Réflexions politiques sur la guerre actuelle de l’Angleterre avec ses colonies et sur l’état de la Russie

En janvier 1777, dans cette brochure oubliée, le physiocrate Le Trosne commente avec enthousiasme les développements de l’indépendance des nouveaux États-Unis d’Amérique. Il prédit, à cette nation qui se donne des lois principalement fondées sur les bons principes, une prospérité et une force croissante, qui éblouiront le monde. Dans la seconde partie de son écrit, Le Trosne considère l’état de la Russie, autre nation qui surprend, en ce XVIIIe siècle : cet immense empire, conduit par des souverains éclairés, marche aussi vers la grandeur et la prospérité.


  

Réflexions politiques sur la guerre actuelle de l’Angleterre avec ses colonies et sur l’état de la Russie

 

(Janvier 1777.)

 

Tandis que les nations de l’Europe retenues dans les liens d’une civilisation encore si imparfaite, et asservies par les fausses institutions d’un régime arbitraire, marchent lentement vers la connaissance de l’ordre, et plus lentement encore vers la pratique de ses lois ; tandis qu’elles ne font que maintenir entre elles un équilibre de faiblesse et d’épuisement : il est dans un autre hémisphère un peuple nouveau, qui franchissant d’un pas rapide l’intervalle immense qui sépare l’état d’une colonie transportée sur un terroir inculte, de celui d’une société anciennement établie, s’élève tout à coup, et se dispose à occuper le rang le plus distingué parmi les nations : exemple mémorable des succès de la culture, sous le règne même imparfait jusqu’ici de la liberté et de la propriété.

Qui peut prévoir le terme auquel parviendra cette République naissante, qui jouit déjà de tous les avantages que procurent les arts portés à leur perfection, sans s’être laissée corrompre par le luxe qui marche trop souvent à leur suite ; lorsque délivrée d’une domination qui ne voyait sa prospérité qu’avec jalousie, qui ne cherchait qu’à s’en appliquer les fruits, elle aura réparé les malheurs passagers de la guerre, et assuré son repos ?

En voulant attenter à ses libertés, et la soumettre à des impôts arbitraires, l’Angleterre l’a forcée de réfléchir sur ses forces, d’y prendre confiance, d’accepter l’appel à la loi du plus fort, et de recourir à la défense légitime ; seul moyen qui se présente à un peuple libre, pour maintenir son existence attaquée.

Les colonies ont donc arboré l’étendard de la liberté : la démarche est faite, et elles sauront la soutenir : car elles n’ont pas déclaré leur indépendance, sans consulter leurs dispositions et leurs forces, et sans calculer leurs moyens. Elles n’ont pas secoué le joug légèrement, avec précipitation, dans un moment d’effervescence populaire, comme font des esclaves qui, après avoir rompu leurs chaînes, sont eux-mêmes étonnés de leur témérité, et ne savent plus quel usage faire de la liberté dont ils se sont mis en possession.

Ce sont des hommes libres, pleins de prudence, de sagesse et de modération, qui connaissent, par sentiment et par expérience, les droits et les devoirs de l’homme et du citoyen, les bornes nullement arbitraires du commandement et de l’obéissance, les véritables rapports de la société, et les obligations de confédération civile ; qui après avoir, par des travaux infatigables, changé des déserts en un territoire fertile, ne réclament que l’exercice des droits de la propriété et de la liberté des échanges ; qui offensés par une longue suite de mauvais traitements, ont su souffrir tant qu’ils ont eu l’espérance d’obtenir le redressement de leurs griefs ; qui ont mis dans leurs représentations, depuis la naissance des troubles, un ton de sagesse, une force de raisonnement, une éloquence noble, aussi admirable que leur conduite et leurs démarches ; qui attachés à la mère patrie par les liens respectables de l’association civile, qu’on ne doit jamais rompre qu’à la dernière extrémité, et plus encore par ceux de la reconnaissance, se sont montrés plus sensibles qu’elle à la rupture, ont mis tout en œuvre pour l’éviter, ou du moins pour reculer, autant qu’il aurait été possible, le moment de la scission, que les vues et les principes oppresseurs de la métropole leur faisaient envisager, comme étant tôt ou tard inévitable[1].

Un tel peuple est invincible. Les évènements de la guerre peuvent se balancer pendant quelques campagnes ; mais le succès définitif ne peut être incertain entre des gens qui combattent sur leur propre territoire, pour leurs intérêts les plus chers, pour leurs foyers, pour leur liberté civile et politique, et des armées de stipendiaires ramassés en Allemagne, transportés au-delà des mers, qui n’ont aucun intérêt à la querelle, et qui se trouvent en opposition avec des ennemis qui ne sont pas les leurs. Combien même dans ces ennemis ne rencontrent-ils pas de compatriotes, qui chassés de l’Europe par l’intolérance civile et religieuse, ont trouvé la paix, la liberté, le bonheur dans ces climats éloignés, où la même cause qui les força à s’expatrier, les poursuit encore : et ces compatriotes leur tendent les bras, les invitent à se joindre à eux, à vouloir, à oser être libres, heureux et propriétaires[2].

