Dans cette correspondance très précieuse, le marquis de Mirabeau et surtout Le Trosne font état, à leurs collègues et émules de Suisse, des développements de l’école physiocratique et de la pensée économique en France. La vraie signification et portée de plusieurs ouvrages, périodiques et articles qui ont compté dans l’histoire du mouvement, peut s’apprécier correctement à la lecture de ces lettres précieuses, dont on doit la publication, à la fin du XIXe siècle, à l’historien allemand de Quesnay et de la physiocratie : August Oncken.
Une lettre du marquis de Mirabeau et cinq lettres de Le Trosne à la Société économique de Berne, publiées par August Oncken (Der ältere Mirabeau und die oekonomische Gesellschaft in Bern, Bern K. J. Wyss, 1886, p. 66-77).
Lettre du marquis de Mirabeau à la Société économique de Berne
À Paris le 29 octobre 1760.
J’ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, en date du 18 du courant. Elle m’est arrivée dans les temps où je sortais d’une incommodité assez forte qui m’a tenu dans un long régime et qui a abouti à la défense de me tenir longtemps courbé sur un bureau, ce qui m’oblige à dicter mes lettres.
Il y a longtemps que j’ai remis au sieur Humblot l’exemplaire de mon dernier ouvrage qui était destiné pour être offert à la Société et dans lequel est inséré le memoire que je pris la liberté de lui offrir. Des deux autres morceaux qui composent ce volume, l’un est purement relatif à un vice intérieur d’administration dans ma patrie, et je n’en ai même pas pu faire un traité en forme étant dirigé dans ma marche par celle d’un chapitre choisi dans un ouvrage que je réfutais. Cependant je n’ai pas négligé d’y jeter autant que le sujet me l’a permis de ces principes économiques qui font base dans cette science et sur lesquels j’ai entrepris de faire une révolution très nécessaire dans les esprits. Je vous serai bien obligé, Monsieur, de vouloir bien arrêter l’attention de Messieurs vos confrères sur ces principes, je suis certain que cette semence mal digérée reçue par d’aussi bons esprits, y causera le ferment préparatoire des idées que vous sentez devoir être présentées chez vous avec ménagement et avec fruit.
Quant au premier de ces deux points, j’ai souri de l’heureuse simplicité avec laquelle vous me dites que les gouvernements aristocratiques sont peut-être moins faits pour les vérités fortes et directes que les monarchiques. Je sens bien ce que ce principe a de vérité en supposant que les admonitions voulussent s’attacher aux abus de détail et qui intéressent certains administrateurs plutôt que l’administration, mais quant à ce qui est des abus généraux, et qui n’ont pas de patron désigné, il serait difficile de démentir l’histoire et les exemples de tous les temps qui démontrent qu’autant la république bien ordonnée penche vers l’abus de la liberté, autant la monarchie avouée et absolue est voisine du contraire. La sorte de liberté vraiment rare et singulière que j’ai affichée, tient à des circonstances de détail. Je me croyais sûr de l’incognito dans mon premier ouvrage, je fus deviné et applaudi à l’instant, et si fort que je crus voir en cela une désignation de la providence qui m’appelait à continuer. J’ai tâché de n’avoir d’objet que le bien public ; ma manière personnelle et le titre avoué de mon ouvrage, ont servi de manteau aux hardies continuations, et le succès a justifié ma conduite ; mais ce succès a tenu aux variations et embarras des circonstances qui ont toutes été mises à profit, au caractère de l’auteur, qui dans un siècle et un pays où tout est cupidité en tout genre, ne demande rien et renonce à tout. Ce succès tient encore à son état, à son bonheur, à ses intentions, et ne peut servir de règle pour juger de ce qui réussirait à d’autres. Quoi qu’il en soit les frais en sont faits et je n’en attends qu’une récompense, mais que je poursuivrai toujours avec une égale chaleur, c’est de voir mes principes prendre racine dans les têtes, et leurs conséquences tourner au bonheur de l’humanité.
