« Évidemment il n’y a pas de principe des nationalités. Les groupes d’hommes peuvent se réunir pour former des nationalités plus grandes, ou se séparer, selon qu’ils le jugeront plus avantageux à leur propre liberté et à la liberté générale du monde. La liberté et l’assentiment, voilà le principe : la communauté ou la différence de langue, d’origine, de religion ne sont que des accessoires. Les nationalités sont de véritables associations, qui n’ont rien de perpétuel et qui peuvent être augmentées par adhésion, diminuées ou détruites par séparation. Elles existent pour le bonheur et l’amélioration des hommes : ce ne sont pas les individus qui existent pour elles. »
Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, Du principe des nationalités (Journal des économistes, février 1866).
DU PRINCIPE DES NATIONALITÉS
I
Nul ne parle de son honnêteté autant qu’un coquin, ni de son courage autant qu’un poltron, et nous sommes tous enclins à nous attribuer les qualités qui nous manquent. C’est pour cela sans doute que nous entendons si souvent parler de principes dans une des époques de l’histoire où l’on trouve le moins de principes reconnus.
En compensation, il faut avouer que jamais on ne s’est montré plus facile sur la reconnaissance des principes : chacun est à peu près libre de donner ce nom imposant à chacune de ses fantaisies, sans que personne y mette obstacle par l’examen et la discussion. Ajoutons que, pour peu que la formule soit sonore et spécieuse, il ne manque pas de gens pour l’adopter et proclamer comme un principe ce que souvent ils ne comprennent guère.
Je ne sais qui a eu, le premier, l’idée de parler du principe des nationalités ; mais il faut convenir que sa formule a été accueillie par le public avec une rare faveur. On n’entend parler que du principe des nationalités, du respect qui lui est dû, des atteintes dont il est l’objet, etc., absolument comme si ce principe avait une existence réelle. Voyons un peu si cette opinion, qui a exercé et peut exercer une certaine influence sur les affaires du monde, est fondée en fait.
Pour bien comprendre le principe des nationalités, il faudrait d’abord savoir exactement ce qui constitue une nation. Est-ce l’unité de langue ? Non. Nul ne conteste que l’Angleterre et les États-Unis ne soient deux nations très distinctes, quoiqu’ils parlent la même langue, ni que les cantons suisses, qui parlent des langues diverses soient une seule nation. Est-ce l’unité religieuse ? Que de religions dans le Royaume-Uni, qui est une seule nation ! Que de nations diverses dans une même religion, la catholique, par exemple ! La nationalité résultera-t-elle de la communauté de race ? C’est une thèse à peine soutenable dans les universités allemandes ; car nulle unité de race ne peut justifier l’existence des nations modernes. Cette unité n’existe pas évidemment en France ; elle n’existe pas davantage en Angleterre, en Italie, en Espagne ; elle n’existe pas même en Allemagne ou en Russie. Qu’est-ce d’ailleurs que la race ? Il serait peut-être plus difficile encore de le dire que de dire ce qu’est une nation.
Un philosophe contemporain a dit que les nations étaient des fonctionnaires de l’humanité, naissaient quand il y avait une fonction à remplir et périssaient lorsque la fonction devenait inutile. Mais comme le genre humain tout entier existe pour la même fin et n’a qu’un seul but, il nous est difficile de comprendre l’existence de fonctions distinctes et permanentes pour chaque nation. Quant aux services qui peuvent être rendus dans telle ou telle circonstance à l’espèce humaine, ils ne sauraient constituer des fonctions, et leur durée, de quelques siècles tout au plus, ne saurait expliquer l’existence des nationalités diverses.
Nous reconnaissons bien une nation à un caractère positif et certain : c’est la personnalité résultant de l’unité du pouvoir, qui représente vis-à-vis des étrangers les intérêts communs d’une réunion d’hommes, groupés ensemble sur un certain territoire. Bien qu’il y ait sur le territoire de l’empire d’Autriche des populations d’origine diverse, qui parlent différentes langues et ne professent pas la même religion, toutes les affaires qui touchent aux relations de ces populations avec l’étranger sont traitées par un seul et même gouvernement, et, au temps où nous vivons, ces populations, réunies dans un même empire, n’ont pas le droit de se faire la guerre les unes aux autres.