Les États-Unis de l’Amérique auront dans cette guerre le même avantage que la Hollande, et de plus grands encore : ils puiseront de nouvelles forces dans les efforts que la métropole fera pour les subjuguer ; ils s’enrichiront par les dépenses même de la guerre portée chez eux, par les prises de leurs armateurs qui désolent le commerce de leurs adversaires : ils acquerront des soldats et des citoyens par les désertions sans nombre ; et les armées transportées de l’Europe seront autant de recrues envoyées par l’Angleterre à ses ennemis, et à ses propres frais.

Elle cessera cependant cette guerre, si ruineuse pour l’agresseur : elle ne durera certainement pas autant que celle de l’Espagne contre les Provinces-Unies. L’Angleterre réduite alors aux bornes que la nature lui a assignées, et que l’ambition lui avait fait dépasser, sera forcée de reconnaître l’indépendance de cette République, et n’aura peut-être d’autre rempart contre son ressentiment, que la modération de cette nouvelle puissance sortie de son sein, fondée au-delà des mers sous sa protection et avec ses secours ; mais qu’elle est parvenue à détacher d’elle, en refusant de se prêter à ses représentations, et dont la rupture lui aura coûté encore plus qu’elle n’avait dépensé pour l’établir.

Combien ne lui aurait-il pas été plus utile et plus glorieux de déclarer elle-même ses colonies libres, de leur permettre de se gouverner, de les traiter comme des enfants émancipés de la puissance paternelle, qui n’ont plus besoin des soins qui ont élevé leur enfance, et qui substituent aux rapports de soumission et de dépendance, ceux d’un attachement inviolable et du dévouement. Mais là où se trouve la véritable gloire, là se trouve aussi l’utilité réelle et solide, parce que l’intérêt des nations est inséparable de la justice. L’Angleterre aurait certainement plus gagné à établir sur la reconnaissance, la confiance et la confraternité, une union inaltérable avec ses colonies, à l’entretenir par les rapports d’un commerce réciproque et libre, qu’elle ne gagnerait en réussissant à les subjuguer. La garde est encore plus difficile que la conquête. Comment tenir asservie malgré elle, et dans un si grand éloignement, une nation puissante et aigrie, autrement que par la présence continuelle de la force qui l’a soumise ? Il faut ou détruire des colonies trop puissantes pour consentir à subir le joug, ou les laisser libres.

Mais l’Angleterre enivrée de ses succès, trop forte encore pour prévoir un terme à sa grandeur, ne connaît pas assez le principe de ses forces, ni leur juste étendue, ni le danger des moyens par lesquels elle les porte au-delà de leur mesure naturelle. Elle soutient par des emprunts des efforts supérieurs aux dépenses que peut comporter son territoire ; mais la faculté d’emprunter a des bornes : cette ressource factice et momentanée disparaît pour ne laisser apercevoir que l’épuisement.Plus livrée qu’aucune autre nation aux vues de monopole et d’exclusion, elle sera probablement la dernière à admettre les lois si simples, si justes et si salutaires de la réciprocité et de la concurrence,et à reconnaître que l’intérêt d’une nation agricole est très différent de celui des agents du trafic. Elle croit agir pour l’intérêt de son commerce, et elle ne réussit qu’à le rendre plus désavantageux pour elle, à force d’impôts et de prohibitions. Elle calcule sa prospérité par les bénéfices qu’accumulent ses marchands ; comme si les marchands étaient la nation, qui ne doit au contraire mettre sa confiance que dans son territoire et sa culture ; comme si leur capitaux étaient des richesses nationales ; comme si les sommes qu’ils lui prêtent, étaient une véritable ressource. Mais le prestige se dissipera comme un songe, et le réveil sera terrible[3].