Ceci nous mène à parler du fruit, le second des deux articles ci-dessus. À cet égard je ne saurais trop vous recommander la lecture répétée, et j’ose dire, l’étude du troisième morceau de ce dernier recueil, qui est intitulé Tableau économique. Vous y verrez que le tableau n’est pas de moi, et que je n’ai fait que le développer, ou pour mieux dire, qu’aider au développement ; mais ce morceau comprend tout et répond à tout. Ceci est ni à la premiere ni à la douzième lecture qu’un bon esprit en sentira toute l’étendue ; mais plus il y reviendra, plus il trouvera dans sa propre tête de lumières et de notions étouffées par les préjugés entassés, notions simples et naturelles que ce tissu de principes précis et sommaires aura mises en mouvement. J’ose vous assurer, Monsieur, que rien ne sera plus utile à vos vues patriotiques que de désigner ce morceau et d’en recommander la lecture à vos bons esprits. Il fera à lui tout seul un progrès lent, assuré et préparatoire de la révolution que vous attendez autant que je la désire.
Tout en sortant de maladie, il m’a fallu travailler à un ouvrage dont les circonstances ont décidé le moment, que je méditais il y a longtemps, mais que je voulais rendre digne de son importance et de mon idée. Au lieu de cela j’ai été forcé de le hâter. Il est fini, chose qu’on ne pourrait croire, si l’on savait le peu de temps que j’y ai mis, et je n’ai plus que les embarras de l’édition, article sur lequel je suis bien soulagé. Ce sera la fin de ma carrière publique. Je ne refuserai pas cependant de travailler comme vous avez la bonté de me le demander pour votre société. La multitude d’objets que mon zèle en ce genre embrasse, jointe à l’importance de la chose, et à l’entassement naturel de mes idées, en fera sans doute un ouvrage, et je le sens si bien que je diffère de le commencer, jusqu’au temps où je serai plus libre. Il n’y aura cependant rien de perdu, pourvu que le tableau économique soit commun et étudié dans votre capitale. C’est là le précurseur que j’ose vous recommander, et qui certainement concourra à vos vues. Recevez, Monsieur, les assurances de la reconnaissance et de l’estime avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur.
Mirabeau.
Lettre de Le Trosne à la Société économique de Berne
Orléans, 18 août 1766.
À Messieurs de la Société économique de Berne.
Messieurs,
Je présume assez de vos bontés et de l’accueil que vous faites aux [mot manquant] pour vous presenter un exemplaire de quelques ouvrages qui concernent les matières économiques dont vous vous occupez.
Vous y trouverez un discours qui roule principalement sur la décadence des mœurs, et à qui puis-je mieux le présenter qu’à une société d’hommes sages qui ont le bonheur de vivre dans un pays où la pureté des mœurs, la simplicité, la frugalité, bannies de toute part, semblent s’être réfugiés. Le deuxième morceau est la suite d’une dispute publique que j’ai soutenue en faveur de l’admission des étrangers. Cette dispute dure encore. Vous pourrez juger des moyens respectifs par cet échantillon. Le troisième morceau concerne la liberté du commerce des grains dont nous jouissons depuis deux ans. La médiocrité de la récolte de 1765 avait alarmé les esprits, il était bon de les rassurer par des raisons simples et à la portée de tout le monde. Ce petit ouvrage a produit son effet et a été répandu dans les provinces par les ordres du gouvernement. Le quatrième est une lettre sur l’utilité des discussions économiques, l’avertissement en expose le sujet.
Vous trouverez peut-être dans ces morceaux des principes qui ne sont pas parfaitement d’accord avec ceux qui se trouvent dans les mémoires qui ont concouru au prix proposé par M. le comte de Mniszech et que vous avez fait imprimer en deux volumes, intitulés Essai sur l’esprit de legislation, etc. J’avoue que j’y ai trouvé des choses sujettes à contradiction sur les maîtrises p. 69, sur les règlements p. 74 et 78, sur les péages p. 83, sur la vente exclusive du vin du canton p. 84, sur la prohibition de l’importation des marchandises qu’on a 87 et 88, sur le danger de laisser sortir les matières brutes p. 99 et 354, Le temps ne m’a pas encore permis d’achever la lecture.
Tous ces points importants commencent à se discuter en France avec beaucoup de liberté et de lumière dans un ouvrage périodique que je désirerais être connu de vous. C’est le journal d’agriculture, commerce et finances qui a commencé en juillet 1765. Il contient non un précis des ouvrages qui paraissent, mais les morceaux entiers fournis par les citoyens qui traitent les questions pour et contre. Rien n’est si propre à la discussion des matières que la controverse publique.
