La colonisation de l’Algérie (22 août 1874)

Paul Leroy-Beaulieu, « La colonisation de l’Algérie », L’Économiste Français, 22 août 1874.


LA COLONISATION DE L’ALGÉRIE. [1]

Étant données une métropole où le chiffre de la population est à peu près stagnant, et une colonie où il n’y a pour ainsi dire pas de terres vacantes et où les salaires ne sont pas plus élevés que dans la métropole, comment rendre cette colonie prospère et grande ? Voilà un problème qui n’est pas sans difficultés. Il ne faut pas se dissimuler que telle est un peu la situation relative de la France et de l’Algérie. Nous exagérons, bien entendu, afin de rendre notre pensée plus nette et plus frappante ; mais, certainement, ni l’Australie, ni le Canada, ni les États-Unis ne sont dans des conditions semblables. Dans ces contrées jeunes et encore incomplètement occupées, les terres libres abondent ; on peut les prodiguer et en faire des largesses ; en outre, les deux grands réservoirs qui alimentent ces colonies de la race anglo-saxonne, c’est-à-dire les Îles Britanniques et l’Allemagne, ont chaque année un énorme superflu de population. Au Canada, aux États-Unis, en Australie, les salaires, même en tenant compte de la différence du prix des choses, sont deux fois ou même trois et quatre fois plus élevés qu’en Europe ; enfin, l’émigrant qui a atteint ces contrées reculées échappe au service militaire et à toutes sortes d’autres servitudes de notre vieux monde.

L’Algérie n’a pas tous ces avantages ; elle est, comme colonie, dans une situation plus spéciale. Nous disons, cependant, qu’il faut avoir confiance en son avenir et qu’on peut, avec de la bonne volonté et de l’esprit de suite, la rendre très prospère. En effet, s’il est vrai que la population soit à peu près stagnante en France, elle ne l’est pas complètement : il y a encore un mince filet d’émigration qui, s’il était dirigé sur un même point, produirait des résultats considérables. Nous n’en voulons pour preuve que le nombre de Français établis soit aux États-Unis, soit dans les diverses républiques de l’Amérique du Sud, à la Plata notamment et dans l’Uruguay. Quant à la décroissance de la population en France, lors du dernier recensement, on doit l’attribuer uniquement à la guerre et aux fléaux qui l’ont accompagnée ou suivie. Enfin si l’on était sûr, notamment dans les département méditerranéens, de trouver en Algérie des terres libres pour les jeunes laboureurs, cette seule perspective suffirait pour rendre les mariages plus précoces dans cette région et augmenter la fécondité des familles Un courant régulier d’émigration qui verserait en Algérie 10 000 ou 15 000 Français, appartenant surtout à la population rurale, assurerait complètement la prospérité de ce pays. Il y viendrait des étrangers, Espagnols, Maltais, Italiens, dans des proportions analogues ; à la longue, cet élément étranger serait absorbé par l’élément français et se confondrait avec lui. Il ne faut pas oublier, non plus, que la population européenne d’une colonie peut augmenter dans une mesure considérable et avec une rapidité extrême, alors même qu’elle ne reçoit plus d’émigrants de la métropole. Le Canada français en est la preuve. En 1763, lors de la cession à l’Angleterre, on estimait à 60 000 le nombre des colons français dans cette splendide colonie, si malheureusement abandonnée par l’incurie de la mère-patrie. Aujourd’hui ils sont environ 1 400 000, sans avoir reçu du dehors aucun afflux. Ainsi, eu cent dix ans, ils sont devenus vingt-quatre fois plus nombreux. Supposez qu’en l’année 1982 les Européens en Algérie atteignent le chiffre de 6 millions, ce serait exactement la même proportion. Nous ne nous flattons pas d’un espoir si brillant, quoique reculé. Mais si, au commencement du siècle prochain, il pouvait y avoir environ un million d’Européens dans notre province africaine, ce serait là un splendide résultat qui ferait un grand honneur et serait d’un grand avantage à la race française.