Mais l’Autriche est justement la pierre de scandale de ceux qui proclament le plus haut le principe des nationalités. L’Autriche, disent-ils, n’est pas une nation, c’est une agrégation fortuite de populations qui n’ont au fond rien de commun que le lien qui les unit un peu malgré elles, qu’elles aspirent à rompre et qu’elles ont le droit de rompre en vertu du principe des nationalités. Chacun sait que c’est par des arguments de cette force qu’on a prétendu récemment légitimer les entreprises de l’Allemagne contre le Danemark et justifier une des conquêtes les plus odieuses des temps modernes.
Si l’argument invoqué contre la nationalité de l’Autriche est fondé, il ne perdra rien de sa force lorsqu’on l’appliquera à la Suisse. La Suisse est habitée par des populations qui ne diffèrent pas moins de religion, de langue et d’origine que les populations de l’empire d’Autriche. D’où vient donc que nul ne conteste sa nationalité et ne désire sa destruction ? C’est qu’il y a en Suisse quelque chose qui n’existe pas en Autriche, mais qui n’a rien de commun avec le principe des nationalités : l’assentiment des peuples.
L’assentiment des peuples dans l’union qui fait d’eux une nation, voilà le vrai principe. L’unité de langue, d’origine ou de religion, la configuration du territoire peuvent contribuer à sa formation, mais ne suffisent pas, l’expérience le prouve, à la déterminer.
Les nations modernes se sont formées pour la plupart, on le sait, par l’hérédité ou la conquête : l’assentiment des populations a été obtenu bien souvent par la force. Toutefois, depuis qu’on examine les choses de plus près, on reconnaît que les affinités de croyance et les communautés d’intérêt ont exercé sur la formation des nations actuelles une influence beaucoup plus grande qu’on ne l’avait cru d’abord.
Aujourd’hui, et grâce aux lumières répandues par la philosophie décriée du XVIIIe siècle, on demande que l’assentiment des populations soit plus libre que par le passé, que les croyances religieuses et politiques, ainsi que les intérêts légitimes des populations, soient respectés ; que nul individu, s’il est possible, ne soit exploité et opprimé par un autre ou par un grand nombre. Mais qui ne sait que ces maximes de justice sont infiniment plus larges, plus humaines, plus élevées, et en même temps plus fixes que le prétendu principe des nationalités ?
Il est vrai que ces maximes sont moins populaires et ne s’attachent à aucun fétiche matériel propre à émouvoir les ignorants ; elles ne permettent pas de chanter sans objet le Rhin allemand, ou le beau climat de tel pays, la belle langue ou la sainte religion d’un autre. Ces maximes ne font appel qu’à un seul sentiment, celui de l’intérêt humain, de la justice souveraine, et elles attentent légèrement à cette idolâtrie qu’on pratique et vante trop souvent sous le nom de patriotisme.
En effet, aux yeux de certaines personnes, et même de la généralité des habitants de certains pays, le patriotisme consiste essentiellement à haïr et dénigrer tous les hommes qui sont nés au-delà de leurs frontières, à être toujours prêt à s’armer contre eux et à leur courir sus. Pourquoi ? Parce qu’ils parlent une autre langue ou vivent au-delà de tel fleuve ou de telle montagne. C’est le patriotisme sauvage de l’antiquité qui vit encore au milieu des sociétés modernes. « Pourquoi me tuez-vous ? — N’êtes-vous pas d’au-delà de l’eau ? » C’est toujours comme au temps de Pascal, ou plutôt comme il y a quatre mille ans.
Encore si ce sentiment n’existait que parmi les hommes sans instruction, dans les masses ignorantes, dans les pays où la pensée a longtemps été enchaînée, on pourrait le tolérer et prendre patience. Mais ces sentiments prétendus patriotiques se trouvent chez les peuples où toutes les sciences sont cultivées et en honneur, où la pensée n’est assujettie à aucune contrainte : ces sentiments vivent dans la classe des lettrés et font partie de l’enseignement public. Il existe en Europe un pays où on écrit des histoires pour établir que toutes les vertus ont appartenu de tout temps et été enseignées au monde par les habitants de ce pays, que ce sont eux qui ont inventé les arts, la science, la civilisation, rendu en un mot tous les services qui ont permis au genre humain de croître et de prospérer. Cette espèce de patriotisme est donc encore de nos jours quelque chose de considérable : il faut bien que la science et l’humanité le regardent de plus près et comptent avec lui.