Si les souverains n’ouvrent pas les yeux sur ce grand exemple, quelle leçon pourra jamais les instruire et leur apprendre ce qu’il en coûte pour suivre les conseils d’une politique exclusive et jalouse ; pour se soustraire aux lois irréfragables de l’ordre, qu’on ne viole jamais impunément ; pour chercher autre chose dans le commerce, que les avantages de la communication des biens ; pour laisser échapper les vraies richesses, et embrasser des chimères ; pour négliger son territoire, et ambitionner des possessions lointaines, qu’on croit n’entretenir que pour l’intérêt de la métropole, parce qu’on le confond avec celui des marchands. Mais si ces colonies sont faibles, elles ne rendent pas les frais de garde ; si elles sont fortes, elles aspirent à l’indépendance ; elles y sont même appelées par la nature, et sollicitées par le sentiment de leurs forces : de manière qu’il n’y a véritablement que deux partis à prendre avec elles : celui de les abandonner à elles-mêmes, dès qu’elles peuvent se passer de l’appui de la métropole, en ne conservant avec elles que les rapports d’un commerce libre, de l’attachement, et de la confraternité (c’est ainsi que les anciens traitaient leurs colonies) ; ou de les tenir sous le joug, de les gouverner avec une verge de fer, d’arrêter leur agrandissement par un régime contraire aux progrès de leur culture : expédient cruel pour l’humanité, et ruineux pour les métropoles, qui ne retirent pas même l’indemnité des frais de garde et de souveraineté, et qui trouvent encore leur ruine dans les guerres que leur occasionnent ces possessions avec des voisins jaloux du trafic, comme le prouve l’exemple de l’Espagne et du Portugal.

Mais tandis que l’Angleterre court à sa ruine, et nous instruit par ses fautes, la République des États-Unis de l’Amérique offrira à l’univers l’exemple important d’une grande nation agricole, qui va probablement se gouverner par les lois de l’ordre social ; qui établira sa prospérité sur une riche culture, soutenue par un commerce libre, qui, fidèle aux lois de la nature, n’en arrêtera l’effet par aucune institution contraire à l’intérêt de la reproduction. Aussi juste dans sa politique extérieure, que sage dans son administration, elle ne sera ni jalouse, ni ambitieuse ; elle n’entretiendra une force militaire, que pour sa défense ; elle ne cherchera à s’étendre, que par des défrichements, et à s’agrandir, qu’au profit de l’humanité : elle ne fera d’autre conquête, que celle de soumettre des déserts à la culture, et de les forcer à nourrir des hommes. Si elle ne peut réussir à civiliser les faibles restes des nations sauvages, que nos liqueurs fortes ont presque détruites, elle vivra en paix avec ces hommes très susceptibles des sentiments d’attachement et de reconnaissance. Est-il à souhaiter pour elle que de proche en proche elle embrasse tout le continent septentrional ? Je n’oserais l’assurer. Un empire trop vaste devient trop difficile à maintenir ; une confédération trop étendue, et trop nombreuse, s’affaiblit, se dissout, et se sépare en autant de nations, qui deviennent jalouses et ennemies. Quelque chose qui arrive, elle occupera un espace immense, et fera de ces contrées, où il ne manque à la terre que des habitants, un des plus beaux pays de l’univers ; celui où se trouvera certainement la plus grande somme de bonheur ; celui où les hommes de toutes les contrées, chassés par la misère, par les entraves sans nombre mises aux travaux et à l’industrie, par l’intolérance, par les ravages de la guerre, par le désordre fiscal, trouveront un asile toujours ouvert[4].

Les États-Unis de l’Amérique, en se peuplant ainsi aux dépens de l’Europe, apprendront aux souverains que le moyen de retenir les hommes n’est pas de les enchaîner par les lois prohibitives, mais de les rendre heureux. Ils deviendront la preuve subsistante du pouvoir de l’ordre pour le bonheur d’une société ; et l’on pourra dire aux détracteurs de ces principes de vie, à ceux qui les traitent de chimère et de système : voyez l’Amérique septentrionale, considérez les accroissements de ses richesses, de sa population, de sa puissance ; et jugez si une administration qui opère de tels effets au-delà des mers, n’en produira pas de semblables en Europe, lorsqu’on sera assez sage pour l’admettre.

Si la secousse qui va faire des États-Unis de l’Amérique une puissance libre et indépendante, présente un spectacle bien digne d’occuper nos regards, nous sommes témoins en Europe d’une révolution moins frappante et moins sensible, parce qu’elle est plus lente, mais qui n’en mérite pas moins d’attention : c’est celle qui conduit à la civilisation le vaste empire de Russie. Il était aisé de pressentir, il y a quelques années, que les colonies anglaises devenaient trop puissantes pour consentir à subir encore longtemps le joug de la métropole ; il ne fallait que la plus légère impulsion des circonstances, jointe au sentiment de leurs forces, pour déterminer cet événement, et porter à l’indépendance des hommes libres, et qui ne s’étaient transportés au-delà des mers que pour y chercher le bonheur et la liberté. Mais qui aurait pu prévoir, au commencement de ce siècle, qu’une nation absolument ignorée, plongée dans les ténèbres de la barbarie, sortirait si promptement de cet état, et prendrait une si grande influence dans les affaires de l’Europe ? Tout a concouru à détacher les colonies anglaises de la métropole ; mais la civilisation de la Russie n’a été nullement préparée par les circonstances : elle a rencontré les plus grands obstacles qui ne pouvaient se lever que par degrés ; elle est due en entier au génie de plusieurs souverains, qui se sont succédés depuis 80 ans ; et parmi ces souverains, il se trouve trois femmes qui ont parfaitement soutenu et avancé cette entreprise. Il y a bien moins de chemin à faire pour achever cet ouvrage, qu’il n’y en avait pour l’amener au point où il est. Et combien n’a-t-on pas lieu d’en attendre la perfection, lorsqu’on voit y travailler sans relâche une souveraine si digne d’occuper le trône de Pierre le Grand, et beaucoup plus instruite que lui des moyens d’y réussir.

