magnificences inconnues ailleurs. Si les souverains raisonnaient bien, il semble qu’ils ne devraient permettre les profits du dehors que quand toutes les perfections du dedans sont épuisées. Il y a longtemps que la Hollande en est là, et cela se continue par soi-même sans aucune altération, ni relâchement, et avec des soins et une patience nécessaire, si l’on veut, à la situation présente du pays ; mais qui passant le besoin, montre bien que cette assiduité infatigable est devenue le propre de la nation.
Que l’on voyage dans les lieux où une république avoisine un État monarchique, il se trouve toujours des enclaves par où ces souverainetés sont mêlées ensemble, on connaîtra aisément les terres de la république, et quelles sont celles de la monarchie, par le bon état des ouvrages publics, même des héritages particuliers ; ceux-ci sont négligés, ceux-là sont peignés et florissants.
Grande étude pour tout monarque qui voudra véritablement policer son État. Les ressorts qui produisent ce mouvement dans les républiques sont-ils absolument ennemis de la royauté ? Qu’on les exclue, rien n’est plus juste ; mais si en les discutant et pour ainsi dire en les anatomisant, on trouve qu’ils n’y nuisent pas, et même qu’ils y servent ; on ose l’avancer ici, quelle stupidité d’en négliger l’examen et l’application.
L’intérêt du peuple mène continuellement le peuple, même dans la république des Provinces-Unies : on y reconnaît la puissance publique dans l’effet des lois ; chacun est parfaitement libre dans ce qui ne nuit point aux autres : de l’usage de cette liberté, et de cette multiplicité d’intérêts qui agissent sans se choquer, résultent des effets immenses du commerce : le commerce paraît de loin raisonné sur des principes généraux entre tous les commerçants de Hollande, et c’est là une source d’erreurs pour nos politiques ; il en est de cela comme d’une fourmilière ou d’une ruche d’abeilles, où chaque insecte agit suivant son instinct, il résulte de leurs actions un grand amas pour les besoins de la petite société ; mais cela ne s’est point opéré par des ordres, ou par des généraux qui aient obligé chaque individu à suivre les vues de leur chef.
Une partie des défauts de notre commerce porte sur ce préjugé : on prétend faire vouloir, et agir ce qui ne peut vouloir et agir que librement ; on ignore que les différents intérêts du commerce sont aussi multipliés qu’il y a de négociants dans un État ; l’admission de l’un est l’exclusion de l’autre, ainsi cette science du commerce n’est pas plus donnée aux chefs du gouvernement que la philosophie universelle. Il y a longtemps que l’on a dit qu’il ne faut au commerce que protection et liberté, et peut être abandonnerait-on l’un pour jouir pleinement de l’autre.
Quand nous voudrons étudier quelques principes du gouvernement de Hollande, nous en trouverons des traces sans sortir de chez nous dans la portion des Pays-Bas que nous avons acquise et qui forme une de nos frontières. Ces peuples s’y gouvernent encore par des magistrats municipaux : les Flamands doivent être nés avec un esprit de justesse et d’économie plus propre à l’administration que les autres peuples.
Ce qu’on y a laissé subsister de leur méthode pour lever les impositions sert plus qu’il ne nuit à l’agriculture et au commerce : c’est ce même esprit d’économie et cette liberté dans l’action du gouvernement intérieur qui avaient rendu les derniers ducs de Bourgogne si riches en argent comptant et plus puissants que nos rois.
Dans ces mêmes provinces on voit les villes les unes sur les autres, les bourgades florissantes, la campagne bien cultivée ; tout abondant, tout soigné : leurs lois féodales sont observées, les nobles n’y sont pas faits pour dominer, ni l’esprit flamand pour s’élever au dessus des matières économiques.
Tout gouvernement a ses défauts ; celui de Hollande a beaucoup de bras et manque de tête dans les occasions, où il en faut nécessairement, comme sont les guerres défensives et tous les temps difficiles.
Dans les conjonctures pressantes les Romains sortaient de leur jalousie de liberté et créaient un dictateur : à la fin les généraux illustres enchaînaient la république.
La Hollande sent toute l’étendue de cet inconvénient, elle l’éprouve depuis sa naissance dans les services et dans les dangers qui lui sont venus de la maison de Nassau. Au reste il n’y a plus que la reconnaissance et les grands domaines possédés dans la république qui la lie encore avec ceux de cette maison : elle peut trouver ailleurs de grands capitaines pour la protéger ; mais ce choix et ses suites sont fort difficiles.
Comme les magistrats y sont à temps et amovibles, lorsqu’on les renouvelle, il arriverait que des gens neufs ne pourraient pas gouverner l’État selon ses usages et sur les derniers errements de leurs prédécesseurs. On y remédie d’une manière qui pourrait s’appliquer à toutes les compagnies. On a établi des conseillers pensionnaires qui sont perpétuels, mais qui n’ont pas voix délibérative ; ils restent les dépositaires de la règle ; ils proposent, ils excitent, ils avisent, mais ils ne sont les maîtres de rien, si ce n’est par l’empire de la raison et de l’expérience ; par là la liberté est en sûreté et les règles sont conservées.
ARTICLE IX.
La Suisse.
La Suisse est moins florissante que la Hollande, le terrain y est fort ingrat, les habitants en sont aussi lourds, mais plus grossiers, le défaut des conversations, ou pour mieux dire d’imagination, rend les Hollandais inhabiles aux belles-lettres ; mais la grossièreté des Suisses ne leur laisse qu’un instinct droit pour leurs affaires, nulle vue pour le commerce, et toutes les vertus militaires en partage, excepté celle du commandement : aussi se vendent-ils pour la guerre, et c’est un des principaux trafics qui jette quelque argent en Suisse.
Si un tel pays était condamné à appartenir à un monarque, ce serait bientôt le plus misérable de tous les royaumes, et d’ailleurs les Suisses serviraient aussi mal un souverain, que le souverain les commanderait mal ; c’est ce qu’ils ont fait voir lorsqu’ils ont secoué le joug.
En quel pays trouve-t-on des montagnes cultivées jusqu’au sommet comme dans la Suisse ? La seule liberté inspire le travail.
Ce qui perfectionne encore l’intérieur des républiques, c’est la petitesse des districts, les magistratures populaires ne réussissent pas ordinairement à conduire une étendue de pays fort considérable ; pour bien faire il ne leur faut qu’une ville, ou quelques villages de dépendance ; et quand leur district s’étend davantage, ils en négligent les extrémités, ils favorisent ce qui est plus proche, ils excitent des jalousies entre les villes d’égales forces, ils aspirent à la tyrannie ; et telle a été la principale cause en Italie de tant de républiques tyrannisées par leurs magistrats.
D’ailleurs les soins multipliés sont plus fréquents et plus assidus sur un objet de peu d’étendue, les intérêts réciproques se combinent mieux, les contrariétés sont moins considérables. La Suisse est un pays de toute égalité entre les citoyens, et s’il y en a un au monde où on ait égard au mérite dans les élections, on dit que c’est celui-là, le mérite s’examine avec bon sens et par des sensations plus physiques que spirituelles ; c’est là toute la pénétration de ces peuples : nous ne la leur envions pas, mais peut-être nous servirait-elle mieux que ce que nous appelons sagacité.
ARTICLE X.
La France.
La France est une monarchie absolue dont le despotisme est tempéré par la raison et par la justice, qui suggère au monarque de recevoir aide et conseil de ceux qu’il lui plaît de choisir dans les trois ordres de son État. Nous en parlerons assez dans les chapitres suivants.
ARTICLE XI.
Espagne.
L’Espagne a des colonies qui lui rapportent de l’argent, la Hollande en a qui ne lui rapportent que des épiceries : cependant ce petit État est cent fois plus fort que ne lui promet l’étendue de son terrain. L’Espagne est cent fois plus faible à proportion de son continent, comparé à celui des Provinces-Unies ; le dedans de ces provinces est florissant partout et fourmille d’habitants, l’intérieur de l’Espagne n’est que misère.
Plus il vient de richesses du nouveau monde en Espagne, plus le partage s’en fait avec inégalité et engendre par conséquent tous les maux politiques que produit entre citoyens l’inégalité des biens.
La plus grande partie de ces retours en espèces va au roi d’Espagne et ensuite à quelques-uns de ses officiers qui s’enrichissent la plupart par prévarication ; chargés de maintenir l’ordre, ils ont intérêt de le troubler.
Après les vice-rois et gouverneurs, quelques marchands espagnols y participent, non par un travail industrieux de manufacture ou de commerce ; mais en prêtant leurs noms pour frauder la loi par subtilité et par tromperie, et presque tout le reste de ces retours, passe légitimement aux étrangers.
J’avancerai donc qu’en Espagne l’on trouvera le plus de quoi prouver combien l’inégalité des richesses est un mal entre citoyens, et il y a de certains principes, où le préjugé d’un raisonnement demande des exemples frappants, et celui-ci est du nombre.
On prétend généralement que des citoyens fort riches font un grand bien dans un État, en ce qu’ils font travailler les autres.
Je conviens que dans un État commerçant, il y aura toujours de ces colosses de fortune qui font un usage supportable de leurs biens ; mais quelques bons effets qu’on tire d’un mal, ils ne font que l’adoucir et ne détruisent pas le mal en lui même.
Pour le prouver, qu’on examine quel était l’État d’Espagne avant la découverte de l’Amérique, et si l’on remonte à ces temps les plus anciens, les Espagnes passaient pour le Pérou de l’Europe, on ne voyait point alors de pays plus peuplé ni plus cultivé, plus abondant en bestiaux, plus riche en tout, et même il y avait de l’or, non cet or que les Espagnols ont été chercher si loin avec tant de cruauté.
Quand les Maures les conquirent, il faut voir les relations qu’ils font de ces heureux pays, et les Arabes étaient connaisseurs. La suite des guerres civiles, est toujours l’augmentation du despotisme, car les peuples veulent se reposer, quand les factions et les factieux sont détruits. C’est ainsi que les rois chrétiens devinrent plus absolus que ci-devant, lorsqu’ils eurent regagné leurs petits royaumes, ils souffrirent les Maures qui voulurent se soumettre, et rien n’était encore plus fertile que l’Espagne, mais son abondance allait décliner.
Ferdinand le Catholique chassa tous les Maures et les Juifs, il en fut fort loué par le pape ; l’Espagne perdit un tiers de ses habitants. Ensuite on découvrit l’Amérique, l’Espagne en fit sa conquête et voici ce qui lui est arrivé.
Plus de la moitié de ses habitants alla peupler l’Amérique ; ces nouveaux colons ont envoyé dans leurs patries quantité de denrées étrangères dont on se passait bien auparavant et surtout beaucoup d’or et d’argent.
On dirait que cet or étranger répugne à prendre racine chez les Espagnols qui l’ont découvert, car il glisse pour ainsi dire sur la superficie de leur pays et il ne paraît que chez les autres nations.
Depuis cela l’Espagne a moins de manufactures, elle a abandonné l’agriculture et a augmenté en luxe, source de ruine pour les peuples les plus conquérants : quelques grands enrichis par la découverte des Indes prêchent le luxe par leurs exemples, les rois surtout se sont jetés dans une ambition extravagante.
Philippe II prétendait conquérir la France et l’Angleterre, et ne se cachait pas de viser à la monarchie universelle dont on se réjouissait en effet ; mais à quel prix. Flotte armée d’étrangers, travaux pour forcer la nature, bâtiment de mauvaise goût, corruption, mille chemins par où l’argent sort du royaume, et aucun pour y rentrer. On peut comparer l’or des Indes qui vient en Espagne à celui que les particuliers gagnent au jeu, il ne profite point, on le dissipe follement, et on finit par perdre son patrimoine.
Ce mauvais principe de conduite est si opiniâtre pour le malheur de l’Espagne, qu’il subsiste encore aujourd’hui, et qu’après tant de contretemps, où la Providence a armé les causes apparentes, l’Espagne ne fait pas un seul bon emploi pour le pays de toutes les richesses qui lui arrivent tous les jours.
Tel est l’effet de la mauvaise distribution des trésors : les riches ne savent que faire de leur argent, et si les pauvres y participaient, ils en feraient cent bons emplois avant que d’en faire un mauvais ; ils commenceraient par se retirer de la misère, ce qui ôterait un des fléaux de l’État ; ils travailleraient ensuite à s’assurer leur subsistance ; après le nécessaire viendrait l’utile, ils amélioreraient leur patrimoine et mettraient l’abondance dans le pays. Les riches au contraire ne peuvent songer qu’au luxe, et le luxe étend les besoins de l’homme, même aux yeux les plus sages ; le public se fait illusion par quelques travaux extraordinaires, par quelques établissements d’éclat ou d’orgueil que des riches mieux intentionnés que d’autres font souvent en faveur du public ; mais qu’on calcule un peu, et l’on trouvera que les mêmes sommes d’argent ainsi ramassées si elles avoient été distribuées à différents particuliers eussent bien autrement aidé le public.
Les Maures et les Juifs chassés par Ferdinand V et poursuivis encore sous ses successeurs par les inhumanités de la Sainte Inquisition emportèrent avec eux beaucoup d’argent.
Celui-ci avait tout un autre usage en Espagne que n’a eu celui des Indes, il y était mieux naturalisé, il circulait, il aidait le commerce, il se répandait partout.
Je vais récapituler les articles des pertes réelles que l’Espagne a souffertes depuis environ ans.
Le tiers de ses habitants perdus par le bannissement des Maures et des Juifs. L’argent qui circulait par les proscrits. Les supplices de l’Inquisition.
L’accroissement du monarchisme et du clergé et par conséquent du célibat, pour contrecarrer davantage les hérésies du seizième siècle.
Les fondations nouvelles plus ecclésiastiques que pieuses, animées par les richesses de l’Amérique.
Le dépeuplement de la moitié du continent en Europe pour aller défricher l’Amérique et l’Asie.
Les nouvelles maladies venues des Indes et qui ont choisi l’Espagne pour leur premier séjour en Europe.
L’acquisition des provinces éloignées par la succession de la maison de Bourgogne.
Les guerres étrangères pour acquérir, ou pour défendre d’autres provinces éloignées.
La mauvaise distribution des richesses des Indes, l’augmentation du luxe, la diminution de l’agriculture et des arts, et par là cette nation livrée toute entière à la fainéantise que lui inspire naturellement la chaleur du climat.
On reconnaît en tout cela quels peuvent être les malheureux effets du despotisme, quand un seul homme se trompant par ses passions dans sa fausse politique, entraîne l’erreur universelle de toute sa nation.
Les Espagnols sont courageux et élevés, ils aiment l’honneur jusqu’à la gloire. C’est de là que vient leur amour et leur obéissance aveugle à leurs chefs, non par crainte, mais par une fidélité héroïque ; ainsi le véritable despotisme est né en Espagne. Charles-Quint disait que toutes les autres nations voulaient être caressées, et les seuls Espagnols commandés.
Un gouvernement républicain ou mixte se fût conduit tout autrement lors de la découverte du Pérou : il eût écarté les penchants qui ne viennent que des passions d’un homme seul, comme sont les guerres d’ambition et l’opulence subite des favoris ; il eût admis la concurrence d’intérêt de toutes les villes d’Espagne propres au commerce ; les richesses étrangères eussent tourné au profit de tout l’État, et c’est ce qu’on voit dans l’histoire du commerce de Hollande et de Venise.
Le Gouvernement d’Espagne a eu longtemps un fonds d’aristocratie naturelle à toutes nations conquérantes, comme ont été les Goths : les capitaines qui ont affermis le trône obtiennent leur part dans le gouvernement civil par la supériorité qu’ont mérité leurs services, ces distinctions passent à leur race, et de là vient qu’on l’appelle grande noblesse ; elle se regarde comme approchante à la royauté jusqu’à ce que le despotisme plus raffiné éclaire mieux les prétentions et son ignorance.
On ne prenait autrefois les ministres et les conseilleurs d’État en Espagne et au Portugal que parmi les grands, mais de plus en plus on les écarte du maniement des affaires, pour n’y admettre que des gens de faveur, de fortune et de quelque mérite.
Mais le peuple y est encore moins écouté qu’en France ; tous les officiers de ville et de province sont officiers royaux ; l’honneur d’émaner directement du trône est trop précieux chez cette vaine nation, pour que cela soit autrement ; les officiers négligent leurs fonctions, vexent les humbles et font hautement des bassesses mieux qu’ailleurs.
Les abus du gouvernement sont moins sensibles aux Espagnols qu’à toute autre nation, contentement passe richesses, la privation n’est fâcheuse que par le besoin, il leur faut peu de commodité pour le corps, il leur faut des chimères dans l’esprit, et tout les y entretient jusqu’à leur décadence.
ARTICLE XII.
Le Portugal.
Le Portugal démembré d’Espagne en a à peu près les mœurs en quelques articles, l’art ajoute encore à la nature, le gouvernement et la cour de Lisbonne se modèle sur ceux de Madrid.
Le Portugal a aussi son Pérou, l’usage qu’il fait de l’or n’est pas de faire des conquêtes en Europe, mais on ne voit pas qui l’ait encore appliqué à se fortifier, ni à se rendre heureux : satisfaire le luxe, ou quelque caprice, voilà les défauts de la royauté, ces défauts deviendraient des vices chez un conquérant.
En comparant les abus du gouvernement portugais avec ceux de l’Espagnol, on y trouvera un principe qui n’est pas indifférent en politique, c’est que plus un État est petit, mieux il se gouverne par proportion à un plus grand de la même espèce : que de conséquences à tirer de cette preuve ! Il est donc utile de diviser les soins, les biens, les districts et chaque sphère d’intérêts, plus leur objet est ménagé, plus les ressorts en sont vifs et soutenus ; mais de savoir jusqu’où doit se porter cette réduction des objets, ce serait peut-être une des premières et des plus essentielles parties de la science pratique du gouvernement.
On trouvera donc au Portugal le bon et le mauvais, étant de même espèce qu’en Espagne, le bon est meilleur et le mauvais est moindre.
Les colonies portugaises sont mieux gouvernées que celles d’Espagne, elles rendent davantage à proportion, on y fraude moins, les monopoleurs y sont plus rares et mieux punis ; mais tout cela est encore mieux gouverné dans les colonies hollandaises qui dépendent d’une république.
Le dedans du Portugal est moins misérable et mieux administré qu’en Espagne, les provinces plus peuplées.
Les Portugais n’ont point eu toutes les sources de dépérissement dont j’ai parlé à l’article d’Espagne, mais ils y ont participé.
Ils sont à l’abri des conquêtes étrangères en Europe, ce qui est encore un très grand avantage sur l’Espagne : quel bien de se trouver par état content du domaine qu’on possède, cette situation produira tôt ou tard de grands fruits au Portugal, il ne s’agit plus que d’un règne sage : les intérêts sont sensibles et les moyens dans les mains de la nation ; toute la politique du conseil de Lisbonne se réduit aujourd’hui à se défendre contre l’Espagne ; qu’on y songe donc et par des moyens plus efficaces que ceux qu’on a pris jusqu’à cette heure. Ces moyens ont été de ne se confier aujourd’hui qu’à la seule nation anglaise, et pour prix d’une défense dont le cas est éloigné, on lui donne toute la réalité d’un commerce riche exclusif ; les Portugais pourront dans la suite partager davantage leur alliance, et leur commerce, par là ils s’acquerront un plus grand nombre d’amis intéressés à leur défense, par là ils doivent regagner la liberté du commerce, et en recommencer l’usage en s’occupant eux-mêmes de celui qu’ils peuvent faire pour leur besoin, sans recourir à des voisins qui enlèvent leur subsistance ; ce sont là les véritables intérêts de cette nation.
ARTICLE XIII.
Sardaigne.
Le royaume de Sardaigne augmente d’âge en âge par l’habileté de ses rois, et les espérances sont grandes d’accroître encore cette nouvelle monarchie ; la maison régnante appelée à la succession d’Espagne est toujours prête à profiter des jalousies de l’Europe contre les deux branches de la maison de France et l’Autriche ; il ne s’agit que de l’habileté à profiter des occasions, et jusqu’ici cette vertu n’a pas manqué au conseil de Turin, si même elle n’a pas passé les bornes. Les peuples ne peuvent mieux faire que de se livrer à des princes si vigilants pour la prospérité de la nation.
On peut tolérer à un petit souverain l’ardeur de s’agrandir, elle fait partie de la nécessité de se défendre, surtout quand il se trouve situé entre des princes puissants et inquiets : il n’y a que Machiavel qui puisse aller plus loin que la tolérance dont je parle et qui peut passer aux ducs de Savoie, ce que leur reproche le président Jeannin dans ses avis sur la restitution du marquisat de Saluc, d’user plus souvent de la finesse des Africains, que de la franchise des septentrionaux.
Cette monarchie est de la proportion qu’il faut pour être bien gouvernée, aussi le roi Victor l’avait-il autant bien réglée qu’eût pu l’être une république ; de son temps c’était pour ainsi dire un État tiré au cordeau, on y pourvoyait à tout, il en a rédigé toutes les lois dans un seul code. Les finances et l’administration militaire de même, tout s’y ressentait de la propreté qu’on voit dans les petits ménages. Les grandes monarchies pour se relever de l’indolence qu’entraînent leurs grandeurs y auraient pu prendre des leçons utiles et applicables à chacune de leurs provinces.
ARTICLE XIV.
Danemark.
Le Danemark est sujet depuis longtemps à avoir des rois médiocres, et le rôle qu’il joue en Europe ressemble à ses rois.
La terre semble plus neuve en ces pays là qu’ici, les hommes et les animaux y sont plus forts, la fécondité y donne l’abondance, les pâturages sont plus gras, l’État y est naturellement militaire.
L’or y manque, il n’est devenu un besoin dans le Nord que depuis que les pays méridionaux d’Europe en ont regorgé et ont entraîné les autres dans un luxe d’exemple ; autrefois le Nord nous a inondé par ses habitants, et par un malheureux retour nous l’inondons de nos vices.
De là vient la bassesse qu’ont aujourd’hui ces nations de se vendre pour des subsides ; ils trafiquent ainsi le suffrage de la nation dans les affaires générales de l’Europe et leurs troupes qui en soutiennent les desseins, par là ils font cette faute nationale d’entrer dans une involution d’intérêts qui ne les regardent point.
On y a conservé l’ancienne forme des États populaires : la noblesse y fait corps à part, mais concourt dans les délibérations provinciales. C’est un bonheur pour ces nations et pour leurs souverains qu’on y respecte l’ordre que le hasard y a introduit ; je parle de celui qui sépare chaque province suivant qu’elle a été acquise successivement, par là chaque province reste distinguée et a ses États séparés qui administrent bien mieux le dedans de chacune, que ne feraient les États généraux de toute la nation. Ces États généraux renverseraient la royauté ou auraient été anéantis par elle et toute démocratie cesserait à la fois.
C’est ce qui nous est arrivé en France ; quelques-unes de nos provinces ont encore le droit d’étape, et gouvernent moins mal que le reste du royaume ; le pouvoir arbitraire y a été trop jaloux de ses droits, il a préféré le désordre et la misère à tout ce qui portait avec soi le caractère de liberté ; c’est ce qui a fait détruire les États nationaux, et ce qui réduit tous les jours à moins d’autorité les États provinciaux qui subsistent encore.
ARTICLE XV.
Le Pape.
Le pape est dans son État un souverain despotique, il gouverne ses provinces par des légats, les villes ont des gouvernements, et en tout cela nulle image de démocratie.
Le consistoire ne borne le pouvoir du Pape que sur les affaires de l’Église universelle, ou dans les cas où il s’agirait d’aliéner le patrimoine de Saint-Pierre ; mais les Papes sont élus vieux, et ne peuvent influer sur le choix de leurs successeurs ; ils ne peuvent dont étendre leur pouvoir à toutes les choses où vont la plénitude de la propriété et le droit héréditaire chez les autres souverains ; ainsi ils respectent les règles et les usages, ils tirent seulement ce qu’ils peuvent en faveur du népotisme.
ARTICLE XVI.
Les deux Siciles.
