Le Japon, facteur de la politique du monde

Bulletin de la Société franco-japonaise de Paris

Fondée le 16 septembre 1900

SIÈGE SOCIAL :

PALAIS DU LOUVRE — PAVILLON DE MARSAN

107, RUE DE RIVOLI, 107

PARIS

1909


Société franco-japonaise de Paris

Le Japon, facteur de la politique du monde

par

M. Yves GUYOT, ancien ministre.

Le mardi 2 février 1909, à 8 heures 1/2 du soir, la Société franco-japonaise s’est réunie, à l’Alliance Française, 186, boulevard Saint-Germain, pour entendre la conférence que M. Yves Guyot avait bien voulu accepter de faire sur le sujet indiqué par le titre qui précède. En ouvrant la séance, notre président, M. Bertin s’est exprimé en ces termes :

« Mesdames, messieurs,

À l’occasion de son entrée dans notre Société, M. Yves Guyot, ancien ministre des Travaux publics, qui, comme vous le savez, a spécialement étudié, au cours de ces dernières années, le développement économique et les intérêts extérieurs de l’Empire du Soleil-Levant, veut bien faire ce soir, devant vous, une conférence sur le Japon et sur son rôle dans la politique du monde. Vous allez avoir le plaisir de l’entendre traiter cet important sujet avec son talent oratoire reconnu et avec l’autorité et la compétence acquises dans le maniement des grandes affaires de l’État. »

Aussitôt après, M. Yves Guyot eut la parole et fit la conférence suivante qui fut écoutée avec le plus vif intérêt par toute l’assistance, dans laquelle figuraient notamment : le général et Mme la générale Lebon, M. G. Biard d’Aunet, ministre plénipotentiaire, M. Arnold Vissière, professeur à l’École des langues orientales, et Mme A. Vissière, Mme et Melles Yves Guyot, M. E. Bonzom, M. J. Bonzom, Consul de France, M. Eug. Lemaire, etc. Par lettre particulière, M. le Baron Kurino avait exprimé au conférencier ses regrets de se trouver dans l’impossibilité de venir l’entendre. Voici comment s’est exprimé M. Yves Guyot :

Mesdames, Messieurs,

Je remercie infiniment notre président des aimables paroles par lesquelles il m’introduit auprès de vous et j’entre immédiatement dans le sujet : vous connaissez le titre de la conférence : « Le Japon comme facteur de la politique du monde. »

Il n’y a pas plus de quinze années qu’on se faisait en Europe les idées les plus erronées sur l’importance du Japon et sur le caractère de sa politique. Je dois dire que, même encore maintenant, circulent un certain nombre de préjugés qui entourent la politique du Japon qu’on aperçoit toujours à travers « Madame Chrysanthème » et autres légendes. Je pourrai à ce sujet citer quelques phrases toutes récentes, comme « le Japon, c’est une traduction mal faite » ; « les Japonais n’ont pas d’autre but que d’étonner le monde ».

Des personnes qui se prétendent perspicaces, mais qui à coup sûr ont l’alarme facile, redoutent le péril jaune. En 1896-1897, après la guerre du Japon contre la Chine de 1895, ce sentiment fut exprimé et expliqué par des littérateurs qui se transformèrent en économistes. M. d’Estournelles de Constant y consacra deux grands articles dans la Revue des deux mondes, nous menaça d’un retour au Moyen-âge et ne conclut pas. M. Faguet vit avec terreur « l’ouvrier japonais avec cinq sous faire mourir l’ouvrier à cinq francs ». — Encore aujourd’hui, l’idée du péril jaune hante beaucoup de personnes car, la semaine dernière, je voyais à Liège un professeur de l’Université, M. Gollier, obligé de la réfuter.

Le péril jaune se présente sous trois formes : sous la forme de l’invasion armée, sous la forme de l’invasion des produits et sous celle de de l’infiltration des populations jaunes.

Cette question des populations jaunes prouve que la plupart de ceux qui en parlent ne sont pas documentés. — À la veille de la guerre russo-japonaise il y avait une phrase courante sur les « petits Japonais » et le « petit Japon » et on ne s’apercevait pas que « le petit Japon » avait près de 10 millions d’habitants de plus que la France. Quant à la population jaune, certainement elle est très nombreuse, mais relativement à la population blanche, elle est en minorité. Elle peut être évaluée à 500 millions, contre 600 millions pour la population blanche, 437 millions en Europe, 120 dans l’Amérique du Nord, 45 dans l’Amérique du Sud. Voilà des chiffres. Mais je n’y attache pas grande importance. La qualité des unités est ce qui importe et la qualité des Japonais est de premier ordre.

On a fait, à propos des Japonais, beaucoup de mots d’esprit ; on leur a adressé beaucoup de reproches. Dans des ouvrages, écrits par des hommes sérieux, on cite des passages de journaux japonais contenant de vives critiques à l’égard du caractère de leurs compatriotes. Mais si, à côté, sans remonter jusqu’aux sermonaires du XVIIsiècle, l’on citait des articles de journaux français, en trouverait que notre civilisation laisse à désirer et provoque des critiques souvent plus sévères qu’autorisées.

On rappelle dans un livre sérieux une citation d’un professeur de l’Académie militaire, M. Chiso Naïto, qui aurait déclaré que « les Japonais ont seuls le droit au titre d’êtres humains, que les autres peuples sont, sinon des animaux, du moins des sauvages » !

