Est-il nécessaire d’avoir des colonies pour un grand peuple ? — Réunion de la Société d’économie politique du 5 mars 1903. (Journal des économistes, mars 1903)
SOCIÉTÉ D’ÉCONOME POLITIQUE
RÉUNION DU 5 MARS 1903.
… La réunion adopte ensuite, comme question à discuter, celle dont voici l’énoncé, formulé par M. de Chabanne La Palice :
EST-IL NÉCESSAIRE D’AVOIR DES COLONIES POUR ÊTRE UN GRAND PEUPLE ?
M. de Chabanne la Palice expose ainsi le sujet.
Trop souvent, hélas ! dit-il, les hommes nuisent à la justesse d’un principe par la façon dont ils l’appliquent. Nous en trouvons un frappant exemple dans la colonisation. Aussi, bien que partisan convaincu du système colonisateur bien compris, je suis peu surpris de constater que la plupart de nos économistes qui jugent la colonisation d’après ses résultats tirent de leurs observations une défiance qu’ils ne cherchent pas à dissimuler d’ailleurs. Si l’on juge, en effet, le système d’après la façon dont il est compris en France, où il n’est en somme qu’un merveilleux champ d’exploitation livré à des nuées de fonctionnaires, beaucoup plus nuisibles aux colons que les nuées de sauterelles, le scepticisme professé à son égard paraît naturel. Mais en réfléchissant aux nombreux services pouvant résulter pour une nation d’une colonisation économiquement et scientifiquement comprise, j’ai l’espoir de prouver que la colonisation est indispensable à un grand peuple.
Il est un principe essentiellement économique, dit l’orateur, c’est celui qui reconnaît les avantages du développement de la sphère des marchés, de l’étendue des échanges. Le résultat immédiat des colonies n’est-il pas de créer de nouveaux courants commerciaux, d’augmenter le trafic par mer et d’ouvrir à l’industrie de nouveaux débouchés par la voie de l’échange ? Mais ce n’est pas seulement au point de vue industriel et commercial que les colonies offrent de sérieux avantages ; c’est surtout au point de vue de l’accroissement immédiat de la richesse amené par le fonctionnement normal du premier agent de production, le capital. Le rendement des capitaux dans un pays neuf dépasse de beaucoup celui qu’on peut obtenir dans les pays plus anciens. De là une rente qui sera servie à la métropole par la colonie, cette rente ayant pour valeur la différence des taux de rendement qui vient d’être signalée. Cette rente dont bénéficieront les capitalistes augmentera la demande des produits de toutes sortes, et déterminera par suite un surcroît de production. Aux mains de capitalistes trop prudents, elle augmentera l’épargne. De toute façon elle contribuera à l’accroissement de la richesse du pays. Mais il ne faut pas voir seulement dans la colonisation un moyen de contribuer à l’accroissement de la richesse générale par une circulation et surtout par un emploi rationnels, il faut y voir surtout un moyen d’accroître l’intensité d’une force indispensable à toute nation, l’esprit d’entreprise. Le capital a une véritable mission morale et économique à remplir : il doit se faire le pionnier de la civilisation. Pourquoi, jusqu’ici, paraît-il faillir à cette mission ? C’est qu’il a trouvé dans les fonds d’État une rémunération permettant à ceux qui les détiennent de vivre au sein d’une abondance facile ; en d’autres termes, le taux élevé de la rente est une véritable prime payée à l’oisiveté.
La colonisation est l’école du travail et de la liberté. L’homme livré à lui-même, sous l’impulsion des lois de l’intérêt et du moindre effort, y acquiert les vertus viriles qui font le véritable citoyen ; il apprend à se solidariser avec ses semblables dans une lutte commune contre les résistances de la nature.