Les philosophes qui se dévouent à l’enseignement de l’ordre social, laissent aux historiens, aux orateurs et aux poètes, à célébrer la gloire des triomphes et des conquêtes, qui causent tant de maux aux nations, qui confondent les larmes des vainqueurs et des vaincus, qui détournent les souverains des soins intérieurs, qui absorbent leur attention et leurs moyens. C’est dans les établissements utiles, dans les sages institutions, dans les réformes salutaires, qu’ils font consister la gloire la plus solide, parce qu’elle tourne toute entière au profit de l’humanité ; et le règne de Catherine présente assez d’opérations de ce genre, pour illustrer plusieurs règnes. Que ne fait-elle pas pour éclairer, embellir et vivifier son empire ? Quel plus grand exemple prouva jamais qu’il n’y a rien d’impossible à l’autorité souveraine, et qu’elle fait des peuples tout ce qu’elle veut ? Des communications établies, de nouvelles routes ouvertes au commerce ; des encouragements accordés aux arts et à l’industrie ; de nouvelles villes fondées ; des hommes attirés de toute part, et invités par des secours efficaces ; de grandes vues réalisées pour l’éducation nationale ; le talent de choisir et de distinguer les grandshommes, de les employer, de les honorer avec une dignité et une magnificence qui sont sans exemple ; les récompenses accordées au mérite, aux découvertes utiles, aux actions vertueuses ; la paix la plus glorieuse, annoncée par la suppression d’une multitude d’impôts, preuve certaine des ressources trouvées dans l’économie : enfin un code de lois, que l’Europe attend avec impatience, et qui sans doute aura pour base les lois immuables de la justice essentielle.

Mais un bon code de lois civiles ne suffit pas pour assurer le bonheur et la liberté d’une nation. Il est la suite du gouvernement de l’ordre, et non sa partie principale et essentielle. La forme et les principes de l’administration sont bien autrement importants que les lois sur lesquelles s’exerce la justice distributive, qui peuvent être imparfaites, sans être un grand obstacle au bonheur d’une nation.

Le gouvernement de l’ordre consiste dans la bonté des lois fondamentales et constitutives, qui forment l’état politique d’une nation ; dans la sagesse des institutions, qui assurent l’état du souverain et des sujets, qui fondent la liberté civile, qui rapprochent les citoyens, qui les intéressent à la chose publique, qui des individus font une véritable nation, un corps politique vivant et organisé.

Qui connaît mieux ces grandes vérités que Catherine ? Quel souverain réunit plus parfaitement le désir de faire le bien et d’en assurer la perpétuité, au pouvoir nécessaire pour l’opérer ? C’est ainsi que l’autorité absolue, cet instrument si redoutable en lui-même, devient l’instrument salutaire des changements les plus heureux dans les mains d’un souverain instruit, courageux, et porté aux grandes choses.

S’il est vrai de dire que le gouvernement de l’ordre, une fois établi, transporte aux lois l’autorité absolue, et ne laisse au prince que le pouvoir de les faire observer, ce qui sans doute est la plus belle fonction dont un homme mortel puisse être chargé, il est également vrai que l’autorité absolue est nécessaire pour entreprendre ce grand ouvrage, et vaincre les préjugés et les obstacles sans nombre qui s’y opposent. S’agit-il d’établir l’ordre ? Le prince doué du courage et des lumières nécessaires, ne peut avoir une autorité trop grande, puisqu’il est question d’opérer une révolution : mais est-il établi ? Il n’y a plus à désirer que la perpétuité de cet état : le prince doit avoir toute l’autorité nécessaire pour le protéger et le maintenir ; et il est à souhaiter qu’il s’ôte à lui-même le funeste pouvoir de le détruire. En effet, le pouvoir de faire le mal, et le plus grand mal qu’on puisse jamais faire à une nation, ne peut être regardé comme une prérogative de la souveraineté. C’est pourquoi un prince qui établirait le gouvernement de l’ordre, sans l’appuyer d’une forte constitution, ne ferait qu’un bien passager[5].