On pourrait citer aussi des phrases récentes de Français d’une singulière infatuation, mais tous leurs compatriotes n’en sont pas responsables. C’est ridicule de vouloir les juger d’après de pareils échantillons. Je passe et je remonterai seulement au moment où le Japon s’est affirmé : à la guerre de Chine en 1895.

Il est très curieux de voir ce qu’on écrivait à ce moment-là. Parmi les gens sérieux, je citerai M. François de Villenoisy qui publia une brochure intitulée : La guerre sino-japonaise et ses conséquences pour l’Europe. D’après cet auteur, la guerre sino-japonaise, c’était la ruine de l’Angleterre, la ruine de son commerce, la ruine de sa marine. Il ne pouvait pas y avoir une puissance maritime qui s’accrût sans que l’autre fût diminuée. Il disait que si l’Angleterre n’intervenait pas contre le Japon, c’était par crainte.

Tout le monde considérait, du reste, que le « petit Japon » jouait, à l’égard de la Chine, le rôle de la grenouille de la fable. Aussi fut-on très surpris quand on vit le Japon prendre Port-Arthur. L’Angleterre, je dois le dire, fut très étonnée, comme toutes les autres puissances européennes, par l’attitude du Japon. L’Angleterre était liée à la Chine, elle avait réprimé en 1865 l’insurrection des Taïpings ; elle avait organisé des douanes chinoises ; elle faisait le principal commerce de la Chine. Mais l’Angleterre accepta les faits accomplis : elle prit un parti décisif, et malgré les menaces qu’on lui faisait entendre, elle se décida à se mettre du côté du Japon. La Russie entraîna l’Allemagne et la France à se mettre ensemble contre le Japon et à faire restituer la presqu’île de Liao-Tang et Port-Arthur à la Chine. Ce fut là une faute formidable. Le Japon ne pardonna pas cette humiliation qui prépara la guerre de 1904. La diplomatie des pays européens se montra dépourvue de toute perspicacité.

Cependant le Japon sortit considérablement grandi de cette guerre, avec une indemnité de guerre qui lui assurait des ressources pour son outillage naval et militaire ; et, de plus, il avait montré ses redoutables capacités.

Le Japon avait toujours eu l’ambition d’être placé parmi les puissances civilisées. Les traités de 1857 lui avaient imposé la clause de l’exterritorialité, c’est-à-dire que les Européens qui allaient au Japon n’étaient pas astreints à la législation japonaise, ne relevaient que de leur nationalité et tout le monde sait que, dans ce régime, les étrangers ont une tendance à abuser de l’impunité qui existe pour eux. J’ai entendu conter que, dans ces temps lointains, un consul français se promenait avec un bouledogue et un bâton à destination des Japonais qui se trouvaient sur son passage.

Les Japonais poursuivirent la suppression de l’exterritorialité avec le plus grand soin et la plus grande activité. Ce fut le pivot de leur politique extérieure.

Dès 1872, le Japon commença les négociations.

Les chancelleries acceptaient assez volontiers la suppression de la clause de l’ex-territorialité, tandis que les consuls habitant au Japon la repoussaient avec vigueur. Il y eut plusieurs propositions. Dans la conférence de 1882, le Japon offrait que le pays fût ouvert à tout étranger, pour « commercer, voyager, résider, acquérir une propriété réelle ou personnelle, à la condition qu’il acceptât la juridiction japonaise ».

Après une période transitoire de cinq ans, il présenta de nouvelles propositions : Toutes les lois japonaises seraient traduites au moins dans une langue étrangère ; l’organisation de la magistrature serait copiée sur celle de la France, de la Belgique et de l’Italie ; des experts étrangers seraient engagés dans la cour suprême en nombre suffisant pour assurer la majorité dans les tribunaux japonais. Les étrangers jouiraient d’un traitement exceptionnel. Les étrangers résidant, s’ils étaient propriétaires, auraient une voix électorale dans la nomination des conseillers municipaux. Ce projet obtint l’assentiment de trois grandes puissances, des États-Unis, de la Russie et de l’Allemagne. L’Angleterre hésita. Le Japon modifia ses propositions : il maintint pour les étrangers l’interdiction de posséder des immeubles et il supprima les experts légaux étrangers.

Les Français ont joué un rôle extrêmement important dans cette évolution du Japon. Le Japon avait demandé des Français comme experts et comme professeurs ; entre autres, M. Boissonade de Fontarabie fut chargé de préparer une législation adaptée aux mœurs et usages nationaux du Japon, mais qui tînt compte, en même temps, des principes du droit moderne. M. Boissonade établit un code d’instruction criminelle, un code civil, qui subirent, notamment le dernier, d’importants remaniements de la part des légistes et du Parlement du Japon. Tels qu’ils furent finalement arrêtés et adoptés, ils offrirent, cependant, des garanties pour les étrangers : ceux-ci furent assurés de trouver au Japon un système de législation et de police un peu dégagé de certaines coutumes japonaises qui étaient en retard sur celles des pays occidentaux.

Le 1er juillet 1899, le régime des capitulations fut supprimé et les étrangers devinrent passibles des tribunaux japonais.

Les traités garantissent aux étrangers la jouissance des droits civils, le droit de voyager dans toutes les parties du Japon, de recourir aux tribunaux de la même façon que les Japonais. Ils jouissent d’une complète liberté religieuse ; ils sont exemptés du service militaire et des taxes de guerre extraordinaires, etc… Le traité français y a ajouté le droit d’exercer toute industrie ou métier, et en vertu de la clause de la nation la plus favorisée tous les pays bénéficient de cette stipulation.