Vous trouverez traitées à fond dans cet ouvrage les questions de la réciprocité du commerce, de l’admission des étrangers, du véritable intérêt d’une nation par rapport à la valeur des denrées, de la source unique du revenu, du prétendu avantage de la balance du commerce véritable chimère qui a semé la discorde parmi les nations, de la nature de l’industrie, qui remplit nos besoins, mais qui ne peut rien ajouter aux richesses d’une nation parce que c’est une occupation purement stérile, etc.
Un seul homme par la profondeur et la sublimité de son génie a découvert ces vérités si contraires aux opinions ordinaires. C’est M. Quesnay, inventeur de la formule du tableau économique que M. le marquis de Mirabeau a développé dans la Philosophie rurale, et qui le sera encore par la suite. Sans ces principes que nous avons déjà porté à la démonstration et que la discussion rendra de plus en plus évidents, on ne peut que s’égarer dens la science de l’administration. Votre société, Messieurs, est bien en état de contribuer à la propagation des vérités économiques. Vous habitez un pays parfaitement libre, et que vous pouvez rendre le centre de la lumière en proposant pour sujets de prix la discussion des différentes matières par exemple des avantages de la réciprocité du commerce, de la nature de l’industrie, de l’usage et des effets de l’argent, de l’étendue du droit de la propriété, et enfin les vrais principes de l’impôt qui n’ont point encore été discutés. J’espère, Messieurs, que vous regarderez cette espèce de proposition que je prends la liberté de vous faire comme l’effet de mon zèle pour l’éclaircissement de matières si importantes au bonheur de l’humanité.
Je suis avec respect, Messieurs,
Votre très humble et obéissant serviteur
Le Trosne
avocat du roi au baillage d’Orléans.
Lettre de Le Trosne à la Société économique de Berne
À MM. les membres de la Société économique de Berne.
D’Orléans, 7 janvier 1767.
Messieurs,
Le titre dont vous voulez bien m’honorer est si flatteur que je ne puis trop me hâter de vous en témoigner toute ma reconnaissance : elle est proportionnée à la grandeur et à la gratuité de la grâce que vous daignez m’accorder. Je ne dirai pas, Messieurs, que vous avez comblé mes espérances : car combien n’eut-il pas été téméraire à moi d’aspirer à un titre aussi distingué ; je dirai seulement que vous avez récompensé le zèle, l’amour du bien public, le désir d’être utile aux hommes ; et je n’en serai pas moins surpris que la Société de Berne, jalouse comme elle doit l’être du choix de ses membres, se soit déterminée à accorder cette faveur plutôt au désir de s’en rendre digne, qu’au mérite acquis.
Je regarderai le titre que vous voulez bien me conférer comme le plus puissant encouragement : être associé à une compagnie aussi distinguée par ses lumières et par son zèle patriotique, c’est contracter l’obligation de faire tous ses efforts pour se rendre utile.
Le respect dont j’ai toujours été pénétré pour la société dont je me suis procuré tous les ouvrages que j’ai pu rassembler, et l’accueil qu’elle fait aux étrangers m’ont enhardi à lui presenter quelques faibles essais auxquels les circonstances ont donné lieu. Vous m’autorisez actuellement, Messieurs, à regarder comme un devoir de vous faire parvenir les petits ouvrages que je pourrais publier, et pour lesquels je sollicite d’avance votre indulgence. En attendant et pour répondre à l’invitation trop flatteuse de M. Tscharner, je prendrai la liberté de vous adresser quelques opuscules de différents genres.
Recevez je vous prie, chacun en particulier, Messieurs, mes très humbles remerciements d’une faveur que je dois à chacun de vous, et permettez-moi de faire dès aujourd’hui et vis-à-vis de vous le premier usage d’un titre dont je connais tout le prix.
Je suis avec respect, Messieurs,
Votre tres humble et obéissant serviteur
Le Trosne
Membre honoraire de la Société économique de Berne.
Lettre de Le Trosne à M. Tscharner, secrétaire de la Societé économique de Berne
À M. Tscharner, secrétaire de la Société économique de Berne.
Orléans, 7 janvier 1767.
Monsieur
Recevez, je vous prie, en particulier, mes très humbles remerciements de la faveur que vient de m’accorder l’illustre Société économique de Berne, et de la manière obligeante dont vous avez bien voulu m’en faire part. Je tiendrai toute ma vie à grand honneur le titre de membre honoraire de la Société, et je ferai mon possible pour ne pas paraître indigne de la grâce qui m’est accordée.