Les deux monarchies renouvelées de Naples et de Sicile ne dissimulent pas à leurs peuples le dessein qu’elles ont d’aller au despotisme le plus absolu et de se modeler en tout sur celui d’Espagne.
Tant que l’Espagne aura à cœur comme aujourd’hui de les assister de toutes ses forces et d’y prodiguer ses trésors, le roi de Naples gouvernera absolument ses sujets, à peine aura-t-il quelque ménagement de prudence à y apporter, il augmentera ses revenus, il se formera un État militaire capable de défense et même d’entreprise, il fera fleurir le commerce, il abaissera les grands, il éteindra les dangereux privilèges de la noblesse ; en un mot il prendra tout le système moderne des souverains d’aujourd’hui, de renverser les grandeurs qui sont entre le trône et le peuple, pour qu’il y ait plus loin de lui à ses premiers sujets.
Mais si jamais l’appui d’Espagne venait à lui manquer avant que d’avoir consommé ses desseins, on ne saurait dire ce que deviendraient ces deux monarchies et quelle sorte de pouvoir s’y établirait.
Ces royaumes sortent des gouvernements des vice-rois, et ils ont subsisté de cette sorte pendant deux siècles ; qu’on se figure quel pli ils ont pris appartenant à des maîtres éloignés et administrés par des gouverneurs de différent caractère, envoyés et dirigés par la nécessiteuse maison d’Autriche ; toute la puissance publique ne s’y est occupée que de tirer le plus d’argent qu’elle a pu des pays ; de la part du gouvernement, faire souffrir aux sujets par des voies faibles ce qu’on ne pourrait exprimer, éprouver de fréquentes révoltes et se contenter de prévenir les révolutions totales.
Un peuple entier prend ces mauvaises habitudes sous les mauvais gouvernements, comme un enfant qu’on élève mal ; ces habitudes peuvent passer, mais elles tiennent longtemps au fonds du caractère.
L’histoire ancienne ne dit point que les Napolitains et les Siciliens fussent originairement plus inquiets que les Toscans, ainsi c’est des nouvelles habitudes que je parle que sont venus des nobles insolents, des peuples mutins et des mœurs scélérates ; il faut la verge de fer pour réprimer tant de vices politiques et moraux.
Avec cela le pays n’est pas misérable ; la faiblesse du gouvernement précédent a laissé aux peuples toute la liberté nécessaire pour travailler à leurs affaires.
Naples est une capitale des plus florissantes de l’Europe, la Sicile est aussi bien cultivée que si Cérès s’en mêlait encore.
ARTICLE XVII.
Modène et les autres États d’Italie.
Le duché de Modène est le seul des États particuliers d’Italie qui nous reste à nommer : on y a éteint dans ce siècle Mantoue, Parme, Plaisance et Toscane, c’est le tour de Modène de subir le sort de tous les petits tyrans d’Italie qui sont devenus la proie des grands ; image honteuse parmi les hommes de ce qui se passe parmi les animaux féroces.
Toutes ces souverainetés particulières ont dû prévoir leur perte dès qu’elles ont cessé d’avoir un État de troupes suffisant pour se défendre et pour figurer parmi leurs égaux. Non de ces troupes de réserve et de solde, plus molles que des femmes et plus poltronnes que des lièvres, mais composées d’hommes qui fassent leur unique métier de la guerre et qui ne craignent pas de mourir.
Tous ces souverains n’ont pas manqué d’autorité sur leurs peuples, leur revenu était bien fondé, ils gouvernaient des pays riches et fertiles, on y a joui de la liberté nécessaire pour entretenir l’abondance ; mais qu’est-ce que le bonheur quand on n’est pas sûr de sa défense ? C’est un beau songe qui passe, ce n’est qu’une victime engraissée.
Depuis Charles VIII qui alla troubler l’Italie, ces beaux pays sont à tout moment la proie du soldat effréné qui porte la rapine et l’incendie dans les héritages ; les Italiens ne connaissent plus pour toute résistance que quelques vengeances sourdes dont ils payent les injures ouvertes.
Le grand duché de Toscane se ressent des bienfaits du gouvernement républicain, et de là les Toscans sont passés sous l’autorité des princes riches par eux-mêmes et toujours commerçants, moyennant quoi les droits et la dignité du souverain ont pu se passer du sang des peuples ; mais ils viennent de tomber entre les mains des Allemands.
ARTICLE XVIII.
Souverains d’Allemagne.
Les souverainetés particulières d’Allemagne et les provinces héréditaires de la Maison d’Autriche sont gouvernées de même.
Un souverain des États provinciaux en Allemagne n’est point gêné dans l’exercice de son pouvoir, les États qu’il assemble fournissent sur ses très gracieuses demandes le don gratuit qui convient ; un goût trop exquis, une magnificence inquiète, n’inspire pas ordinairement aux princes allemands d’excéder de beaucoup leur dépense accoutumée.
Il leur faut du vin et des chevaux, comme il fallait au peuple romain du pain et des spectacles, quelque douceur naturelle, beaucoup d’humanité entre ces peuples tranquilles et robustes : voilà ce qui écarte de chez eux à la fois la tyrannie et l’anarchie.
Tous ces pays sont heureux ; ils se sont procuré l’abondance, et dans le besoin ils peuvent faire des efforts qui n’énerveraient pas sensiblement la campagne ; c’est ce qu’on a pu remarquer dans l’électorat de Bavière et dans les deux Palatinats, lorsque les souverains y ont attiré des vengeances cruelles sur des peuples innocents.
La noblesse y concourt avec le peuple aux délibérations nationales : elles ne se distingue que par de vieux châteaux, de longs titres, des alliances épurées de roture, le commandement à la chasse et le talent de boire.
Parmi ces souverains il y a des rois ; mais leurs royautés sont hors de l’Allemagne ; ce n’est pas ordinairement la royauté étrangère qui est la mieux gouvernée : ils se plaisent davantage dans leur patrie et une patrie si aimable.
La Saxe est peut-être le pays du monde le mieux gouverné par des États, et c’est là où l’on trouvera véritablement un plus heureux mélange de monarchie et de démocratie. Les finances des souverains sont en ordre et au large : tout y est bien réglé : elles ont la réputation et le crédit nécessaires : le roi Auguste II tirait de ses peuples des sommes immenses qu’il dépensait comme il voulait à ses plaisirs, ou à sa politique ; rien n’épuisait son épargne, et l’abondance augmentait toujours dans la Saxe.
Le roi de Prusse entretient cent mille hommes de troupes réglées, leur nombre et leur taille paraissent également disproportionnés au nombre de ses sujets à l’étendue de ses États.
L’empereur tire de ses pays héréditaires plus que les autres princes et électeurs de l’empire ne tirent des leurs, car les besoins et les desseins de l’empire y sont plus importants aux peuples. Cependant l’affaiblissement après de grandes guerres n’y a pas été si sensible qu’en France et en Espagne. C’est que les peuples s’y gouvernent eux-mêmes, leurs intérêts sont ménagés par d’autres suffrages que par les horribles lumières de nos traitants : les peuples tirent des conjonctures le moins mauvais parti qu’ils peuvent. Ils choisissent les genres d’impositions les moins fâcheux pour la campagne, ils les lèvent eux-mêmes avec le moins de frais et de vexations. On se convaincrait encore davantage de tous les principes en parcourant l’Allemagne ; on y trouverait différents degrés de démocratie, et qui selon les intérêts du public y sont plus ou moins abondants, et les souverains plus ou moins riches et respectés, la mesure de la justice étant celle du succès du gouvernement.
ARTICLE XIX.
La Russie.
L’empire de Russie ou moscovite n’était compté il y a cinquante ans que parmi les nations barbares : on confondait celle-ci avec les Tartares et les Cosaques.
Un seul homme l’a tirée de cet état et l’a rangée parmi les puissances considérables, redoutables et très digne qu’on réprime son trop de pouvoir ; car cette puissance étant arrivée soudainement à la politesse s’est trouvée d’une grandeur immense ; et on négligeait l’immensité par le mépris de la barbarie.
Pierre le Grand a donc été à la fois législateur et conquérant ; ce qui constitue un des plus grands hommes que le monde ait vu.
Outre la vaste étendue de leur empire, les Czars se trouvent en possession d’une autorité sans bornes sur leurs peuples ; respect et dévouement de sujétion, tel qu’on le voit naturellement chez des peuples doux et barbares. Ils sont chefs de la religion et de l’État.
Pierre le Grand étant donc réellement le maître de ses peuples en a fait tout ce qu’il a voulu et n’y a pas perdu de temps.
Le progrès de la politesse n’y est peut-être pas fort grand encore, mais les principes en sont si bien fondés qu’elle fait tous les jours de nouveaux progrès sans princes capables, sous des minorités et sous des femmes de peu de mérite.
À un peuple ainsi composé il faut d’autres lois qu’à ceux qui sont pleinement sortis de la barbarie, il faut partout exciter aux arts et même au luxe : il faut attirer les étrangers, non pour augmenter les habitants et pour peupler, mais pour inspirer des manières polies et le bon goût.
La politique russe se trompe, si elle continue à entreprendre des guerres d’ambition. Cet empire n’a déjà que trop d’étendue et assez de côtes et de fleuves pour faire un grand commerce ; il ne devrait entrer que dans des guerres où il pût se gagner l’amitié et le concours des étrangers, faire oublier l’excès de sa puissance, et non pas s’attirer l’envie dès la naissance de sa politique : déjà l’Europe se repent de lui avoir prêté des secours propres à le perfectionner et de s’être endormi sur ses premiers progrès.
Le czar, despotique comme il est sur ses peuples, n’élèvera certainement pas sa noblesse à côté de lui ; au contraire, on a déjà vu Pierre le Grand travailler efficacement à abaisser les Boyards ; ses successeurs admettront le mérite aux places et élèveront les gens de service. Le temps de l’aristocratie est passé, quand le despotisme a commencé sans son secours.
ARTICLE XX.
La Turquie.
L’empire turc est le comble de toutes les humeurs du despotisme et de la tyrannie.
Il faut aux objets un grand jour pour les connaître ; qu’on se convainque, en considérant l’État de la Turquie, de tous les maux que peut causer le gouvernement monarchique sans l’admission d’aucune démocratie.
Car dans tout ce que j’ai dit précédemment des États les plus despotiques, il y a toujours un certain nombre de suffrages propre à représenter les intérêts de la chose publique ; si c’est la noblesse qui approche seule du trône, elle est en grand nombre, elle a ses intérêts, des terres en propriété, et elle se fait écouter : si la noblesse gouverne séparément, le peuple emprunte son organe ; si la noblesse concourt avec le peuple, c’est une véritable démocratie.
Mais en Turquie la volonté seule du monarque fait les lois et conduit tout, ou plutôt ne conduit rien.
Dans cet empire barbare ce n’est ni la cruauté des supplices, ni la procédure militaire de la justice criminelle, ou les chutes subites des grands de la Porte, qui constituent la tyrannie de ce gouvernement ; peut-être trouverait-on de grands traits de justice dans ces pratiques effrayantes : ce sont bien d’autres effets de servitude qui causent la décadence de cet empire.
On n’y voit point des grandeurs innées, mais le mérite n’y gagne rien, les choix sont guidés par l’avarice, ou dictés par le caprice, et les officiers sont déposés par la même méthode.
Il n’y a pas plus de propriété dans les biens que dans les charges, les dépossessions des biens viennent de la cupidité et de l’envie, mais rarement de la justice.
Tout ce qui a quelque autorité sur le public est officier du souverain, ou plutôt en est l’esclave.
Ces officiers ne savent d’où ils viennent, ni où ils vont, ils sont tirés du nombre des enfants de tribu élevés dans le sérail, et leur race meurt avec eux, quoiqu’ils laissent beaucoup d’enfants ; mais leurs biens retournent à l’épargne du prince ; par là chacun n’est en ce monde que pour soi et ne peut songer qu’au présent ; ce présent étant fort court, il le brusque par l’avarice et la débauche : de quel usage serait le mérite ?
Le moindre officier représente dans ce qui lui est confié toute la rigueur du despotisme du souverain.
Les défauts du gouvernement turc attaquent plus la police que les autres parties du gouvernement, et c’est le défaut de tous ceux qui ont exclu la démocratie. On me demandera sans doute ce que c’est que la police dont je parle si souvent.
La police comprend tout, c’est le véritable droit public qui règle les intérêts des citoyens respectivement avec la société, c’est l’ordre dont la religion inspire l’amour ; de l’observation des lois résulte le bonheur des hommes, les mœurs tranquilles et la force de l’État.
Il faut convenir que les armées turques ont leur force par la valeur des jannissaires, qu’il se trouve quelques cadis qui aiment la justice, qu’on la rend avec une précision qui l’emporte communément sur nos formalités dilatoires et déclinatoires, et que le souverain y a beaucoup d’argent et de riches épargnes ; mais il ne faut pas s’en tenir à quelques traits vagues ou pris en gros dans l’examen du gouvernement, il faut suivre quel a été le progrès des abus et prévoir où ils vont.
Je ne parle pas ici des vices de l’empire même qui rendent le grand seigneur si sujet à être détrôné par une armée, trouvant sa crainte dans ce qui fait l’appui des autres monarques ; je traite des défauts qui retombent sur les sujets gouvernés.
L’empire turc devient à rien ; il ne faut pas s’arrêter aux succès imprévus de quelques campagnes par l’imprudence ambitieuse de ses voisins. Cet empire s’énerve plutôt véritablement qu’il ne se démembre, il se conserve encore extérieurement ; les jalousies réciproques des princes chrétiens sont peut-être aujourd’hui son appui le plus solide.
Les Turcs ne travaillent point, ils ne se polissent point, ils ne disciplinent point leurs armées ; tandis que nous autres chrétiens avançons beaucoup dans les arts.
Les Turcs ne peuplent point, ils admettent chez eux des francs, qui bientôt trop nombreux leur feront la loi. Leurs villes presque ruinées n’auront bientôt point pierre sur pierre, l’État en est changé autant que les noms, ces noms autrefois si doux et qui rappellent encore l’idée de la politesse et du goût de l’ancienne Grèce.
Les différentes proportions du peuple turc ne peuvent se connaître ni s’ameuter pour les intérêts communs, soit du commerce, soit de la police ou des mœurs : quelles lois, quels règlements, quel concert peut-il résulter de si grandes séparations de parties ? Ainsi tout y est arbitraire et n’a pour unique objet que l’intérêt d’un supérieur avide et barbare.
Presque tous les arts nouveaux y sont proscrits par la religion et par la loi : on ne veut recevoir des Chrétiens que le produit de leurs arts, mais non l’art même ; et c’est justement la maxime contraire qu’admettent les États bien gouvernés ; la raison même reste dans son enfance dès qu’on se refuse la communication avec ceux qui travaillent à la perfectionner par la philosophe.
On croit faussement que c’est la polygamie qui dépeuple la Turquie, les Chrétiens riches et libertins ont ici une polygamie qui fait bien plus de tort à la propagation.
Cette autorisation irrégulière chez les Turcs satisfait la fantaisie de quelques gens trop riches qui se donnent autant de femmes qu’ils en peuvent entretenir ; mais le bas peuple en trouve toujours assez.
C’est véritablement la misère qui dépeuple le pays dans celui-là ; c’est la stupidité et l’indolence qui suspendent les fortunes et qui retranchent les familles.
La propriété des pères sur leurs enfants, engage ailleurs à l’amour du bien pour les avancer dans le monde, et l’amour du bien fait désirer d’avoir des héritiers ; il faut pour cela que les portes soient ouvertes à l’industrie, à l’émulation, et même à quelque ambition.
Si j’ai donc proposé plus haut de grandes écoles et des leçons à prendre pour perfectionner le gouvernement monarchique par quelques gouvernements heureux, j’y donnerai celui-ci au nôtre comme la source de la plus triste application, suite d’un despotisme outré ou mal entendu.
Les Lacédémoniens montraient à leurs enfants des esclaves ivres pour leur imprimer l’horreur du vin.
CHAPITRE IV.
ANCIEN GOUVERNEMENT FÉODAL DE LA FRANCE.
Le gouvernement féodal consistait dans l’autorité que les rois de France avaient sur leurs vassaux immédiats, et ceux-ci sur les arrières fiefs de la couronne, les arrières vassaux sur d’autres nobles subordonnés, et enfin tous les seigneurs dominés et dominants sur les roturiers, manants et habitants de leur terre, et ces habitants étaient pour la plupart serfs ou esclaves.
Le roi n’avait pas seulement ce qu’on appelle la grand main et le droit universel comme aujourd’hui pour que tous les fiefs se rapportassent à lui directement ou indirectement ; il avait encore les droits régaliens que n’avaient pas les autres seigneurs.
Mais comme tout cela n’était qu’usurpation de la part des seigneurs, il faut croire que si les temps avaient continué à leur être favorables, et si la France, depuis Hugues Capet, n’avait pas eu des rois fermes, ou ceux-ci des conseils habiles, bientôt la suzeraineté se serait absolument confondue avec la souveraineté.
Les fiefs s’y appelaient originairement bénéfices et étaient certainement à vie, ils devenaient héréditaires : les comtés et les marquisats n’étaient que des charges amovibles, puis à vie, puis héréditaires et d’office ; de France, ils devinrent absolument patrimoniaux dans les familles ; ces officiers étaient chargés de rendre la justice, et du commandement des armées, ils se subdéléguaient d’autres officiers subalternes chargés des mêmes soins, ces soins donnant de l’autorité eurent des charmes pour ceux qui en étaient chargés, ils les élevaient et les enrichissaient, on les gardât, ils devinrent de droit particulier et patrimonial.
Telle est la véritable origine des fiefs et de tous les droits qui en dépendent, usurpation partout, tolérance forcée de la part de nos rois, puis tolérance de convenance jusqu’à présent pour les droits qui en sont restés et qui ne nuisent qu’au public ; mais sans offusquer la monarchie, elle a écarté ce qui lui était le plus incommode, ce qui subsiste n’est qu’une ombre de seigneurie, et encore cette ombre est-elle bien fâcheuse au public ; tel est le droit de chasse sur ses voisins, source de querelle et d’insultes, les droits considérables de mutation et de relief en succession collatérale par où les terres mal administrées passent plus difficilement dans les mains qui les cultiveraient mieux. L’exercice de la justice seigneuriale négligée partout et pratiquée par une race de gens avides, toujours occupés à exciter l’habitant simple à plaider et par tous ses différents droits, procès, chicanes, vieilles recherches, empêchement à la bonne culture des terres, rétrécissement de l’abondance, obstacle au bonheur de la campagne.
On prétend que le droit féodal nous vient des Lombards, et que ceux-ci l’avaient apporté du Nord.
Il est certain que les Romains n’ont jamais connu cette odieuse servitude, d’une terre sous une autre terre, une telle invention ne peut venir que de l’esprit d’orgueil et d’intérêts ; une révolte raffinée a porté les sujets à copier les rois dans les terres de leur domaine, les douceurs des rois fainéants a rendu toute usurpation héréditaire, et les enfants ont enchéri sur les progrès de leurs pères dans une tyrannie qui les rendaient puissants avant que de naître.
Qu’on ne cherche point l’origine des fiefs dans les premières conquêtes de nos Francs sur les Gaulois ; l’histoire nous présente quantité d’autres envahissements plus éclatants que celui-là : on ne voit pas que les conquérants se soient avisés du droit féodal, ni de rien qui lui ressemble ; il arrive bien que les vainqueurs s’arrogent quelques terres dans les meilleures situations, ils les cultivent, ils y bâtissent aux dépens des vaincus ; mais dans ces temps de barbarie on ne s’avisait point de prendre des concessions de plusieurs lieues en quarré, comme ont fait les Européens dans la déserte Amérique : qui eût imaginé alors de prendre plus de terre qu’on n’en eût pu cultiver soi-même ? On ne connaissait pas les baux, les sous-baux, les rétrocessions, ni limitations, on n’avait point de nègres pour les cultiver.
Les capitaines français ne se seraient pas avisés de relouer leurs terres à leurs soldats compatriotes à la charge d’hommage et de servitude : tous ces guerriers se regardaient alors comme compagnons ; d’ailleurs un champ de quelques arpents suffisait pour nourrir une famille ; les Gaules étaient fort peuplées, et il ne faut pas croire que les Gaulois fussent assez vaincus pour être esclaves comme nos nègres, ou seulement comme les esclaves des Romains : ils restaient dans leur pays. C’est la déportation qui constitue principalement l’esclavage, nul n’est facilement esclave dans son pays ; si on l’y traitait comme tel, il trouverait des ressources pour s’en relever ; on ne voit pas même que les Indiens aient généralement subi chez eux cette espèce d’esclavage qui réduit l’homme à servir un maître comme font un bœuf, et un mulet.
Qu’on regarde les espèces de conquêtes plutôt comme une occupation des principaux postes du pays, que comme une subjugation des habitants. On sait d’ailleurs que les Romains furent plutôt chassés des Gaules, que les Gaulois ne furent vaincus par les Francs.
L’usurpation est ingénieuse quand le temps en a caché l’origine, de celui-ci elle à fabriqué tout ce beau roman qui la rend légitime et dont je viens d’essayer de montrer l’absurdité.
Le droit féodal n’est à tous égards qu’une usurpation sur la royauté ; il est vrai que dans l’origine des choses presque tout pouvoir est usurpation si l’on veut l’examiner avec rigueur : la royauté vient toujours d’un contrat entre le roi et le peuple.
Ce contrat est conditionnel, il exige l’observation des lois fondamentales qui sont portées par le contrat même ; mais en même temps, il donne lieu à y contrevenir ; car il confère le pouvoir législatif, et sans la législation le roi ne serait rien. Ce pouvoir doit être réglé par le droit de convenance, d’équité, et de raison qui est le premier des droits. La raison et la convenance font changer les lois d’abord pour l’intérêt du peuple et ensuite pour celui des souverains.
Le laps de temps a achevé de canoniser l’autorité monarchique telle que nous la voyons dans la plupart des souverainetés du monde, le temps et la prescription, sans lesquels tout ne serait que disputes et confusion, ont fait le reste : ainsi n’examinons plus l’autorité souveraine par les plus anciens faits, tenons-nous-en aux établissements que nous trouvons, et respectons ce que nos pères viennent de respecter.
On trouve que l’autorité monarchique pour être utile aux hommes veut être balancée, mais non partagée ; que jusqu’à ce que le chaos sait débrouillé, jusqu’à ce qu’elle ait renversé tous les obstacles de contradiction, elle ne s’occupe que de son despotisme et ne met pas encore sa gloire dans le bonheur des sujets, mais seulement à les assujettir pleinement ; ce qui la doit balancer, c’est le conseil de la raison ; ce qui la doit aider, c’est l’intérêt de ces peuples, reconnu et conduit par les peuples, réglé et autorisé par la puissance publique.
Le gouvernement féodal si fort réclamé par M. de Boulainvilliers, et auquel il attribue toute la grandeur de Charlemagne, était-il ce que nous venons de dire ? Dans ce système bizarre de gouvernement, la plus grande autorité sur la nation était entre les mains d’un certain nombre de principaux usurpateurs qui avaient sous eux d’autres usurpateurs subalternes. Le degré et la qualité de ces usurpations variaient à tous moments ; et comme chacun travaille mieux sur un petit objet que sur un grand, nos rois avaient bien moins de pouvoir sur leurs grands vassaux qui se moquaient souvent de la majesté du trône, que les petits seigneurs n’en avaient sur les habitants, et même sur la petite noblesse de leurs terres ; ils en violaient les femmes et prenaient les héritages impunément, et de ces rigueurs inhumaines sont venus des droits de fiefs si bizarres, et qu’admirent nos studieux féodistes.
C’était donc précisément la loi du plus fort que le droit féodal dans son origine, rien de limité, jamais uniforme ; est-ce là une bonne source ? Sont-ce là des qualités dignes de le faire regretter, à moins que d’être possédé de sa dignité de noble jusqu’à la folie ?