Mais c’est un bien durable que Catherine se propose d’assurer à sa nation. Elle sait qu’elle ne peut y parvenir qu’en perfectionnant la liberté civile par de bonne lois, par une administration conforme à l’ordre, et par une constitution propre à la perpétuer. Elle regardera, comme le principal appui de cette constitution, l’instruction publique, qui adoucit les mœurs ; qui forme de vrais citoyens ; qui fait germer les vertus ; qui développe l’usage de la raison ; qui apprend aux hommes à connaître leurs droits et leurs devoirs, à chérir leurs devoirs comme les moyens de s’assurer la jouissance de leurs droits, à discerner le juste et l’injuste, à distinguer l’obéissance légitime de la dépendance du pouvoir arbitraire ; qui le attache d’autant plus à l’administration, à la personne du souverain et à sa famille, qu’ils ont en même temps la conviction de leur bonheur, et celle de la sagesse des moyens par lesquels on le procure ; qui substitue la soumission volontaire aux lois, au joug du despotisme ; l’amour de la patrie qui élève les sentiments, à la crainte qui les dégrade ; le zèle du bien public, à l’indifférence et au désir des nouveautés.

La population de la Russie est infiniment disproportionnée à l’étendue de l’empire. La sagesse du gouvernement est sans doute le meilleur moyen de parvenir à peupler ces immenses contrées ; mais c’est de citoyens qu’il faut ambitionner de les peupler : eux seuls peuvent constituer une nation ; eux seuls méritent d’être compris dans le calcul de ce qui la compose. La population actuelle de la Russie n’indique donc point l’état de la nation, puisque dans le nombre de ses habitants, il se trouve une si grande quantité de serfs. La liberté personnelle est la première prérogative de l’homme ; elle est le fondement de la liberté civile, et sans elle, il ne peut exciter aucun des rapports de la société. Les serfs ne sont pas des sujets ; ils ne tiennent ni à l’État, ni au souverain ; ils n’appartiennent qu’à leur maître ; ils forment un patrimoine privé ; il n’existe point pour eux de patrie ; car ce n’est pas le sol qui fait les citoyens, mais les liens civils, les droits et les sentiments. Ce sera donc procurer à la nation un véritable accroissement de force et de population, que ce lui incorporer un si grand nombre d’homme qui n’en font pas encore patrie, et de les appeler d’abord à la liberté personnelle, pour les élever ensuite, par l’instruction et l’éducation, à la dignité de citoyens.

Ne doutons pas que ce ne soit le vœu de Catherine. Elle connaît certainement le droit inaliénable de l’homme à la liberté de sa personne, d’où suit la propriété des biens qu’il peut acquérir : elle sait que l’esclavage l’avilit et le dégrade ; et que cet état contre nature est aussi contraire à l’intérêt social qu’à la justice. Elle sait que c’est la culture qui est le soutien des empires, qui fait leur force et leur puissance ; que c’est elle qui fait éclore et qui nourrit les arts qui embellissent la société ; mais que pour donner de grands produits, la terre veut être cultivée par des hommes libres et assurés de leur propriété.

Mais outre les difficultés locales que peut présenter cette opération, et qui peuvent exiger de grands ménagements, il est des obstacles qui naissent de la chose même, et qui sont de nature à ne pouvoir être surmontés que par des moyens lents et insensibles.

Il faut, pour obtenir de la terre une forte reproduction, autre chose que des mains libres. Un homme réduit à ses bras, ne peut que pourvoir à la subsistance d’une famille, et il lui faut même pour cela quelques avances. Mais des cultivateurs qui ne tirent de la terre que leur subsistance, sont nuls pour la société.

Or, d’où naîtraient des capitaux et des avances, pour des hommes qui sortiraient tous ensemble et tout à coup de la servitude ? Ils seraient forcés d’y rentrer, et de reprendre des fers qu’une bienfaisance prématurée et dénuée de circonspection aurait rompus.

Il faut commencer par adoucir le sort des serfs, et soulever leurs chaînes ; il faut modifier les droits qu’on exerce sur eux, leur assurer la propriété d’une partie des fruit de leur travail, les mettre sous la protection spéciale de la loi, comme la partie la plus faible, et celle qui a le plus besoin d’appui ; leur permettre d’aspirer à la liberté, dès qu’ils pourront l’acheter, et les engager, par cette perspective, au travail qui doit leur en procurer les moyens ; multiplier les affranchissements, par l’exemple du souverain et des grands ; diriger vers cet objet l’opinion publique ; fixer un prix modéré aux compositions ; faciliter aux affranchis l’acquisition de la propriété foncière, en encourageant les défrichements ; en un mot, employer plutôt des moyens doux et insensibles, que la voie de l’autorité.