Il est cependant un élément indispensable pour un pareil succès ; c’est une vaste quantité de terres disponibles que l’on distribue avec sagesse et sans avance aux immigrants européens. À la rigueur, une colonie peut croître avec une très mince immigration, mais aucune ne peut se développer si l’accès à la propriété n’y est pas facile. C’est l’appât de la terre qui est la grande tentation pour les travailleurs de l’Europe. Or, le régime des terres a été singulièrement défectueux, jusqu’à ces derniers temps, dans notre possession algérienne. On n’a pas su judicieusement aménager et aliéner les 1 500 000 hectares qui, lors de la conquête, formaient le domaine de l’État, sous le nom de beylick ; on a gaspillé on négligé cette vaste réserve. Le séquestre et la confiscation sur les tribus et les chefs révoltés eussent pu facilement porter à plus de 2 millions d’hectares ces quantités de terres libres. Il eût été possible, en outre, de s’acheminer plus rapidement, et avec plus de résolution, vers la constitution de la propriété privée dans toute l’étendue du Tell. 

On a perpétuellement hésité entre tous les systèmes ; on a voulu non seulement ménager les Arabes, ce qui était un devoir d’humanité et de justice ; mais on s’est efforcé de les flatter et de les gagner par des libéralités. L’imprudent sénatus-consulte de 1863, en reconnaissant aux Arabes la pleine propriété de tous les territoires qu’ils occupaient, a réduit des deux tiers ce qui restait du domaine. Au début de l’occupation, au lieu d’adopter le système des ventes à bas prix, on recourut au régime mauvais des concessions sous clauses résolutoires. En 1863, on avait ainsi concédé à des Européens 463 604 hectares, c’est-à-dire les trois quarts environ de l’étendue d’un département français. Depuis lors, on résolut d’imiter la conduite des États-Unis et de l’Australie : on mit en vente les terres domaniales ; mais on en avait si peu, et on négligeait tellement les travaux préparatoires d’arpentage, de viabilité, etc., que les résultats furent à peu près nuls. En 1866, par exemple, on vendit ainsi 4 543 hectares à des Européens, tandis qu’on en cédait 6 884 aux indigènes, que l’on avait eu le tort d’admettre également aux enchères. En 1870, les Européens ne possédaient que 738 000 hectares, dont 155 000 achetés aux indigènes et 100 000 entre les mains de la Société algérienne, qui les loue aux Arabes. Ce chiffre de 738 000 hectares ne représente pas tout à fait l’étendue qu’occupe en France un département et demi ; mais la véritable colonisation européenne agricole, celle qui est individuelle ou familiale, ne détient que 483 000 hectares, c’est-à-dire un peu moins que le territoire d’un de nos départements moyens, et seulement la trentième partie du Tell.

Pour les travaux publics aussi, nous sommes en retard. Une colonie ne pousse pas comme un champignon ; il lui faut ce que les Anglais appellent la préparation : l’arpentage des terres vacantes, leur allotissement, la construction de routes et de chemins, ce sont là des préliminaires indispensables. On figure trop en France qu’il suffit qu’un grand nombre d’émigrants se rendent dans une terre inhabitée, y construisent au hasard quelques huttes et se mettent à défricher sans plan ni méthode, pour qu’il naisse une colonie prospère. Il s’en faut que les Américains, les Anglais, les Australiens, les Canadiens commettent de pareilles bévues : ils savent que la colonisation doit être une œuvre méthodique et réfléchie, qu’il faut frayer la voie aux arrivants, et leur faciliter leur œuvre, en elle-même si laborieuse. Dans le second cabinet de Robert Peel, un homme jeune alors, et qui est devenu depuis un des hommes d’État les plus considérables de l’Europe, M. Gladstone, occupait le ministère des colonies. Il fit un plan qui eut un grand retentissement pour le développement de la colonisation anglaise en Afrique. L’État devait à ses frais et sous sa direction propre défricher les forêts, fixer les lieux convenables la fondation des villes, y élever des écoles, des auberges et des églises. Un corps de 360 pionniers, sous la direction d’un ingénieur général, devait être envoyé dans le voisinage de Natal et soutenu par un corps de défricheurs pour rendre à la culture immédiate le territoire nécessaire à la réception des premiers colons. Il en eût coûté, suivant M. Gladstone, 100 000 liv. st., soit 2 500 000 francs pour implanter 10 000 colons. [2]