Pourquoi parmi tant de philosophes grecs qui ont écrit sur la politique pour l’approfondir, aucun ne s’est avisé de proposer philosophiquement des systèmes de gouvernement consistant dans l’autorité d’un certain nombre de seigneurs subordonnés les uns aux autres par les droits de leur naissance, et par la possession de certaines terres ?
Ces philosophes, ces premiers inventeurs des lois, dans des temps où la vertu était en honneur et chez des nations si célèbres par leurs exploits, ont toujours dit au contraire que pour le bonheur d’un État, il fallait maintenir l’égalité entre citoyens autant qu’il se pouvoir.
Lycurgue commença sa législation en partageant également les terres entre chaque habitant, afin qu’elles fussent mieux cultivées et que l’émulation se tournât plutôt à la vertu qu’à l’opulence.
Il est vrai que la différence des talents en mettra toujours assez entre les fortunes, il y aura toujours des inégalités vicieuses ; mais il est faux de dire qu’il soit à propos qu’il y en ait, et ce n’est pas la seule occasion où les raisonnements confondent le droit avec le fait et prennent l’effet pour la cause. Il y aura toujours des incendies, mais on s’efforce de les prévenir et de les arrêter comme chose mauvaise : de même serait-il à souhaiter pour l’État qu’il ne passât aux enfants des hommes distingués que de quoi vivre noblement et se distinguer à leur tour, non par les œuvres d’autrui, mais par les leurs ; toute grandeur, toute fortune innée est vicieuse par rapport à l’État et à l’homme même qui s’en félicite mal à propos ; il doit voir la fin de ses talents et le commencement de ses ennuis.
Les récompenses sont dues aux actions et les places à la capacité : voilà sans difficulté ce que disent la raison et la justice, sans quoi toute politique n’est qu’extravagance. Le pouvoir qu’on reçoit avec la naissance ne se peut supporter que dans la personne du souverain, car le droit successif héréditaire a toute une autre raison dans ce cas privilégié que l’avantage des particuliers appelés à succéder. Comment les politiques ont-ils pu jamais prononcer que le droit de commander souverainement aux hommes, pût tomber dans le commerce et s’acquérir véritablement en épousant une fille ? Le droit successif des couronnes n’est qu’une méthode adoptée universellement pour éviter les horribles inconvénients du droit d’élection. Dans un combat de principes tout droit se tourne au moins dangereux ; c’est ainsi que pour l’élection d’un roi de Perse, on convint d’obéir à celui dont le cheval ferait le premier hennissement : de même et pas autrement s’est-on donné à celui qui naîtrait le premier d’un tel homme, ou d’une telle femme, et c’est aussi par la même raison, que parmi les différentes règles du droit successif, on a préféré la plus précise à la plus juste, en déférant la couronne aux collatéraux du dernier décédé plutôt qu’à ceux représentant les puînés des premiers rois.
Mais que le droit héréditaire s’en tienne là en fait de commandement sur les hommes ; que toute place qui n’est pas assujettie à l’élection n’arrive donc point par droit de raisonnement, on en connaît trop tous les inconvénients : les hommes subordonnés aux lois n’ont pas besoin d’éprouver en chaque autorité l’imbécillité de l’enfance, la fougue de l’adolescence, la décrépitude de la vieillesse et l’ignorance habituelle d’une supériorité arrivée sans choix.
Dès que l’État est pourvu d’un roi, c’est à lui à pourvoir son État d’hommes capables de le seconder, et par conséquent tout pouvoir inné sous un roi est vicieux et réprobable.
Dans les républiques comme dans les monarchies, la puissance publique est une. Tous les suffrages doivent se réunir à un, et c’est de là que partent les autres pouvoirs subordonnés.
Cependant les partisans du gouvernement féodal ont vanté avec emphase la belle chose que c’était de voir notre roi commander une armée de rois. Effectivement les grands vassaux s’étaient fait souverains et ceux-ci en avaient d’autres sous eux jusqu’à l’infini.
Ce n’était que confusion et barbarie de toute part, la violence est la suite de l’anarchie, on en vint bientôt à se faire la guerre ouvertement de fiefs à fiefs, et cela devint un droit légitime de guerres privées.
Les duels d’homme à homme furent encore mis en règle. On les rangea du nombre des droits de la noblesse, et M. de Boulainvilliers, auteur chrétien, a été jusqu’à regretter les guerres privées ; peut-être avec le temps se fût-il réuni contre la défense des duels.
Mais le grand avantage, dit-on, du gouvernement féodal était la facilité qu’avaient nos rois de lever de grandes armées et de les faire subsister sans charger les peuples d’impôts : les premiers vassaux amenaient leurs sujets et obligeaient les arrières vassaux à conduire les leurs.
Tous les auteurs ont assez parlé de cette milice brave à la vérité selon le naturel de notre nation, peut-être même plus vigoureuse qu’aujourd’hui, dans ce temps-là où la nature était plus neuve et moins corrompue par la mollesse.
Mais les peuples n’en étaient que plus chargés par le tort qu’une violence autorisée faisait aux terres et aux habitants qui n’avaient aucun appui où ils pussent recourir.
Ces armées étaient sans discipline et il n’était pas possible de l’y introduire : mais nos voisins n’étaient pas plus policés que nous. Ces troupes arrivaient tard et se séparaient de bonne heure : on sait que, suivant l’usage des fiefs, les vassaux n’étaient obligés qu’à quarante jours de service.
Dans le peu qu’il y avait de règle sur la police des grands fiefs, il se commettait une grande injustice quand l’arrière vassal répondait de la félonie de son seigneur immédiat ; car de quelque côté qu’il se tournât alors, il tombait toujours en commise, soit à l’égard du suzerain premier et médiat, soit à l’égard du second de qui il relevait directement. On ne finirait point sur les inconvénients d’un tel gouvernement. Mais la meilleure preuve en est qu’on l’a quitté, qu’aucune nation ne l’a chez elle, comme l’entend M. de Boulainvilliers : que si elle en a quelques portions, elle a lieu de s’en repentir, et nous ne la verrons certainement jamais renaître.
CHAPITRE V.
PROGRÈS DE LA DÉMOCRATIE EN FRANCE SELON NOTRE HISTOIRE.
ARTICLE I.
Commencement de la monarchie.
On ne saurait attribuer ni avancement, ni décadence aux travaux intérieurs d’une nation barbare ; la guerre, la chasse, le simple nécessaire de la vie, firent toute l’occupation des Gaulois et de nos premiers Français. La guerre surtout a occupé tous les temps de la première race : guerres étrangères contre nos voisins ; les frontières avancées, ou reculées, suivant l’habileté de nos rois ; guerres civiles causées par les partages continuels de la monarchie entre plusieurs frères ; des actions féroces, peu de rois législateurs ; voilà tout ce que nous présente notre histoire.
ARTICLE II.
Seconde race.
La seconde race plus courte en durée eut à peu près les mêmes mœurs : il fallut une consistance de paix et même une étendue solide à la monarchie pour connaître l’esprit de notre gouvernement.
Les nobles s’élevèrent sous des rois faibles et fainéants et formèrent le gouvernement féodal dont je viens de parler ; presque tout ce qui n’était pas de noblesse devint son esclave.
Cependant si l’on compare ces temps si malheureux d’esclavage avec notre âge si poli et si orné par la raison et par les arts, peut-être y trouvera-t-on encore plus de liberté qu’aujourd’hui parmi le peuple : on n’avait pas raffiné sur tous les moyens de lever des tributs : on n’opposait pas l’habitant à l’habitant pour accabler le fruit de son labeur, non à proportion de son profit, mais par une espèce d’envie et par un prompt surcroît de taxes qui l’engage à l’indigence et à la malpropreté.
On n’aurait pas multiplié les lois qui gênent les possesseurs dans la disposition de leurs biens. On n’était pas accablé par la chicane ; les villes n’étaient pas inondées de privilégiés et de tyrans redoutables par leur crédit. La violence faisait quelques maux passagers, mais une subtile dureté de cœur n’engendrait pas encore les vices que nous voyons ; on connaissait peu, on se passait de peu.
ARTICLE III.
Troisième race, Louis le Jeune.
L’amour des sciences et des arts augmenta insensiblement parmi les Français sous la troisième race.
Louis le Jeune dans des circonstances favorables à cette entreprise, rendit la liberté au peuple par des lois qui eurent de grands succès, on devint enfin le maître de choisir la profession qu’on voulut.
Avant cela il n’y avait de libre que les gens d’épée et d’Église : les habitants des villes, bourgades et villages étaient plus ou moins esclaves.
Alors les villes n’étaient pas pavées, il n’y habitait que des prêtres et des ouvriers, tous les nobles vivaient dans leurs terres.
Il y avait des serfs et des hommes de poètes, les serfs étaient attachés à la glèbe, on les vendait avec le fonds. Ils ne pouvaient s’établir, ou marier, ni changer de possession sans la permission de leurs seigneurs ; ce qu’ils gagnaient était pour lui, et si le seigneur souffrait quelque nouvelle terre, le serf lui rendait une partie du profit sur la convention qui se faisait auparavant.
Les hommes de poètes dépendaient moins ; leurs seigneurs n’étaient point maîtres de leurs vies ni de leurs biens, ils lui payaient seulement certains droits et étaient obligés à des corvées.
Les uns ni les autres ne faisaient point corps de communauté, la noblesse s’y opposait toujours ; ils n’avaient ni juges ni lois ; le seigneur du lieu était la loi et le juge.
L’image de tous ces droits est encore dans le royaume ; mais la figure de cet ancien esclavage est fort éloignée de sa rigueur et de sa réalité : voilà cependant comme de tout temps la tyrannie s’est appropriée les hommes sous prétexte de les gouverner.
Qui eût osé avancer alors que ces droits étaient déraisonnables, qu’ils faisaient tort au corps de l’État, qu’ils l’affaiblissaient, qu’il était souhaitable de les abolir ? Qui eût annoncé que tôt ou tard, les progrès de la raison humaine tendraient à ramener les citoyens vers l’égalité ? Que de cris contre un tel prophète ! La noblesse ne l’aurait-elle pas traité d’ennemi de la patrie ? Ce fut cependant le fruit des Croisades ; les grands seigneurs fort épuisés par la dépense de ces dévotes folies, ainsi que par celui des tournois et des cours plénières, sentirent le besoin d’argent. Louis VII leur favorisa les moyens d’en avoir, et ce moyen fut d’accorder aux villes et aux bourgs la faculté de se racheter pour de l’argent.
On ne dira pas que ce fut par un grand trait de politique que ce prince fit faire ce pas à la démocratie sur l’aristocratie ; mais la monarchie fût elle-même ce qui lui était bon sans l’avoir réduit en principe, parce que la justice l’emporte tôt ou tard, qu’elle est le seul principe du véritable intérêt des hommes, et que leurs propres passions y ramènent : l’on verra en effet quels succès suivirent cet affranchissement tant pour l’autorité royale que pour la richesse de l’État.
La dépendance des personnes cessa donc et les droits qui tombaient sur les hommes se levèrent sur les maisons et sur les fonds.
L’affranchissement ne fut pas d’abord universel, mais en peu d’années, disent nos historiens, le bon effet s’en fit sentir tant pour les maîtres que pour les affranchis : tous donc se rachetèrent, et on se mit à cultiver les terres avec un esprit de propriété qui répandait dans le royaume une abondance inconnue ; ainsi les seigneurs gagnèrent des fonds et des revenus.
Peu à peu les villes et les bourgs achetèrent les privilèges de choisir un maître et des échevins, et c’est là l’époque de la première police de France.
Cette permission d’avoir échevinage était confirmée par le roi, on ne manquait pas de la lui demander quand on était bien conseillé, afin d’en jouir avec plus de solidité, autrement il y aurait eu des grands seigneurs qui l’auraient revendu plusieurs fois.
Alors le peuple devenu tout à fait libre demanda des lois, chaque seigneur en donna, chaque communauté plus ou moins affranchie s’en donna à elle-même ; de là nous vient cette multitude de coutumes qui sont dans le royaume.
Les nouveaux affranchis pour s’égaler aux ecclésiastiques et aux nobles voulurent aussi être jugés par leurs pairs ; on leur en donna donc de la même condition que les justiciables, et dans plusieurs endroits ils se qualifiaient de pères bourgeois.
On remarque que ce changement fut fort avantageux au royaume. Les historiens contemporains dans le XIIIe et XIVe siècle en font des descriptions touchantes. Les villages, disent-ils, se multiplièrent, on ne vit plus de terres incultes, le paysans devenu maître de son industrie se rendit fermier des terres que son seigneur négligeait auparavant, il prit à cens ou à champart celles qu’il avait ci-devant cultivées comme esclave, les villes devinrent plus peuplées, les habitants s’y adonnèrent aux arts et au commerce. Jusque-là les Français s’étaient peu mêlés du négoce, tout se faisait par les étrangers qui enlevaient ce qu’il y avait d’or dans le royaume, et y apportaient quelques curieuses bagatelles selon ce temps-là.
Cet abus commença alors de cesser, on se mit à réfléchir sur ses intérêts, les réflexions ne sont de saison que lorsqu’on est en liberté d’agir en conséquence. On s’adonna donc à la navigation et au commerce et on commença à fabriquer en France ce qui était le plus à portée de nos besoins : on vit par la suite un Jacques Cœur, sous Charles VI et Charles VII, pousser l’habileté et le succès dans le commerce aussi loin qu’aucune des nations étrangères eût encore fait ; les Français vont rapidement dans tout ce qu’ils entreprennent ; ils n’ont à craindre que le relâchement qui suit les plus grands succès, non par un véritable découragement, mais par lassitude de leurs propres idées.
Monsieur de Boulainvilliers a fait une peinture toute différente des suites qu’eut l’affranchissement des serfs, il intitule cet article « Désordre que causa l’affranchissement des serfs », et dans le détail il n’y trouve cependant d’autre désastre que la diminution du crédit des nobles, la résistance des habitants à leurs seigneurs, quelques procès que des roturiers osèrent intenter à des nobles, le recours qu’ils eurent insolemment au trône, et par là l’intervention des rois dans les affaires entre les nobles et les paysans, désordre, dit-il, qui est parvenu à l’excès où nous le voyons, et où nous le ressentons.
Ce qu’il y a de plus juste et de plus nécessaire paraît injuste à des yeux prévenus ; d’un autre côté tous nos historiens qui n’ont pas les mêmes raisons de se prévenir font de longues énumérations des progrès du gouvernement populaire en France, et je ne fais que les copier ici : peut-être ces endroits de notre histoire ne sont-ils pas assez connus ni assez remarqués.
Ils ajoutent, en suivant l’ordre des temps, que par l’effet de cette même liberté rendue aux peuples, les villes s’enrichirent et devinrent bientôt si puissantes, que pour les faire contribuer avec moins de répugnance aux dépenses de l’État, on commerça à les appeler par députés aux assemblées générales ; voilà l’origine du tiers-état, qui certainement n’avait pas été connu jusqu’alors dans les délibérations nationales.
En les députés des villes y entrèrent pour la première fois, et ce ne fut cette première fois que pour représenter leurs besoins et la restriction de leurs facultés.
Ce premier honneur coûta cher au peuple : on admit ensuite plus ou moins de députés selon les sommes dont les villes et les communautés contribuèrent dans les nécessités publiques. Une admission ainsi répétée devint ordinaire et enfin de droit indispensable ; et voilà bien de quoi faire crier M. de Boulainvilliers sur l’insolence qu’eurent alors les roturiers de concourir avec les seigneurs aux plus grandes délibérations, et de ce qu’ils ne se contentèrent pas d’y contribuer de leur argent.
Car bientôt après cela il n’y eut plus d’États généraux du royaume sans le tiers-état, et par la suite les députés étant très nombreux, ils eurent autant et plus de pouvoir que ceux du clergé et de la noblesse ; ces deux ordres ayant admis le troisième à avoir voix délibérative tout comme eux.
C’est véritablement à cette tolérance que commença l’époque de la grande chute de la noblesse et du pouvoir féodal en France ; l’accroissement de l’autorité de nos rois a fait le reste : ce qui nous prouve, quoi qu’on en dise, que la démocratie est autant amie de la monarchie que l’aristocratie en est ennemie.
La prospérité du peuple enrichit le monarque, et il a toujours fallu à la noblesse quelque grande cause de ruine pour la porter à céder à l’autorité royale et au bien commun du royaume.
ARTICLE IV.
Charles VII.
S’il fallut, comme nous l’avons dit, sous Louis VII les dépenses des Croisades et les cours plénières, il fallut sous Charles VII les guerres des Anglais pour continuer le premier abaissement de la noblesse.
On fait que ces guerres civiles mirent le royaume à deux doigts de sa perte. Charles VII eut bien de la peine à se soutenir dans le commencement de son règne ; mais il arrive toujours que de pareilles difficultés surmontées rendent ensuite la condition du prince meilleure qu’elle n’était avant l’orage.
Un roi est considéré comme l’heureux conquérant de son royaume quand il a terminé une révolte générale.
Aussi Charles VII devint-il plus absolu que Charles V son aïeul, quand il eut enfin chassé les Anglais et les Bourguignons.
Il arriva alors que le clergé et la noblesse ruinés par une guerre civile qui durait depuis longtemps, lui laissèrent sans résistance changer tout ce qu’il voulut et plus d’usage de la monarchie.
Il abolit les cours plénières qui ruinaient également le fisc et la noblesse ; mais qui rassemblant les seigneurs tous les ans, les rendaient plus puissants dans les affaires de l’État, et plus autorisés dans leurs terres quand ils y retournaient. Plus de tournois qui rappelaient les guerres privées.
Les ministres de Charles VII profitèrent de l’accablement général, et avec le beau prétexte de le réparer, ils changèrent tout l’ordre des finances, de la guerre et de la justice ; ils attribuèrent tout au roi, et ils ôtèrent à la noblesse l’usage de cent privilèges attribués à leurs titres ; l’autorité royale trouva bien mieux son compte avec les roturiers, dit Mezeray.
On devrait bien plutôt dire que c’est la fin du règne de Charles VII qui a mis nos rois hors de page que celui de Louis XI. Celui-ci profita plus de l’effet de cette époque, qu’il ne l’a opéré lui-même.
ARTICLE V.
Louis XI.
Louis XI alla brusquement à la source des résistances qu’il éprouvait. Il eut affaire à de trop grands seigneurs. De tous côtés les apanages des princes du sang approchaient plus alors du droit de souveraineté que d’une simple possession domaniale et honorifique comme ils sont aujourd’hui. Ainsi leur donner pour subsister la Normandie, ou la Guyenne, c’était faire revivre au milieu de la monarchie autant de souverainetés, plus dangereuses que celles qu’on avait éteintes depuis trois siècles ; cependant, soit bonheur soit conseil, Louis XI surmonta tous ses rivaux avec une adresse peut-être un peu trop déliée pour un roi français : il avait trop montré son dessein de régner arbitrairement, mais enfin il en vint à bout.
ARTICLE VI.
Charles VIII, Louis XII, François Ier et Henri II.
Sous les quatre règnes qui suivirent, les guerres d’Italie et leurs suites épuisèrent le royaume d’hommes et d’argent.
Louis XII marqua plus sa bonne volonté à ses sujets qu’il ne la rendit efficace pour leur bonheur.
L’autorité royale avait fort étendu ses bornes, mais elles tenaient encore du moins à des formes extérieures de liberté qui achèvent aujourd’hui d’expirer, et dont toute l’extinction peut-être n’est pas destinée à nous faire grand bien ou grand mal. Les dernières assemblées des États généraux sont en 1614 et 1615. Il y a eu depuis quelques assemblées de notables. On assemblait toujours les États généraux dans les grandes occasions, et on ne les a plus vu depuis environ cent ans. À cette assemblée tumultueuse a succédé l’aigreur importune des parlements sédentaires, qui montrent seulement aux peuples qu’ils sont esclaves, sans diminuer en rien le poids de leurs chaînes.
Mais il résulte de ces légères contradictions une manière de lever les subsides la plus misérable qu’il y ait au monde ; elle se réduit véritablement à ce principe trivial de plumer la poule sans la faire crier : on négocie donc en finance comme en politique. Les négociateurs sont nommés traitants, maltôtiers ou donneur d’avis. Cela a composé une espèce de nouvel ordre dans le royaume, avec un savoir fort étendu et malheureusement trop écouté dans l’administration intérieure. On prétend que nos premiers financiers sont venus d’Italie. Le voyage de Charles VIII, les autres guerres d’Italie, et surtout Catherine de Médicis remplirent le gouvernement français d’Italiens, dont on a pris la souplesse pour habileté.
Les premiers traitants furent regardés du peuple comme de mauvais Chrétiens qui auraient embrassé le judaïsme ; à la fin on s’y est accoutumé jusqu’à y supposer de l’honnêteté et à rechercher leur utile alliance.
ARTICLE VII.
Vénalité des charges.
Le premier fruit de cet art financier jusque-là inconnu en France, fut la vénalité des offices, et cela commerça sous François Ier.
Il est étonnant qu’on ait accordé une approbation générale au livre intitulé le Testament politique du cardinal de Richelieu, ouvrage de quelque pédant ecclésiastique et indigne du grand génie auquel on l’attribue, ne fut-ce que pour le chapitre où on canonise la vénalité des charges ; misérable invention qui a produit tout le mal qui est à redresser aujourd’hui et par où les moyens en sont devenus si pénibles ; car il faudrait deux ou trois fois les revenus de l’État pour rembourser seulement les principaux officiers qui nuisent le plus.
Tout ce que j’ai dit du mal qu’a fait l’usurpation des fiefs n’est rien en comparaison des mauvais effets de la vénalité des offices ; elle a empêché cet heureux progrès de la démocratie que nous venons d’admirer sous les règnes qui ont été exempts des guerres civiles.
En s’étendant sous les règnes qui ont suivi François Ier jusqu’à présent, semblable à un principe de corruption qui infecte la masse du sang, elle a détruit en France toute idée du gouvernement populaire.
Qu’on ne dise plus que l’autorité royale doit coopérer à la démocratie qui lui est subordonnée ; car on trouvera que ces deux autorités souffrent également du même mal dans la vénalité des charges, ce qui prouve leur accord pour la communauté d’intérêts.
Par là le roi a aliéné pour toujours la plus belle de ses prérogatives, qui est le choix de ses officiers.
L’hérédité transmet des pères aux enfants le pouvoir qu’il leur communique sous la condition d’un agrément presque forcé. L’amovibilité de l’officier qui ne pousse pas la prévarication jusqu’à la grossièreté n’est plus dans la main royale, il faut lui faire son procès, et que ce procès soit instruit et jugé par la compagnie dont est l’accusé, et l’intérêt de ces compagnies s’est placé davantage dans l’indépendance que dans le zèle du bien public.
Par là peu de fautes sont punies, peu de défauts sont corrigés, quoique les délits de ceux qui doivent l’exemple soient des crimes par leur conséquence pour la société.
Par là on voit de tous côtés négligence et infidélité dans la chose publique, en un mot tous les mauvais effets qui suivent une propriété mal acquise dans l’origine et dans l’institution.
Voilà donc encore une espèce de gouvernement inconnu aux anciens et qui nous était réservé en échange du monstrueux gouvernement féodal ; celui-ci avait du moins une source anoblie par le mérite des premiers auteurs ; il se maintenait par la violence ouverte qui suppose toujours force et courage ; il se soutenait par une éducation distinguée entre les autres citoyens, et il élevait l’autorité des hommes plus ou moins illustres par leur naissance.
La vénalité des charges a la plus basse de toutes les origines, qui sont l’avarice, l’argent et la cupidité. Qu’on se rappelle tout ce que la morale nous prêche contre le désir insatiable des richesses, et que l’on juge de là de ce que la vénalité doit influer sur les mœurs françaises : ce n’était pas assez à l’argent de procurer des commodités infinies, il est devenu aujourd’hui la voie de tout honneur dans le monde.