Tout cela sans doute demande un temps considérable ; mais le succès de ces moyens est assuré ; il n’est besoin que d’attention sur les détails, et de patience.

Sous les lois de la liberté et de la propriété, la culture s’établira ; elle acquerra des forces et des avances ; il se formera des entrepreneurs qui trouveront plus d’avantage à faire valoir une propriété d’autrui toute formée, qu’à en créer une petite pour eux-mêmes. Si l’on doute des succès dont la culture est susceptible sous le règne de ces deux lois, qu’on considère l’étendue de terrain que les colonies anglaises ont fertilisées. Sans doute elles ont été aidées par la métropole. Mais le gouvernement de Russie doit regarder ses provinces comme autant de colonies qu’il s’agit de faire valoir. Son empire n’est que trop vaste : c’est aujourd’hui par la culture qu’il faut chercher à l’étendre et à le peupler ; et si elle soutient les efforts de sa culture par une bonne administration, par l’attention à veiller sur les mandataires de l’autorité, et à réprimer toute vexation, par une distribution exacte de la justice, par une grande sûreté intérieure, par la liberté entière du commerce, et surtout par un impôt régulier, elle sera elle-même étonnée de ses succès, et devancera rapidement les autres États de l’Europe, tant qu’ils ne se conduiront pas par les mêmes principes.

Mais toutes les parties de cet empire, aussi étendu que l’Europe, ne sont pas également à portée du souverain, qui même se trouve placé à l’extrémité.

Il ne serait pas possible d’entreprendre en même temps de policer et d’améliorer toutes les provinces. Il en est de trop éloignées, qui renferment les peuplades entièrement sauvages, qui sont plutôt tributaires que sujettes. La civilisation ne peut y pénétrer que par degrés. Il semble que c’est à la partie d’Europe qu’il faut s’attacher d’abord, et de proche en proche, l’administration étendra ses soins.

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[1] L’acte d’indépendance, signé le 4 juillet 1776 par les États-Unis de l’Amérique, assemblés en Congrès général, est un morceau d’éloquence sublime, par sa noble simplicité. On sera bien aise d’en trouver ici quelques morceaux. Toutes les représentations qui ont précédé la rupture sont écrites avec la même dignité.

« Lorsque dans le cours des évènements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché jusqu’alors à un autre, et de prendre entre les puissances de la terre l’état séparé et égal, auquel la loi de la nature, et le maître suprême qui la gouverne lui donnent droit ; alors un respect convenable pour l’opinion des hommes exige qu’il expose les raisons qui le portent à cette séparation.

Nous regardons comme des vérités évidentes par elles-mêmes, que tous les hommes ont été créés égaux ; qu’ils ont reçu de leur Créateur certains droits inaliénables ; qu’au nombre de ces droit sont la vie, la liberté, et la recherche du bonheur : que c’est pour assurer ces droits que les gouvernements ont été institués parmi les hommes ; et qu’ils ne tirent leur juste pouvoir que du consentement de ceux qui sont gouvernés : que toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ces fins, le peuple est en droit de l’altérer ou de l’abolir ; et d’instituer un nouveau gouvernement, en rétablissant ses fondements sur les principes, et organisant ses pouvoir en la forme qui lui paraîtra la plus propre pour effectuer sa sûreté et son bonheur. La prudence veut, il est vrai, que des gouvernements établis depuis longtemps ne soient pas changés pour des causes légères et passagères ; et par cette raison, l’expérience de tous les siècles a aussi prouvé que le genre humain est plus disposé à souffrir, aussi longtemps que les maux sont supportables, qu’à se faire droit à lui-même, en abolissant des formes auxquelles il est accoutumé. Mais lorsqu’une longue suite d’abus et d’usurpation, ayant invariablement le même objet pour but, prouve évidemment un dessein de soumettre le peuple à un despotisme absolu ; il est en droit, c’est même son devoir, de secouer le joug d’un pareil gouvernement, et de se pourvoir de nouveaux gardiens pour sa sûreté future.Telle a été la patiente longanimité de ces colonies ; et telle est à présent la nécessité qui les force à altérer le système de leurs précédents gouvernements. La conduite de la Grande-Bretagne est une histoire d’injustices et d’usurpations répétées, ayant directement pour objet l’établissement d’une tyrannie absolue sur ce pays. Pour le prouver, soumettons les faits au jugement du monde impartial. »

Après la longue exposition des griefs, l’acte conclut : « À chaque degré de ces oppressions, nous avons dans les termes les plus humbles sollicité un redressement. Nos requêtes itératives n’ont eu pour réponse que des injustices réitérées.