Mais il revient à la colonisation une mission bien plus importante que celle d’accroître la richesse, d’augmenter la surface des marchés et d’apprendre aux capitalistes leur rôle social. Elle doit remplir encore une tâche essentiellement civilisatrice ; la plupart des États ne s’en rendent pas un compte exact. Un État civilisé doit s’efforcer de se faire aimer des peuplades sauvages qu’il prend sous sa domination, les éduquer et non les exterminer brutalement. Dans cette œuvre difficile qui doit tendre à l’assimilation de l’indigène, le peuple colonisateur doit s’efforcer d’exercer une influence saine, s’il ne veut pas accumuler de gros nuages à l’horizon. Il n’y a donc pas seulement un but économique à atteindre dans la colonisation, mais un but moral dont l’importance nous échappe trop souvent. On a reproché à la colonisation de favoriser l’esprit de conquête, l’esprit guerrier dont nos moralistes ont, avec raison, une si grande horreur à notre époque. Pour eux la colonisation est synonyme de conquête.
Il est vrai que le passé et le présent leur donnent raison. L’État se heurte ici à une grande difficulté dont il ne peut se tirer qu’avec du tact et de la prudence. Il faut réfléchir, dit l’orateur, que la civilisation ne peut exister qu’à la condition d’augmenter peu à peu le champ de son action. Toute entrave à son extension compromet son existence même. Mais ce n’est pas une raison pour approuver l’idée de conquête. En effet, la colonisation porterait bien plus de fruits sous la forme de protectorat ou simplement, dans bien des cas, par l’expansion naturelle de l’influence. L’esprit de conquête est la conséquence néfaste de l’esprit protectionniste. Il a la prétention de créer la colonisation, tandis qu’il lui nuit singulièrement, au contraire. L’idée de civilisation exige une logique humanitaire qui ne peut s’accorder avec celle de conquête.
Mais, d’autre part, pour que la colonisation fût ce qu’elle devrait être, il faudrait que le pays colonisateur se trouvât à la hauteur de cette mission difficile. Or, l’état moral de la plupart des nations européennes les rend-il capable de donner l’exemple à des peuplades barbares ? On peut en douter. L’orateur tient seulement à affirmer que l’état de fièvre dans lequel se trouve la France ne peut la rendre propre à coloniser avantageusement. Cet état défavorable est dû à l’exaltation de toutes les passions par les politiciens de tous les partis. La politique absorbe toutes les forces vives de la nation et l’épuise par ses troubles à l’intérieur. Pour coloniser efficacement, il faudrait qu’une nation fût forte à l’intérieur avant de songer à son expansion extérieure. Il n’y a pas de doute que si la France pouvait arriver au calme, elle serait aussi apte à coloniser que l’Angleterre.
Trop souvent, dit-il, la lie de la population se précipite dans nos colonies. Dans ces conditions, des colons ont le tort de se croire tout permis. À les écouter, l’État dans les colonies devrait être l’humble serviteur des colons ; cependant l’oppression des indigènes ne leur est jamais avantageuse. Comment, alors, s’étonner de ces fâcheux résultats dans un pays où, de plus, le système protectionniste fait sentir dans toutes les branches de l’activité humaine les conséquences de son influence anémiante, où l’individu, habitué à recourir toujours et pour toutes choses à l’État, ne peut acquérir les vertus viriles et l’esprit d’entreprise indispensable au vrai colon. C’est une élite de capitalistes persévérants, doués d’une énergie morale à toute épreuve, capables de se faire respecter et de donner l’exemple, qu’il faudrait dans une colonie pour qu’elle portât ses fruits. Or l’orateur croit fermement que la malsaine habitude de toujours implorer l’État est caractéristique dans les pays où domine le protectionnisme, qu’elle prive ce peuple de vertus indispensables à la réussite dans les pays neufs. Le système protectionniste d’où dérivent tous les monopoles est immoral, la colonisation en subit les conséquences, alors qu’elle devrait être essentiellement morale.
Il est encore une raison majeure pour laquelle la colonisation ne rend pas les services attendus dans notre pays, par exemple. C’est l’abstention des capitaux. Nos financiers et nos capitalistes n’ont guère le goût de la colonisation.
Leur sens pratique les fait s’abstenir de toute intervention dans des opérations qu’ils ne pourraient suivre que de trop loin. L’État français veut bien coloniser, mais la nation hésite à le suivre dans cette voie. C’est qu’on n’a jamais assez cherché à diriger l’opinion dans ce sens, et c’est là une faute grave. Un de nos confrères, M. Paul Leroy-Beaulieu, l’a parfaitement compris : depuis longtemps il s’est montré le champion ardent de la colonisation.