Le gouvernement féodal ne perpétuait son usurpation que dans les familles, et la plupart des suzerainetés retournaient à la couronne après l’extinction des mâles ; mais par la vénalité tout s’achète ; l’étranger devient successeur de l’officier qui lui vend à prix d’argent ; les nouveaux riches apportent et joignent leurs nouvelles bassesses au défaut de ceux qui se dépouillent par besoin : l’aliénation d’autorité n’est pas moindre dans cette espèce de gouvernement que dans le féodal, quoique la possession en ait l’air un peu plus précaire ; c’est un orgueil rampant qui a des fondements peut-être plus solides que l’usurpation forcée, car on ne sait par où l’attaquer ; on y a intéressé la constitution du royaume, l’unanimité, la liberté publique, les droits étroits de la justice.
Par cette opiniâtre aliénation des offices, tout suffrage du peuple dans sa cause a été plus écarté que ci-devant ; car les intelligences qui veillent aujourd’hui à l’écarter ont été multipliées à l’infini et se soutiennent réciproquement.
Le premier objet d’un officier à titre patrimonial est d’attribuer à son office tout le pouvoir et les prérogatives dont il est susceptible ; l’objet des fonctions ne vient qu’en sous-ordre et arrive rarement.
Cette aliénation de la puissance publique a de plus accoutumé insensiblement à toutes les injustices qu’on puisse exercer en matière de choix d’officiers. On cesse d’être surpris de voir en place des gens qui n’ont aucune capacité ; les survivances sont devenues de droit commun et tous les abus règnent également dans le peu de choix libres qui restent au roi, comme dans ceux qui ne requièrent qu’un agrément de formalité.
La vénalité a commencé par les magistratures de justice, dont il semble cependant que l’exercice est une espèce de sacerdoce aussi respectable et aussi peu propre aux pactes simoniaques, que la jouissance des revenus ecclésiastiques qu’on s’efforce avec tant de soins d’exempter de cette tache ; cet abus a passé de là aux fonctions de police, et enfin il s’est emparé de tout sous Louis XIV, comme nous l’allons dire.
Ce progrès suivi dans un ordre aussi peu raisonné, prouve bien que ce sont les mauvais conseils et non la saine politique qui ont toujours présidé à l’établissement de la vénalité, quoi qu’en puisse dire l’auteur du Testament politique du cardinal de Richelieu.
Ce progrès n’a pas été d’un pas égal, il s’est ralenti dans des temps ; mais on ne voit pas qu’il ait jamais reculé, par la difficulté qu’il y a d’employer des fonds considérables pour rembourser des officiers dans un État assez obéré pour avoir recouru à un expédient si détestable.
ARTICLE VIII.
Henri IV.
Après les guerres d’Italie, vinrent en France les guerres civiles de religion. Il est à remarquer que pendant les guerres étrangères, il n’arrive de changement au gouvernement que ceux qui sont inspirés par le besoin d’argent ; l’autorité royale y est plus souveraine, elle chasse le mauvais levain au dehors ; mais de tels avantages ne sont que des maux et non pas des remèdes. Pendant les guerres civiles, au contraire, l’autorité plie, mais l’État s’épuise moins, et on n’en sort que par quelque changement dans la forme du gouvernement, soit altération, soit augmentation à l’autorité royale.
Un règne à jamais mémorable interrompit en France les troubles du calvinisme, ce fut celui d’Henri IV. Les intentions et l’activité de ce prince et de son conseil furent telles, que des plus mauvaises dispositions on en tira de grandes choses. Sans déraciner l’hérésie par violence, on la calma, on endormit sa voix sinistre. Sans aucun avantage marqué sur nos voisins, la France gouverna l’Europe ; sans renverser la forme du gouvernement, quelque imparfaite qu’elle fût alors, on y ramena promptement l’ordre et l’abondance ; tant chaque notion, tant chaque mesure du ministère était juste et droite. Que n’eût pas produit un tel règne dans des temps plus heureux, par exemple aujourd’hui, et dans un gouvernement mieux constitué !
L’abbé de Marolles a fait des Mémoires où il dépeint naïvement le temps de son jeune âge. En lisant l’endroit que je cite, on croit voir l’âge d’or ; et il est vrai que s’il a jamais existé en France, c’est sous Henri IV.
…Quis talia fando
Temperet a lacrimis!…
« L’idée qui me reste de ces temps-là me donne de la joie. Je revois en esprit la beauté des campagnes. Dès lors il me semble qu’elles étaient plus fertiles qu’elles n’ont été depuis, que les prairies étaient plus verdoyantes qu’elles ne sont à présent, que nos arbres avaient plus de fruits. Il n’y avait rien de si doux que d’entendre le ramage des oiseaux, le mugissement des bœufs, et les chansons des bergers. Le bétail était mené sûrement aux champs, et les laboureurs versaient les guérets pour y jeter du blé que les leveurs de tailles et les gens de guerre n’avaient point ravagés. Ils avaient leurs meubles et leurs provisions nécessaires, ils couchaient dans leur lit. On voyait partout une propreté bienséante. L’éloignement du grand monde n’abattait point le cœur, et ne rendait point la noblesse plus grossière. On entendait des concerts de musettes, de flûtes, de hautbois ; la danse rustique durait jusqu’au soir ; on ne se plaignait point comme aujourd’hui des impositions nécessaires et excessives, chacun payait sa taxe avec gaieté. Telle était la fin du règne du bon roi Henri IV, qui fut aussi la fin de beaucoup de biens, et le commencement d’une infinité de maux, quand une furie enragée ôta la vie au Prince. »
ARTICLE IX.
Louis XIII.
La France retomba bientôt, en effet, sous la minorité et la longue faiblesse de Louis XIII, dans les troubles de l’aristocratie et de la monarchie mal-entendue. On prétendit vaincre l’hérésie en troublant les consciences, et par la force extérieure : les hérétiques crurent de leur côté s’assurer la liberté de conscience, en se révoltant contre le souverain, et en se servant des tyrans politiques qui se mirent à leur tête, et n’appuyaient leur révolte que pour la faire durer. Une haine aveugle contre la règne précédent, l’empire des favoris et l’insatiable avidité des grands épuisèrent bientôt l’épargne du sage Henri et toutes les ressources des finances.
Enfin un favori mieux choisi que les autres répara ces désordres, et si nous prétendions ici prodiguer ses louanges, nous puiserions aisément dans l’abondante source de cette spirituelle académie qui le reconnaît pour son fondateur.
Richelieu travailla au dedans à calmer les troubles dans leurs causes, et au dehors, à abaisser les ennemis de l’équilibre européen.
Ce qui calme les maux sans les guérir ne s’appelle que palliatif ; les véritables remèdes vont à la racine du mal ; ainsi on ne doit honorer du beau nom de pacificateurs, que les génies politiques, qui, comme Richelieu, attaquent les désordres dans leurs principes. Au dedans, il eut à rétablir l’autorité monarchique ébranlée et affaiblie ; au dehors, il eut à restituer à la réputation de notre couronne tout ce qui doit lui appartenir par son poids. Il lui faut attribuer tout l’honneur de ce que des alliés puissants et aigris firent pour ruiner la Maison d’Autriche.
Richelieu continuellement occupé de guerres eut assez de courage pour ne rien faire de contraire à la bonne économie ; il soutint le fardeau habilement, mais il laissa à d’autres ministres les soins meilleurs du commerce et de l’abondance.
Il est à remarquer ici que le peu d’autorité dont jouissaient alors les gouverneurs des provinces et des places frontières, formait une manière de gouvernement approchant de celui des grands vassaux sous Hugues Capet.
Qu’on laisse aller en France la faiblesse de la monarchie sous certains règnes qui ne viennent que trop souvent, elle retourne toujours à ses mêmes vices : usurpation par les gens puissants, hérédité et attribution des droits régaliens. Les gouverneurs dont je parle maîtrisaient les peuples par les troupes qu’ils commandaient ; ils flattaient la noblesse en lui passant la tyrannie dans ses terres ; ils tiraient de l’argent du tiers-état, par crainte de violence, et du clergé par ses besoins. Au milieu des hérétiques armés, ils étaient chargés de la subsistance des troupes de leurs départements, et sous ce prétexte ils s’enrichissaient prodigieusement et étaient les maîtres de toutes les petites armées qui étaient à leurs ordres.
Un Lesdiguieres, un d’Épernon mécontents de la cour, allaient se faire craindre dans leur gouvernement.
On prétend que le cardinal de Richelieu avait ses projets tout médités et tout prêts quand il arriva au ministère. Tels furent principalement ceux d’abaisser la maison d’Autriche, en lui attirant des ennemis qui montrassent que sa puissance n’était que grandeur sans force, d’extirper l’hérésie et d’abaisser la noblesse en France. Si cela est vrai, jamais il n’y eut de plus grand génie au monde ; car dans ces vastes opérations politiques, les moyens ne semblent naître ordinairement que de l’exécution même et de la pratique.
Il avança beaucoup tous ses desseins, mais le règne suivant entrant dans la même carrière, est parti des mêmes progrès et les a poussés beaucoup plus loin.
ARTICLE X.
Louis XIV.
Il semble même que Louis XIV, aidé de ministres habiles et hautains, ne soit jamais sorti des vues de Richelieu, et qu’après les avoir accomplies, il ait encore voulu passer le but, aussi fécond dans ses moyens que stérile dans les objets politiques qu’il aurait pu se proposer.
On prétend donc qu’il ait chassé trop précipitamment les Huguenots en révoquant l’Édit de Nantes, et en exécutant trop violemment cette nouvelle loi : d’autres ont assez dit quels maux cela a causé au royaume.
Il a ôté l’Espagne et les Indes à la Maison d’Autriche, et les ayant fait entrer dans sa Maison, il a attiré à la France une jalousie universelle qui se renouvellera souvent et à chaque avantage qu’elle obtiendra de la fortune.
Il a ravalé les grands jusqu’à leur ôter le courage et l’émulation de se distinguer.
La noblesse est ruinée jusqu’à ne pouvoir plus subsister que par des mésalliances, et autres démarches qui l’avilissent.
Les peuples sont soumis au point de n’avoir pas la force de connaître où sont leurs véritables intérêts, ils baisent les fers dont ils sont enchaînés.
Ce qui sauva la France pendant les guerres civiles de la minorité de Louis XIV, appartient à la politique. La grande faiblesse de la monarchie d’Espagne et les amis que Richelieu nous avait laissés en Allemagne, empêchèrent l’empereur et le roi catholique de profiter de nos divisions ; nous fîmes la célèbre paix de Munster, tandis que l’Angleterre elle-même était agitée de factions tragiques.
Ainsi nos troubles ne furent que passagers, ils suspendirent nos avantages au dehors et ne ruinèrent rien au dedans, l’autorité royale reparut comme un soleil qui a écarté les tempêtes.
Elle fut portée par un prince digne en tout de cet auguste caractère ; dès qu’il parut lui-même, toute obéissance devint esclavage ; les sujets se seraient dévoués devant sa présence comme ceux du vieux de la montagne. L’autorité n’eut donc plus à travailler pour elle-même, mais seulement pour la gloire du monarque, et il ne s’agissait que de connaître parfaitement en quoi elle consiste.
Il disait, et tout se faisait. Il voulut les arts ; son règne devint celui d’Auguste ; lorsqu’il voulut conquérir, ses troupes étaient celles d’Alexandre ; quand il marqua faire cas de la vertu, il trouva des Joseph, des Aristides, des Émiles, dans des Colberts, Turenne et Catinat.
Je le répète, quand on critiquera son règne, qu’on s’en prenne aux vices et non à l’exécution.
Son idée de la gloire n’était pas assez rectifiée par la philosophie, elle tenait trop à l’homme et au temps ; quoique ces temps ne soient pas reculés, nous nous trouvons cependant avoir fait depuis de grands progrès, universellement en morale et en politesse ; quelques revers y ont contribué. On blâme aujourd’hui des desseins qu’on admettait il y a ans, tel que celui d’exciter l’Angleterre et la Hollande à s’entredéchirer pour avoir le loisir de conquérir la Flandre sur l’Espagne, ou de châtier les Hollandais en les noyant tous.
Sous Louis XIV notre gouvernement s’est tout à fait arrangé sur un nouveau système, qui est la volonté absolue des ministres de chaque département ; l’on a abrogé tout ce qui partageait cette autorité.
Les troupes étant soldées par le trésor royal, les officiers recevant leur caractère et leurs ordres en droiture de la cour, l’autorité des gouverneurs de provinces est devenue à rien ; ce titre ne couvre plus qu’un vain nom et se réduit à une pension tirée sur le trésor royal. Ainsi la cour a pris toute la ressemblance de ce que le cœur est dans le corps humain, tout y passe et y repasse plusieurs fois pour aller circuler aux extrémités du corps.
Les conseils ne sont encore qu’un pouvoir de nom ; il n’y passe que les plus chétifs objets de délibération, et tout cet esprit est véritablement celui de la monarchie, promptitude, expédition, unanimité.
Le département qui a le plus gagné est celui des finances. Il n’y a à proprement parler que deux grands ministères en France, celui des affaires étrangères et celui des finances ; à celui-ci se sont réunis toute police générale, commerce, circulation d’argent, banque et toute la fortune des particuliers ; ainsi l’histoire des progrès de la monarchie en France dépend, depuis M. Colbert, de l’histoire des ministres de la finance.
La cause de ces surprenantes attributions n’est pas louable ; on pourra dire que ce monarque n’a songé qu’à avoir de l’argent, puisqu’il n’a vu le bonheur de ses sujets que par les yeux de son grand trésorier, et ce reproche n’est malheureusement que trop fondé.
M. Colbert se trouva assez grand pour songer à la fois aux deux objets de son ministère ; ses successeurs n’ont pas donné la même étendue à leurs sollicitudes.
Ses soins étaient donc partagés entre la prodigalité et l’économie. Il fallait beaucoup recouvrer pour beaucoup dépenser, et prévoir encore l’extraordinaire des dépenses à tenir et améliorer le théâtre de tant de scènes opposées ; il fournit à tout cela : ce qui doit le ranger véritablement au nombre des hommes extraordinaires.
Par les travaux de Colbert on établit et on perfectionna en peu de temps en France les arts qui étaient auparavant inconnus. Il découvrit aux Français leur grand talent pour les beaux arts, ainsi que pour tout ce qui était du ressort du goût et des grâces ; nous y surpassâmes bientôt les autres nations : cette supériorité nous en est restée, ce qui prouve bien qu’elle nous était acquise par la nature et qu’il ne s’agissait que de la mettre en valeur. Il encouragea le commerce, il fut le mécène des belles-lettres.
Mais tout cela appartient plutôt à l’ornement d’une nation qu’à l’essence du gouvernement dont je traite ici. Colbert chargé de lever beaucoup de deniers pour les guerres et pour les bâtiments, trouva le secret de ne choisir que les moyens de finance les moins onéreux et qui décourageaient le moins l’agriculture.
Par là les richesses apportées du dehors, l’état de la cour et la gloire du règne répandirent dans le royaume un encouragement qui approche des bienfaits de la liberté quoiqu’il ne sait pas si profitable.
Louis XIV voulait de nouvelles sommes, Colbert mettait de nouveaux impôts et se faisait haïr de la populace. Les impôts portaient sur la consommation, ou sur l’usage des choses du luxe. Il avait des principes fixes dont rien ne le faisait départir, autant qu’on le laissait le maître. Sur la fin de son ministère les courtisans persuadèrent au roi que les impôts faisaient crier et que les créations des rentes sur la ville faisaient plaisir à tout le monde.
Colbert représenta que ces nouvelles charges accableraient sans ressource le fisc et le crédit royal, et que tout l’argent destiné au commerce s’y absorberait ; on lui résista, on le voulut, et ce fut là l’époque de la misère.
Sous ses successeurs on profita du bon état où il avait mis le royaume pour continuer les mêmes dépenses ; mais on le ruina par des moyens nouveaux et aussi mal choisis que les siens étaient profonds et ménagés.
Les deux successeurs de Colbert et surtout le second, amicus Plato, amicus Socrates, sed magis amica salus patriae, bons courtisans et gens faits pour leur propre bonheur, ne cherchèrent qu’à fournir au roi les sommes qu’il voulut, par les voies les plus promptes et les moins capables de leur attirer des plaintes.
Il faut se rappeler sur cela ce que j’ai dit de François Ier. On poussa fort toute la science financière, et tout a suivi le même train jusqu’à la paix générale.
Un homme sans expérience et sans esprit succéda à M. de Pontchartrain, il s’abandonna aux expédients les plus ruineux et les plus indécents.
M. Desmarets ne put déployer ses talents que par une plus habile escroquerie que les autres, et par une méthode plus imposante pour vaquer à ce qu’on appelle se ruiner avec ordre.
Entre la paix générale et la mort de Louis XIV, il se préparait des remèdes aux maux du royaume ; la régence, le système, et ce qui a succédé, ont tout gâté davantage, et n’ont travaillé à rien de suivi. Le meilleur de ces derniers temps, (digne de faire encore mieux par la vertu qui y préside) a été celui où l’on a le moins innové, et c’est sans doute ce qui décrie si fort toute innovation en bien comme en mal ; mais pour se décider là-dessus il faut considérer deux choses ; tout va-t-il bien ? Le mal n’augmente-t-il point en avançant ?
Qu’on fasse remonter cet examen à la mort de M. de Colbert, qu’on parcoure les états de finances, qu’on compare le prix et l’abondance des denrées, qu’on entre dans le détail des fortunes particulières, qu’on interroge les anciens sur l’état de la campagne d’alors, et qu’on le rapporte à celui-ci ; on reviendra sans doute de cette mauvaise réfutation aux plaintes de la misère, en disant qu’on a toujours parlé de misère.
On verra aisément la diminution de la culture, de la peuplade des bestiaux, des bâtiments de campagne et de l’argent qui doit circuler dans les provinces pour le commerce intérieur.
On se plaint souvent par exemple dans les grandes terres, du trop grand nombre de métairies à y entretenir. Il faudrait s’imaginer qu’anciennement chacun vivait dans son bien et qu’y ayant alors beaucoup de riches habitants, il n’y avait pas encore assez de bâtiments dans la campagne ; nous montrerons par cette plainte que nous tombons dans un état de désertion, où les grands terrains deviennent à bon marché étant cultivés par peu de monde. Chacun sait la peine qu’on a aujourd’hui à trouver des fermiers, et qu’il n’y a plus ce qu’on appelle coqs de paroisse.
On saurait par une bonne histoire des finances, dont je ne voudrais que cette utilité, et non de satisfaire une vaine curiosité et une stupide admiration, on saurait, dis-je, à quel point les tailles et le sel sont augmentés.
On descendrait dans le détail des vexations pour le recouvrement d’une nouvelle taille bien pire que la première. On étudierait par quelle méthode s’impose la taille arbitraire, tarif des autres impositions, et qui n’a d’autre proportion que la vengeance et l’envie, ou la fatalité qu’il y a de demander à celui qui paye le mieux. On verrait par quelle monstrueuse politique on joint les fonctions de magistrat à celles du financier sur la tête du collecteur, et on serait effrayé de voir que les contributions aux ennemis se lèvent avec autant de douceur et de charité que le contingent, que le père de la patrie exige, avec inhumanité.
Enfin on n’ignorerait aucuns des moyens que les financiers ont exécutés pour tirer de l’argent du public, non par des voies de ménagement apparent, mais de ruine fondamentale pour la nation, tels que les changements de monnaies, l’illusion des faux billets de crédit, les doubles assignations, et surtout les créations des charges et leur vénalité, dont j’ai tant parlé. Rien n’a été oublié sous cette époque, et on sait que cela a été poussé jusqu’au ridicule excès qu’on eût pu faire des armées de conseillers du roi. On les a exemptés de tous impôts, et le même fardeau ôté de dessus les épaules les plus fortes a retombé sur les plus faibles.
Le gouvernement vénal a donc été poussé à l’extrême depuis la mort de M. de Colbert, toutes les fonctions, tout suffrage ont été ôtés aux gens du peuple. C’est par exemple un monstre indéfinissable, qu’un maire, ou un échevin vénal officier du roi. Il doit être l’homme du peuple, ou il n’est rien.
CHAPITRE VI
DISPOSITIONS À ÉTENDRE LA DÉMOCRATIE EN FRANCE.
Malgré tout ce que je viens de dire on peut espérer aujourd’hui plus que jamais la réforme salutaire dont il s’agit.
Le règne n’est plus ambitieux, conquérant ; l’Europe même ne renferme que de moindres ambitions comparées à celles qui ont causé les dernières révolutions : les mœurs en général ont acquis plus d’égards et d’humanité.
La religion et l’honneur touchent à la vertu qui éloigne les passions tumultueuses. Peut-être ne cherche-t-on encore le bien qu’avec faiblesse, mais il se peut trouver par des voies si simples qu’il sera embrassé, s’il n’est pas saisi, et il s’accomplira par des moyens lents, mais suivis. Chacun agit suivant ses fins avec plus ou moins d’ardeur et d’habileté. Les fausses démarches dont on s’étonne viennent du choix des faux objets dont on ne s’étonne jamais assez. Un homme parvenu depuis peu à un rang qui ne semblait pas lui être destiné, n’est occupé que des honneurs dûs à ce rang, il en méconnaît les douceurs, il ne jouit pas, il acquiert encore.
L’autorité despotique a occupé ainsi presque tous les rois de la terre. Ils ont disputé entre eux à qui gouvernerait telle province ; ils ont disputé avec leurs sujets s’ils les gouverneraient avec plus ou moins d’autorité, et ils n’ont pas encore commencé à les gouverner ; mais quand l’autorité royale, semblable à un torrent qui inonde les campagnes, a renversé toutes les barrières qui s’opposaient à son passage, alors elle remplit sa destination, elle s’occupe de la gloire que nous inspire l’émulation de bien faire.
La France en est là ; mais qu’on ne croie pas qu’elle y soit depuis longtemps, et peut-être même que pour prononcer net, si l’autorité de nos rois est bien assouvie, nous avons encore à essuyer quelques règnes hautains et inquiets, quelques tentatives de conquêtes, quelques coups d’État pour achever de renverser tout ce qui nous reste d’ombre de liberté, ou d’indépendance.
Un monarque qui n’a plus à songer qu’à gouverner, gouverne toujours bien, car son intérêt est précisément celui de l’État ; il ne trouve que là sa gloire et ses plaisirs, tout ce qui tient à l’amour propre est tout ce qui forme son bonheur. Il est bon par passion.
Les histoires barbares nous montrent des traits singuliers de vertu chez les princes, des âmes fermes qui se sont tournées au bien comme au mal, des souverains absolus qui voulaient ardemment le bien de leurs sujets, l’exacte justice, et des établissements d’une police admirable, comme sous les règne d’un Jacob Almanzor : mais faute d’harmonie dans le gouvernement et de principes dans les mœurs, bientôt une mort violente faisait succéder à ces moments heureux des règnes féroces et déraisonnables.
Nous avons donc aujourd’hui pour nos espérances et despotisme et politesse. Une monarchie n’arrive guère au despotisme que par l’aristocratie ; les ministres et les grands travaillant pour le monarque croient travailler pour eux-mêmes ; ils abaissent le peuple, ils élèvent le trône, parce qu’ils y touchent de près et qu’ils dédaignent le vulgaire ; mais quand le trône est affermi, le monarque se trouve toujours plus ami de la démocratie qui lui est soumise, que de l’aristocratie qui l’offusque.
Parmi les membres de l’aristocratie il faut compter tous gens riches ; la richesse est une distinction réelle chez toutes les nations : on sait que la première dénomination des grands d’Espagne fût d’homme riche, ricco hombre, et malheureusement plus les nations se policent, plus elles reconnaissent l’usage et l’avantage de l’opulence.
Si les rois prennent ombrage des grands de leur état, ils en trouvent les mêmes raisons contre les citoyens trop riches. La conclusion de ceci chez les Turcs serait qu’il faut abattre des têtes si hautes, et surtout approprier leurs dépouilles au fisc ; mais chez des gens raisonnables, cela doit rapprocher de la démocratie qui ne tend qu’à l’égalité des fortunes.