Et ce n’est point que nous ayons manqué d’attentions à l’égard de nos frères britanniques. Nous les avons avertis de temps en temps des tentatives faites par leur puissance législative, pour étendre sur nous une juridiction illégitime : Nous leur avons rappelé les circonstances de notre émigration, et de notre établissement en ce pays. Nous en avons appelé à leur justice, à leur magnanimité naturelle, et nous les avons conjuré, par les liens de notre tendresse mutuelle, de désavouer ces usurpations, qui interrompaient inévitablement notre connexion et notre correspondance réciproque : mais eux aussi, ils ont été sourds à la voix de la justice et de la parenté. Il ne nous reste donc que de nous soumettre tranquillement à la nécessité, qui ordonne notre séparation ; et de les regarder de même que nous regardons le reste du genre humain, comme nos ennemis en guerre, comme nos amis durant la paix.

À ces causes, Nous les représentants des États-Unis de l’Amérique assemblés en Congrès général, attestant le juge suprême de l’univers de la droiture de nos intentions, au nom du bon peuple de ces colonies, publions solennellement, et déclarons que ces colonies sont, et de droit doivent être des États libres et indépendants ; qu’elle sont franches et exemptes de toute obéissance à la couronne britannique ; que toute connexion politique entre elles et l’État de la Grande-Bretagne est et doit être entièrement dissoute ; et qu’à titre d’État libres et indépendants, elles sont pleinement autorisées à faire la guerre, conclure la paix, former des alliances, établir des règlements de commerce, faire tous autres actes, et régler tous autres objets, qu’il appartient à des États indépendants. Nous reposant fermement sur la protection divine, nous engageons mutuellement l’un envers l’autre, pour le maintien de la présente déclaration, nos vies, nos biens et notre bonheur sacré. »

Les États-Unis sont si fermement décidés à soutenir leur démarche, qu’ils s’occupent en ce moment à se donner une constitution politique. Le Congrès a signé le 4 octobre 1776 un projet qui doit être proposé à chacun des États-Unis, pour être ratifié dans l’Assemblée générale.

[2] « Par une résolution prise dans le Congrès, au mois de septembre 1776, le Congrès ordonne la levée de 88 bataillons, chacun de 500 hommes, qui doivent être fournis par les 13 États Unis, suivant leurs forces respectives. Il offre en même temps de grands avantages aux officiers et soldats qui continueront de servir jusqu’à la fin de la guerre, ou durant le bon plaisir du Congrès. On leur donnera des terres ; savoir, 500 acres à un colonel, 450 à un lieutenant-colonel ; 400 à un major ; 300 à un capitaine ; 200 à un lieutenant ; 150 à un enseigne ; 100 à chacun des bas-officiers et soldats. » On sent bien, disent les papiers publics, que ces offres sont faites aussi aux étrangers qui prendront le parti pour les Américains, et on leur attribue la désertion qui affaiblit prodigieusement l’armée du général Howe. (Extrait des papiers publics.)

[3] D’après les papiers publics d’Angleterre, la dette nationale, en 1740, était de 46 382 650 liv. sterl. dont l’intérêt était de 1 903 861 liv. En 1749 la dette était de 78 166 901 liv. et l’intérêt de 2 765 608 liv. Ainsi la guerre de 1740 l’avait augmentée de 31 784 256 liv. dont l’intérêt était de 861 747 liv. Elle diminua pendant la paix depuis 1748 jusqu’à 1755, de 3 089 641 liv.

Au commencement de la dernière guerre, la dette était de 75 077 264 liv. et l’intérêt de 2 654 018 liv. Elle montait à la fin de la guerre en 1763, à 146 582 844 liv. et l’intérêt à 4 840 821 liv., ce qui faisait une augmentation de 71 505 580 liv. occasionnée par cette guerre.

En 12 ans de paix, depuis 1763, jusqu’en 1775, elle a diminuée de 10 629 793 liv., de manière que la dette, au 1er juillet 1775, était de 135 945 051 liv. dont l’intérêt était de 4 440 821 liv.

Qui peut prévoir à quelle somme la portera la guerre présente avec les colonies ? D’un autre côté, si cette guerre dure un certain temps, peut-être en pourra-t-il résulter une libération totale.

[4] S’il est un conseil à donner aux sages représentants de cette nation, qui connaissent si bien les principes constitutifs de la société, mais qui n’ont peut-être pas encore suffisamment étudié le rapport des lois physiques de la reproduction, avec la manière d’asseoir le revenu public, c’est de profiter des premiers moments de tranquillité, pour établir, comme loi fondamentale, la perception régulière de l’impôt ; loi qui, par son importance, est la première après celle de la constitution, et qui ne peut, sans les plus grands inconvénients, être laissée à la disposition particulière de chaque État.