Je suis charmé, Monsieur, que les journaux dont je vous ai parlé vous soient parvenus. La polémique sans doute a ses inconvénients. Mais permettez-moi de vous representer : 1° qu’une science aussi neuve et aussi étendue que la science économique ne peut guère d’abord être traitée que par partie. 2° que ce choc de sentiments contraires est très propre à éclaircir les matières, à distinguer le vrai du faux, à démêler ce qui n’étant qu’opinion doit céder enfin à la lumière. 3º que la dispute faisant naître des difficultés et des objections, aiguise l’esprit, procure des réponses d’autant plus fortes que les objections étaient plus pressantes. Un homme qui n’écrit que pour enseigner, se contente souvent d’exposer lorsqu’il faudrait prouver. Plein des vérités dont il saisit l’évidence il est porté à croire que les autres la saisissent comme lui. Mais lorsqu’il a un contradicteur il s’efforce de multiplier les preuves, de les cumuler, de presenter la vérité sous toutes les faces ; et elle doit être ainsi présentée pour entrer dans toutes les têtes.
Permettez-moi donc de penser que la dispute a été utile et a donné lieu à des discussions nécessaires pour dilucider plusieurs matières. Mais ce genre de travail n’empêche pas qu’on ne traite l’ensemble de la science d’une manière suivie. Nous avons déjà cet ensemble dans la Philosophie rurale. M. de Mirabeau prépare un nouveau développement dont il a bien voulu me montrer quelques morceaux. J’ai vu en manuscrit un autre ouvrage qui sera grandement intéressant, et que je vous annoncerai lorsqu’il paraîtra.
Mais les dix-huit mois qui ont paru du journal seront toujours une collection précieuse, et où l’on trouvera de bons matériaux et en même temps les objections que les fausses lumières et les préjugés ont mis en avant. Nos adversaires n’auraient pas tenté d’écrire contre un ouvrage entier, ils n’ont rien dit contre la Philosophie rurale ; il était bon cependant qu’ils missent au jour leurs difficultés. Je suis extrêmement affligé que M. Dupont ait quitté au mois de novembre dernier la redaction du journal qui probablement va devenir très faible. Intimement attaché à M. Quesnay, à qui est due toute la gloire de la découverte de ces vérités si importantes au bonheur des hommes, il a puisé à la source, et s’est rendu propres les connaissances de cet homme profond et qui malheureusement pour nous est fort âgé. Les notes que M. Dupont a mis dans les 7 à 8 premiers volumes sont très approfondies. Il a fourni aussi plusieurs morceaux entiers tels que : journ. de mars pag. 43, jour. d’avr. pag. 1 et le morceau suivant, jour. de juil. p. 92 et 177, sept. pag. 187, octob. p. 42, nov. pag. 199. Comme il va avoir plus de temps libre je ne doute pas qu’il ne nous donne plusieurs ouvrages suivis.
La science économique vient d’acquérir un nouvel athlète, l’auteur des Éphémérides du citoyen, ouvrage qui paraissait depuis un an par feuilles détachées. L’auteur a beaucoup d’esprit, une facilité surprenante, un zèle incroyable pour le bien, mais ses principes n’étaient pas toujours exacts. J’ai pris la liberté dans le jour. de mars, page 17 de le mettre en garde contre ses principes et de l’engager à approfondir. Il a inséré ma lettre dans ses feuilles, et a commencé a y répondre, mais depuis il y a renoncé, il s’est instruit et s’est tellement rangé de notre bord, qu’il est aujourd’hui un de nos plus fermes athlètes. Il va dans ce mois ci commencer à donner un volume par mois. J’enverrai son avertissement à la Société avec quelques morceaux que je hasarde encore de lui presenter. Je vous engage à vous procurer cet ouvrage dont vous serez content.
Mon travail sur l’impôt a été interrompu par d’autres : plus j’avance plus je trouve que la matière est étendue et difficile à discuter dans tous les rapports. Il me faudra encore bien du temps pour l’achever.
Je viens d’acquérir le choix de poésies allemandes traduites par M. Huber, dans lequel j’ai trouvé un morceau bien intéressant de vous, Monsieur, et dont le sujet est bien digne du secrétaire d’une societé économique. Vous réunissez toutes les connaissances et tous les talents, et combien n’en faut-il pas pour orner les détails champêtres des charmes de la poésie. Rendez-vous, Monsieur, à l’invitation de M. Huber et faites nous présent d’une traduction de votre histoire des Suisses et du recueil de vos poésies. L’histoire de votre patrie traitée par un écrivain aussi éclairé doit être un morceau recherché et connu partout. Si le temps ne vous le permet pas, M. Huber pourrait s’en charger.