Il y avait peut-être un peu exagération et d’apparat dans ce projet de M. Gladstone ; mais il est un fait incontestable, c’est qu’il ne suffit pas d’avoir sous la main des émigrants et des terres, il faut que l’État, par sa propre initiative, fasse en sorte que ces terres puissent être utilement occupées et cultivées par ces colons. Les travaux préparatoires indispensables que l’État doit exécuter sont ceux de viabilité, d’arpentage, d’allotissement, ainsi que les travaux des ports. L’Union américaine, dans le Far West, ne construit pas de villes ou de villages, mais elle fait tout un réseau de routes qui aboutit aux voies navigables ; puis, elle arpente et elle allotit le terrain avec une précision géométrique. Il y a toute une légion d’arpenteurs employés à cette tâche. L’Unité territoriale, appelée le Township, consiste en un carré ayant 6 milles de côté et 36 milles de surface, comprenant 23 040 acres anglais, soit 9 323 hectares ; ce township est divisé en 36 sections, qui ont chacune une surface de 1 mille carré et contiennent 250 hectares ; ces sections sont elles-mêmes subdivisées en quarts qui ont chacun 64 hectares, en demi-quarts (32 hect.), et en seizièmes de section (16 hect.). La vente se fait par section qu’un acquéreur peut acheter seul ; jamais le morcellement ne descend au-dessous du seizième de section, ou lot de 16 hectares. Les plans de chaque township sont livrés au public pour un prix des plus minimes (25 cents, soit 1 fr. 25 c.). On conçoit les avantages de cet allotissement géométrique : la propriété se trouve ainsi nettement circonscrite et acquiert une grande sécurité ; les procès sont évités ; tout cultivateur se sent puissamment attiré vers ces régions où la propriété naît entourée de tant de garanties. Tel est le mode de colonisation du Far West. En Australie aussi le service des surveys, arpentage et allotissement, est organisé avec un soin minutieux et une précision scrupuleuse. 

Dieu nous garde de dire que les Français n’ont rien fait pour les travaux publics en Algérie ! Ce serait non seulement une exagération ridicule, mais une criante injustice. Ils ont trouvé une contrée barbare, sans routes, sans ports : ils y ont construit, d’après le livre de M. Clamageran, 530 kilomètres de chemins de fer, 6 500 kilomètres de routes, en dehors des chemins vicinaux ; ils y ont creusé plusieurs ports et allumé 30 phares. Assurément, ce sont là des résultats sérieux. Mais, combien ne faut-il pas encore d’efforts et de sacrifices pour que cette grande contrée soit passablement sillonnée de voies de communication. Sur bien des points, c’est à l’absence de routes qu’est dû le peu de développement de la colonisation. C’est ainsi que M. Clamageran peut dire : « La colonisation est languissante autour de Bougie, et cependant quelle magnifique région ! On a fait trop peu au point de vue économique ; le port manque de profondeur et, par les gros temps, il n’offre pas de sûreté ; les communications par terre avec Dellys et Algers, d’une part, avec Aumale et Sétif, d’autre part, sont tout à fait insuffisantes. » Des remarques de ce genre reviennent souvent dans le livre de M. Clamageran. [3] On sait aussi que plusieurs des centres qui ont été dernièrement fondés pour recevoir les Alsaciens-Lorrains étaient presque privés d’accès.

En résumé, quoique la population de la France ne croisse guère, les colons français ne feront pas défaut à l’Algérie, si l’Algérie est prête à les recevoir ; on pourrait attirer un courant régulier de 10 000 à 15 000 immigrants par année, mais il faut que l’Algérie ait des terres disponibles et facilement accessibles aux Européens. Il faut donc arpenter et allotir les terres qui constituent encore le domaine ; puis on doit, sans aucun retard, constituer chez les Arabes la propriété privée, en commençant le travail dans les lieux les plus propres à la colonisation. Il y a des terrains fertiles, comme la plaine du Chélif, qui donneraient de merveilleuses moissons, s’ils étaient convenablement exploités. Si l’on veut que l’Algérie devienne une florissante colonie, il faut que, chaque année, 100 000 hectares de terre passent des mains des indigènes dans celles des Européens. Il convient aussi de donner aux travaux publics une impulsion vigoureuse. Dans un prochain article, nous examinerons, d’après M. Peltereau-Villeneuve, ce que l’on a fait dans ce sens pendant les dernières années.

Paul Leroy-Beaulieu

 

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[1] Voir l’Économiste Français du 15 août 1874.

[2] Voir notre ouvrage sur La colonisation chez les peuples modernes. Paris, Guillaumin et Cie, éditeurs.

[3] L’Algérie. Impressions de voyage. — Librairie Germer Baillière, 1874.

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