Le progrès de l’aristocratie doit toujours être pris pour un signe certain de la faiblesse du despotisme, et celui de la démocratie comme un grand effet de sa vigueur. Nous croyons que si l’on a jamais prouvé quelque chose par les faits, c’est cette vérité dans le chapitre précédent. Si toutefois il est arrivé que François Ier et Louis XIV ont retardé la démocratie par la vénalité, qu’on attribue cela à une cause toute étrangère à ma preuve. Ils voulurent tirer des sommes extraordinaires de leurs peuples et ils eurent volontairement la faiblesse de se servir de moyens détournés ; ainsi c’était plutôt par défaut d’autorité suffisante que pour le bien même de leur autorité ; ce qui confirme encore ma proposition.
Le premier pas contre l’aristocratie, a été d’ôter d’entre les mains de la noblesse un pouvoir de naissance et d’extraction attaché aux terres. On a admis ensuite parmi les officiers royaux des gens sans naissance concurremment avec la noblesse, et dans les derniers temps, on affecta de préférer les roturiers aux nobles pour tout ce qui participe au gouvernement. Dans ce choix l’amovibilité se trouve insensiblement, car un homme de naissance tient à tout ce qu’il y a de grands comme lui ; on le dépossède plus difficilement, on le corrige avec peine, on lui refuse moins de perpétuer ses places dans sa famille par des survivances.
La vénalité des offices est le grand obstacle au dessein du despotisme ; mais tout tend aujourd’hui à s’en débarrasser peu à peu.
Qui ne voit pas qu’on crée aujourd’hui moins d’offices que jamais et qu’on en va rembourser plusieurs ? Au défaut des fonds nécessaires pour y avancer sérieusement on subtilise les vues, la force se sert d’adresse à la vérité avec diminution d’équité. On ôte les fonctions aux titulaires, on les attribue à des commissionnaires qui doublent le personnage de l’officier. Les ministres sont sans finances et amovibles, ils remplacent le connétable, l’amiral, le grand maître ou le surintendant qui étaient ou qui subsistent encore en titres d’office possédés par des grands seigneurs.
Les intendants sont devenus les vrais gouverneurs de provinces. On envoie pour un temps des commandants passagers, tandis que les gouverneurs ne peuvent avoir de fonctions sans des lettres particulières de commandement ou la permission d’aller résider dans leurs gouvernements.
Sous les intendants on ne voit dans les provinces d’autorité qu’entre les mains des commissaires comme eux, les subdélégués, les commissaires des guerres, les ingénieurs pour les chemins, les inspecteurs pour les manufactures etc. Tout cela est amovible à volonté.
Les trésoriers de France ne se mêlent plus des chemins et des ponts dont ils sont les voyers par leurs titres ; tout le soin en est donné à des inspecteurs momentanés.
Dans l’administration de la justice, fonctions si lâchement condamnées à la vénalité (Sa Majesté en a cependant excepté les premiers présidents et les procureurs généraux des cours supérieures), on ne voit que commissions de conseil. Le conseil est exempt de la vénalité.
Les brevets de retenue nouvellement introduits ne sont plus qu’une demie vénalité qui témoigne encore que le gouvernement s’éloigne de la plénitude de l’abus et qu’il s’en veut désaccoutumer insensiblement. Le roi en a remboursé plusieurs depuis la paix générale, et on peut prédire avec sûreté que plus le ministère deviendra ferme et attentif, plus on avancera de ce côté-là.
Mais, dira-t-on, pour nommer aux emplois amovibles et sans finances, rétablira-t-on les élections, ou en laisser-t-on la collation à des gens de crédit qui en feraient eux-mêmes un commerce dangereux dont il eût autant valu que le roi profitât ?
On répondra que la pire de toutes les méthodes pour conférer des emplois, est celle de les vendre à l’enchère comme on fait, soit du roi à l’officier, soit du titulaire à l’officier ; moins il y a de gratuit, plus l’aliénation des fonctions est consommée, plus elles vont en pure perte pour le public.
L’auteur du Testament politique du cardinal de Richelieu dit que pendant les factions de la Ligue, les Guises se servirent de leur crédit pour placer gratuitement leurs créatures dans tous les postes de l’État, et que par là ils s’ouvrirent le chemin aux grandes vues qu’on a su : il cite même sur cela l’autorité de M. de Sully, à qui il en avait entendu parler comme partisan de la vénalité, et voilà de quoi bien effrayer la politique ombrageuse et timide.
Mais l’autorité de ces deux grands ministres est ici alléguée sans preuve, et en tout cas elle ne serait pas sans appel. Quiconque prendrait toutes les mesures pour former le gouvernement dans un temps de faction, arrangerait la nation d’une façon bien absurde. Toute autorité partagée, comme elle l’était du temps des Guises, est sujette à des inconvénients sans remède. L’agrément nécessaire aux charges vénales aurait seul fait le même effet que la recommandation pour y nommer. Tous les emplois ne vaquent pas à la fois dans le temps d’une faction. Il s’ensuivrait donc qu’on doit craindre d’accorder beaucoup d’autorité au roi, sous le prétexte que celui qui partagerait indûment son autorité, jouirait de trop de pouvoir : ainsi la conséquence de cette objection ne conduit à rien moins qu’à l’anarchie et à la faiblesse sous prétexte des précautions pour les éviter.
Pour y répondre mieux, je proposerai dans le chapitre suivant, les principes et la méthode qui semblent les meilleurs pour nommer aux emplois amovibles et sans finance.
L’extinction totale de la vénalité serait faire certainement un grand pas au bonheur public. Cette réforme est d’un besoin plus ou moins pressant dans les différentes parties du gouvernement. La finance par exemple, le prix des offices de maniement n’est proprement qu’une caution, et au moindre cas de déposition, ou de dépossession, on commet à l’exercice, ou l’on vend d’autorité la charge à un autre.
Dans l’administration de la justice, la vénalité apporte de la lenteur dans l’officier et quelque dessein secret, inconnu peut-être à lui-même, de se récupérer par l’émolument et par les épices de l’intérêt de sa finance.
Mais où il serait plus pressant d’en purger le royaume, c’est en tout ce qui est chargé de la police générale et particulière d’où dépendent l’abondance, l’ordre et le commerce. Ce ne serait pas le tout de retrancher de cette partie de l’administration la propriété et l’hérédité, il serait nécessaire que les officiers n’en fussent plus royaux, mais municipaux et populaires, afin qu’ils pussent agir sous la protection et sous l’autorité du roi, mais pour les intérêts seuls du peuple, et pour que le public fût admis autant qu’il se peut dans le gouvernement du public.
En attendant le fruit de cette persuasion, qu’on se convainque bien que le manque de police dans le royaume et la misère ne sont que trop réels ; certainement il ne peut que leur manquer d’être assez connus pour émouvoir.
Et à commencer par le roi, plus on est grand à la cour, moins on se persuade quelle est aujourd’hui la misère de la campagne ; les seigneurs des grandes terres en entendent bien parler quelquefois, mais leurs cœurs endurcis n’envisagent dans ce malheur que la diminution de leurs revenus. Ceux qui arrivent des provinces, touchés de ce qu’ils ont vu, s’oublient bientôt par l’abondance et les délices de la capitale.
Il nous faut des âmes fermes et des cœurs tendres pour persévérer dans une pitié dont l’objet est absent.
Cependant à force d’en entendre parler et depuis le livre de M. de Vauban, les suffrages se rapprochent pour se réunir. On voudrait donc diminuer cette misère générale, mais ce qu’on y a fait jusqu’à présent ressemble au conseil des rats. On expose à merveille les abus de la taille arbitraire, on propose de nouveau systèmes, on les critique après quelques épreuves et puis on s’en tient là.
Si quelques personnes tiennent encore pour cette horrible taille arbitraire par l’habitude d’une ancienne possession devenue abusive, et séduits par quelques sophismes qu’ont dicté la dureté de cœur et l’orgueil de la noblesse, l’opulence du financier, etc., qu’ils considèrent seulement que la France est le seul pays du monde, où les impositions soient arbitraires.
Mais peu de gens restent encore dans ce préjugé, et c’est toujours beaucoup que le gouvernement songe sérieusement à soulager la campagne ; il ne manque donc plus que des moyens, et je vais en composer.
Ne conseillons pas pour cela au roi de descendre de son trône pour aller avec une antique simplicité parcourir son royaume et devenir le spectateur de tant de maux en général et dans le détail ; réservons-lui ce voyage après le remède qu’il y aura su appliquer, ou à mesure des progrès successifs. Quelle plus grande volupté pourrait en effet lui être jamais réservée que d’aller considérer des villes et des provinces, qu’il aurait rendu florissantes, de voir les beaux arts rappelé dans des cités qui ne sont aujourd’hui que boue et que ruines, d’abandonner au feu roi son bisaïeul, la gloire d’avoir construit de superbes jardins autour de ses palais, et de jouir de celle de n’avoir fait qu’un beau jardin de toute la France, de se dire à soi-même :
Partout en ce moment on me bénit, on m’aime,
Je vois par tout voler les cœurs à mon passage.
Certes voilà une espèce de gloire de triomphe, où tous les hommes sont naturellement portés, et cette carrière ne nous est pas inconnue. On a souvent flatté certains princes d’être les délices du genre humain : ce titre ou l’effort seulement de le mériter, les a fait plus vivre dans la mémoire des hommes, que les plus célèbres conquêtes. Mais à dire vrai lequel s’est appliqué fort sérieusement à l’obtenir ? Tant que les artisans du bonheur public seront tirés de la cour pour seconder les rois, la moindre atteinte à leurs intérêts les rendra d’abord ennemis de ce qui y concourt, et cela va jusqu’à troubler leur raison par la fausse théorie qu’ils se font des moyens.
Sous Louis XI on fit une ligue et une guerre du bien public ; il ne s’y agissait d’autre chose au fond que de rendre quelques grands seigneurs plus puissants et plus insolents.
L’intérêt du fisc est toujours bien conduit par les gens de cour à qui on le confie ; le conseil et la force s’y réunissent : mais pour celui du peuple, qui rejaillit cependant si fort sur le premier, il ne pourra jamais être connu ni soutenu que par le peuple même.
On commence déjà à se convaincre dans le monde que les richesses du roi dépendent de l’abondance où seront ses sujets. On en cherche les moyens. On voudrait pousser le commerce ; on écoute avec attention les nouveaux projets de finance qui présentent des faces salutaires ; on fait des règlements de police, mais peu réussissent faute d’exécuteurs de la loi.
Pour exécuter ce que j’ai à proposer, il ne s’agit pas seulement que l’autorité royale soit, comme elle est aujourd’hui, à l’abri de toute infraction, il faut aussi qu’on en ait l’opinion et que l’on bannisse sur cela toute terreur panique et tout préjugé. On est déjà revenu en France d’une infinité de préjugés de basse jalousie qui étaient attribués à l’autorité royale.
On ne dit plus tant qu’autrefois, que le paysan doit être accablé d’impôts pour être soumis, qu’il faut appauvrir la noblesse pour la rendre docile.
On commence à raisonner de finance avec plus de justesse, et on est moins la dupe de la charlatanerie des traitants. On sent par leurs effets la différence de la levée des tailles et des droits affermés chaque année. Le conseil sent le besoin qu’il y aurait de diminuer les impositions dans le royaume, et au contraire à chaque bail des fermes générales, on voit naturellement augmenter le prix du traité. Cela vient de ce que les levées de la taille sont régies par des officiers royaux, au lieu que la plupart des droits de fermes sont volontaires, portent sur les consommations, sont entrepris à forfait par des gens qui ont leurs intérêts directs et personnels pour mobile. Ces droits affermés ayant été mis en régie, il y a quelques années, on a lieu de reconnaître toute la dureté et la négligence de ceux qui régissent pour le roi, par comparaison à l’exactitude de ceux qui régissent en leur nom et pour leur compte.
L’autorité royale fera toujours grand profit lorsqu’elle se débarrassera des soins frivoles qui ne font que la commettre vainement, qui coûtent beaucoup au trésor royal et qui rendent peu.
J’ai déjà parlé des dispositions du gouvernement présent à l’égard de la noblesse : ce corps étant le plus grand, on n’y soupçonne aucune origine populaire. Cet honneur par un sentiment intérieur approche de celui qu’on rend à la vertu ; mais à l’extérieur il est subordonné à l’éclat des richesses, aux dignités qui font craindre et au mérite personnel qui fait respecter, et ce sont tous ces accessoires qu’on nomme illustration.
Le goût frivole des modes a poussé encore l’homme à prodiguer ce bien qui soutient l’illustration, et c’est une grande infamie à la cour que d’être seulement soupçonné d’épargner ; cependant il n’existe ici presque aucun moyen à la noblesse de s’épargner du bien quand elle l’a dissipé, sinon par des mésalliances, ou des actions indignes et qui devraient bien la déshonorer autrement que l’économie si méprisée. Voilà comment les hommes sont ordinairement peu d’accord avec eux-mêmes, et comme ils se déshonorent pour s’honorer.
Mais une des choses qui a le plus avili la noblesse dans ces derniers temps, c’est d’être parvenue enfin à supporter deux classes séparées parmi elle, celle des gens titrés, ou de ceux qui s’établissent à la cour par leurs charges et par leurs assiduités, et celle de la simple noblesse qui va moins ordinairement à la cour. Il a donc passé, et il est tout reçu en France à présent, que les honneurs de la guerre et les grades militaires doivent cheminer tout d’un autre train pour ce qu’on nomme les seigneurs que pour la simple noblesse, ce qui décourage les gens de guerre de profession, et nous donne de mauvais officiers généraux dans nos armées.
Voici cependant à quoi se réduit aujourd’hui toute l’aristocratie du gouvernement français et toute la part qu’y a la noblesse : le commandement des armées et le service militaire. Les affaires de la guerre ne donnent qu’une autorité passagère et qui se borne à la durée de chaque campagne ; ajoutez à cela un grand air d’importance, des distinctions brillantes, mais seulement extérieures, quelques charges à la cour agréables par l’accès près de la personne du prince, mais contrebalancées par la défiance que les ministres lui donnent de ses courtisans, quelques grâces lucratives et injustes, l’occasion de nuire plutôt que de servir, une occupation continuelle d’intrigues d’argent et de vengeances, un vain éclat qui reluit au loin et qui ne soutient pas l’examen, un meilleur air et plus de goût dans les discours et dans les modes, de grandes terres titrées et négligées, des dettes et des injustices.
Toute l’autorité essentielle du gouvernement a passé entre les mains de l’heureuse robe. Les fonctions des grands officiers de la couronne sont à présent confiées à des bourgeois constitués dans des dignités amovibles, successeurs de ces clercs sur qui les anciens nobles se reposaient de la peine de savoir lire et écrire, de demeurer dans les villes, tandis qu’eux allaient régner dans leurs fiefs. Ces hommes nouveaux accoutumés de jeunesse à toute la dureté de cœur nécessaire pour disposer froidement de la vie, des biens et de l’honneur des citoyens, sous les titres ignobles de secrétaires et de contrôleurs, font trembler les fils de leurs anciens maîtres, ils les dégradent, ils les rebutent, et ils les envoient à la mort pour des querelles que les magistrats disposent tranquillement dans leur cabinet.
Mais cette institution de la robe destinée pour tout équivalent de la grandeur réelle à plus flexibilité et de travail, sort insensiblement de l’État de modestie et d’amovibilité qui faisait son principal mérite, et elle retombe dans les mêmes abus, qui ont arraché le gouvernement des mains de la noblesse. L’hérédité s’accroît toujours dans les premières magistratures, les survivances deviennent fréquentes même dans le ministère, le déplacement s’exerce le moins dans les places qui le demanderaient davantage. Ceux qui s’y trouvent tombent dans une commode inaction et se font doubler par des subalternes, qui eux-mêmes trop considérés pour travailler font faire leur ouvrage par d’autres commis inférieurs.
Enfin l’on est tout accoutumé dans la robe, comme dans la noblesse, à distinguer en deux classes les familles des jurisconsultes : on y défère des égards différents à autre chose qu’au mérite et selon les anciens services des pères, quoique leurs enfants aient négligé de s’acquérir la même capacité.
Il faudrait donc bientôt inventer un troisième ordre de gens qui travaillassent par eux-mêmes, et qui ne fussent traités que selon leur réputation et leur mérite personnel.
Mais on connaît toutes ces vérités et cela suffit, le mal connu est plus près du remède, il est important qu’on se fixe à des principes qui ne varient point.
On a vu par expérience ce qu’ont gagné l’autorité royale et le bonheur public à la suppression des grands fiefs et des gouvernements indépendants. De là cependant sont partis de nouveaux abus qui reviennent dans le même genre, mais moindres en eux-mêmes et plus faciles à corriger.
On reconnaît, on sent, on voudrait le bien. Quand la paix ramène au loisir, on cherche des perfections qu’on devine et qu’on ne peut encore énoncer. Mille nouveaux règlements de police et de commerce établissent les maximes de démocratie que je demande, mais que la suite dément par l’obstacle des préjugés et par des abus contraires à l’exécution. On ne les va pas chercher dans leurs sources ; on charge par exemple tous les jours les maires et syndics des bourgs et villages des soins de police et de finance auxquels ils ne peuvent répondre, faute de liberté, d’autorisation, et de salaire.
Plusieurs frontières de France sont en même temps l’image et la démonstration de l’utile gouvernement que je propose ; on les connaît par la dénomination générale de pays d’états : mais on remarquera que plus les assemblées sont petites, mieux elles sont gouvernées et hors des atteintes de la résistance, ou de la révolte. Tels sont les collèges de la Flandre maritime, les différents pays le long des Pyrénées et principalement les communautés de Provence. Ces dernières avec les vigneries se gouvernent intérieurement avec succès, s’assemblent une fois par an pour se concerter et pour obéir aux demandes générales du roi
CHAPITRE VII.
PLAN DU GOUVERNEMENT PROPOSÉ POUR LA FRANCE.
ARTICLE I.
Magistrats populaires et municipaux.
On établira en France des magistrats populaires à la tête de chaque communauté, c’est à-dire, de chaque ville, bourg, ou village.
ARTICLE II.
D’abord avec moins d’autorité que par la suite.
Il sera de la prudence du gouvernement de ne perfectionner cet établissement que peu à peu, en n’étendant les fonctions et la plénitude d’autorité, qu’on se propose de donner à ces magistrats, que selon les premiers succès.
ARTICLE III.
Nombre des officiers de chaque magistrature.
Le nombre d’officiers, qui composeront chacune de ces magistratures, sera proportionné à la communauté qu’ils gouverneront, mais ils ne pourront pas être en moindre nombre que cinq : ainsi lorsque les paroisses, ou villages seront trop petits, on en réunira deux ou trois ensemble pour ne former qu’une communauté.
ARTICLE IV.
Dans les grandes villes. Commissaires subdélégués par quartiers.
Dans les grandes villes comme Paris, Lyon, Marseille, etc., les Hôtels de Ville délégueront d’autres magistrats inférieurs et populaires sous leurs ordres pour faire la police avec fonction de commissaires subdélégués dans chaque quartier.
ARTICLE V.
Autorité et fonctions de ces magistrats. Levée des impositions. Suppression des collecteurs.
Chaque corps de magistrature populaire aura dans son district même pouvoir et mêmes fonctions qu’à l’assemblée des États d’une province dans celles de France qui jouissaient de ce droit. En conséquence ils représenteront entièrement la communauté pour tous ses droits et intérêts ; ils donneront au roi, par forme de don gratuit, les mêmes sommes que Sa Majesté demande aujourd’hui à titre de tailles et autres impositions nécessaires à la taille.
Les magistrats n’imposeront sur la communauté, que de la manière qu’ils jugeront la moins onéreuse, et lorsqu’ils n’auront pas payé ledit don gratuit au terme convenu, les poursuites et contraintes s’adresseront contre lesdits magistrats et non contre aucun collecteur.
ARTICLE VI.
Cette démocratie nullement dangereuse à la monarchie.
L’autorité royale devant augmenter en force et en solidité, au lieu de souffrir diminution par l’établissement de cette démocratie, il est nécessaire d’observer que ces différents districts seront d’une étendue inégale, d’où il arrivera souvent des jalousies entre les communautés voisins, et que ces jalousies réciproques empêcheront l’union et les détourneront de machiner ensemble des résistances ou des rebellions aux volontés des souverains ; divide et impera, grande maxime du monarchisme : que c’est par de semblables divisions et oppositions entre régiments que Sa Majesté s’est rendue si absolue et la maîtresse de ses troupes nombreuses, tandis que le grand seigneur à la Porte, éprouve de fréquentes révoltes de la part du corps des Janissaires qui n’est pas divisé en troupes séparées.
On se plaignit encore du même effet dans les armées romaines, dont les légions étaient trop fortes. Mais ce qui doit pleinement rassurer l’autorité royale et même l’augmenter dans le projet présent sur le pouvoir à confier aux magistratures populaires, c’est la création et le renouvellement annuel et amovible desdits magistrats, comme il sera expliqué plus bas.
ARTICLE VII.
Les magistrats populaires exclus de toutes juridictions contentieuses. Qualités qui leur suffiront.
Les magistrats seront chargés de toute police et finance dans l’étendue de leur communauté, mais ils ne le seront d’aucune justice contentieuse, provisoire ou féodale, haute, moyenne, ni basse ; ces matières devant toujours être portées comme de coutume par devant les juges ordinaires royaux, ou seigneuriaux, lesquels sont, ou doivent être élevés dans la connaissance des lois ; au lieu qu’il suffira aux magistrats populaires des lumières naturelles soutenues d’une zèle sincère pour le bien de leur patrie.
ARTICLE VIII.
Affaires de finance dont ils seront chargés. Deniers royaux, deniers publics.
L’administration dont seront chargés lesdits magistrats populaires consistera en deux articles.
Premièrement, le don gratuit à payer à Sa Majesté pour tenir lieu des impositions arbitraires qui se lèvent aujourd’hui.
Secondement, les octrois et revenus patrimoniaux destinés à payer les charges, ouvrages publics, gages d’officiers, etc.
ARTICLE IX.
Augmentation des octrois pour les ouvrages publics.
Sa Majesté permettra par la suite que les octrois des communautés soient étendus et augmentés autant qu’il sera convenable pour avancer davantage la construction et la réparation des ouvrages les plus utiles au public, comme grands chemins, canaux, ponts, rues et places publiques, maisons de communautés, etc.
ARTICLE X.
Impositions que Sa Majesté a employées jusqu’ici aux ouvrages publics.
Sa Majesté se déchargeant sur les communautés de tous lesdits soins et dépenses, Elle leur remettra la levée et administration des fonds qui ont passé jusqu’ici par son trésor royal pour cette destination.
ARTICLE XI.
Conduite des ouvrages publics.
Tous ces ouvrages seront conduits en détail par les magistrats populaires et seront toutefois assujettis aux projets généraux émanés du conseil, ainsi qu’aux règlements généraux pour l’uniformité des ouvrages publics, et soumis aux visites, inspections et corrections des grands voyers et ingénieurs de Sa Majesté.
ARTICLE XII.
Intérêts des magistrats populaires de s’en bien acquitter.
Nuls ne seront censés et réputés devoir mieux conduire le détail de toutes ces dépenses pour le public que ceux qui y sont le plus intéressés, comme seront les chefs de communautés.
ARTICLE XIII.
Méthode pour les impositions et recouvrements.
Et on réputera la même chose au sujet des impositions sur les peuples, tant pour la méthode de la répartition que pour la poursuite des recouvrements ; les communautés elles-mêmes dirigées par leurs magistrats, devant y être toujours plus habiles et plus attentives que les receveurs des deniers royaux, lesquels se sont montrés jusqu’ici plus attachés à leurs propres intérêts qu’au soulagement des contribuables.
ARTICLE XIV.
Choix des méthodes pour l’imposition.
Sa Majesté laissera pendant plusieurs années aux communautés de son royaume toute liberté pour choisir la méthode la plus avantageuse pour fournir le don gratuit tenant lieu de taille, et pour lever les fonds des deniers publics ; mais elle a dessein d’uniformiser par la suite ces méthodes, en adoptant celle qui aura plus de succès.
ARTICLE XV.
Indication des principes pour imposer les choses contribuables.