Les muses allemandes jouent aujourd’hui le plus grand rôle dans la littérature, et nous ne pouvons savoir trop de gré à ceux qui veulent bien en enrichir notre langue. Je recherche avec empressement tous les morceaux qui paraissent, et j’en veux un peu à M. Huber d’avoir fait son dernier recueil si court. Il nous annonce dans le petit avertissement qui précède le poème de l’irrigation que vous avez traduit les poésies de M. Haller. Cet ouvrage ne m’est pas encore tombé sous la main. Je n’ai vu de M. Haller que les Alpes, morceau traduit en vers, et un autre, qui se trouvent à la fin d’un volume de pastorales et poèmes de M. Gesner qu’on nous a donné l’année dernière. Mais je ferai chercher à Paris la traduction que vous avez donnée.
Je vous supplie, Monsieur, de m’accorder l’honneur de votre amitié et quelquefois celui de votre correspondance, et de me croire avec la plus respectueuse considération,
Monsieur,
Votre très humble et obéissant serviteur
Le Trosne
Lettre de Le Trosne à M. Tscharner, secrétaire de la Societé économique de Berne
À M. Tscharner, secrétaire de la Société économique de Berne.
Orléans, 18 janvier 1767.
Monsieur,
Pour remplir l’engagement que j’ai contracté avec vous je profite de l’occasion d’un ami qui va à Paris pour faire mettre au cocher de Besançon quelques misérables brochures que j’ai rassemblées.
Vous trouverez dans ce paquet deux discours sur le droit des gens faits pendant la dernière guerre, un mémoire sur les vagabonds et sur les mendiants qui a réveillé l’attention du ministère sur cette partie. Le roi a rendu une déclaration contre les vagabonds qui les condamne aux galères pour 3 ans, mais on n’a suivi qu’en partie les vues que je proposais. On a trouvé la peine trop dure, elle est en effet bien dure, mais le mal est bien grand aussi : on aurait pu l’arrêter par ce moyen, au lieu que le désordre continue comme auparavant. On assure cependant qu’il y a un nouveau plan projeté. Enfin une lettre en réponse à un memoire qui se trouve dans le journal de juillet 1766, et qui a été imprimée dans les Éphémérides. J’y développe quelques principes sur l’argent et sur le commerce. Je joins à cet envoi un mémoire en faveur de la concurrence de la navigation donné par un de mes amis dans le jour. de septem. dernier. Enfin je vous envoie l’avertissement ou prospectus du nouveau plan des Éphémérides du citoyen dont je vous ai déjà parlé. Je ne puis trop vous engager à souscrire à cet ouvrage qui sûrement sera bien rempli, et deviendra une collection bien précieuse sur la science économique.
Je vous prie de vouloir bien communiquer ce petit envoi à la Société comme un nouveau témoignage de ma reconnaissance, sauf le mémoire sur les mendiants qui l’intéressera peu, et qui n’est même propre qu’à ennuyer, n’étant qu’un ouvrage local. Vous en ferez ce que vous jugerez à propos.
Enfin, Monsieur, je vous envoie en particulier un ouvrage de ma jeunesse qui est une conférence du droit naturel et du droit civil que j’ai composé pour ma thèse de licence. Je ne doute pas que M. Pothier et son ouvrage dont je parle à la fin de ma dissertation (et dont j’ai parlé dans la dernière note de mon discours sur l’état actuel de la magistrature) ne soit connu dans votre patrie. Il nous donne tous les jours de nouveaux ouvrages sur les différents contracts, puisés en entier dans le droit romain qui est de tous les pays, et qui est particulièrement cultivé en Allemagne.
Comme vous m’avez fait remarquer dans votre dernière que les disputes se perpétuent souvent faute de s’entendre et que l’on pourrait les terminer en fixant le sens des termes, j’ai fait copier un petit morceau qui se trouve dans le jour. de novemb. dans lequel j’ai tâché sur la question de la concurrence de fixer le sens dans lequel on doit prendre le mot commerce. J’espère que vous serez content de cette petite dissertation qui est faite avec soin dans l’esprit que vous désireriez. Il est peu de termes dont on ait autant abusé que du mot commerce, et il était bien intéressant de démêler le vrai sens dans la question.