L’orateur a dit tout à l’heure qu’il voyait dans la colonisation une mission salutaire à remplir pour le capital. Il voudrait maintenant faire comprendre pourquoi il attache une si grande importance au rôle du capital et surtout du capitaliste. Le petit propriétaire qui a consacré toute ses ressources à l’acquisition du fonds qu’il veut exploiter, et qui n’a par suite aucune réserve disponible, se trouve trop à la merci de l’imprévu et des mauvaises années. Il est forcé alors de recourir à l’hypothèque et marche de cette façon à une ruine certaine. Après lui arrive un nouveau propriétaire qui paye beaucoup trop cher le fonds à exploiter et qui ne tarde pas à être aux prises avec les mêmes difficultés, dans l’impossibilité où il se trouve de tirer de la propriété une rémunération suffisante de sa mise de fonds. L’orateur est donc convaincu que la colonisation est essentiellement l’œuvre du capitaliste disposant d’une réserve suffisante. Pour lui, l’État ne devrait se lancer dans une entreprise coloniale qu’après s’être assuré le concours de capitalistes pouvant fournir les ressources nécessaires à l’exploitation des colonies nouvelles. Il faudrait créer un courant d’opinion favorable avant de se lancer dans une entreprise aussi hasardeuse. Pourquoi l’Angleterre a-t-elle réussi dans ses colonies ? C’est que dans ce merveilleux pays d’initiative privée, l’État s’est toujours senti soutenu par des capitalistes confiants et décidés. Pour arriver à des résultats identiques en France, il faudrait encourager les groupements de capitaux et, à ce point de vue, les sociétés anonymes rendraient de grands services en cette circonstance. Pour l’État français, la colonisation n’est qu’un prétexte de places lucratives à offrir à de nombreux fonctionnaires ; là se borne toute son ambition. Mais il paraît souverainement injuste de rendre la colonisation responsable de cette politique à courte vue. Dans ces conditions le nombre de nos colonies s’est accru outre mesure en augmentant singulièrement les charges de la métropole. Dans le choix même des colonies, il est encore fort important de tenir compte de la facilité des relations avec la métropole ; il faut également de la part de l’État une orientation d’idées constante et logique dans sa politique d’expansion coloniale. Dans cet ordre d’idées notre tâche est toute tracée en Afrique.
Mais étant donnée la grande quantité de capitaux nécessaires aux colonies, on ne peut souhaiter à une nation comme la nôtre d’en posséder un trop grand nombre. Il y a là une question de juste mesure fort délicate à résoudre. Un nombre exagéré de colonies nécessiterait pour leur réussite un chiffre considérable de capitaux.
Et ces capitaux ainsi enlevés à la métropole le seraient au détriment de l’industrie nationale. C’est pour cela qu’il faut savoir se borner dans les entreprises coloniales, malgré les nombreux attraits de la colonisation.
L’orateur termine, en affirmant qu’un esprit prévoyant ne saurait renoncer à la colonisation en raison des difficultés qu’elle offre trop souvent. Et la première de toutes n’est-elle pas le résultat des luttes intestines suscitées par la politique ? La confiance manque alors, et les capitaux deviennent plus rétifs que jamais. Il appartient aux esprits libéraux de calmer cette effervescence nuisible, de ramener l’opinion à une plus juste appréciation des choses, en faisant prévaloir leurs idées saines et larges, puisées aux sources mêmes de la science.
En résumé, dit M. de Chabanne, je crois que l’État ne doit pas chercher à avoir un nombre trop considérable de colonies ; il doit s’attacher à résoudre la question de mesure et de proportion si importante au point de vue économique. Bien que partisan des colonies, je désapprouve donc absolument la politique d’expansion coloniale, conséquence néfaste de l’impérialisme. Je crois que l’État doit s’efforcer d’arriver le plus vite possible à l’autonomie administrative et financière dans ses colonies. Pour atteindre ce but, il n’y a qu’une seule méthode, la seule efficace d’ailleurs, dans la solution de toutes les questions économiques, celle de la liberté.