Les étrangers ont encore le droit de s’associer avec les Japonais, ou de devenir actionnaires dans une société par actions, le droit d’entrer et de débarquer des marchandises dans tous les ports ouverts au commerce étranger, et de ne pas payer des droits plus forts que les Japonais. Le droit de cabotage est réservé aux navires japonais.

On peut dire qu’au Japon les étrangers peuvent accomplir tous les actes qui sont relatifs au commerce ; mais il leur est interdit de devenir propriétaires fonciers.

Les Japonais, jusqu’en 1857, s’étaient renfermés dans leurs îles, isolés du reste du monde ; il n’est donc pas singulier qu’ils conservent des préjugés beaucoup plus vivaces à l’égard des étrangers que ceux que nous avons. Si des Européens ont peur de l’invasion jaune, les Japonais, eux aussi, ont redouté l’invasion des Européens et des Américains ; ils ont vu l’Europe, l’Amérique, s’installant dans des États et îles de leur voisinage et dépossédant leurs occupants. Ils ont de la méfiance ; mais je crois qu’ils ont grand tort de craindre une invasion pacifique des Européens : la plupart des Américains, Anglais, Français, etc.., trouveraient difficilement à vivre là où peuvent vivre les Japonais.

Cette interdiction du droit de propriété foncière est plus apparente que réelle ; car un étranger peut louer la superficie pour un, deux, et même cinq siècles, et on est fondé àconsidérer comme perpétuelle une propriété qui a cinq siècles de durée. Un pareil délai est plus que suffisant pour permettre d’amortir complètement le coût des constructions que l’on peut faire élever sur un terrain. Cependant il reste qu’au Japon l’étranger ne peut se rendre acquéreur d’une propriété, il ne peut que la louer.

Ici, une question juridique se pose : savoir si une société, composée de capitaux étrangers, peut exploiter des mines dans un pays où elle ne peut posséder le sol ? Il y a des interprétations diverses, mais à coup sûr la société qui se fonderait pour lancer une entreprise dans ces conditions courrait une aventure.

À partir de 1899 le Japon a été ouvert aux étrangers et a pris place parmi les nations civilisées. S’il a obtenu ce résultat, c’est grâce à une politique poursuivie avec une persévérance et une persistance inlassables. Le 1erjuillet 1899, un rescrit impérial donna les meilleurs conseils aux Japonais, les invitant à se montrer dignes de cette victoire morale. Voici les principaux passages de ce document :

« L’espoir que nous avons si longtemps caressé est aujourd’hui… sur le point de devenir un fait accompli. Ce changement de régime augmentera les responsabilités qui nous incombent par le gouvernement de notre empire, mais il contribuera beaucoup aussi à fortifier les bonnes relations que nous entretenons avec les peuples étrangers.

C’est notre volonté absolue que nos sujets, dont nous connaissons le zèle à remplir leurs devoirs, se conforment strictement à nos vues dans cette matière ; de cette façon, l’ouverture de la contrée à tous les étrangers, qui doivent y être cordialement reçus, honorera grandement notre peuple et augmentera le prestige de notre empire.

En vue des responsabilités qui nous incombent, quant à la mise en vigueur des nouveaux traités, nous désirons que nos ministres d’État, agissant en notre nom, lancent des instructions à nos fonctionnaires de tous ordres, leur enjoignant d’apporter le soin le plus vigilant à l’administration des affaires, afin que les étrangers et nos nationaux jouissent des mêmes avantages… »

Les ministres rendirent un certain nombre de décrets pour assurer l’exécution de la nouvelle législation, et le marquis Ito, le 9 décembre 1899, dans une réunion de la société « Kokka Gakko-Kouai », société pour les sciences d’État, s’exprimait, ainsi :

« À l’égalité internationale que notre pays a conquise correspond pour nous l’obligation de nous conformer aux habitudes de courtoisie qui sont de tradition entre nations égales. La même observation s’impose en ce qui concerne les relations individuelles des Japonais avec les étrangers : rapports de confiance et d’amitié. »

Après ce traité il y en eut un autre d’une portée considérable : le traité anglo-japonais du 30 janvier 1902. Ce traité était le démenti le plus complet et le plus direct à tous ceux qui croyaient que la Grande-Bretagne ne pouvait avoir de plus grand désir que la destruction du Japon. Le gouvernement britannique voyait juste. Il considérait qu’il y avait avantage pour l’Angleterre, grande puissance de l’Occident, à s’entendre avec un pays qui devait devenir la principale puissance navale de l’Extrême-Orient. L’Angleterre conclut donc cet accord dont voici le texte :

« ARTICLE PREMIER. — Les hautes parties contractantes reconnaissent qu’il leur sera permis à toutes deux de prendre telles mesures qui pourront être indispensables en vue de sauvegarder leurs intérêts s’ils sont menacés, soit par l’action agressive de toute autre puissance, soit par des troubles en Chine ou en Corée nécessitant l’intervention d’une des hautes parties contractantes pour la protection de la vie et des besoins de ses sujets. »

« ART. 2. — Si la Grande-Bretagne ou le Japon, pour la défense des intérêts respectifs ci-dessus décrits, étaient impliqués dans une guerre avec une autre puissance, l’autre haute partie contractante gardera une stricte neutralité et fera des efforts pour empêcher d’autres puissances de prendre part aux hostilités contre son alliée. »

« ART. 3. — Dans le cas présent, toute autre puissance ou toutes autres puissances prenant part aux hostilités contre ladite alliée, l’autre partie contractante viendra à son aide et fera la guerre en commun avec elle et conclura la paix d’un commun accord ».