N’oublions pas que nous avons vu le congrès révolutionnaire de Francfort, dirigé par les sommités littéraires et intellectuelles de l’Allemagne, déclarer que les Alsaciens devaient être détachés de la France, parce qu’ils étaient Allemands, et que les Lombards devaient rester soumis à l’Autriche, parce que la Lombardie était une dépendance de l’Allemagne. Bien que ces déclarations étranges n’aient rien de commun avec la science, il ne faut pas perdre de vue qu’il y a une prétendue science, officiellement enseignée, qui les prépare et les soutient. Il importe donc de revenir sur un chapitre important du droit public et de la science morale, et de rechercher quels sont nos vrais devoirs relativement à la nationalité et au patriotisme.
II
Qu’est-ce qu’une nation ? Une réunion d’hommes groupés sous un pouvoir politique commun qui les représente et dirige leurs relations avec les nations étrangères. C’est là, nous le savons, une définition de fait ; mais qu’est-ce qu’une nation, sinon un fait qui commence, dure et peut finir ?
Nous n’avons pas à rechercher les causes très complexes qui ont donné lieu à la naissance, à la durée et à la fin de diverses nations. C’est la matière des travaux de l’historien politique. Ces causes ont été d’abord la communauté de sang, de langage, l’affinité des idées, puis la communauté de religion, l’hérédité pendant le Moyen-âge et jusqu’à la Révolution française, en tout temps, et, en bien des cas, la conquête et la force.
Quelle qu’ait été la cause de la formation des nationalités, l’assentiment plus ou moins formel des peuples y a toujours été nécessaire. Il était spontané et instinctif en quelque sorte dans les premières nations, qui n’étaient que des tribus ; il s’est affirmé formellement lorsqu’on a créé des confédérations et des colonies ouvertes aux étrangers ; s’il s’est en quelque sorte effacé devant la conquête et le bruit des armes, il n’a pas complètement disparu, car peu de nations ont été conquises et réunies à d’autres sans avoir au préalable accepté la conquête. Celles qui s’y sont refusées sont restées indépendantes ou ont été détruites.
Il y a donc un fond d’assentiment dans la formation de toute nationalité, même lorsque cette formation a eu lieu par le hasard de l’hérédité féodale ou par la conquête. Vainement on nous dit que l’empire d’Autriche ne constitue pas une nation. Il est clair que, si les peuples divers qui la composent tenaient à se séparer, il n’y aurait pas de puissance qui les maintînt unis. Qu’il y ait chez eux des idées et des sentiments de séparation, la chose peut être et semble incontestable ; mais ceci prouve simplement qu’il y a dans la nationalité autrichienne des causes d’affaiblissement et peut-être même des éléments de destruction ; mais, en fait, son existence est incontestable.
Si on examinait bien sérieusement les luttes soutenues par les nationalités diverses pour résister à la conquête ou pour réagir contre elle, on verrait qu’elles ont toujours eu pour motif des attentats directs contre les propriétés ou les personnes, contre les croyances, contre les libertés. Ce qui est le plus odieux aux peuples dans la conquête, c’est l’administration centralisée qui l’accompagne ordinairement, ce sont ces yeux et ces oreilles du prince que nous vantent les historiens, les satrapes, les proconsuls, les intendants et autres agents de cette espèce. Ce qui a résisté aux conquérants, ç’a été la liberté plutôt que la nationalité des peuples.
En droit, depuis la Révolution française, l’hérédité féodale a cessé d’être un principe d’accroissement ou de diminution des nations. La diplomatie reconnaît l’existence des nations, telles qu’elles, qui existent, et a même quelquefois élevé la prétention d’interdire aux peuples de se séparer et de se réunir au nom d’un certain équilibre. Les penseurs ont généralement admis que les peuples avaient le droit de changer la forme de leur gouvernement, de renoncer aux anciennes associations, surtout lorsqu’elles sont fondées sur la conquête, et d’en contracter de nouvelles. On peut dire que, dans le droit public nouveau, l’assentiment formel des peuples, trop négligé dans les temps antérieurs au nôtre, tend à devenir le principe légitime de toute nationalité.