Deux mots seulement, ajoute-t-il encore, pour vous faire remarquer que j’ai discuté la question en tenant compte de l’organisation sociale actuelle, c’est-à-dire de la prépondérance accordée à l’État. Cette prépondérance existant depuis la suppression du régime féodal, il me paraîtrait téméraire de n’en plus tenir compte d’une façon radicale. Je ne crois donc pas la possibilité de se passer à notre époque de l’État en ce qui concerne la colonisation. Mais je ne me fais pas d’illusion, car je sais qu’en reconnaissant ici une intervention étatiste, je commets une faute de logique en ce sens qu’étant libre-échangiste fervent je ne devrais faire aucune concession au protectionnisme. En effet, la prépondérance de l’État n’engendre-t-elle pas le système que nous condamnons ? Je le crains. C’est pourquoi je trouve que l’État ne devrait pas imposer la colonisation à la nation, mais simplement suivre les besoins et les désirs des nationaux. Il y a là une grande différence entre la colonisation d’État ouvertement protectionniste que je condamne et la colonisation demandée, en quelque sorte colonisation d’opinion que je crois utile au point de vue de la puissance d’une nation. Les politiques, s’ils voyaient les choses de haut, ne devraient avoir qu’un seul but celui de lutter contre la marche fausse donnée à la civilisation par ces idées de centralisation par l’État qui engendrent tant de maux. Le protectionnisme est la plus haute expression de l’erreur des politiques.
M. Paul Leroy-Beaulieu rend d’abord hommage aux idées justes et libérales émises par le précédent orateur. Reprenant ensuite le texte même de la question, il rappelle qu’au point de vue historique, tous les grands peuples, les Grecs, les Romains, dans l’antiquité et, dans les temps modernes, l’Espagne, au temps de sa plus florissante puissance, l’Angleterre, etc., ont été des peuples colonisateurs. Les Chinois eux-mêmes ont passé par une période historique où la colonisation caractérisait leur puissance la plus grande. Les Allemands, qui forment un grand peuple, travaillent depuis quelques années à leur expansion coloniale en Afrique et en Chine. Du reste, il faut absolument que l’on colonise. Si nos ancêtres ne l’avaient pas fait, nous serions restés confinés autour de la Méditerranée et un peu sur les rivages de la mer du Nord. Que de richesses dont nous n’aurions pas aujourd’hui la jouissance, que nous ne connaîtrions même pas, et que la colonisation a mises à notre service ! Il faut et il faudra toujours des colonies. La colonisation sera une œuvre permanente dans le centre de l’Afrique, par exemple, dans les contrées tropicales, d’où ne peut se retirer l’influence européenne, sous peine de voir retomber dans la barbarie toutes ces peuplades noires que l’on a eu tant de peine à tirer de leur inertie.
L’évolution naturelle de l’humanité l’ordonne. Il faut coloniser. On croit souvent qu’avec le commerce on pourrait suppléer à la colonisation. C’est une erreur. Si l’on s’était contenté de commercer avec les Peaux-Rouges du Nord-Amérique, les États-Unis seraient-ils ce qu’ils sont aujourd’hui ? Pour l’utilisation réelle des pays neufs, pour en développer l’exploitation, il faut la colonisation, c’est-à-dire la direction économique et politique, la mise en valeur méthodique des ressources minérales et végétales, l’organisation pratique de la production sous toutes ses formes, et ce n’est pas là l’œuvre du commerce. La colonisation nécessite d’abord l’exploration à fond du pays. Il faut ensuite attirer les capitaux. Et, pour le dire en passant, les capitaux français, que l’on dit si timides, et qui le sont souvent, c’est vrai, ces capitaux sont parfois aussi des plus hardis, hardis à l’excès. Le Suez et le Panama sont là pour l’attester. En Tunisie même, M. Leroy-Beaulieu peut citer l’entreprise des phosphates de Gafsa, que bien peu de capitalistes auraient crue aussi féconde qu’elle l’est et dont les résultats récompensent, dès maintenant, la confiance de ceux qui ont prévu l’avenir.