« ART. 4. — Les hautes parties contractantes conviennent que ni l’une ni l’autre ne conclura, sans consulter l’autre, d’accord séparé avec une autre puissance, au préjudice des intérêts ci-dessus décrits. »

La Russie et la France invitées par l’Angleterre à se joindre à ce traité répondirent :

« Les gouvernements alliés de la France et de la Russie ayant reçu communication de la convention anglo-japonaise du 30 janvier 1902, conclue dans le but d’assurer le statu quo et la paix générale en Extrême-Orient et de maintenir l’indépendance de la Chine et de la Corée, qui doivent rester ouvertes au commerce et à l’industrie de toutes les nations, ont été pleinement satisfaites d’y trouver l’affirmation de principes essentiels qu’ils ont eux-mêmes, à plusieurs reprises, déclaré adopter et qui demeurent la base de leur politique… Obligés toutefois d’envisager aussi le cas où, soit l’action agressive de tierces puissances, soit de nouveaux troubles en Chine, mettant en question l’intégrité et le libre développement de cette puissance, deviendraient une menace pour leurs propres intérêts, les deux gouvernements alliés se réservent d’aviser éventuellement au moyen d’en assurer la sauvegarde. »

À cette époque, le traité anglo-japonais souleva les critiques que tous les actes japonais avaient suscitées jusqu’alors.

Je trouve un livre publié chez Berger-Levrault intitulé : Notre Marine de guerre. — Réformes essentielles, dans lequel un officier général déclarait qu’il était stupéfait de ce traité et il en arrivait à conclure que l’Angleterre devrait être amenée, pour résister au Japon et le réduire à l’impuissance, à se concerter non seulement avec la France, mais aussi avec la Russie et l’Allemagne.

Dans cet accord anglo-japonais on voit une préoccupation : celle de maintenir le statu quoen Extrême-Orient et d’assurer le respect de l’intégrité de la Chine.

Ce traité a été renouveléle 12 août 1905 presqu’au moment de la conclusion de la paix russo-japonaise, mais il a subi quelques extensions : Consolidation et maintien de la paix générale dans les régions de l’Asie orientale et de l’Inde, préservation des intérêts communs de toutes les puissances en Chine, en assurant l’indépendance et l’intégrité de l’Empire chinois et le principe de facilités égales pour le commerce et l’industrie de toutes les puissances en Chine.

Le traité est nettement défensif. D’après l’article 2, si, par suite d’une « action agressive de la part de toute autre ou de toutes les autres puissances, une des deux parties contractantes est impliquée dans une guerre pour la défense de ses intérêts territoriaux ou de ses intérêts spéciaux, l’autre partie viendra immédiatement au secours de son alliée et fera la guerre en commun et conclura la paix d’un accord mutuel avec elle ».

Le Japon reconnaît à « la Grande-Bretagne le droit de prendre à proximité de la frontière de l’Inde telles mesures qu’elle jugera nécessaires pour sauvegarder ses possessions de l’Inde ». La Grande-Bretagne reconnaît au Japon « le droit de prendre telles mesures de direction, de contrôle et de protection en Corée, qu’il croira convenables et nécessaires ».

L’art. 6 spécifiait que dans la guerre russo-japonaise, la Grande-Bretagne continuerait « de maintenir une stricte neutralité, sauf dans le cas où une autre puissance prendrait part aux hostilités contre le Japon ». Ce traité resserrait les liens des deux pays et démentait les pronostics français que j’ai cités.

En même temps, il faisait échec à l’Allemagne qui avait eu l’ambition d’étendre son rôle en Extrême-Orient, depuis surtout qu’elle avait une base territoriale dans la région du Chantoung. Il rejetait bien loin l’espérance des puissances européennes de se partager la Chine comme « un gâteau ».

Au point de vue des rapports propres de l’Angleterre et du Japon, l’accord avait pour effet d’assurer l’intégrité de l’Inde en même temps que celle de la Chine, et il résolvait la question de la Mandchourie et de la Corée. Bref, on peut dire que ce traité a réglé d’une manière définitive la question des rapports de l’Europe avec l’Asie. Ce terme de « définitif » que je viens d’employer semblera peut-être audacieux.

Mais, il faut reconnaître que cet accord de 1905 a déjà entraîné plus d’une conséquence heureuse : ce sont les ententes de la France (10 juin 1907), puis de la Russie avec le Japon, c’est ensuite l’accord russo-anglais. La victoire japonaise sur les Russes pouvait provoquer des soulèvements dans l’Inde, elle pouvait avoir une répercussion parmi les populations indigènes, l’Angleterre en a profité pour se préserver de toute attaque de la Russie vers l’Inde.

J’ai parlé de cet accord du 12 août 1905 avant de parler de la guerre russo-japonaise. Vous savez la surprise ressentie en Europe quand elle a éclaté. Il était pourtant bien difficile qu’elle n’éclatât pas étant donnée la manière dont la Russie entendait l’exécution du traité du 8 octobre 1902. D’autre part, on voyait de quelle manière le Japon avait utilisé l’indemnité de la guerre de Chine, quels sacrifices il avait faits pour organiser sa marine ; et l’on pouvait savoir qu’en avril 1903 le programme était presque terminé, en avance de près de deux ans[1]. Le Japon était donc prêt à la guerre et du moment que la Russie bernait le Japon, il était impossible qu’un conflit n’en résultât pas. Je ne veux pas faire un réquisitoire contre la Russie, mais il faut bien dire qu’elle était déplorablement inspirée dans la politique qu’elle a suivie à cette époque.