Si ce principe est vrai, et nous le croyons incontestable, on admettra que les peuples peuvent, s’ils le jugent convenable à leurs intérêts, changer de nationalité, soit pour s’annexer à d’autres peuples, soit pour se séparer de leurs anciens associés et former des États distincts. La société politique tend à prendre la forme de la société commerciale et à se fonder sur le contrat.
En théorie, la question est assez simple et ne présente pas de très grandes difficultés ; mais il en est autrement dans la pratique, grâce à l’état encore très arriéré de nos idées en matière de droit public et de droit des gens. Des difficultés très sérieuses, non seulement pour l’homme politique, mais pour le jurisconsulte et le moraliste lui-même, naissent chaque jour des événements.
En effet, depuis le Moyen-âge, les hommes tendent à se grouper en grandes nations, d’autant mieux protégées contre les dangers de la guerre qu’elles sont plus puissantes. Si l’on cédait à toute fantaisie d’une province qui voudrait se détacher des autres, soit pour devenir indépendante, soit pour s’annexer à un autre État, il est clair que la sécurité militaire, en quelque sorte, des autres provinces pourrait être compromise. De là le droit généralement et peut-être trop absolument reconnu de maintenir, même par la force, dans une nation les provinces qui voudraient s’en séparer. Il y a là une difficulté qui demeurera insurmontable tant qu’on usera, avec la légèreté qu’on y a mise jusqu’ici, du droit de faire la guerre.
Il en serait autrement si l’opinion universelle condamnait toute guerre, si elle reconnaissait que l’existence des armées permanentes est incompatible avec la civilisation, et surtout si le consentement des peuples était généralement reconnu comme le principe légitime de toute nationalité. Alors, en effet, on ne verrait nul motif légitime d’empêcher les populations de se détacher d’une nation qui ne leur conviendrait pas, soit pour rester indépendantes, soit pour s’attacher à une autre nation. Mais il faut reconnaître que nous sommes encore loin de cet état de l’opinion, et que longtemps encore les difficultés de ce genre seront tranchées par la force plutôt que par la discussion et le raisonnement.
Toutefois, il est incontestable que l’avenir verra les populations beaucoup plus libres à cet égard qu’elles ne le sont aujourd’hui. En attendant qu’elles aient la faculté de s’agréger ou de se séparer librement, elles peuvent augmenter leur indépendance intérieure en s’affranchissant des liens par lesquels le gouvernement central les tient enchaînées ensemble. C’est à ce résultat que tendent les idées de décentralisation, qui sont un progrès incontestable sur les idées anciennes de pouvoir central absolu. À quoi tendent ces idées ? Tout simplement à une liberté plus grande des individus et des collections d’individus groupés dans une même localité.
Là où les individus, soit isolés, soit réunis en groupes territoriaux, jouissent d’une grande liberté d’action, il n’y a nul motif pour qu’ils désirent se séparer de la nation à laquelle ils appartiennent, quelque grande qu’elle soit. À quoi peut-on aspirer de plus qu’à faire ce que l’on désire, à être maître de soi ?
Que tout peuple désire être libre, on le comprend. On comprend aussi que, pour obtenir la liberté, les populations se groupent, au mieux de leur jugement ou de leur situation, en nations diverses. Mais il est évident que toute nationalité, n’ayant d’autre principe légitime que le consentement, peut augmenter, ou diminuer, ou périr, selon que le consentement attire vers elle de nouveaux groupes ou les éloigne d’elle. Ni la communauté d’origine, de langue ou de religion, ni les accidents historiques, ne peuvent lier les hommes pour jamais, sans leur consentement, d’une manière légitime.
Lors donc qu’on dit en Allemagne que les Alsaciens, étant d’origine allemande, font naturellement partie de la nation allemande, on soutient une énormité. Lors même que la nation allemande existerait, les Alsaciens auraient parfaitement le droit de s’en séparer si les lois et institutions de la France leur plaisaient mieux que celles de l’Allemagne. Ne sont-ils pas hommes avant d’être Français ou Allemands, et, comme hommes, n’ont-ils pas le droit de se réunir politiquement de la manière qui convient le mieux à leurs opinions et à leurs intérêts ?