La civilisation ne serait rien sans la colonisation, à laquelle nous devons les produits les plus précieux pour notre existence moderne, le pétrole, le coton, etc., etc.
Une seule question se pose. Importe-t-il à chaque nation de prendre part à l’œuvre de la colonisation, ou de laisser certains peuples coloniser, les autres tirant profit, dans les possessions d’autrui, des résultats obtenus ? M. Leroy-Beaulieu croit que, en ce qui nous regarde, quand un peuple possède de grandes ressources, quand il a comme nous derrière lui un grand passé historique, il doit prendre part à cette œuvre de la colonisation du monde. D’autant plus que, dans notre pays, il n’y a plus rien à faire maintenant. Pas une grande entreprise, pas une exploitation fructueuse, étant donné le sous-sol particulièrement pauvre qui nous rend si inférieur à presque tous les peuples de l’Europe au point de vue économique.
La colonisation a ce mérite de porter hors des frontières les hommes, les capitaux, qui trouvent à s’employer au loin. Sans doute, il faut une mesure dans la colonisation. Il faut, autant que possible, proportionner les efforts que l’on fait au dehors à ses ressources en population et en capitaux. Les Français se sont laissé entraîner peut-être à occuper un domaine trop étendu. Mais ils ont voulu profiter du moment où il y avait encore des espaces disponibles ; nous avons même perdu un peu de temps. Sans doute nous ne pourrons pas exploiter rapidement tout ce que nous avons occupé, surtout étant donné que notre population n’est pas exubérante. En tous cas, nous devons nous garder d’augmenter encore notre empire colonial, nous garder surtout de vouloir occuper le Maroc, dont la population est trop considérable, et, dont l’annexion nous créerait des difficultés insurmontables. Mais, encore une fois, nous avons bien fait de prendre ce que nous avons actuellement, surtout en Afrique, où nous avons maintenant une situation unique, à quelques heures de Marseille. Le domaine que nous possédons aujourd’hui peut être mis en valeur par nous-mêmes, à la condition de bien traiter les indigènes. Ce principe est la base de toute colonisation. Les indigènes sont plus importants que les colons. Il faut leur inculquer nos arts techniques inférieurs, leur apprendre à être charrons, forgerons, menuisiers, charpentiers, etc., sans chercher à leur donner une instruction théorique inutile.
En somme, il faut un idéal à un pays comme la France, un idéal politique et économique qui n’est point chez nous. Il faut être colonisateurs, puisque nous avons des colonies et nous pouvons fort bien coloniser, avec un beau domaine comme celui que nous avons à nos portes, qui nous fera honneur et profit.
M. Yves Guyot ne s’attendait pas à prendre la parole aussi tôt. Il avait demandé d’être inscrit la fin de la discussion pour quelques observations. La discussion engagée a un double caractère : un caractère politique et un caractère économique. Les termes de la question posée par M. de Chabanne La Palice : « Est-il nécessaire d’avoir des colonies pour être un grand peuple ? » ont le défaut d’être trop généraux ; car tous les peuples, même grands, ne sont pas placés dans les mêmes conditions. M. Paul Leroy-Beaulieu l’a reconnu ; mais à son tour, il a dit : Est-il bon que le monde soit conquis par des civilisations plus avancées en évolution que celles des indigènes qui l’occupaient ? Il y a bien des protectionnistes qui, nous menaçant tous les matins du péril américain, semblent regretter le bon temps où les territoires de l’Amérique du Nord étaient disputés entre quelques centaines de mille Sioux, Apaches et Iroquois. Ils ne menaceraient point l’Europe de l’envahir de leurs produits, mais ils n’achèteraient point de toilettes rue de la Paix et n’auraient point permis à un certain nombre de peintres de construire des hôtels, avenue de Villiers. Ce n’est pas à la Société d’économie politique que l’on peut redouter l’extension du progrès, sous prétexte qu’il est un élément de concurrence.