En 1895, à la suite d’un drame, l’assassinat de la reine de Corée — drame auquel le Japon semble avoir participé dans une certaine mesure —, le roi était venu se réfugier à la légation russe. Profitant de sa terreur, M. Bezobrazoff avait obtenu une concession de bois de 90 kilomètres carrés dans la vallée du Yalou. Il avait demandé des troupes russes pour garder sa concession qui comprenait non seulement le cours principal du fleuve, mais aussi ses affluents ; la Russie allait donc étendre ses tentacules vers la Corée, et au Japon on fut très ennuyé de voir la Corée ainsi menacée.

À vrai dire, le détroit de Tsushima, entre la péninsule et le Japon, a 200 milles de large, ce qui fait une différence avec le Pas-de-Calais qui n’a que 22 milles. Cependant avec le port de guerre de Vladivostock au Nord, l’occupation éventuelle de la pointe de la Corée au sud, il y avait une menace réelle pour le Japon qui avait toujours réservé sa sphère d’influence sur la Corée.

D’après le traité du 8 octobre 1902, la Russie devait évacuer la Mandchourie dans le délai d’une année. Le 3 juillet, l’empereur nommait Alexeieff vice-roi de l’Extrême-Orient. « Il fallait, disait-on en Russie, intimider le Japon, le mendiant parmi les nations. » Le 8 octobre 1903, le jour où la Russie aurait dû avoir évacué la Mandchourie, elle remplaçait à Niou-Tchoung les agents chinois de la douane par des agents russes et elle augmentait le chiffre de ses troupes. Le 13 octobre 1903, le Japon adressa une première note au gouvernement russe. L’empereur de Russie disait : « Il ne peut être question de guerre. J’ai commencé mon règne en paix, je le finirai en paix. » Seulement son gouvernement ne répondait pas au Japon, le traitait avec dédain, persuadé qu’il pouvait tout se permettre à l’égard du « petit Japon ».

L’ambassadeur du Japon, M. Kurino, n’est pas ici ce soir, mais même en sa présence, je n’hésiterais pas à dire ce que je sais de son rôle dans les négociations d’alors. M. Kurino, alors ministre à Saint-Pétersbourg, jusqu’au dernier moment fit des propositions empreintes de la plus grande conciliation. Jusqu’au dernier moment, le Japon essaya d’éviter la guerre, en obtenant par des voies amiables l’évacuation de la Mandchourie par la Russie, prévue au traité du 8 octobre 1902.

La Russie se refusant à toute espèce d’explication, il était certain que la guerre éclaterait un jour ou l’autre.

Au mois de janvier 1904, dans un dîner où le hasard réunissait des hommes politiques et des financiers importants, dont certains connaissaient la Russie pour y avoir résidé pendant plusieurs années, j’annonçai que si la Russie persistait dans sa politique, elle aurait la guerre à bref délai et que les Japonais seraient victorieux. Tout le monde considéra que le Japon ne ferait pas la guerre parce que le « Petit Japon » serait immédiatement écrasé. Souvent les hommes, même ceux dont le métier est d’être informés, ne regardent la géographie que sur une carte à petite échelle ; autrement, ils auraient vu que les Russes étaient, en Mandchourie, fort loin de leur principale base d’opérations ; que le Japon avait une armée, une forte marine et il était facile de conclure qu’il serait vainqueur. Il l’a été.

Le Japon, en ne demandant pas d’indemnité de guerre, a montré une très grande sagesse. Lorsque le traité de Portsmouth fut conclu, le 29 août 1905, on entendit de tous côtés répéter : Mais ce n’est qu’un armistice, ce n’est pas une paix qui a été établie. Le traité de paix réserve pour l’avenir la possibilité de le violer ! Il est certain que la Russie garde Vladivostock et a encore une « portière » sur l’Océan Pacifique, mais je ne crois pas qu’elle soit tentée d’essayer de nouveau d’y établir sa suprématie. De notre temps, il n’y a pas de suprématie politique ; il n’y en aura plus. En ce qui concerne le Pacifique, on ne voit pas, entre les États-Unis et le Japon, qui pourrait en avoir la domination. Quant à la Russie, il ne faut pas oublier que sa façade sur cet Océan est assez étroite, que son port a l’inconvénient d’être assez souvent fermé par les glaces et que la Russie a trop à faire sur son territoire et en Europe pour être tentée de courir de nouvelles aventures maritimes en Extrême-Orient.

Vous savez les efforts de Pierre Ierpour faire de la Russie une nation navale. Or, dans la Monarchie prussienne, publiée en 1782, Mirabeau montre l’erreur qu’il a commise. Il dit à l’impératrice Catherine. « Vous consumez inutilement vos ressources et vos forces, vous n’avez pas de marins parmi vos moujicks, pas de mer ouverte, abandonnez donc la marine… » Il eût été très sage de la part de la Russie de suivre ce conseil ; elle n’aurait pas essayé d’entreprendre une politique qui impliquait une grande puissance navale et elle n’aurait pas subi les désastres de 1904-1905.

La politique financière du Japon présente une caractéristique. Avant 1868, il n’avait pas de dette extérieure.