Et on indique à présent aux communautés, que pour y parvenir, on doit considérer les matières contribuables en trois états différents, naissantes, existantes et dépérissantes.
Naissantes ; c’est dans le mouvement du commerce et dans toutes les formes qu’on donne aux matières premières, après avoir excité la nature pour les produire ; alors il leur faut pleine exception de tous droits.
Existantes ; on peut lever quelques droits légers sur elles, ne fût-ce que pour avoir un dénombrement exact de tout ce qui compose le capital de l’État. Tels seraient les droits de cadastre pour les terres, capitation pour les hommes, impôts sur les bestiaux, maisons, etc., mais tous ces droits seront fort modiques.
Dépérissantes ; on ne peut trop charger les choses considérées dans cette situation ; c’est ce qu’on nomme droit de consommation. On peut lever ces droits lors de la vente et l’achat qui se fait chez les marchands détailleurs, pour consommer chez l’acheteur. Il est juste que celui qui consomme le plus pour son luxe paye le plus à l’État dont il diminue le capital ; et les richesses les plus cachées se décèlent tôt ou tard par l’excès de consommation.
ARTICLE XVI.
Connaissance du produit des impositions.
Les magistrats populaires et municipaux tiendront un registre du produit de tous ces droits, et le compte public qu’ils en rendront à leurs communautés, servira aussi à Sa Majesté à connaître le produit et le succès de ces impositions.
ARTICLE XVII.
Répartition des impositions entre le roi et les communautés. Une seule levée et un seul compte.
On peut annoncer aussi que les vues de Sa Majesté, sont que par la suite tous les revenus, tant royaux que pour le public, se réduisent à une seule levée et à un seul compte ; Sa Majesté prenant trois quarts du produit de tous les droits, pour subvenir au fardeau de l’État, et la communauté le quart pour les charges publiques du lieu ; de façon que la communauté améliorant, et augmentant ses revenus et ses dépenses, accroîtra à proportion les revenus du roi ; augmentation qui ne pourra être sujette à aucune fraude par la publicité des comptes d’une communauté, ou en affermant les droits à forfait dans chaque paroisse.
ARTICLE XVIII.
Police attribuée aux magistrats populaires.
Les magistrats populaires et municipaux seront chargés de toute police générale et particulière dans leur district.
ARTICLE XIX.
Motifs.
Sa Majesté a considéré sur cela que nuls officiers à préposer à la justice et à la police, ne peuvent y apporter autant de lumières et d’application que ceux qui y sont intéressés pour leurs personnes et pour leurs biens. Ils fonderont leur autorité, et ils seront flattés parmi leurs compatriotes d’avoir signalé leurs magistratures annuelles par les meilleurs établissements.
ARTICLE XX.
Motifs d’exclusion des officiers royaux dans l’administration de la police.
Par la même raison Sa Majesté n’a pas cru pouvoir compter sur le même travail de la part des officiers royaux, même de ceux qui se sont acquis le plus de réputation. Ces officiers accablés par une première finance et par des suppléments qui leur ont coûté la meilleure partie de leurs biens, seront toujours nécessairement trop pleins d’eux-mêmes pour n’être pas vides des intérêts du public. Ils possèdent patrimonialement les fonctions et les prérogatives de leurs offices, d’où il arrive que ce qui touche à leur propriété leur est plus à cœur que ce qui intéresse le public. On ne peut attendre d’eux une certaine prévoyance, et la confiance leur manquant avec le pouvoir qui naît de la confiance, ils ne peuvent autant que des magistrats populaires connaître et combiner les intérêts de leurs citoyens divisés à l’infini et les réunir dans la seule vue du bien général.
ARTICLE XXI.
Magistrats populaires chargés du commerce et des manufactures. Règlements généraux et particuliers.
Les magistrats populaires et municipaux établiront et conduiront les manufactures de leurs districts selon leurs vues, et suivant l’industrie des habitants. Ils les engageront à les perfectionner ; ils suivront les règlements généraux et dictés pour tout le royaume, sauf cependant les nouveaux et particuliers règlements qui leur paraîtront utiles, mais qui ne pourront avoir lieu, s’ils sont contraires aux premiers, et le conseil pourra cependant les adopter par la suite s’il en résulte un bien connu universel.
ARTICLE XXII.
Règlements généraux et particuliers pour la police.
La même disposition aura lieu pour tous les autres règlements de police. Lesdits magistrats, obligés de se conformer aux règlements anciens et généraux, seront cependant admis à faire des représentations sur les articles nuisibles à leurs communautés ; ils pourront de même en proposer de nouveaux sans abus et sans déroger aux anciens. Par cette sage liberté, Sa Majesté doit s’attendre que les anciens règlements seront désormais aussi bien observés, qu’ils l’ont été peu jusqu’à présent par le défaut de surveillance suffisante. Sa Majesté doit espérer également que l’uniformalité de police dans le royaume n’en sera aucunement altérée ; le soin de cette uniformité nécessaire devant être une des principales fonctions des intendants.
ARTICLE XXIII.
Les magistrats natifs et domiciliés dans leurs communautés.
Une des conditions fondamentales et irrévocables de ces magistratures municipales, sera que chaque officier soit natif ou domicilié du lieu et y ait le siège principal de sa fortune.
ARTICLE XXIV.
Leur renouvellement chaque année. Conseillers-pensionnaires.
Une autre condition également fondamentale, sera que les magistrats soient renouvelés exactement tous les ans ; et pour remédier à l’ignorance indispensable des nouveaux magistrats en place, il y aura en chaque corps de communauté un ou deux conseilleurs-pensionnaires à l’instar de ceux de Hollande.
Ces conseillers seront perpétuels et n’auront aucun pouvoir par eux-mêmes, ni voix délibérative ; ils seront seulement les dépositaires des règles pour les représenter, et indiquer les derniers errements de chaque affaire, principalement lors du renouvellement des magistrats annuels.
ARTICLE XXV.
Nulle innovation dans ce plan de gouvernement. Différence des magistrats populaires qui subsistent aujourd’hui et de ceux qu’on propose.
On doit observer qu’il n’est rien ici proposé qui soit nouveau dans les usages du royaume, puisqu’il y a partout des Hôtels de Ville, des maires et des syndics dans les villages ; mais il arrive, ou que ceux des villes sont érigés en officiers vénaux et héréditaires, et sont par conséquent officiers royaux, ou que ceux des bourgs et villages qualifiés syndics et échevins, sont à peine connus dans le lieu de leur magistrature, et se trouvent dénués d’autorité et de rétribution pour leur travail, quoique le conseil leur adresse souvent les ordres et les charges de la manutention des règlements.
ARTICLE XXVI.
Assemblées communes des paroisses voisines.
Les magistrats de chaque communauté pourront s’assembler avec les magistrats voisins pour concilier les intérêts communs des paroisses d’un certain canton ; mais ces assemblées auront toujours des délibérations fixes et circonscrites ; elles seront précédées de la permission de l’intendant qui leur enverra une instruction sur leurs exposés et sans retardement.
ARTICLE XXVII.
Division des départements. Intendants.
Le royaume sera divisé en départements moins étendus que ne le sont aujourd’hui les généralités, et on suivra le besoin des affaires, les usages différents, les mœurs et les rapports de situation et de commerce. À la tête de chaque département, il y aura un intendant de police et finance, qui sera le premier officier royal.
ARTICLE XXVIII.
Exclusion des intendants sur les affaires contentieuses. Juges ordinaires et compétents.
L’intendant ne se mêlera en aucune façon des affaires contentieuses ; les cours supérieures et autres juges de leur ressort étant chargés de toute cette partie d’administration, ainsi que leurs chefs et procureurs généraux, pour correspondre avec la cour.
ARTICLE XXIX.
Distinction de l’autorité civile des intendants et de l’autorité militaire des commandants.
L’intendant ne se mêlera pas davantage des affaires militaires, si ce n’est pour la subsistance et le paiement des troupes ; d’où il ne doit résulter aucune autorité sur elles. Pareillement les officiers militaires ne se mêleront aucunement des affaires civiles de police et de finance. Les principes de séparation entre ces deux autorités différentes sont constants en France, depuis que les gouverneurs de provinces et de places sont réduits à un titre utile, mais sans fonction, s’ils n’ont des lettres de commandement avec résidence : un même département ne peut avoir deux maîtres. L’autorité violente des armes n’est utile au prince que lorsqu’il juge à propos de l’employer au dehors contre l’ennemi, et au dedans pour que force demeure à justice. Mais quand les troupes résident dans quelque province en temps de paix, soit pour une défense de précaution, soit pour la commodité des subsistances, alors leurs véritables commandants sont les officiers du corps : ils sont ainsi commandants dans les provinces et non sur la province, si ce n’est en pays ennemi.
ARTICLE XXX.
Subdélégués, receveurs des deniers royaux.
Les intendants auront sous eux plusieurs subdélégués distribués par départements, qui seront appelés subdélégations ; ils seront officiers royaux. Les intendants et subdélégués seront les seuls officiers royaux pour la police et la finance dans les provinces ; à quoi on peut ajouter les receveurs des finances, dont les fonctions seront simples et faciles, n’ayant affaire qu’aux communautés et nullement aux particuliers ; il leur suffira de bonnes cautions et de quelques caissiers pour la facilité de leur recette dans les départements les plus étendus.
ARTICLE XXXI.
Inspection des officiers royaux. Leur amovibilité et celle des magistrats.
L’intention de Sa Majesté est que dorénavant les intendants et subdélégués se regarderont plutôt comme inspecteurs de toute police et finance dans leur département, que comme chargés de les conduire et de les administrer. Ils verront faire et feront par eux-mêmes peu ; mais leur autorité n’en sera pas moins grande par la libre collation et la faculté de destituer à chaque faute et sans figure de procès les magistrats populaires : le principe étant certain que quiconque est maître de l’existence d’un officier, dispose quand il le veut de tout le pouvoir de l’officier ; et tout sera d’accord par cette espèce de subordination : l’officier royal ne pourra pas plus abuser de son autorité qui ne sera que triennale, que l’officier populaire de son pouvoir qui sera annuel : l’amovibilité étant un remède sûr à l’excès d’autorité, aussi bien qu’une source de confiance pour la conférer.
ARTICLE XXXII.
Résidence des officiers royaux. Leur représentation.
L’intendant et les officiers royaux auront une résidence fixe chacun dans la ville la plus centrale de leur département. Ils auront de bons et suffisants appointements pour fournir à la dépense de représentation convenable, mais en sorte qu’ils n’excitent point par leur exemple la noblesse au luxe et à la ruine.
ARTICLE XXXIII.
Supérieurs des officiers royaux.
Ils n’auront d’autres supérieurs que le conseil et les ministres ; c’est là où l’on portera les plaintes des décisions irrégulières, mais nullement par la voie d’appel juridique ; lesdits officiers royaux étant tenus de renvoyer aux juges compétents toutes contestations respectives entre plusieurs parties.
ARTICLE XXXIV.
Ils seront triennaux.
Les intendants et subdélégués ne pourront jamais être plus de trois ans dans le même département, et ce temps finissant, il leur sera envoyé un successeur, sans que sous quelque prétexte que ce puisse être, on se relâche jamais sur cet article.
ARTICLE XXXV.
Projet de subdivision. Les départements.
Sa Majesté se proposant de donner par la suite, au gouvernement de son royaume, toutes les perfections dont il est susceptible, jugera par le succès du présent arrangement s’il n’est pas plus à propos de diviser les différents départements en plus petites parties, non seulement afin de mettre en toute sûreté l’autorité royale, mais principalement pour multiplier les soins et les attentions ; reconnaissant qu’un moindre territoire est toujours plus soigné qu’un grand, choses égales d’ailleurs : ainsi les intendances pourront être fixées au gouvernement de 200 paroisses et les subdélégations de 20. Sa Majesté compte que l’augmentation de dépenses pour appointer un plus grand nombre d’officiers royaux, se retrouvera aisément sur les heureux progrès d’une meilleure administration.
ARTICLE XXXVI.
Grand nombre d’intendants et subdélégués. Temps de leurs départements.
Parmi un aussi grand nombre de sujets intelligents et appliqués que fournit le royaume, et qu’il ne s’agit que de mettre en œuvre avec émulation pour les connaître, il s’en trouvera la quantité nécessaire pour remplir les postes principaux que demande le présent arrangement, soit dans les différentes compagnies de justice, soit dans le reste de la noblesse qui manque d’occupations et non de talents : et pour subvenir aux frais de déplacement qui arriveront tous les trois ans, Sa Majesté y accordera une gratification proportionnée. Ces déplacements seront rangés de façon que le renouvellement des subdélégués n’arrivera qu’au milieu du temps de l’emploi de chaque intendant.
ARTICLE XXXVII.
Méthode pour choisir les magistrats. Scrutin et non élection. Recommandation par voie de scrutin.
Une des principales fonctions des intendants sera le renouvellement annuel des magistrats municipaux et populaires. Pour y parvenir par la méthode la plus parfaite, il faudra que la nomination de chaque magistrature soit indiquée à chaque intendant par scrutin, ou élection ; la communauté élisant les sujets pour les proposer seulement, mais de façon que les électeurs ignorent à qui concourt la pluralité des suffrages. Par là l’intendant et les subdélégués nommeront et conféreront librement chaque place, après avoir connu par le suffrage des égaux et par toutes les autres confirmations possibles quel est celui qui paraît le plus digne, et par là on évitera ainsi également l’importunité de la partialité des sollicitations, les cabales et l’excès d’autorité que le droit d’élection donne au peuple.
ARTICLE XXXVIII.
Raisons de compter sur de bons choix.
Il est à présumer que nuls ne nommeront plus volontiers de bons sujets et n’éviteront mieux les mauvais choix que les intendants et les subdélégués, chargés de répondre de la bonne administration de leur province, où le travail des magistrats fera éclater la leur, d’autant plus que les collateurs ne devant rester eux-mêmes que trois ans dans leur place, ils chercheront à y acquérir de la réputation pour passer à d’autres postes plus considérables, et ils éviteront également les liaisons et les abus qui donnent lieu aux mauvais choix des employés pendant un temps aussi court que celui de leurs charges.
ARTICLE XXXIX.
Méthode applicable à tous les autres emplois.
La même règle pourra être appliquée par la suite à la nomination de tous les grands et petits emplois du royaume, en faisant indiquer les candidats par les égaux et par les prétendants mêmes, et sur cette indication tenue secrète, en chargeant le supérieur immédiat de les nommer, qui répondra des talents de l’employé pour ces fonctions et pour sa propre réputation. C’est ainsi que Sa Majesté nomme des ministres, ceux-ci les intendants qui nomment et désignent leurs subdélégués et ceux-ci les magistrats populaires ; et le même ordre doit se suivre dans toutes les autres branches d’emplois et d’employés.
ARTICLE XL.
Objections de la mutinerie de la noblesse contre les magistrats populaires. Remède et conduite à l’avenir.
Comme on pourrait appréhender avant de passer à l’épreuve du présent règlement que lesdits corps de magistratures populaires dans la campagne ne vinssent à avoir de vives et de fréquentes discussions avec la noblesse, et ne résistassent que difficilement à la puissance d’un seigneur, ou à la brutalité d’un gentilhomme ; il est nécessaire de considérer que les magistrats agiront dans tout au nom du roi, d’où émane toute puissance publique, et qu’ils seront appuyés de toute l’autorité de Sa Majesté, l’intendant devant compter ce soin et cette protection parmi ses plus importantes fonctions ; en sorte qu’il sera prescrit auxdits intendants de ne regarder aucune faute sur cet article, comme indifférente ; ils s’attireront des ordres particuliers de la Cour, contre ceux qui se distingueront dans cette perturbation. On fera marcher des troupes dans les cantons, où un tel mal gagnerait le corps de la noblesse, et quelques exemples rigoureux rangeront bientôt ce monde à la même opinion de respect et de confiance envers lesdits magistrats, puisque l’opinion doit gouverner les hommes en tout.
ARTICLE XLI.
Autres raisons de présumer que ces magistrats se feront respecter.
Les communautés voisines ayant intérêt au respect dû aux magistrats populaires, entreront réciproquement dans les mêmes vues, et dans le détail des faits particuliers qui soutiennent l’autorité, bien éloignées de l’énerver par jalousie. Insensiblement ces magistrats, quoique paysans, se ressentiront de leur caractère et en prendront le véritable esprit qui éloigne cependant de la basse soumission et de l’indolence, les intendants étant de leur côté attentifs à réprimer également ces deux excès.
ARTICLE XLII.
Le parlements exclus de toute police et finance.
Comme Sa Majesté laisse aux parlements et juges ordinaires, ainsi qu’il a été dit, toute justice contentieuse sur quelque matière que ce soit, lesdits parlements doivent trouver agréable par compensation qu’on leur retranche désormais tout ce qui regarde l’administration de la police et de la finance, puisqu’il faut convenir d’ailleurs que tous ces juges ne font que nuire au lieu d’y servir, se croyant par-là les chefs d’une nouvelle aristocratie, et ayant pour eux-mêmes des intérêts particuliers et contraires au bien général. Il sera nécessaire sur cet article de sentir avec plus de délicatesse les oppositions qui viendront du parlement de Paris. Il se vantera sans doute de ses prérogatives et d’une ancienne possession, ainsi il faudra se conduire dans son ressort avec autant de prudence que de fermeté, laissant faire quelque chose au temps et s’attirant principalement les suffrages du public en général par l’épreuve des premiers succès de cet établissement dans le royaume.
ARTICLE XLIII.
Appel au conseil.
Les magistrats municipaux et populaires ne reconnaîtront dans toutes leurs fonctions d’autres supérieurs que le conseil, sous l’inspection particulière des intendants et subdélégués ; et pour éviter au conseil un travail nuisible par les recours au roi, on observera qu’il y a une grande quantité d’affaires dont on peut laisser la souveraine décision aux magistrats et aux intendants , à l’exemple de celle qui est accordée aux présidiaux dans les chefs de l’Édit : et de plus on distinguera en matière d’appel au conseil, ce qui n’intéresse que les particuliers entre eux, et qui sera toujours renvoyé aux juges ordinaires dans les choses qui intéressent le public, soit en matière de règlement, soit pour les intérêts publics et locaux, ce qui ne pourra être mieux décidé que par les magistrats, et ne sera porté au conseil sinon en affaires majeures.
ARTICLE XLIV.
Affaires des communautés portées devant les juges ordinaires.
Suivant le même principe, les affaires de communauté à communauté et de communauté à noblesse seront portées par-devant les juges ordinaires, ne s’y agissant point de l’intérêt du public en général. Néanmoins avant qu’une communauté puisse être engagée à plaider, il y faudra l’autorisation de l’intendant, ceux-ci étant nés tuteurs et non les maîtres des communautés ; sur quoi il y a des lois qui s’observent actuellement.
ARTICLE XLV.
Essai sur deux généralités.
Avant d’établir les magistratures qui sont ici proposées pour tous le royaume, on en fera un essai complet sur quelques-unes des généralités des plus à portée de la cour, comme Soissons et Alençon ; et pour mieux connaître en même temps sur un plus grand théâtre tous les avantages du gouvernement municipal par-dessus celui des officiers royaux et héréditaires, on pourra essayer le même établissement sur la ville et banlieue de Paris, y laissant toute direction exclusive de la police et des finances tant royales que municipales aux magistrats de l’Hôtel de Ville de Paris, après l’avoir composé du nombre suffisant d’échevins suivant toutes les règles indiquées ci-dessus pour leur choix et renouvellement.
ARTICLE XLVI.
Démembrement de la place de l’intendance générale de police. Intendant de Paris.
Pour cet effet on supprimera l’office de lieutenant général de police de Paris et on en réunira les fonctions, savoir celle du contentieux ou lieutenant civil et tout ce qui appartient à l’administration de la police et exécution des ordres de la cour, partie à un intendant de la ville et banlieue qui y sera établi, et partie au prévôt des marchands et échevins. Lesdits officiers et magistrats ne devant ressortir que du conseil.
ARTICLE XLVII.
Diminution des fonctions des commissaires subdélégués par quartiers.
Il sera ôté également aux commissaires au Châtelet de Paris toute fonction de police, et il ne leur sera laissé que celles qui appartiennent à la justice provisoire, comme sont réception de plaintes, référés, assistances aux inventaires, confections de procès verbaux, etc., et les fonctions de police seront remises à des échevins délégués dans chaque quartier, choisis parmi les meilleurs bourgeois desdits quartiers, renouvelés chaque année, et jouissants de bons et suffisants appointements durant leur exercice.
ARTICLE XLVIII.
Autres charges de police.
On supprimera toutes autres charges de police sur les quais, ports, halles, etc., l’Hôtel de Ville devant pourvoir à toutes ces fonctions pour la plus grande utilité du public ; et il y sera placé des employés par commission, lesquels changeront toutes les semaines de poste, pour éviter les abus et les fraudes.
ARTICLE XLIX.
Échevins, conseillers-pensionnaires.
Le nombre des échevins de la ville de Paris sera proportionné à la grandeur et aux affaires de cette capitale. Ils seront choisis suivant les règles précédentes, renouvelés toutes les années, amovibles de l’autorité de l’intendant, récompensés ou punis selon leur zèle ou prévarication ; ils auront des appointements suffisants, et il y aura un conseiller pensionnaire dudit Hôtel de Ville, avec trois substituts, pour être les dépositaires des règles, usages et derniers errements de chaque affaire.
ARTICLE L.
Les échevins ne seront jamais continués.
Il sera observé qu’il n’y a pas de plus grande preuve de l’excellence des magistrats amovibles, que quand ils ne briguent point d’être continués dans leur place par-delà le terme ordinaire, et lorsqu’ils retournent volontiers à leurs propres affaires après s’en être détournés quelque temps par amour pour le public : c’est ce qu’on remarque aujourd’hui dans la plupart des juges consuls, dont on ne saurait trop reconnaître l’utilité de l’établissement.
ARTICLE LI.
La vénalité exclue.
Sa Majesté promet que la vénalité ne sera jamais admise ni aucune proposition écoutée là-dessus, dans toute l’étendue du présent arrangement ; regardant cette condition comme une des plus constitutives et des plus essentielles au bon ordre, et considérant que depuis la vénalité des emplois, les hommes ne semblent plus faits pour l’État, mais l’État pour les hommes.
ARTICLE LII. ET DERNIER.
Vue sur les pays d’états et provinces conquises.
On laissera quant à présent subsister les gouvernements des pays d’états et des provinces conquises, sur le pied où il est actuellement par rapport à leurs magistrats populaires et municipaux ; leur condition approchant pour la plupart des principes qu’on se propose ici de suivre.
On ne travaillera donc que sur les pays d’élection où le besoin de réformation est plus sensible ; et s’il est jamais question de former le même établissement dans les pays d’états, ce ne pourra être qu’après avoir pleinement reconnu les grands succès dudit établissement, et sur la demande même desdits pays d’états, pour entrer dans une uniformité avantageuse avec le reste du royaume.
CHAPITRE VIII.
EFFET. OBJECTIONS. CONCLUSIONS.
ARTICLE I.
Effet.
On peut dire que par ce changement dans le gouvernement, le royaume changerait de face. Un roi digne de l’être écoutera les intérêts de ses peuples, et n’aura point d’autre organe pour les apprendre que leur voix même, et d’autre ressort que leur libre activité. Ce n’est point par des largesses onéreuses à l’épargne, qu’on gagne leurs cœurs. Les empereurs romains accoutumèrent trop la populace à des distributions de pain, de viande et d’huile ; on la plonge par là dans la fainéantise, ou bien on se prépare des révoltes, lorsqu’on ne saurait plus fournir à ces énormes libéralités. Les plus sincères intentions ont plus souvent satisfait que les effets mêmes ; le règne de Louis XII en est un exemple : et quoi qu’il en arrive, c’est un grand talent pour gouverner que d’aimer véritablement le bien public.