M. Yves Guyot rappelle qu’il a toujours dit : c’est une chose de se lancer dans une aventure coloniale, c’est une autre chose d’y renoncer une fois qu’on a commencé. Un peuple ne peut évacuer des territoires qu’il a occupés, abandonner une entreprise, sans qu’il en résulte pour lui un affaiblissement moral tout au moins. Certes, M. Yves Guyot rend pleine justice à M. Jules Ferry et à M. Étienne, qui ont bravé l’impopularité pour augmenter le domaine colonial de la France. Nous ne pouvons le liquider ; mais nous ne devons pas tenter de l’étendre. Nous devons nous attacher à le mettre en valeur, et les chiffres indiquent que, jusqu’à présent, l’idéal colonial a surtout été l’illusion coloniale. On avait prétendu que nos nouvelles colonies, quoique situées sous le climat torride, aideraient à l’expansion de la race française et nous voyons que les passages accordés par l’État ont profité, en 1901, seulement à 361 hommes, en 1902, à 264. On disait qu’elles ouvriraient des débouchés à nos produits et nous voyons qu’en 1901, nos exportations pour nos colonies, non comprises l’Algérie et la Tunisie, se sont élevées à 211 millions.
Or, notre budget colonial est de 112 millions. Il monte donc à 53% de nos exportations.
On peut donc dire que plus de la moitié des marchandises expédiées dans les colonies y sont entraînées par le budget payé par la métropole, et si on entre dans le détail des articles exportés, cette conviction est encore fortifiée. Enfin, il ne faut pas nous dissimuler que ces chiffres sont obtenus en partie au moyen de tarifs de douanes ou d’exemptions de droits qui rappellent de plus ou moins loin le pacte colonial.
La politique coloniale, loin de détruire le protectionnisme en France, l’a développé : dès que nous avons mis la main sur un territoire, nous y pratiquons la politique de la porte fermée, et nous avons provoqué ainsi l’impérialisme anglais. Les Anglais ont considéré qu’ils seraient d’autant plus sûrs de maintenir la porte ouverte pour eux comme pour les autres, qu’ils exploiteraient eux-mêmes les territoires, et nous les avons vus pratiquer l’impérialisme en laissant la plus large autonomie à leurs possessions. Cette politique de la porte fermée est la cause de nos conflits et peut amener des conséquences redoutables.
D’après le rapporteur du budget des colonies, les 5/6e du budget colonial sont des dépenses militaires ; et les colonies exigent d’autres dépenses. On répète sur tous les tons qu’elles nécessitent l’empire de la mer, mais à coup sûr, elles n’ont pas développé notre marine marchande : on parle de points d’appui de la flotte, de dépôts de charbon ; mais le pouvoir calorifique du charbon s’évapore, si le charbon n’est pas fréquemment renouvelé, et il ne peut l’être que par une marine marchande active comme la marine anglaise. Et ici intervient la question politique. Avant de songer à agrandir notre domaine dans toutes les parties du monde, nous devons assurer notre sécurité en Europe.
Nous ne saurions invoquer l’exemple de l’Angleterre ; car elle n’a pas à se préoccuper des champs de bataille du continent et nous ne pouvons avoir la prétention d’avoir une armée de terre de premier ordre et une flotte comparable à la sienne. Enfin, comme l’a fait remarquer M. de Chabanne la Palice, les procédés de colonisation ne sont pas les mêmes. On voit des Anglais s’engager dans des pays, y engager leurs capitaux et remorquer ensuite leur gouvernement. Il ne les précède pas, il les suit, comme viennent de le montrer d’une manière si éclatante les événements de l’Afrique du Sud.
En France, au contraire, c’est le gouvernement qui commence, et qui ensuite essaye d’entraîner les colons récalcitrants, récalcitrants, parce que la vie est agréable en France, même pour ceux qui en disent le plus de mal.
Nous avons plus de territoires que nous ne pouvons en mettre en valeur et que nous ne pouvons en défendre efficacement. Nous les avons, nous ne pouvons les abandonner. Tâchons de nous en contenter, en en tirant le meilleur parti possible et en en développant la richesse.