À partir de 1868, pendant la période qui précéda la guerre avec la Chine qui date de 1894-1895, le Japon fit deux emprunts étrangers :

1° En Angleterre en 1871 : 4 millions 800 yen, à 9%, ayant coûté 11 3/4%. Il a été amorti en 1881 ;

2° En 1872 : 11 712 000 yen, à 7%, amorti en 1896.

Le Japon avait eu la préoccupation de ne pas se charger de dettes à l’extérieur. Ses hommes d’État avaient redouté que s’il s’endettait, les grandes puissances ne lui fissent subir le sort de l’Égypte. En 28 ans, il n’avait emprunté que 40 millions de francs à l’étranger, et on peut dire qu’au moment de la guerre de Chine, il en était complètement dégagé. Cependant, il avait une dette intérieure de 305 millions de yen, soit 800 millions de francs.

Les dépenses de la guerre avec la Chine s’élevèrent à 200 millions de yen (420 millions de francs) ; le Japon reçut une indemnité de guerre dont le total réglé le 7 mai 1898 se monta à 950 millions de francs. Le paiement avait été négocié en monnaie anglaise.

En 1904, le Japon avait trois dettes à l’extérieur :

Les obligations japonaises 5% 1896 ;

Emprunt japonais 4%,

Obligations japonaises 5% (1903), montant à 19 493 000 livres sterling, soit 1/2 milliard de francs.

En y ajoutant deux emprunts intérieurs, le total s’élevait à 1 400 millions de francs. Amortissement compris, la dette était de 30 francs par tête.

Au moment de la guerre russo-japonaise, le Japon avait 275 à 300 millions disponibles, dont, en Angleterre, environ 125 millions. Il se trouvait dans une bonne situation financière.

Le crédit du Japon était encore très faible. Ses titres ne se négociaient qu’à Londres.

Si on compare les fonds japonais et les fonds russes à la veille et pendant les deux premiers mois de la guerre, on trouve :

4% russe 4% japonais
31 décembre 1903 98 77
9 février (ouverture hostilités) 91 66 ½
29 février 94 65 ½
31 mars 94,90 62

Et cependant au 31 mars, les Japonais avaient traversé victorieusement le Yalu et avaient montré leur supériorité sur terre comme sur mer.

En Europe on était étonné, mais on persistait à croire à la défaite finale des Japonais ; de plus, le Japon n’ayant qu’une petite dette n’avait pas de marché. On n’achetait pas et le cours des fonds japonais était très inférieur à la valeur réelle de leur crédit.

Les frais de la guerre, résultant d’impôts et d’emprunts, se sont élevés, pour le Japon, à deux milliards 900 millions de francs.

Les emprunts qu’il avait placés à Londres et à New-York, lui ont fourni 1 300 millions. En mars 1907, un emprunt de 587 millions, émis à 5% à Paris et à Londres, a racheté tous les emprunts antérieurs émis à 6%.

Avec une énergie admirable, le Japon a su réduire ses dépenses. Le plus gros budget, celui de 1907-1908, s’est élevé à un milliard 650 millions ; en 1908-1909, il a subi des réductions pour 99 millions de francs ; il a été encore abaissé cette année et la diminution entre le budget de 1908-1909 et le budget de 1909-1910 n’est pas moindre de 300 millions de francs.

Le marquis Katsura,considérant qu’il fallait avant tout consolider les recettes du Japon, a publié un programme financier que l’on peut résumer de la manière suivante :

1° Liquidation des dépenses les plus urgentes ;

2° Prolongation de six années et au-delà du programme militaire nécessité par les armements nouveaux ; prolongation de onze années dans le programme des entreprises publiques ;

3° Abstention de tout prochain emprunt ;

4° Augmentation de l’amortissement de la dette publique jusqu’à un minimum de 50 millions de yen par an ;

5° Création d’un compte spécial pour les chemins de fer de l’État et attribution, en entier, des bénéfices réalisés à l’extension et à l’amélioration du service ;

6° Toutes les dépenses de l’État seront payées sur les ressources du budget ordinaire.

Le gouvernement japonais a pris modèle sur les finances anglaises. Le gouvernement britannique a procédé avec énergie à l’extinction des dettes résultant de la guerre du Transvaal et est arrivé à ce résultat qu’aujourd’hui la dette publique britannique est inférieure de 500 000 000 à ce qu’elle était il y a vingt ans, en 1889. De même, les Japonais ont amorti actuellement 132 millions de francs de leur dette.

On a supposé que ce programme cachait une arrière-pensée : nous amortissons, par conséquent nous fortifions le crédit du Japon ; ne serait-ce pas une occasion pour emprunter, un jour à l’autre, dans les meilleures conditions ? Mais M. Katsura a déclaré que le Japon s’abstiendrait d’emprunter. Ceux qui se figurent qu’après la guerre de Chine, après celle de 1905, le Japon est encore prêt à entrer en guerre, peuvent trouver dans ces déclarations et dans l’ajournement des dépenses militaires une preuve des sentiments pacifiques du Japon.

Quelle est la portée du péril jaune au point de vue économique ?

M. d’Estournelles de Constant, M. Faguet avaient, en 1896 et 1897, agité le croquemitaine jaune. Je dois dire qu’il leur fut répondu à la Société d’économie politique par M. Louis Strauss, ancien Consul de Belgique au Japon, aujourd’hui Président du Conseil supérieur du commerce et de l’industrie de Belgique, qui rassura complètement les gens de sang-froid sur les dangers du péril jaune.