M. de Mirabeau m’écrivait hier que ses éléments de science économique sont imprimés et vont paraître.
Je suis avec respect, Monsieur,
Votre très humble et obéissant serviteur
Le Trosne
Lettre de Le Trosne à M. Tscharner, secrétaire de la Societé économique de Berne
Orléans, 22 août 1767.
Monsieur
M. Marcandier de Bourges étant venu passer quelque temps ici, m’est venu voir, il m’a dit qu’il entretenait une fréquente correspondance avec vous et qu’il vous écrivait aujourd’hui. Je profite de cette occasion pour vous remercier de l’accueil que vous avez bien voulu faire au petit envoi que je vous ai fait parvenir. Je n’ai rien de nouveau à vous envoyer quoique j’aie travaillé depuis, mais il n’y a rien d’imprimé encore.
J’ai passé à Paris les mois de février, mars et avril pour une acquisition que je voulais faire et que j’ai faite d’une terre dans un pays de très petite et très mauvaise culture. Je ne risque rien parce que les choses ne peuvent être en un état pire, et qu’elles pourraient se bonifier si la forme de l’impôt venait à changer. Car c’est là le point essentiel. Un particulier en Suisse où la terre est extrêmement précieuse serait bien riche s’il avait une terre de cette étendue, car j’ai bien 3 000 arpents dont près de moitié en bois. Plus l’on s’enfonce dans ce pays et moins la terre a de prix, étant privée des avances qui rendent la terre féconde.
Pendant mon séjour à Paris j’ai beaucoup cultivé nos maîtres en science économique, M. Quesnay inventeur de cette science et auquel tout l’honneur en doit être rapporté, M. Mirabeau, M. Turgot, M. Dupont et l’abbé Baudeau auteur des Éphémérides. M. le marquis de Mirabeau a établi un diner tous les mardis auquel sont invités de droit tous les amateurs de la science. J’ai eu l’honneur d’y être admis pendant mon séjour et l’on me mande que les plus grands seigneurs du royaume s’empressent aujourd’hui d’y venir puiser des lumières. Mme de Pailli, femme d’un colonel de votre pays, s’y trouve régulièrement. Peut-être la connaissez-vous ; c’est une femme vraiment philosophe et qui joint tous les agréments de son sexe à la profondeur et à la solidité de l’esprit.
Puisque vous avez les Éphémérides vous avez vu annoncé dans le 7e tome l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques par M. Mercier de la Rivière. Je ne puis trop vous engager à faire venir de Paris plusieurs exemplaires de cet ouvrage, le plus beau et le plus profond qui soit sorti de l’esprit humain, mais dont la gloire doit toujours être originairement rapportée à M. Quesnay qui a le premier enfanté ces premieres vérités dont l’enchaînement se trouve si admirable dans l’ouvrage de M. de la Rivière. J’ai eu l’avantage de voir une partie de cet ouvrage en manuscrit l’année dernière, et j’ai jugé de la sensation qu’il devait causer.
Il serait digne de vous, Monsieur, et de votre amour pour le bien de l’humanité de faire présent à votre patrie d’une traduction de cet excellent ouvrage. Ce qui peut-être empêchera cet ouvrage d’être reçu aussi favorablement qu’il le mérite dans la Suisse et en Allemagne c’est qu’il prouve que le gouvernement le plus conforme à l’ordre est le gouvernement d’un seul. Vous jugerez du mérite des preuves sur lesquelles il appuie cette assertion. Mais vous serez parfaitement content de la manière dont il développe les principes de l’impôt dont le désordre plus ou moins grand est un mal commun à tous les gouvernements.
M. Forbonnais continue d’être l’adversaire le plus acharné de la science économique. Si vous continuez de lire les journaux vous y avez vu les extraits de son ouvrage contre nous intitulé Principes et observations économiques. L’auteur des Éphémérides a déjà commencé à le refuter, et il vient de répondre dans le journal d’août à cette critique. Il devient clair que cet homme n’est pas de bonne foi, il a trop d’esprit pour ne pas admettre la plupart de nos principes, mais tantôt il cherche à les obscurcir, tantôt il soutient que nous n’enseignons que des vérités que tout la monde sait (quoique lui-même les ait souvent contredites dans ses précédents ouvrages).
Je vous prie, Monsieur, de présenter mes très humbles respects à votre respectable Société et de me croire avec la considération la plus distinguée, Monsieur,
Votre très humble et obéissant serviteur
Le Trosne
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