Cette loi doit proscrire formellement toute espèce de taxe sur les personnes, sur les travaux, sur les productions, sur l’industrie, sur le commerce, sur les actes de la vie civile, et n’admettre qu’un seul impôt levé proportionnellement sur le produit net de la culture, non seulement pour le Trésor commun, mais aussi pour chaque État.

Il faut, à l’appui de cette loi, et pour procurer son exécution, une administration répandue sur tout le territoire, qui obtienne la connaissance la plus détaillée du revenu dégagé de tous les frais de culture, et qui en suive toujours les progrès, pour y proportionner l’impôt. Il faut que cette administration ressortisse d’une part au Conseil d’État et à l’Assemblée générale, et de l’autre, à chaque gouvernement particulier. Il faut qu’elle lève en même temps tel sol pour livre du revenu pour les dépenses communes, et tel sol pour livre pour les dépenses particulières de chaque État : par exemple, un dixième pour un objet, et un dixième pour l’autre. Il faut que les dépenses soient fixées, et que les comptes des dépenses communes se rendent au Conseil d’État, et ceux des dépenses particulières à l’administration de chaque État.

Sans cette loi fondamentale, et une force propre à en perpétuer l’exécution exacte, les États-Unis pourront d’abord être très puissants et très heureux, s’ils se comparent aux États de l’Europe, où le commerce est chargé d’entraves ; où toutes les productions sont grevées ; où la liberté et la propriété sont attaquées de mille manières différentes ; où la désordre fiscal est porté à l’excès, et est parvenu à dégrader la culture, à dénaturer les vrais rapports de la société, à corrompre les mœurs, à gagner toutes les parties du gouvernement, à avilir et à souiller l’administration même de la justice : mais ils ne parviendront jamais, sans cette loi, au degré de prospérité qui leur est destiné ; et peu à peu les épines de la fiscalité s’étendront, pulluleront, et parviendront à couvrir le territoire. Car tel est l’effet inévitable de ces impôts destructeurs ; ils anéantissent graduellement les richesses renaissantes ; plus ils les détruisent, moins ils rendent : on est forcé de les augmenter, et ils détruisent encore plus. Les douanes, les tarifs, les préposés, les taxes se multiplieront sous toutes les formes ; le désordre ira toujours croissant ; il appauvrira de plus en plus la culture ; il désolera le commerce ; il donnera lieu aux profits de finances ; il produira les fortunes pécuniaires, qui engendrent le luxe ; il amènera les fausses dépenses, la dissipation, la cupidité désordonnée, la dépravation, la corruption, le péculat, les malversations, tous les malheurs enfin qui marchent inévitablement à sa suite.

Les États ne se seraient-ils donc soustrait à la fiscalité européenne, que pour se laisser vexer, dévaster, dévorer de leur propre consentement ? S’il en devait être ainsi, si une nation si sage faisait une telle faute, si elle se soumettait à la fiscalité avec tant de facilité pour éviter ce malheur, où pourrions-nous donc espérer de voir régner l’ordre social dans sa pureté et dans son intégrité ?

Les États-Unis ont un grand avantage, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’un impôt considérable. Il est une infinité de fonctions publiques, qui doivent être remplies gratuitement par les propriétaires, et qu’ils s’empresseront d’exercer, lorsqu’on saura y attacher la considération. Les États-Unis n’ayant pas l’ambition des conquêtes, ne pouvant avoir ces occasions de guerre que suscitent les rivalités entre les maisons régnantes, les intrigues et la politique des cours, n’auront pas besoin d’une grande force militaire. Elles en auront d’autant moins besoin, que personne n’aura jamais intérêt de les attaquer. Il ne leur faut donc qu’une milice nationale, qu’on ne paye pas en temps de paix. Peut-être un dixième territorial suffirait-il pour toutes leurs dépenses communes et particulières ?

Il est encore une autre loi bien essentielle à établir dès l’origine, et par la conviction de ses avantages : c’est celle de la liberté la plus entière du commerce intérieur et extérieur avec toutes les nations, et quelle que soit leur conduite avec les États-Unis : il est non seulement de leur gloire, mais de leur véritable intérêt, de donner les premiers ce grand exemple à l’univers, et de dédaigner la petite vengeance de représailles.

[5] On pourrait, d’après ces raisons, penser que l’ordre est plus aisé à établir en France qu’en Angleterre ; et peut-être aussi qu’il est plus aisé à établir en Russie qu’en France.

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