M. Louis Vignon, dans un article de la Revue politique et parlementaire (décembre 1897) demanda « mais où est le péril jaune ? » L’Extrême-Orient va-t-il se jeter sur l’Europe comme les Vandales et les Huns sur l’Empire romain ? Est-ce par infiltration ? Sans doute les Chinois s’émanciperaient volontiers s’ils n’étaient refoulés par des lois prohibitives, mais ces lois fléchiront ici et là. Mais les Chinois qui peuvent si facilement s’acclimater dans les pays où succombe l’Européen n’ont-ils pas devant eux d’immenses espaces à peupler ? Est-ce que l’Amérique du Sud regorge d’hommes ! Cependant les gens qui veulent toujours avoir peur ne sont pas rassurés. Ils annoncent avec effroi que les Japonais sont au Brésil, qu’ils ont créé à Rio-de-Janeiro une Agence commerciale, qu’ils veulent établir la culture du thé dans le district de Parana qui fait partie de la province de São Paulo ; que 800 Japonais ont débarqué au Pérou ; d’autres au Mexique, au Chili, dans la République Argentine, dans la Colombie, à Panama… Il est probable qu’après l’ouverture du canal de Panama on y verra encore plus de Japonais ! Quel affreux malheur !

Par contre des optimistes essaient de rassurer les Européens sur la concurrence que peut leur faire l’industrie japonaise. L’ouvrier japonais n’a pas encore comme l’ouvrier européen l’habitude du travail, il n’est pas aussi persévérant. Les Japonais passent dans les manufactures et n’y restent pas. En 1901, il y avait dans les filatures de coton 32 000 ouvriers ayant moins d’un an de séjour à la manufacture, 14 ayant de 1 à 2 ans, 9 000 ayant de 2 à 3 ans ; on tombait à des chiffres de plus en plus infimes au fur et à mesure que le nombre des années augmentait.

On parle beaucoup des salaires et de l’avantage qu’ils assureraient à l’industrie japonaise. Naturellement les salaires sont très faibles, mais la faiblesse des salaires ne signifie rien. Les bas salaires peuvent être très chers. Il faut les comparer à la productivité.

Au fur et à mesure que l’activité économique du Japon se développe, les salaires augmentent.

Voici les chiffres des salaires en 1895 et 1906 :

SALAIRES 1895

YEN

1906

YEN

Charpentier 0,312 0,65
Tailleur de pierre 0,359 0,73
Menuisier 0,296 0,590
Journalier agricole 0,185 0,340

Si on prend pour point de départ le chiffre 100, d’octobre 1900 à 1905, le taux moyen des salaires subit les fluctuations suivantes :

De 92 à 113,5 en 1904 et 1905, il s’élève à 120 en 1906, à 126 au mois de juillet 1907 et à 137 au mois de décembre de la même année.

M. Saïto Kashira, commissaire-adjoint à l’Exposition universelle et chargé du service industriel au Ministère du commerce, exposa dans un volume toute une série de projets de lois pour empêcher les Japonais et les Japonaises de trop travailler : « Peut-être, lui dit-on, avant de prendre tant de précautions, peut-être pourriez-vous d’abord les laisser travailler ».

Que ceux qui sont épouvantés par les ouvriers à cinq sous se rassurent, plus le Japon produira, plus les salaires s’élèveront. Mais la question est ainsi très mal posée. Loin de considérer comme un malheur que les Japonais puissent produire le plus possible, au meilleur marché possible, je voudrais que le Japon, comme la Chine, comme l’Inde, développât ses facultés productrices. Si nous, « les vieux pays », nous désirons trouver des débouchés dans les pays neufs, il faut que ces pays neufs deviennent riches. Si l’Amérique du Nord était encore peuplée par les Sioux et les Apaches, les États-Unis ne seraient pas aujourd’hui notre troisième client. Nombre de peintres parisiens n’auraient pas pu faire construire dans l’avenue de Villiers d’élégants hôtels.

Plus les Japonais produiront, plus les Chinois produiront et bien meilleures seront nos transactions avec eux. Tout d’abord nous avons une chose excellente à leur offrir : c’est le capital. L’industrie est limitée par le capital et ces peuples manquent de capital, les Japonais encore plus que les Chinois. La fortune du Japon, estimée 21 milliards en 1904, n’est que le dixième de la fortune de la France. C’est un débouché tout trouvé pour nos capitaux et ce débouché, augmentant la valeur du capital, doit rassurer ceux qui croyaient à la diminution rapide du taux de l’intérêt. En août 1905, il était au Japon de 11,25%, en 1907 de 9,49, à la fin de l’année de 10,20. Ils ne se doutaient pas de l’entrée en jeu des pays d’Extrême-Orient. Ils ne calculaient pas sur le besoin de capitaux des peuples qui arrivent à la civilisation productive et qui grandira au fur et à mesure que leur civilisation industrielle se développera.

Le commerce extérieur du Japon n’atteint encore qu’un chiffre très faible. Nous y envoyons pour 26 ou 27 millions de francs, nous en importons beaucoup plus, pour 120 millions.

Nous importons surtout des pongées, des soieries (75 millions). Par suite d’une interprétation illégale de la loi de 1892, le ministre du commerce a mis un droit très élevé sur les pongées qui les avait fait reculer dans une certaine mesure. Comme notre industrie en a besoin, nous avons eu de nouveau recours aux pongées.