« Mais, s’écrient les gallophobes d’outre-Rhin, les Alsaciens ont été conquis ; ils sont opprimés ; ils doivent être réunis au plus tôt à la grande famille allemande. » Sans revenir sur l’histoire des générations dont les os ont déjà blanchi, peut-on dire que les Alsaciens sont opprimés, comme Alsaciens, exploités par d’autres populations ? Pas le moins du monde. C’est une idée que personne ne comprend et qui ne s’est même présentée à l’esprit de personne dans les départements du Rhin. Les Alsaciens vivent sous l’empire égalitaire de la loi française, laquelle n’est peut-être pas le beau idéal, mais dont ils se contentent plus ou moins, comme leurs compatriotes des autres provinces. La loi et le régime politique, voilà ce qui leur importe, et non leur sang allemand ou ce qu’on leur chante sous le nom de la patrie allemande.
Ce qui est vrai des Alsaciens est vrai des Allemands en deçà et au-delà du Rhin, des Belges, comme aussi des départements français limitrophes de la Belgique ou de l’Allemagne. Si les habitants de ces départements voulaient sérieusement cesser d’être Français pour devenir Belges ou Allemands, nous ne voyons pas trop au nom de quel droit on pourrait les contraindre à conserver leur nationalité actuelle.
De même nous ne voyons pas du tout au nom de quel droit on a accusé de trahison les Allemands d’en deçà du Rhin, les Mayençais, par exemple, pour avoir accueilli ou même appelé les armées révolutionnaires de la France à la fin du siècle dernier. Lorsque la France prétendait être libre et espérait y parvenir, lorsqu’elle rompait les langes du régime féodal, n’était-il pas naturel que les populations qui souffraient de ce régime cherchassent à s’unir à elle ? Tous les peuples de l’Europe ne pouvaient-ils pas appeler ses armes et aspirer à fondre toutes les nationalités dans une fédération européenne ?
Que ces aspirations fussent prématurées, parce que les théories françaises étaient insuffisantes et parce que les Français n’étaient pas à la hauteur de leur propre théorie, voilà ce que l’histoire nous enseigne. Mais il est insensé de soutenir que ces aspirations généreuses étaient criminelles et constituaient une trahison que la postérité doive flétrir. Si, comme tant d’âmes héroïques l’ont pensé, les théories de la Révolution française avaient été suffisantes, et si le peuple qui les professait avec tant d’abnégation et d’enthousiasme les avait bien comprises, la fédération européenne aurait peut-être été possible. Eût-elle été un bien pour l’humanité ? Eût-elle constitué un progrès véritable ? Qu’on songe aux grandes tueries des guerres de l’Empire, aux réactions sanglantes dont l’Europe entière a souffert, aux désordres dont elle est encore menacée, et que l’on réponde. Une fédération qui eût empêché tant de mal, qui eût fait disparaître de la civilisation la guerre et les armées permanentes, eût été un progrès auprès duquel tous ceux qui ont été réalisés, quelque grands qu’ils soient, paraissent bien peu de chose. Si ce progrès eût été fait, que devenaient les nationalités ? Elles disparaissaient. Leur persistance n’aurait-elle pas été un obstacle à la fédération ?
III
C’est en effet depuis la Révolution française et en réaction contre elle, que nous avons vu enseigner d’étranges théories de nationalité, parler de panslavisme, de pangermanisme et, enfin, de panlatinisme. Parce que les philologues avaient reconnu dans les langues européennes trois grandes familles, on a admis, même contre le témoignage de l’histoire, qu’il y avait trois races principales, et il s’est trouvé dans chacune d’elles des écrivains pour la flatter, l’exalter, l’égarer par la perspective d’une grandeur nationale chimérique et d’une domination impossible. « L’Europe doit être soumise aux Slaves, ont dit les premiers. » — « Elle appartient aux Germains, s’écrient les seconds. » — « Elle doit appartenir aux Latins, disent plus modestement les troisièmes. »
Ces théories de professeurs et d’écoliers ne supportent pas l’examen, et cependant elles ont acquis dans le monde un certain crédit. En vertu de ces idées, les Croates et en général les Slaves répandus sur les territoires de l’Autriche et de la Turquie d’Europe, aspirent vaguement à s’unir à la Russie. C’est encore sur ces idées qu’est fondé le sentiment de la nationalité allemande, qui a fait des progrès incontestables depuis cinquante ans, et a été exploité par certaines ambitions nationales et personnelles, avec beaucoup d’habileté.