La science politique de l’intérieur des États est aujourd’hui dans son enfance, puisqu’on n’a presque encore trouvé de moyens théoriques pour procurer l’abondance que ces deux termes vides de sens et peu entendus par ceux qui en parlent le plus, circulation et crédit. Qu’on se persuade cependant que ce sont là des effets et non des causes d’abondance ; dans un État bien gouverné, l’argent circulera toujours de reste : mais de vouloir procurer une vaine circulation à l’argent et aux effets qui le représentent sans qu’elle provienne d’une confiance naturelle, d’un besoin d’affaires, ou d’un commerce, c’est comme de donner la fièvre au sang pour l’animer. Telle serait aussi la folie d’un petit souverain, qui ayant remarqué que les rues d’une grande ville, sont toujours remplies d’un peuple innombrable qui va et qui vient pour ses affaires, croirait que toute la force des villes consiste dans ce concours tumultueux, et obligerait ses peuples par ordonnance à aller toujours par les chemins.
L’idée qu’on a du crédit public, ou particulier, est encore plus fausse ; le crédit n’est bon qu’à celui qui l’obtient. Le retard des paiements dont les banquiers profitent est plutôt un mal qu’un bien. Des citoyens habiles et diligents tels qu’ils devraient être tous pour grossir le capital de l’État, trouvant chez eux confiance et justice, ne laisseraient pas longtemps leur argent oisif, et quand on ne considérera le crédit public que dans celui que les commerçants obtiennent sur les étrangers, on désespérera de gagner jamais beaucoup à ce crédit là, puisque nos voisins sont aussi commerçants et aussi rangés que nous sommes dissipateurs et dérangés naturellement.
Que d’erreurs pernicieuses, que de fausses conséquences publiques et légales, que de systèmes ruineux ont cependant dérivé d’avoir fait consister tout le bien de l’État dans ces deux prétendues causes, dont on ne devait seulement pas s’embarrasser pour bien faire ! Sans cette obscure métaphysique financière qui désole la France depuis le ministère de Colbert, on aurait vu plus clair sur l’état de nos monnaies, et sur leur valeur numéraire et pondéraire ; on n’y aurait eu d’égard qu’à la foi des engagements antérieurs ; on n’y aurait pas alternativement préféré l’intérêt des débiteurs à celui des créanciers.
On parlera toujours de rétablir les affaires ; on se plaindra du gouvernement présent, on frondera, on aspirera après de meilleurs temps ; on regrettera le passé, et souvent tout l’éloge qu’on lui accorde, consiste dans la critique du présent : mais par où sort-on des maux qui se sont sentir ? Qu’oppose-t-on aux abus généraux ? Tout au plus quelques règlements particuliers qui ne vont qu’à de minces objets, dont on espère peu, et dont les doubles effets sont encore au-dessous de l’attente.
Il faudrait donc essayer, comme je le propose, d’admettre davantage le public dans le gouvernement du public, et voir ce qui en résulterait. Ces soins particuliers et multipliés doivent nécessairement rétablir les finances par la voie la plus légitime et la plus désirable, qui est l’augmentation des richesses du souverain dans l’accroissement de celles de ses sujets.
Qu’on parcoure toutes les différentes parties des charges de l’État, et tous les soins intérieurs dont le ministère s’est chargé en France ; l’on trouvera combien ils doivent tous prospérer par ce ressort et succéder à une négligence inséparable d’une trop grande étendue de soins.
Les ouvrages publics, par exemple les ponts, les chemins et leurs réparations, les canaux qui multiplient les facilités du commerce intérieur, comment tous ces objets peuvent-ils être conduits par régie immédiate qui s’étend de la capitale aux extrémités d’un si grand royaume ? Soutiendra-t-on que dans cette direction nécessaire, l’utile soit toujours préféré au superflu ? Peut-on combiner à chaque projet d’ouvrage les premiers intérêts généraux avec les moindres de chaque lieu ? Est-il possible d’entrer de loin dans les mêmes réparations, quoique essentielles et sans lesquelles toutes ces dépenses ne servent au public que dans leur première nouveauté ? Quelle chimère que de prétendre à une attention infatigable dont serait à peine capable l’intérêt local de chaque département !
Au lieu de ces impossibilités dans le bon entretien des ouvrages publics, on concevra que les communautés libres d’agir, de projeter et de construire, saisiront en même temps le besoin de chaque article et les moyens d’exécuter à moins de frais. Tout sera sous leurs mains, il ne leur faudra plus un arrêt du conseil pour réparer un mauvais pas, ou reboucher un trou ; ce qui menacera ruine sera prévenu. La France est peut-être le seul des États chrétiens, où la police soit confiée à des officiers royaux qui ne répondent de rien aux peuples, et qui insultent plutôt qu’ils ne défèrent à ses plaintes. C’est de quoi on s’aperçoit lorsqu’on voyage sur nos frontières. Il est inutile de demander où finit le territoire de France ; l’état des chemins et de tout ce qui est au public en fait assez apercevoir : et comme tout est mode et tout est exemple chez notre nation, il arrive que l’indolence des chefs a inspiré aux particuliers la même indifférence sur les intérêts du public ; cela va jusqu’à l’éloignement. Un particulier qui dépensera 50 mille écus aurait horreur d’employer deux pistoles à réparer la voie publique par où on aborde chez lui. Le feu duc de Lorraine Léopold, en trois années de temps a fait raccommoder tous les chemins de son État ; ils sont devenus un modèle de perfection en ce genre. Il en chargea les communautés sous l’inspection et non sous le commandement de ses ingénieurs. On commence en France à faire travailler à corvée aux ouvrages publics ; mais par une malheureuse conséquence de notre gouvernement présent, tout ce qui est destiné au bien public se tourne en fléau. Ces corvées sont devenues une troisième taille dans la campagne ; elles se font sous les ordres des intendants, des subdélégués, et autres officiers royaux. Des ingénieurs conduisent moins ces ouvriers qu’ils ne leur commandent comme à des esclaves. On les arrache de leurs maisons et à leurs travaux nécessaires ; on les mène fort loin de chez eux ; on les y tient longtemps ; on leur accorde pour toute subsistance la faveur de pouvoir manger leur pain aux heures des repas ; ceux qui s’exemptent se rachètent ; ainsi tous les bas officiers s’enrichissent encore de cette misère.
Rien n’est exagéré dans ce récit. À tous les nouveaux établissements on trouvera les mêmes obstacles, tant que les ressorts du gouvernement ne seront pas changés, et que partout le bien particulier sera dominant sur celui du public ; et de là résultera une ignorance inévitable des principes d’utilité commune. Combien de fois les gens à leur aise ont-ils répété qu’il faut des tailles arbitraires pour mater le paysan, sans quoi il tomberait dans l’indolence et dans la révolte ; que les habitants de certaines provinces (nota la Normandie qui paye 37 millions au Roi) ne travaillent beaucoup, que parce qu’ils ont beaucoup de tailles à payer ? La même politique n’est ni plus profonde ni plus humaine.
Quand on raisonne sur quelque nouvel établissement, on allègue pour unique motif l’augmentation des droits du roi ; tout est absorbé dans ce point de vue. À peine l’utilité publique est-elle admise pour aller par-dessus le marché de l’objet final : maxime d’esclavage et d’ignorance. Plus cependant on considère le monarque relativement à ses sujets, plus il a l’air de l’homme du peuple et non le peuple d’être la chose du roi.
Sur des principes plus reçus encore les deux objets se trouvent remplis et ne se contrarient jamais ; la tyrannie disparaît et la paternité commerce ; elle trouve sa gloire dans la bonne conduite de sa famille : voilà véritablement ce que le monarque est à ses sujets.
Chaque article de police et de dépense royale a en France ses chefs séparés résidants dans la capitale ; ils ont leurs officiers généraux dans les provinces. Cela forme autant de régies générales et distinctes, ressemblantes à autant de monarchies les unes sur les autres et dans le même lieu, et toutes sujettes aux mêmes inconvénients, infidélité et négligence.
Quand on a voulu remédier à la mendicité, qui est si importune en France, on n’a jamais imaginé que des hôpitaux généraux pour renfermer de gré ou de force tous les mendiants, et ces grandes maisons sont encore desservies comme tout ce qui appartient à la monarchie, c’est-à-dire à grands frais et à grands profits pour les officiers administrateurs, tandis qu’on pourrait faire autrement à bien moins qu’il n’en coûte en revenus abandonnés à ces maisons. On pourrait renvoyer les mendiants dans les villages où ils sont nés ; on chargerait chaque communauté d’un certain nombre d’enfants trouvés ; on aiderait par une modique pension les incurables et les invalides.
Mais pour cela il faudrait que les villages ne fussent pas déserts et que leurs habitants ne fussent pas eux-mêmes des mendiants.
Le travail que chacun fait de son côté est toujours moins pénible et moins considérable, mais il est mieux fait. Les travaux généraux ne s’exécutent que par des ressorts énormes trop composés pour être parfaits, et sujets au relâchement. Les conséquences de ce principe s’étendent bien loin en politique ; on n’y réfléchit pas assez ordinairement sur les forces de l’homme, sur ses penchants et sur la nécessité d’écouter la nature.
Il est certainement à désirer que les provinces soient peuplées, que la politesse y règne, que l’argent y circule. Le contraire arrivera et augmentera, tant que la capitale ne fera que s’accroître chaque jour des dépouilles des provinces.
Mais comme nous vivons dans le siècle des probabilités et des paradoxes, on soutient souvent qu’il est bon que les choses soient ainsi et que les provinces ne soient que pour servir la Cour et pour orner la capitale. C’est mettre en principe que les obstructions sont bonnes dans le corps humain : quand toute la substance et les humeurs s’amassent dans une seule partie, il arrive aux autres de se dessécher et de périr.
Il en est de même de notre royaume, où il serait fort à souhaiter que les nobles et les riches ne dédaignassent plus le séjour des provinces, qu’ils résidassent plus volontiers dans leurs terres et dans leurs villes voisines. Les moyens à y employer sont de longue haleine ; ils ne peuvent venir que du gouvernement moral qui tend à déraciner peu à peu l’ambition à prix d’argent ; et qui ne présente plus dans les emplois que des travaux avec moins de propriété et moins d’honneur frivoles.
Et en attendant ce grand changement dans les mœurs de la nation, multiplier davantage les départements aussi bien que les emplois ; vous en ferez autant de centres de dépense et de politesse par où on relèvera infiniment le séjour des provinces.
Un autre avantage à tirer de la multiplication des départements, est d’affermer à chaque communauté les revenus du roi. Par là il deviendrait fort difficile à d’autres qu’aux ministres des finances de connaître au juste le revenu de l’État, dont les forces sont trop connues aujourd’hui des particuliers et des étrangers ; car il faudrait pour cela s’informer à chaque paroisse du royaume, ou pour mieux dire au trésor royal, et tirer le calcul du total. Si l’on croit le mystère, l’âme des affaires, en voilà un de plus et que l’on se réserverait tant qu’on voudrait.
Peu à peu les chefs de chaque département proposeraient des arrondissements de territoires par échange des enclaves, en suivant les bornes qu’indique la nature, et rien n’apporterait autant de commodité et d’ordre que cette nouvelle perfection. On y a souvent songé, mais toujours par la voie d’un travail général et sujet à mille inconvénients de tyrannies et de discussions ; au lieu que tout s’aplanit, dès que les hommes confèrent librement sur leurs intérêts. Ce qui déplaisait ci-devant vient alors s’offrir de soi-même.
Si la démocratie était goûtée, on sentirait par la suite quel est le bon ou le mauvais usage de nos lois, quels règlements sont superflus, ou nuisibles, quelles règles favoriseraient mieux le grand nombre, et quelles ont été dictées dans leur origine par le plus petit, mais avec plus de crédit.
Toutes ces lumières sont cachées. Nous sentons des incommodités qui ne nous sont pas expliquées, et nous nous entêtons pour nos maux. Un grand bruit de chaînes nous étourdit ; une vapeur nous offusque. Le séjour des villes est monstrueux pour l’humanité ; des campagnes désertes, un ciel de bois, un marché pour jardin et un jour artificiel ; les habitants y perdent de vue tout esprit de la loi naturelle.
La ville est le séjour des profanes humains :
Les dieux habitent la campagne.
Ce n’est en effet que dans le séjour heureux et tranquille des campagnes, que l’on peut juger de l’accord des lois de nature avec les lois politiques.
Si les législateurs s’y transportaient eux-mêmes, on reconnaîtrait bientôt que quantité de dispositions légales pour les successions et pour l’ordre des familles mêmes, n’ont jamais été suggérées que par l’avidité et par l’orgueil ; que bien éloignées de prévenir les contestations, elles les fomentent ; que la plupart des droits de préciput engendrent l’envie et non l’émulation entre les frères ; que tous les amas de biens, d’offices et de dignités ne vont qu’à présenter au public un héritier impertinent, et que les stipulations profitables, si requises dans les mariages, sont fondées sur l’avarice, et en bannissent la confiance et la subordination.
On réfléchirait sur tout le mal qui résulte des supériorités territoriales ; sur le préjugé qui a fait multiplier ces servitudes, au lieu de s’efforcer à la restreindre, depuis qu’on a adopté en France cette détestable maxime du chancelier Duprat, que nulle terre n’est sans seigneur.
On détesterait ce nombre infini de charges foncières et irrachetables qui accablent celle de toutes les manufactures, qui est la plus essentielle et devrait être la plus lucrative, c’est-à-dire la culture des terres. Un fabriquant d’étoffes ne doit point de rente sur son métier battant ; un laboureur en paye sur le sien à plusieurs maîtres.
Car les gens riches toujours fainéants par goût et par état, n’ont cherché que la sûreté dans la possession des terres. Ils conviennent de la médiocrité du produit de leur capital dans l’emploi en fonds de terres ; mais la prudence consulte la solidité.
La subtilité des ministres tyranniques a déconcerté les mesures prises pour les autres natures de biens, et par là elle fait de plus en plus recourir aux terres ; et c’est sans doute le plus grand des maux qu’ait produit en France le système de finance en 1720. Auparavant les riches habitants des villes commençaient à vendre leurs terres pour des rentes ; mais sous cette époque on a perdu la confiance qui faisait préférer le parchemin aux terres, et c’est pour longtemps : d’ailleurs la vanité bourgeoise se nourrit mieux par les différents titres qu’attribuent les terres que par le produit clair des contrats. Quelques voyages qu’on fait dans ses terres engagent à des dépenses de luxe qui flattent et désennuient, sous prétexte d’une économie malentendue. Nos pères habitaient leurs domaines antiques, et se contentaient de leurs maisons ; nous ne les habitons plus, et nous les ajustons avec une recherche superflue.
Rien n’est si vrai que la plus grande charge que puisse avoir un champ, sera toujours celle de n’être pas cultivé par son propriétaire, et plus ce défaut se multiplie, plus l’effet en est misérable.
Il arrive qu’un métayer rend à un fermier et celui-ci à un receveur général qui rend à un maître. Que de mains par où se partage le profit, et combien s’éloigne par là cet esprit de propriété et cet œil de maître qui profite de tout, qui voit tout et qui fait tout fructifier par un intérêt direct et prochain ! Considérez la différence de culture dans les vastes terres d’un grand seigneur et dans l’étroit héritage d’un paysan ; cette différence va au moins à quatre pour un, et l’abondance générale dépend de là.
Appliquez ce prince à l’exécution ; tirez-en toutes les conséquences ; convenez, ou disconvenez qu’il soit possible à un législateur d’en faire usage : ils n’en sont pas moins vrais en eux-mêmes, et toute autre maxime sur cela n’est qu’illusion ; il s’ensuit donc nécessairement de ces observations, qu’il serait à souhaiter que tous les domaines de la campagne ne fussent possédés que par ceux qui les peuvent cultiver eux-mêmes, et que tous les domaines devraient être libres, exempts de tous droits et de toutes servitudes, comme ils étaient lors de leur premier défrichement par nos pères ; qu’ainsi tout le royaume ne devrait être qu’un franc-alleu roturier.
Voilà certainement ce que réclamerait la démocratie, si elle était jamais admise jusqu’à influer sur la réformation des lois. Il ne faut rien dissimuler à la noblesse et aux seigneurs, et ils resteront sans doute les plus grands obstacles à tout établissement ou réformation salutaire de cette espèce, non pour l’intérêt du monarque, mais pour celui de quelques citoyens plus accrédités que les autres.
Qu’ont besoin nos rois de la suzeraineté sur tous les fiefs avec une souveraineté si décidée sur leurs sujets et qui emporte tout ? Ils ont encore bien moins affaire de posséder cette quantité de domaines utiles, si mal régis dans la main d’un puissant souverain.
Nos premiers rois vivaient frugalement ; ils n’avaient pas entrepris alors de porter tout le fardeau de l’État comme aujourd’hui.
À quelle fin conserve-t-on précisément les titres domaniaux de la couronne, si ce n’est contre l’usurpation des couronnes voisines ? Le meilleur titre est la possession, et les seuls instruments sont nos armes, si ce n’est pour assurer l’état des particuliers. C’est un dépôt public, et ce n’est plus un dépôt royal : mais l’usage reconnu de ces titres, consiste à nourrir une multitude d’officiers royaux uniquement intéressés à tourmenter les patrimoines voisins des domaines de la couronne ; recherches odieuses et formes tyranniques de procéder.
L’incendie de la chambre des comptes arrivé à Paris en a été des moindres malheurs de cette espèce, et par l’effet nul des sujets du roi n’en a souffert dommage dans ses biens : plusieurs en gagneront du bonheur et de la tranquillité.
Il serait à souhaiter que des lois justes et hardies rendissent la liberté aux biens, comme elles l’ont ôtée aux personnes. Le roi en devrait donner le premier exemple d’une façon qui fût sans retour. On devrait autoriser le rachat forcé de tous les droits de suzeraineté des devoirs rentés et du droit de chasse. On pourrait s’en affranchir par des sommes offertes ou consignées, et le prix en serait réglé sur un pied qui indemnisât entièrement le seigneur. Nous disons la même chose du roi.
Si la suzeraineté est inutile au souverain, à quoi sert la noblesse des terres à ceux qui l’ont par leur naissance ? Le moins est donné dans le plus. D’ailleurs les terres nobles possédées par des roturiers n’en doivent pas espérer les effets ; cela ne produit qu’une taxe de francs-fiefs qui en désigne assez toute l’irrégularité et le désordre.
Dans la proposition de ces rachats forcés pour affranchir les terres, la noblesse aujourd’hui si dérangée trouverait des sommes d’argent qui la remettraient en meilleur état, comme il arriva après les croisades, quand on introduisit la liberté générale des serfs et le droit de commune comme nous avons dit au chapitre V.
L’exploitation libre des terres indiquerait sans doute mille autres objets de liberté que nous n’imaginons pas, et qui ne peuvent être pesés dans ce tumulte d’intérêts hautains et accrédités qui fondent aujourd’hui nos lois et qui usurpent nos respects.
Peut-être qu’en matière de bois et de forêts on réformerait une quantité de règlements de police sur lesquels il faudrait appeler des principes aux effets. On trouverait peut-être qu’il serait plus à propos, pour le bien du royaume, de s’en rapporter entièrement à l’administration des pères de famille, au lieu de les gêner dans leurs vues ; qu’il arriverait que les particuliers au milieu d’une sage abondance entendraient mieux leurs intérêts que la loi même, et qu’ils préfèreraient ordinairement la conservation à la destruction.
Quand on dit que le royaume manquerait de bois, songe-t-on que la navigation nous rapproche des pays incultes qui nous en offriraient toujours pour la marine et pour les autres charpentes, ou menuiseries ; on pourvoira toujours au chauffage à quelque degré que les villes et la noblesse augmentent cette consommation ; car on aura toujours pour l’agrément des héritages des bois et des avenues, et l’appas du profit engagera toujours à entretenir ce qui se vend bien. Mais la meilleure police a été oubliée sur les bois ; ce serait d’obliger, puisqu’il faut contraindre, de couper les bois qui ont pris leur âge, qui ne profitent plus et que la terre nourrit inutilement à chaque sève. On commet en cela la même faute économique que si l’on laissait la moisson sur pied après le mois d’août.
Par l’heureuse confiance qui naît de la liberté, le père de famille préfèrerait le profit solide d’améliorer ses terres, aux richesses casuelles du coffre fort ou du gros portefeuille. Il placerait son argent à chétel, au lieu d’en acheter des fiefs vains pour lui et nuisibles aux autres.
Aujourd’hui dans la conduite de nos manufactures, on écoute plutôt les intérêts du public vendeur que du public acheteur, et c’est là une des grandes sources du dépérissement du commerce ; car dans l’ordre politique le profit de ceux qui servent doit être subordonné au besoin de ceux qui demandent. On oblige par exemple les citoyens et surtout les plus pauvres à ne s’habiller que d’étoffes du crû, plus mauvaises, moins durables, et moins agréables que celles qu’il trouverait ailleurs.
On croit avoir accompli toute œuvre politique et avoir avancé une maxime incontestable, quand on a répondu sur cela qu’il faut occuper tant d’ouvriers dans les provinces, qu’il faut se passer des étrangers et empêcher l’argent de sortir du royaume.
Mais serait-il impossible d’établir que dans un État bien gouverné, on n’est jamais embarrassé de l’occupation des habitants, et que la moisson y est toujours plus abondante que les moissonneurs ne sont nombreux ; que les ouvriers doivent toujours aller au plus utile afin d’augmenter toujours le capital de l’État ; que ce capital augmente ou diminue, selon qu’on vend plus cher aux étrangers les choses de la même espèce qu’on tire d’eux à meilleur compte pour les consommer chez soi ?
Le commerce étranger ne se soutiendra jamais que par des besoins réciproques. Jamais il n’ira mieux que quand toutes les portes seront ouvertes. À qui convient plus cette maxime qu’à la France où la nature et les arts se disputent de fécondité, et où tous les étrangers viennent puiser le bon air, malgré le goût d’obscurité ruineux qui s’est emparé de nos grands seigneurs, et qui devrait écarter d’abord les voyageurs et les renvoyer dans des pays plus hospitaliers ?
Le calcul décide des profits, mais ce calcul veut être libre et soumis aux seuls intérêts. Si l’on tremble sur la sortie des denrées essentielles à la vie des hommes, dont la privation cause des révoltes, et dont le monopole est réputé si coupable ; la question se réduit sur cela à savoir si nous manquons jamais d’air et surtout dans les endroits où il est plus libre d’entrer et de sortir ; toutes les précautions pour le conserver par artifice ne tendraient qu’à ôter la salubrité. Qu’on laisse donc faire, et il n’arrivera jamais de disette de blé dans un pays où les ports seront ouverts ; les étrangers par l’appas du gain préviendront nos besoins et feront par là ouvrir les greniers des monopoleurs, mieux que par les ordonnances et la perquisition des officiers de police.
S’il s’agit des lois somptuaires, on trouvera après un léger examen du cœur de l’homme, que ce qui défend la magnificence, en raffine le goût, et irrite les désirs, pour ne pas paraître plus petit que ceux qui doivent être exempts de la prohibition.
Si au contraire, et par d’autres encouragements qui se contredisent si souvent en France, on prétend exciter au luxe pour soutenir les arts, ne pourrait-on pas subvenir à tout en se fixant à la maxime qui suit et qui paraît d’une grande élévation ?
La magnificence devrait être réservée aux ouvrages publics, aux temples, aux palais et à la cour des rois. Elle devrait être bannie de chez tous les particuliers qui ne sont chargés d’aucune représentation par état, et chez qui il ne devrait régner qu’économie, propreté et commodité. Par une distinction d’un si bel ordre, les arts seraient mieux encouragés ; ils ne seraient point livrés au caprice des gens riches et de mauvais goût, et par là les mœurs qui valent bien les arts seraient perfectionnées.
C’est ce qu’on pratiquait dans les bons temps de la Grèce et de Rome, et c’est ce qui nous a laissé d’aussi nobles monuments de leur grandeur, qu’il en restera peu dans l’avenir de notre sombre profusion.
En avançant cette maxime, j’ai fait une satire contre le siècle présent qui pratique précisément tout le contraire.