Je vais vous parler, maintenant, de la querelle qui existe actuellement entre le Japon et la Californie. Je ne dis pas « le Japon et les États-Unis ».

Les États-Unis sont protectionnistes, tant pour les marchandises qu’au point de vue de la main-d’œuvre. Les États de l’Ouest veulent empêcher les émigrants japonais d’entrer. Les États-Unis reçoivent plus d’un million d’émigrants par an, mais ils veulent se préserver de la concurrence japonaise et chinoise.

Ils ont peut-être grand tort : le service intérieur des maisons et des hôtels est fait aux États-Unis d’une manière déplorable : on ne peut pas trouver de domestiques. En n’ouvrant pas leur porte aux Chinois, les citoyens des États-Unis, même aisés, se condamnent à brosser eux-mêmes leurs chaussures, leurs vêtements et à ne jamais avoir ce qu’il leur faut.

« Mais les Chinois se comptent par centaines de millions ? Ils vont se précipiter en foule ? Nous avons déjà 8 millions de nègres. Ils vont ajouter à la question noire, la question jaune ». Voilà ce que disent les Américains ; mais ce raisonnement ne s’applique pas aux Japonais, qui ne se précipitent pas en foule. Les Japonais émigrent peu. D’après les tableaux statistiques dressés par l’agent spécial résidant aux États-Unis, on compte : en Californie 44 250 Japonais ayant un total de traitements de 18 102 000 dollars ; dans les autres États 21 250 Japonais, ayant un total de traitements de 26 906 000 dollars. C’est donc une moyenne de 407 dollars par tête, soit plus de 2 000 francs. Ce ne sont pas des salaires de famine.

Jusqu’en 1891, jamais l’immigration japonaise n’avait dépassé 700 personnes dans une année. De 1891 à 1895 le total fut de 489 ; de 1896 à1899 de 1 100 à 2 800. À partir de cette date on trouve des chiffres annuels de 12 000 environ : mais cette augmentation vient de l’annexion d’Hawaï en 1898 par les États-Unis. La proportion des Japonais aux Européens venant par la cote du Pacifique était en 1905 de 3 à 20, en 1906 de 3 à 19. Les motifs qu’on a invoqués pour expulser les Japonais de la Californie sont assez mauvais, mais les Californiens se sont passionnés. Trois bills ont été déposés :

1° Les Japonais ne peuvent devenir membres d’aucune société commerciale, industrielle ou former des associations ;

2° Ils seront exclus des écoles publiques, au même titre que les Mongols et les Indiens. On pourra expulser les étrangers considérés comme « ennemis », et dont la présence pourrait être dangereuse pour la santé publique et les mœurs ;

3° L’acquisition des terrains est interdite au émigrants étrangers.

La question japonaise en Californie devient une grosse question constitutionnelle aux États-Unis. Voilà la Californie qui déclare la guerre au Japon : un État a-t-il le droit d’engager la politique extérieure du gouvernement fédéral ? La Californie a-t-elle le droit de faire une législation spéciale alors qu’elle est contraire à la constitution de l’Union ? Si la Californie passait outre, la Cour suprême des États-Unis pourrait-elle reconnaître la légalité d’actes de ce genre ?

La question est d’une extrême gravité, puisqu’elle engage la constitution même des États-Unis.

Quelle est, au point de vue de l’avenir, la situation du Japon ? Comme facteur politique dans le monde, le Japon est extrêmement important. C’est un contrepoids dans l’Extrême-Orient aux ambitions diverses des États européens qui, dans leur rapacité réciproque, auraient voulu se jeter sur la Chine. L’Europe entière en aurait subi le centre-coup. Tandis que l’alliance du Japon et de l’Angleterre, la politique du Japon, sont une garantie de paix en Extrême-Orient.

Le Japon est un acteur de paix.

Je terminerai en vous citant un nouveau rescrit impérial qui date du mois d’octobre 1908 et qui a pour but d’affirmer de nouveau les bons rapports que le Japon entend avoir avec le reste du monde :

« En raison de l’incessant et rapide avancement de la civilisation qui, résultant des communs efforts de toutes les nations de l’Orient et de l’Occident, contribue au bien-être commun du monde entier, notre désir est, tout en renforçant nos relations de bonne intelligence et d’étroite amitié avec d’autres puissances, de participer pleinement aux avantages des améliorations réalisées et du perfectionnement général. Pour marcher de pair avec le constant progrès du monde, et prendre notre part des bienfaits de sa civilisation, le développement des ressources nationales est manifestement une condition de la première importance, et il apparaît que notre pays, qui vient seulement de sortir d’une guerre sanglante, fait appel au concours de tous dans les divers ordres d’activité. »

Le rescrit impérial conclut par un conseil paternel :

« Nous désirons que dans toutes les classes, ceux qui composent notre peuple agissent à l’unisson, soient loyaux dans leurs métiers, observent la frugalité dans la vie domestique, soient soumis aux prescriptions de la conscience et à l’appel du devoir, francs et sincères dans leurs manières, qu’ils restent attachés à la simplicité et qu’ils évitent l’ostentation et qu’ils s’accoutument à un labeur ardu, sans jamais se laisser aller à un degré quelconque à l’indulgence (envers soi-même). »

Ces conseils sont adressés aux Japonais, mais tous les peuples peuvent en faire leur profit.

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[1] Dans des publications écrites en anglais, dans le Report on the post bellum financial in Japan, rédigé par le comte Matsukata Masayoshi.

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