Ces idées de panslavisme et de pangermanisme peuvent avoir leur utilité : elles tendent à détruire certaines nationalités en absorbant les populations qui les constituent dans des nationalités plus grandes. Mais nous croyons que ce progrès serait beaucoup trop chèrement acheté si ces idées venaient à prévaloir.
En effet, l’absorption des petits États dans de grandes nationalités ne présente qu’un seul avantage, la suppression de la guerre entre les populations réunies sous un même pouvoir politique. Mais qu’y gagnent les peuples si la grande nation qu’ils constituent a l’humeur guerrière, si elle veut avoir une administration centralisée et une armée permanente, si elle veut conquérir ou dominer ses voisins ? Que leur importe si le pouvoir qui commande dans cette nation puissante prétend effacer les différences de tradition, de lois civiles, d’opinions religieuses ou autres ? Est-il utile à l’humanité que les Polonais, Slaves comme les Russes, aient été réunis dans un même empire ? Cette réunion forcée a-t-elle été utile, soit aux Polonais, soit aux Russes en général ? Non, elle n’a servi que des ambitions, des convoitises particulières et coupables ; elle a provoqué des crimes sans nombre, qui sont une des hontes de notre temps.
On répond quelquefois à cela par la vieille et criminelle doctrine que de grands forfaits sont nécessaires au progrès de l’humanité ; que l’égorgement et l’expropriation en masse de toute une population ne sont que des détails insignifiants dans l’histoire du monde. Erreur insigne de l’esprit et du cœur qui prétend justifier des crimes positifs par des progrès imaginaires !
On répond encore que, si la réunion de la Pologne à la Russie a donné de mauvais résultats, cela tient à la nature particulière du gouvernement russe. Mais, s’il en est ainsi, que devient le principe de l’union des populations de même race ? Il disparaît, comme toujours, devant le principe moral supérieur, la liberté. Les peuples doivent, en définitive, se grouper par nationalités, de manière à être et rester le plus libres possible.
Au point de vue de ce principe, il peut quelquefois être utile aux peuples de se réunir aux grands groupes et quelquefois d’en rester séparés. Voici la Belgique, par exemple : en se réunissant à la France à la fin du siècle passé, elle se débarrassait du régime féodal ; en se séparant de la France en 1815, elle se débarrassait de la conscription et des charges écrasantes d’une administration militaire. Aujourd’hui elle gagne, à demeurer séparée de la France, une liberté plus grande que celle de la France, et il est utile qu’elle reste indépendante. Mais peut-être si elle eût été réunie à la France en 1830, aurait-elle conservé sa liberté et assuré celle de la France elle-même.
L’existence de petits peuples exempts des fumées de l’ambition militaire est très utile à l’humanité, à titre d’exemple. Tant que les idées d’ambition et de défiance guerrière règneront dans le monde, il n’est pas utile de voir naître des nationalités plus grandes, plus puissantes et partant plus oppressives que celles d’aujourd’hui. Ceux qui rêvent de grandes fêtes et de grandes revues pour célébrer les exploits des guerriers slaves ou germains, et qui leur dressent d’avance des couronnes, ne sont pas des amis de la civilisation et de l’humanité : ce sont les tard-venus des barbares du Ve siècle.
S’il existait en Europe un grand État administré de telle manière que les citoyens y fussent très libres dans leurs croyances religieuses et autres, pussent librement aller, venir, parler, écrire, imprimer, se réunir, délibérer, disposer des affaires publiques, se perfectionner intellectuellement et moralement, il serait désirable que tous les peuples allassent s’assimiler et s’annexer à cet État, uniquement pour se mettre à l’abri de la force et des entreprises militaires des nations dont les idées sont restées à demi sauvages. Mais comme ce grand État n’existe pas et tant qu’il n’existera pas, il sera utile de voir en Europe un grand nombre de nations : nous dirions volontiers le plus grand nombre de nations possible.
On parle de conquêtes : on ne prend pas garde que depuis la Révolution il n’y a plus de conquêtes effectives possibles d’un peuple par un autre. Lorsque les Français se vantaient un peu niaisement de faire des conquêtes, ils ne faisaient, en réalité, qu’imposer leurs lois et leurs coutumes aux peuples étrangers. Quel profit retiraient les conquérants de cette annexion ? Uniquement celui de ne plus être en guerre avec les peuples soi-disant conquis. Quant à ceux-ci, ils gagnaient ou perdaient à l’annexion, selon que les nouvelles lois étaient meilleures ou plus mauvaises que les leurs : ils y gagnaient lorsque la conquête détruisait le régime féodal.