Si l’on réfléchit de sens froid sur l’état présent de notre commerce intérieur, et sur le fruit de tous les soins et de toutes les vues du ministère français, pour le faire prospérer, on trouvera par l’événement, que nos voisins ne nous prennent qu’à regret les choses dont ils s’imaginent encore ne pouvoir se passer ; mais que pour les marchandises égales aux nôtres, on recourt volontiers et par préférence aux autres nations. Il est vrai que ce qu’on nous prend est en grand nombre. L’imitation de notre luxe, notre extrême réputation en choses frivoles, et la stupidité des modes forment tous les avantages de notre commerce. Ce que nous prenons de leurs manufactures ne vient que du raffinement du goût de nos plus riches particuliers, sans que sur cela tout l’effort des lois de police ait encore apporté d’obstacle.
Les fermiers des droits du roi prennent à l’étranger tous les tabacs qui se consomment par leurs fermes, tandis qu’il en viendrait en France suffisamment pour les gens moins riches et dans nos colonies pour les autres, s’y on s’y appliquait.
Notre compagnie des Indes facilite l’entrée des marchandises étrangères et la sortie de notre argent sous prétexte d’ôter quelque profit de commerce aux étrangers.
Les Anglais ne prennent nos vins que malgré eux et avec des droits presque excessifs. Pour peu qu’on puisse user chez les étrangers des fils du Portugal ou d’Italie, on les préfère aux nôtres, quoique ceux-ci soient meilleurs, qu’ils dussent être à meilleur marché. L’Espagne et bientôt le Levant rebuteront nos draps.
Nous avons, par le renversement de toutes sortes de principes, fixé nous-mêmes la quantité de draps que nous pouvons faire pour envoyer au Levant, et le prix auquel on doit les y rendre ; ce sera l’époque de l’établissement des fabriques de drap à Venise.
Nous avons avec les Hollandais des tarifs désavantageux. Ce petit État nous fait la loi, et nous devrions la lui faire surtout pour le commerce du Nord, où notre réputation politique aurait dû depuis longtemps nous accréditer au commerce.
Voilà ce que sont les seules lumières des grands et leur conseil qui n’écoute point les particuliers, ou plutôt qui les empêche d’agir librement.
ARTICLE II.
Objections.
Il y a tant de gens qui disent que le mieux est ennemi du bien, il faut les écouter ici.
Cette maxime vient de paresse ou de la persuasion où l’on est qu’il ne faut se défier au monde que de l’inquiétude ; mais le bien-être dont on veut se contenter doit être solide et exempt de ces vices intrinsèques qui l’altèrent et détruisent insensiblement.
Ceux que leur bien-être rend indifférents sur les maux de l’État diront toujours que tout va bien en France, excepté quelques articles qui les touchent et qui ne font point le mal général : ils soutiendront par exemple que l’agriculture va bien, que tout est cultivé, que rien n’est en friche.
Ils n’ont donc jamais observé les immenses degrés de perfection qui résultent de la négligence évitée et des soins multipliés. Ils n’ont pas remarqué quelle est la différence de la culture des environs d’une grande ville et surtout d’une ville riche d’avec celle des misérables campagnes de l’intérieur du royaume, de ces cantons éloignés de protection et désolés par les receveurs et les employés aux maltôtes. Ils n’ont pas comparé, depuis qu’ils vivent, l’état ancien de la campagne avec l’état présent ; les villes devenues bourgs et les bourgs villages, les villages hameaux, et ceux-ci tombés en ruine ; partout des maisons qui tombent, et aucune qu’on élève ou qu’on relève ; les habitants haves et défigurés ; des mendiants au lieu d’habitants. Ils ne s’aperçoivent pas que les bestiaux sont réduits à la moitié de ce qu’ils étaient il y a trente ans ; que ce n’est point faute de règlements ni de police sur les haras, si l’on manque de chevaux en France, et s’il faut s’en pourvoir chez les étrangers ; mais que c’est manque d’aisance et manque de gens qui en veulent et puissent élever, ou qui se piquent d’émulation dans leurs entreprises : une autre mauvaise émulation en détourne, c’est la crainte d’un surcroît injuste de tailles, ou de capitation.
Les profits de la campagne consistent en une perpétuelle circulation des animaux aux terres et des terres aux animaux et aux hommes : plus il y a d’habitants, plus il y a de bras pour porter et cultiver. Les besoins de subsistance animent au travail et le redoublent. Les bestiaux se nourrissent dans les pâturages, en forment de nouveau par leurs engrais et rendent les terres plus fertiles par leur fumier. C’est une erreur ordinaire d’attribuer aux environs des grandes villes ou aux terres des républiques, une meilleure qualité naturelle qu’à celles des misérables provinces dont je parle. Comment imagine-t-on cependant que la nature ait destiné précisément certaines terres aux lieux qui devraient être un jour les plus riches et les plus habiles ? Les peuplades se sont faites à l’aventure et non par choix. C’est le travail, ce sont les engrais qui font paraître les terres si fécondes ; nul repos dans leurs cultures, elles rapportent plusieurs fois par an ; on s’y avise heureusement de toutes les nouvelles entreprises. Le riche citoyen d’une ville voisine ne possède pas un champ à la campagne pour en retirer le revenu exactement, mais pour l’améliorer de plus en plus ; tandis que dans nos vastes et malheureuses provinces du dedans du royaume tout est en repos, mais dans un repos forcé ; on n’y renouvelle rien, on suit l’ancienne méthode de cultiver, mais on la suit de loin et avec indolence.
Il faut se purger de ce qu’on entend d’odieux par là. Le bon des républiques répugne-t-il à la monarchie ? S’il est impossible de les allier ensemble, il faut en détourner les désirs ; mais si le bonheur et l’abondance sont conciliables avec l’amour et l’obéissance due au roi ; si les rois eux-mêmes peuvent régner comme si leurs sujets n’obéissaient qu’à des lois et non pas à des hommes, pourquoi n’en étudierait-on pas les véritables ressorts là où ils sont ? Qu’on les y recherche donc, et l’on trouvera précisément que tout ce qui fait le bon des républiques augmente l’autorité monarchique au lieu de l’attaquer en rien.
On sait que le droit essentiel de la puissance publique qui réside chez le monarque est l’autorité législative. Le système dont il s’agit ne la diminue en rien ; on n’y verra aucun partage entre elle et l’autorité populaire : elle n’y est que soulagée par le choix d’une aide entièrement précaire et dépendante. Nimia precautio dolus, à qui se livre à de fausses délicatesses sur son propre pouvoir. Rien ne marque plus la petitesse que la vaine défiance, rien ne conduit davantage à la perte de l’autorité que d’en porter trop loin la jalousie ; la défiance est mère de la tyrannie ; le roi ne peut-il régner sur des citoyens sans dominer sur des esclaves ?
On a pu mal raisonner en politique, tant qu’on a été étourdi par les résistances, mais l’autorité royale jouit maintenant d’une opinion légitime et naturelle chez tous les hommes ; rien n’est plus solide que sa force, rien de plus infaillible que ses ressorts ; elle va toute seule, pour ainsi dire, dans tous les temps et sous tous les règnes ; elle doit écarter les précautions inutiles ; et assurée qu’elle est du gouvernement elle ne doit plus songer qu’au bien de ce qui est à gouverner.
Parmi les précautions superflues à l’autorité monarchique, ne doit-on pas compter la force de la noblesse ? On assure qu’elle soutient la couronne ; mais beaucoup de raisons disent qu’elle l’ébranlerait plutôt que de la soutenir, si on n’y apportait des remèdes.
Tout se réduit à savoir si un ordre séparé du reste des citoyens, plus près du trône que le peuple, souvent si près qu’il s’y avance ; si une grandeur de naissance, indépendante des grâces du prince, est plus soumise à l’autorité royale que des sujets égaux en très eux.
On dira que les principes du présent traité, favorables à la démocratie, vont à la destruction de la noblesse, et on ne se trompera pas ; ce n’est pas là une objection, c’est une confirmation de nos conséquences.
Jamais il n’arrivera certainement que l’égalité soit parfaite entre les citoyens ; la différence des talents en fournira toujours entre les fortunes, et les pères ayant la propriété de leurs enfants, ceux-ci se ressentiront toujours des travaux et des mérites de leurs auteurs.
Mais on ne prend point les choses ainsi dans un traité de politique ; on ne prend point pour principe les faits ordinaires même les plus indispensables ; on définit ce qui doit être et non ce qui est, et ce n’est point aller en cela contre l’humanité, ni donner dans les idées abstraites reprochées à Platon.
C’est beaucoup de connaître la perfection du principe ; on distingue le préjugé d’avec l’abus, et l’on tend à se rapprocher du vrai autant qu’il est possible, ou du moins à ne pas s’en écarter volontairement.
On ne confond que trop tous les jours les intérêts de l’État avec ceux des particuliers. Il importait beaucoup par exemple que la souveraineté ne se partageât plus dans la famille royale, comme sous la première et la seconde race ; mais pour la conservation de nos grands fiefs si vantés, que fait à l’État leur démembrement ou leur plénitude ? On ose cependant soutenir encore dans notre droit, que la majesté de la couronne et la puissance de l’État en dépendent. On oublie que nous ne vivons plus sous le gouvernement féodal ; que ce ne sont plus les grands vassaux qui grossissent les armées : mais il y a plus, c’est qu’on doit se persuader que le démembrement des grands fiefs est un bien précieux à l’État, ou tout ce que j’ai dit n’est qu’un long sophisme. La subdivision de ces majorats en remet dans le commerce les différentes parties qui en étaient sorties pour satisfaire la vanité d’une seule famille, et sans qu’il en revienne aucun avantage à la société. La division des fiefs et des domaines donne vingt différents administrateurs, qui font succéder l’abondance à la stérilité ; l’intérêt public est donc ici en opposition avec celui d’une seule famille : que le législateur choisisse après cela.
Je ne demande que de mettre à part le plus stupide préjugé, pour convenir que deux choses seraient principalement à souhaiter pour le bien de l’État, l’une que tous les citoyens fussent égaux entre eux, afin que chacun travaillât suivant ses talents, et non par le caprice des autres ; l’autre que chacun fût fils de ses œuvres et de ses mérites : toute justice y serait accomplie et l’État serait mieux servi.
Convenons que les nobles ressemblent beaucoup à ce que les frélons sont aux ruches.
La noblesse, la fortune et les richesses, qu’on reçoit par sa naissance, jettent l’homme dans une indolence nécessaire, dès ces premiers moments où l’émulation charme ordinairement le courage de la jeunesse. Sa grandeur assurée est le premier des dangereux mystères qui pénètre un enfant, et alors toute éducation n’est plus que charlatanerie.
Par là lui sont retranchés tous les prix que l’État propose aux services. On jouit injustement de ce que d’autres ont mérité, et cette injustice exclut ceux qui mériteraient par eux-mêmes. La pratique de cet abus se comprend par le fait et la violence ; mais comment en tolère-t-on le principe, quand la morale et la politique y sont aussi grossièrement violées ?
La raison devrait nous venger des passions, ou au moins voir plus clair que les sens, cependant les préventions générales prouvent le contraire. On est anciennement préoccupé qu’une supériorité injuste sur les autres citoyens, et quelques bonnes actions émanées de cette supériorité l’ont légitimée : tel est ce qu’on pense de la noblesse.
Mais, dira-t-on, si tous ces principes contre la noblesse sont vrais, quelle conséquence en tirera-t-on ? Faudrait-il abolir un ordre si fameux ? Cherchera-t-on une égalité absolue et platonicienne ? Non certainement. Je dis bien à la vérité, qu’on doit chercher cette égalité ; mais on n’y parviendra jamais.
Par ces efforts vers l’égalité, on multipliera moins le nombre des nobles, autant que l’on traversera l’excès des richesses. On abolira surtout l’indigne entrée dans le corps des nobles qui se donne par finance. On ne fera passer les charges des pères aux enfants, que quand toute autre récompense sera épuisée pour les pères.
Quand nous avons des guerres justes à soutenir, on ne disputera point à la noblesse d’extraction une valeur par état plus fine et plus solide que chez les autres nations.
Si on examinait bien rigoureusement les causes de la noblesse, peut-être n’y trouverait-on que celle par où un chacun excelle dans un métier qui exclut les autres professions. Cette cause déplaît ; elle suppose que tout homme qui eût changé une profession ignoble pour un exercice relevé, y eût réussi également de quelque sang et de quelque ordre qu’il fût sorti. Il est vrai cependant que toute autre profession que celle des armes est interdite à notre noblesse ; que son talent est inspiré par les exemples de famille, fomenté par l’éducation, et forcé par une espèce de nécessité de ne pas dégénérer.
Que la noblesse française ne regrette point dans l’exécution de ce système une aristocratie qu’elle croit être favorable à notre nation ; il n’est question que d’extirper une satrapie roturière et odieuse qui augmente chaque jour les maux, en pervertissant nos mœurs.
Plusieurs personnes qui ne raisonnent que partialement, et surtout ceux de la noblesse, concevront d’abord du chagrin contre l’auteur, et diront pour toute réfutation, que c’est un écrivain sans doute de la lie du peuple, qui s’est indigné contre une élévation qui lui fait envie ; mais qu’on ne s’embarrasse pas de cela, il a l’honneur d’être gentilhomme.
ARTICLE III.
Conclusions.
Ce qui mérite ici un plus sévère examen, ce sont les inconvénients qu’on dirait pouvoir en résulter à l’égard de l’autorité du monarque. On ne doit jamais rien hasarder sur cette matière ; ainsi rien n’est plus à recommander que d’essayer avant toutes choses ce système de gouvernement intérieur dans quelque canton du royaume. Qu’on n’y oublie rien de ce qui en contrebalance les objections et les inconvénients, et qu’on le rejette s’il n’arrive pas tout ce qui est annoncé, qui est une grande augmentation au lieu d’une diminution à l’autorité royale.
Comment un homme seul en gouverne-t-il 20 millions d’autres ? C’est par l’opinion : elle vient de l’expérience, du sentiment, de la raison, et surtout de l’usage. Voilà les seules forces de la puissance publique ; elles en fournissent de réelles contre les parties qui voudraient se séparer de tout ce qu’on trouvera dans tout ce système, l’opinion de respect, de crainte, de grandeur, et les bienfaits du monarque.
On y trouvera à l’égard du public une nouvelle source de connaissances de ses moindres intérêts, et un germe de mouvement toujours renouvelé par l’objet même et incapable d’être détourné par les intérêts particuliers qui en sont les véritables ennemis.
À l’égard du choix des sujets pour l’administration, qu’on me donne seulement des bons cœurs et des esprits droits, il me semble que je mènerais le monde.
Les Romains, grands modèles de force et d’habileté dans le gouvernement, ne tiraient des provinces conquises que des tributs, les laissant au reste se gouverner par elles-mêmes et par leurs lois. Ils leur envoyaient seulement chaque année un préteur pour administrer la justice et commander les troupes, et un questeur pour faire payer les droits. C’est ainsi que fut arrangée la Sicile à la fin de la première guerre punique, quand elle fut réduite en province romaine ; Cicéron la compare à la première métairie qu’eût acquis la république : et c’est ainsi que l’on administre habilement ses terres en les affermant ; mais non en les faisant valoir par soi-même.
On peut promettre aux hommes que leur raison fera des progrès, la société et la communication nous en sont garants ; les effets en sont sensibles, et cet établissement et ces principes auront lieu un jour
On cherche à remédier à cette inexprimable pauvreté des provinces, où la circulation de l’argent et le commerce sont anéantis, et que les financiers déguisent au roi. L’on ne peut trouver où réside le véritable bonheur public qui résulte d’une sage liberté.
Le peu de choses qui vont encore passablement en France, ce sont quelques portions échappées de la police législative, et qui ont été libres des vues fiscales et des privilèges exclusifs toujours contraires au bien indéfendu.
La liberté est l’appui du trône ; l’ordre rend légitime la liberté.
ESSAI DE L’EXERCICE DU TRIBUNAL EUROPÉEN POUR LA FRANCE SEULE.
Pour la pacification universelle appliquée au temps courant.
La mémoire de Louis XII et celle d’Henri IV seront à jamais chères aux Français ; celle du second pour le bien public qu’il leur a fait et pour celui qu’on suppose qu’il eût fait encore.
On lui attribue le projet d’une paix perpétuelle qui se trouve dans quelques mémoires contemporains.
M. l’abbé de Saint-Pierre a renouvelé cette idée et l’a simplifiée. Il a écarté le dessein de réduire les puissances de l’Europe à une espèce d’égalité entre elles. Il trouve l’équilibre dans la jonction de plusieurs moindres puissances contre une seule trop forte et trop ambitieuse, et enfin réduit le détail de ce système en cinq articles fondamentaux pour l’établissement d’un arbitrage européen.
La signature des cinq articles rencontre de grandes difficultés par l’ambition de plusieurs puissances de l’Europe.
On avancera ici que la France peut commencer à exercer seule tout ce que le tribunal général exercerait, c’est-à-dire un tribunal armé hors de toute crainte d’être assailli, contente de son bonheur et ne devant plus songer qu’à celui des autres.
Une puissance comme la nôtre peut prononcer jugement sur chaque différend européen, et peut suppléer au manque de force par plus d’adresse, d’unanimité et de précautions, et par des négociations continuelles. Voilà ce que je propose de la France ; prouvons-le par des exemples sensibles.
La France montre l’exemple depuis plus de vingt ans de préférer la gloire de l’arbitrage à celle des conquêtes.
Quand la France voudra procurer à l’Europe le bonheur dont elle jouit, elle mettra toutes ses forces à réprimer les ambitieux, et elle y mettra autant d’application que Louis XI, le cardinal de Richelieu, et Louis XIV en ont mis à reculer nos frontières.
Nous considérons qu’il a aujourd’hui quatre principales puissances ambitieuses qu’il faudrait réprimer, parce que leurs intérêts troublent l’Europe.
I. Contre la Maison d’Autriche nous ameuterons les vassaux les plus puissants ; nous leur représenterons que les avantages qu’on leur propose ne sont que trompeurs, et nous leur persuaderons par une conduite désintéressée que nous ne recherchons que l’union du corps germanique.
Nous laisserons faire et aiderons secrètement les Ottomans. Nous sèmerons la division entre la Maison d’Autriche, la Tzarine et la Grande-Bretagne. Nous entretiendrons à la Cour de Russie quelques émissaires habiles et prudents. Nous dépenserons quelques sommes d’argent dans le Nord où le nôtre est toujours bien reçu.
On parviendra aisément à diminuer le nombre des États héréditaires de la Maison d’Autriche en faveur des Maisons de Bavière, de Saxe et de Prusse qui y ont des prétentions.
Sans nous flatter en faveur de notre Maison Royale, convenons que la Maison d’Autriche est plus dangereuse en Italie, que le roi Dom Carlos. Celui-ci est confiné à l’extrémité de ce continent. Il a besoin de toute la faveur d’Espagne pour établir sa domination naissante. Les secours sont lents à y passer. La Maison d’Autriche au contraire y possède les plus belles provinces ; le despotisme y est établi et l’introduction des secours de plein pied. Son expulsion est donc plus nécessaire et plus pressante que celle de Dom Carlos, et nous devons toujours favoriser le recouvrement qu’en pourrait faire une tierce partie.
II. J’ai déjà dit que nous pouvons reprendre crédit sur la Cour de Russie par nos émissaires et par nos subsides.
Le Danemark est livré à l’Angleterre depuis que le Souverain d’Hanovre règne sur la Grande-Bretagne. Le Danemark vend ses troupes depuis longtemps et ne figure plus en Europe sur son propre compte.
La Suède a du fer, une excellente discipline, du courage, une marine et la démocratie y est écoutée aujourd’hui.
III. Nous réprimerons les desseins chimériques et ambitieux de l’Espagne par une conduite suivie. Nous ne nous effrayerons point de sa colère et nous ne nous laisserons point échauffer de ses caresses : froideur politique au dehors, tendresse et zèle au dedans. Elle nous recherchera toujours, parce qu’elle ne peut agir qu’avec nous et par nous. Elle sera toujours sûre de nos ministres s’ils se laissent tenter aux richesses qu’elle offre.
Nous pouvons fortifier le Portugal et le mettre dans un état inexpugnable, au point même qu’on présentât à l’Espagne cette barrière si elle voulait renouveler des querelles en Europe ; bien assurés que le Portugal n’ira point conquérir sur l’Espagne, mais qu’il en a tout à craindre.
Nos refroidissements trouveront grâce auprès de toute l’Europe qui ne se défie rien tant que de notre trop d’union avec elle.
Nous devons cependant protéger par notre marine les colonies espagnoles en Amérique et nous opposer en Europe à ses conquêtes.
La fin dernière de la politique doit être la pacification et par conséquent d’écarter tout ce qu’on prévoit devoir causer des guerres.
Les réunions par mariages et par droits successifs ne sont pas moins dangereuses que les conquêtes par les armes ; on se prémunit contre les conquérants ; on ne sent le mal des acquisitions par le droit successif que quand il est fait : il cause des guerres plus longues et plus sanguinaires.
Il serait donc à souhaiter que l’étendue des États de l’Europe fût fixe et ne variât point par le droit successif et d’alliance.
La Maison d’Autriche a peu acquis par l’épée ; toute sa grandeur lui est venue par des mariages : un poète a dit d’elle,
Bella gerant alii, tu felix Austria nube ;
Nam que Mars aliis, dat tibi Regna Venus,
Et ailleurs :
Austriaca Domus plus lanceâ carnis quam lanceâ belli.
IV. Enfin toute l’Europe est intéressée à diminuer le commerce tyrannique des Anglais, commerce qui s’agrandira encore par la raison qu’il a déjà avancé si fort ses progrès. Les forces qui surpassent celles du commun servent toujours à en acquérir de nouvelles. En leur donnant des affaires chez eux, on empêche pour un temps qu’ils mésusent de leurs forces en argent, pour faire la guerre ou pour ruiner l’équilibre ; mais il faut se garder d’éteindre le feu en l’attisant. Les besoins pressants réveillent promptement et puissamment cette nation ; tous les partis s’y réunissent, et malgré les dettes publiques, des particuliers si riches fournissent de grandes ressources.
Il faudrait donc plus de précautions qu’à tout autre mal, pour attaquer celui-ci avec succès. Pour diminuer les privilèges de commerce dont jouissent les Anglais, il faut une protection toute prête en faveur des nations qui retrancheraient ses privilèges.
Pour arrêter entièrement leurs fraudes dans les colonies espagnoles, il faut se préparer à une grande guerre maritime en ces contrées éloignées ; et si on y parvenait, les florissantes colonies anglaises, se réduiraient à peu de chose.
Pour cela il nous faut une marine digne de notre empire situé sur deux mers, dans un climat fertile et habité : ce doit être un des premiers soins de cette dépense quelle qu’elle soit.
CONCLUSION.
On dira sans doute contre ce système, mais où seront les alliés de la France ? On répondra qu’elle n’en aura point de particuliers ni de fixes, mais qu’elle aura toujours l’Europe entière pour amie et pour dépendante.
Il faut bannir l’idée de ces associations de puissances, qui paraissent fondées sur l’affection ; elles ont la défense commune pour prétexte ; mais l’envahissement pour vocation.
Quand on se rendra à la raison, on conviendra que la France, ainsi que presque tous les grands États, suffiront à leur propre défense. On ne va point les attaquer de gaieté de cœur pour les diminuer ; les ligues défensives qu’ils contractent sont toujours offensives au fond.
Passons en revue l’état présent de toutes les puissances de l’Europe, et nous trouverons que la France est seule aujourd’hui en pouvoir de jouer ce beau rôle d’arbitre universel. Elle ne demande rien, on ne lui demande rien. Elle a par elle-même des forces plus que suffisantes pour se défendre ; sa seule réputation la fait respecter après l’avoir fait craindre, quand elle a mis ses forces en mouvement. Elle possède l’empire du goût et des arts ; elle a obtenu cet avantage sans le chercher. Quelles autres lois donnera-t-elle encore, que celles de la sagesse et de la politique ? Voilà la véritable monarchie universelle. Juger c’est gouverner, décider avec équité devrait être le seul empire sur les hommes.
Laisser un commentaire