Sur les États belliqueux et le besoin de paix des populations (30 janvier 1868)

« Les hommes d’État les moins accessibles aux utopies en étaient presque venus au point de ne plus croire à la possibilité de la guerre. Le roi Louis-Philippe, par exemple, qui n’était certes pas un rêveur, répondait à une députation du Congrès de la paix, que la guerre lui paraissait tellement contraire aux intérêts et aux tendances de la civilisation, que le jour n’était pas éloigné où on ne la ferait plus. Quel souverain pourrait tenir aujourd’hui ce langage ? Quel peuple pourrait y ajouter foi ? On ne croyait plus alors à la guerre, on ne croit plus aujourd’hui à la paix. À quoi tient ce changement dans la disposition générale des esprits ? »

Gustave de Molinari, Sur les États belliqueux et le besoin de paix des populations, Journal des Débats, 30 janvier 1868.


Ne semble-t-il pas qu’à mesure que les peuples de l’Europe ont un plus grand besoin de la paix, leurs gouvernements deviennent moins capables de la leur assurer ? Il y a un quart de siècle, la guerre eût certainement été un mal, car, n’en déplaise à M. Joseph de Maistre et à ses disciples, elle n’a, en aucun temps, été un bien, mais ce mal eût été moins étendu et moins profond qu’il ne le serait aujourd’hui. L’Europe n’était pas encore en ce temps-là couverte de chemins de fer et de télégraphes, les relations commerciales de peuple à peuple étaient arrêtées dans leur développement par la difficulté naturelle des communications, difficulté qu’aggravaient encore, dans une proportion sensible, les tarifs prohibitifs. Le commerce international des produits agricoles ou industriels n’avait pas le tiers de l’importance qu’il a acquise depuis. On peut en dire autant du commerce international des valeurs de bourse, fonds d’État, actions et obligations de chemins de fer, de mines, et de cette multitude d’autres entreprises que l’esprit d’association a fait, malgré ses écarts et ses fautes, surgir depuis vingt ans. Il y avait moins de valeurs mobilières, et celles qui existaient montraient peu de goût pour les aventures lointaines. Si les spéculateurs de la bourse n’échappaient point à leur destinée, témoin les spéculations sur les asphaltes et les bitumes, du moins leur ardeur encore contenue ne les portait point jusqu’aux bords de l’Èbre, encore moins jusqu’au Mexique. Une guerre n’aurait donc causé ni dans les affaires industrielles et commerciales, ni dans les affaires financières l’immense perturbation qu’elle produirait actuellement en présence d’un commerce international triplé ou quadruplé, et de ces masses énormes de valeurs mobilières pour lesquelles les frontières n’existent plus. Cependant, par une anomalie singulière, la paix, qui était moins nécessaire, était mieux garantie ; et les hommes d’État les moins accessibles aux utopies en étaient presque venus au point de ne plus croire à la possibilité de la guerre. Le roi Louis-Philippe, par exemple, qui n’était certes pas un rêveur, répondait à une députation du Congrès de la paix, que la guerre lui paraissait tellement contraire aux intérêts et aux tendances de la civilisation, que le jour n’était pas éloigné où on ne la ferait plus. Quel souverain pourrait tenir aujourd’hui ce langage ? Quel peuple pourrait y ajouter foi ? On ne croyait plus alors à la guerre, on ne croit plus aujourd’hui à la paix. À quoi tient ce changement dans la disposition générale des esprits ? Est-ce que les peuples ont repris goût aux « jeux sanglants de la force et du hasard » ? Est-ce que leurs passions sont devenues plus belliqueuses à mesure que leurs intérêts devenaient plus pacifiques ? On peut en douter. Le goût de la paix est général, quoi qu’on dise, sauf peut-être dans les états-majors, et, quand la guerre éclate, elle cause un sentiment universel de répulsion. N’est-ce pas, pour ne citer qu’un seul fait à l’appui, n’est-ce pas à contre-cœur que le peuple prussien s’est laissé engager dans la guerre de 1866 ? Mais si la guerre est impopulaire, même quand elle se fait pour une cause populaire ; si l’on ne remarque point que les populations s’y livrent avec l’entraînement de l’enthousiasme ; si le prix des remplaçants hausse au lieu de baisser aussitôt qu’elle éclate, comment se fait-il que les risques de conflagration aient augmenté en Europe depuis un quart de siècle au lieu de décroître ? Est-ce qu’il y a aujourd’hui des antagonismes politiques plus accusés, des questions plus brûlantes et des hommes d’État d’un tempérament plus sanguin ou plus bilieux ? Il y avait en 1843, comme en 1868, l’antagonisme de la Russie et de la Pologne, l’antagonisme de la Grèce et de la Turquie ; il y avait encore l’antagonisme de l’Autriche et de l’Italie, qui n’existe plus en 1868. Il n’y avait, à la vérité, aucune rivalité entre la France et la Prusse, mais il y en avait une, à coup sûr non moins ardente et plus envenimée, entre la France et l’Angleterre, et la question de l’indemnité Pritchard et des mariages espagnols surexcitait les passions bien autrement que ne l’a fait la question du Luxembourg. La Prusse ne possédait aucun homme d’État qui aspirât à achever l’œuvre du grand Frédéric, mais l’empereur Nicolas gouvernait le vaste empire de Russie, et lord Palmerston occupait en Angleterre la place de lord Stanley. Les antagonismes politiques, les questions brûlantes et les hommes d’État au tempérament belliqueux ne manquaient, comme on voit, pas plus en ce temps là, qu’ils ne manquent aujourd’hui. Comment donc ces rivalités jalouses demeuraient-elles sur le terrain diplomatique, au lieu d’être portées sur les champs de bataille ? Comment ces questions brûlantes ne s’enflammaient-elles pas ? Comment ces hommes d’État belliqueux en étaient-ils réduits à subir la paix ? Serait-ce qu’il y avait dans les institutions politiques de l’Europe je ne sais quelle vertu pacifique dont elles ont perdu le secret, et, pour ne parler que de la France, les institutions constitutionnelles, qui donnaient à la nation elle-même une influence prépondérante sur la direction de ses affaires, offraient-elles, malgré leurs imperfections et leurs lacunes, des garanties de paix que l’on n’est point encore parvenu à retrouver ?

G. DE MOLINARI.

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