Les conquêtes qui laissent aux peuples conquis leurs lois et leurs coutumes ne leur nuisent qu’en les exposant à l’altération intérieure de leur gouvernement, dans le sens des idées despotiques ou militaires. Mais le peuple conquérant ne gagne rien à avoir conquis, et même, s’il lui restait quelques libertés, il serait fort exposé à les perdre par l’oppression de sa propre armée.
Il n’y a donc plus de peuples intéressés à conquérir ; il n’y a qu’une classe d’hommes, les militaires ou plutôt les officiers, et particulièrement les officiers supérieurs.
Rien n’est donc plus absurde que de chanter ou vanter, au nom du progrès, le panslavisme, le pangermanisme ou autre fantaisie de cette espèce.
IV
Revenons aux nations et aux nationalités. Doivent-elles persister dans l’existence isolée qu’elles ont eue jusqu’à présent ? Les hommes doivent-ils rester parqués comme du bétail, dans certaines frontières, et se distinguer par une marque rouge, jaune, bleue ou blanche ? Cela nous semble difficile à croire. Déjà ces barrières nous offusquent et nous gênent chaque jour dans nos voyages ; elles nous portent préjudice dans nos affaires d’intérêt : les armées que nous entretenons pour nous surveiller mutuellement nous ruinent et nous oppriment. Ce sont des faits que chacun commence à voir et à sentir, d’autant plus que nous ne comprenons pas quel intérêt nous aurions à imposer nos lois à nos voisins, ni quel intérêt ils auraient à vouloir nous imposer les leurs. En dehors de l’Allemagne, où les vieux préjugés de nationalité sont professés par les lettrés et enseignés à la jeunesse, ces préjugés ne règnent plus en Europe que dans les masses ignorantes et sans lettres. Partout les hommes éclairés, ou du moins la majorité d’entre eux, savent que la paix et la liberté sont les grands intérêts des nations ainsi que des particuliers, et ils aspirent après l’une et l’autre.
Les philosophes du XVIIIe siècle eurent ce sentiment de la solidarité ou plutôt de la communauté des intérêts des peuples ; mais la démonstration de cette vérité était réservée à l’économie politique. Depuis que J.-B. Say a soulevé le voile qui couvrait la théorie des débouchés, il n’est plus permis de croire qu’un peuple ait intérêt à la ruine ou au malheur d’un autre peuple, ni que cette ruine et ce malheur lui soient indifférents. Tout homme éclairé sait aujourd’hui que la prospérité d’autrui est une partie de la nôtre ; que les peuples, comme les hommes, sont associés dans un travail commun, et que les distinctions de race, de langue, de nationalité, de couleur, disparaissent sur le marché général du monde, tout comme elles disparaissaient dans l’église des premiers chrétiens. Chacun sait que le meilleur moyen de travailler à son intérêt propre, et en même temps d’être utile à l’humanité, est de se perfectionner lui-même avant de prétendre enseigner le prochain par autorité.
L’existence des nationalités résistera-t-elle au développement soutenu et universel de ce sentiment fondé sur une démonstration rigoureuse ? Nous espérons qu’elle ne persistera pas toujours ni longtemps peut-être. À mesure que les peuples se rapprochent, se connaissent mieux et font plus d’affaires ensemble, ils s’éclairent et acquièrent un sentiment plus distinct de « cette cité supérieure, et dont les autres cités sont comme les maisons. »
« Si nous avons une intelligence et une raison communes, nous avons aussi une loi commune, et si nous reconnaissons une loi commune, nous sommes concitoyens d’une cité, qui est le monde. » Ce raisonnement d’un empereur stoïcien, peu compris des sages et reconnu pour l’autre vie seulement, dans la cité chrétienne, passe rapidement de nos jours à l’état de sentiment universel. On a irrité bien des gens, à la fin du siècle dernier, lorsqu’on a proclamé la fraternité des hommes ; et, lorsqu’on l’a rappelée, de notre temps, on a semblé bien ridicule à une génération qui n’a pas encore disparu de la terre ; mais, au train dont vont les choses, cette fraternité, espérons-le, ne tardera pas à passer à l’état de lieu commun, maintenant qu’elle est, pour la science, une vérité démontrée par l’expérience même.
Que deviennent donc le principe des nationalités et le patriotisme ? Évidemment il n’y a pas de principe des nationalités. Les groupes d’hommes peuvent se réunir pour former des nationalités plus grandes, ou se séparer, selon qu’ils le jugeront plus avantageux à leur propre liberté et à la liberté générale du monde. La liberté et l’assentiment, voilà le principe : la communauté ou la différence de langue, d’origine, de religion ne sont que des accessoires. Les nationalités sont de véritables associations, qui n’ont rien de perpétuel et qui peuvent être augmentées par adhésion, diminuées ou détruites par séparation. Elles existent pour le bonheur et l’amélioration des hommes : ce ne sont pas les individus qui existent pour elles. Une province qui, pour acquérir ou reprendre la liberté, se séparerait d’un groupe de même race et de même langue pour s’attacher à un autre groupe, fût-il de race et de langue différente, ne saurait être blâmée en droit : elle aurait fait un acte conforme à ses intérêts légitimes et à ceux de l’humanité.
Quant aux devoirs patriotiques de l’individu, ils sont fort clairs. Il doit faire tous les efforts possibles pour servir et rendre meilleurs ses concitoyens ; mais il n’est pas attaché à eux par un lien étroit et indissoluble : il est, avant tout, citoyen du monde. Ses devoirs envers sa patrie ressemblent exactement à ceux envers sa famille. L’individu doit aux membres de sa famille bienveillance, conseil, secours effectif au besoin : lorsqu’il a rempli tous ces devoirs, et pourvu aux charges que sa responsabilité légitime lui impose envers ses parents, il n’a plus de dette spéciale envers sa famille ; ses devoirs sont envers la patrie et l’humanité. La famille et la patrie ont droit à nos premières pensées et à nos premiers efforts ; mais lorsque nous avons pourvu à ce que nous leur devons, nous sommes quittes envers elles et ne devons considérer que nos devoirs généraux comme citoyens du monde.
Que jamais surtout un amour exagéré et mal entendu de la famille ou de la patrie ne nous fasse méconnaître nos devoirs envers le reste des hommes, ni les grandes règles de la justice fondées sur l’intérêt général du genre humain. Que le sentiment de l’intérêt de famille ne nous fasse ni trahir notre patrie, ni lui nuire de quelque façon que ce soit ! Que le sentiment d’affection ou d’orgueil patriotique ne nous fasse manquer ni à nos devoirs envers les particuliers qui appartiennent à d’autres nations ni à nos devoirs envers ces nations elles-mêmes !
Le premier devoir est de servir l’humanité, par le développement de toutes les facultés que possède l’individu et par tout le travail dont il est capable. Ce devoir reçoit sa première application à l’individu lui-même et à sa famille, puis à la patrie ; mais ces divers degrés du devoir ne cessent jamais d’être coordonnés dans le devoir général et dominés par lui. On flétrit avec raison l’abandon des devoirs de famille ou de patrie dans le but de satisfaire des appétits personnels ; on ne devrait pas flétrir moins sévèrement l’abandon des devoirs généraux au profit d’un égoïsme de famille ou de patrie. Quant à la prétention de servir l’humanité en négligeant les devoirs de famille et de patrie, si elle n’est pas un déguisement hypocrite de l’égoïsme personnel, elle ne saurait être considérée que comme une grande aberration de jugement. Nos devoirs spéciaux de famille et de cité ne sont que les premiers de nos devoirs généraux.
La question de savoir si un individu peut renoncer légitimement à sa nationalité pour en prendre une autre ne nous semble pas susceptible de discussion, lorsqu’on reconnaît ce droit à un groupe de population tout entier. Mais chacun comprend qu’on peut user de cette faculté pour de bonnes et pour de mauvaises fins, qui se distinguent facilement par l’application des principes généraux de morale. Si l’individu n’a d’autre but que de développer ses intérêts légitimes ; s’il ne cause aucun tort particulier à la patrie qu’il abandonne, on ne doit pas le blâmer : on aurait le droit de le blâmer dans le cas contraire.
COURCELLE-SENEUIL.
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