M. Noël Pardon s’excuse d’avoir à présenter une observation personnelle. Il y est forcé, d’ailleurs, et ne prend la parole que pour cela. Il regrette de trouver, dans la discussion de M. de Chabanne la Palice, sur les fonctionnaires coloniaux, un lieu commun que l’honorable orateur a bien essayé de relever par la piquante nouveauté de l’expression : ce sont, dit-il, des vols de sauterelles plus nuisibles que les sauterelles. M. Noël Pardon demandera à M. de Chabanne la Palice d’abord, s’il peut préciser quelque fait à la charge d’un fonctionnaire colonial ; ensuite, s’il n’a jamais, dans son existence de colon, demandé aide et assistance à un fonctionnaire colonial.
Ce point réglé en passant, M. Noël Pardon pense que, quels qu’aient été les résultats de la politique coloniale française, on ne peut lui refuser d’avoir produit, en M. Paul Leroy-Beaulieu, qui vient de tenir l’assistance sous le charme et l’influence profonde de sa parole, le premier coloniste du monde. De toutes les raisons de coloniser, il vient de développer la meilleure, la seule indiscutable : le besoin d’un idéal. Oui, la satisfaction de ce besoin est beaucoup pour un peuple, et surtout de notre race.
Mais, en dehors de cet idéal, qu’y a-t-il de tangible et en quoi la colonisation nous a-t-elle rendus « plus grands » ? Il faut savoir ne pas se payer de mots. Au point de vue des intérêts matériels, c’est l’échec. Le premier mouvement de M. Noël Pardon, en vue de la discussion de ce soir, avait été comme celui de M. Yves Guyot, d’aller aux chiffres. Il faut bien avouer qu’ils sont désolants. En somme, la France a payé, en 1902, 115 millions de francs pour vendre 249 millions à ses colonies et leur acheter 178 millions. Voilà la solution statistique de la question posée par M. le comte de Chabanne. La solution historique ou politique est-elle différente ? Il semble à M. Noël Pardon qu’on fasse, à ce sujet, une singulière confusion.
« Tous les grands peuples, dit-on, ont été colonisateurs. » Peut-être. Mais la thèse est incomplète, et M. Pardon pense qu’il faudrait ajouter, l’histoire en main, si triste et décevant que ce puisse être « et dès qu’ils ont été colonisateurs, ils ont cessé d’être de grands peuples. »
Sans remonter à l’antique Carthage où, peut-être, M. de Chabanne la Palice ne coloniserait pas si Annibal n’avait voulu aller coloniser l’Italie, n’avons-nous pas sous les yeux le Portugal et l’Espagne, les deux plus grands peuples colonisateurs, cessant d’être de grands peuples ? Pour l’Espagne l’argument est encore plus frappant : on peut constater le relèvement de ce pays dès qu’il perd ses colonies.
L’impérialisme qui sévit en Angleterre et aux États-Unis et n’est autre chose qu’une forme du « morbus colonialis » dénoncé par Bismarck n’est-il pas la fissure menaçante ?
Pour la France, M. Noël Pardon voudrait être mauvais prophète ; mais souvenons-nous de Faschoda. Quelques arpents de marécages ont failli amener une grande guerre. Défions-nous aussi des marécages du Siam. Il s’en élève des vapeurs terriblement menaçantes depuis l’alliance de l’Angleterre et du Japon. M. Pardon signale les efforts encore souterrains des Japonais au Siam.
Restreignons le terrain de la discussion, dit en terminant M. Pardon, du théâtre du monde à l’ourlet de cette nappe. Vous êtes, Messieurs, des économistes. Admettez-vous qu’un peuple puisse être grand s’il s’appuie sur des principes aussi contraires aux vôtres que l’intervention de l’État et la protection ? Or ce sont deux piliers sur lesquels toute colonisation repose.
M. de Chabanne La Palice, en réponse aux protestations de M. Noël Pardon, dit qu’il n’a nullement voulu s’attaquer aux fonctionnaires de nos colonies, mais seulement au fonctionnarisme, qu’il persiste à condamner au point de vue économique, surtout lorsqu’il y a, comme c’est le cas pour les possessions françaises, pléthore de fonctionnaires.
Oui, ajoute M. Paul Leroy-Beaulieu, on ne fait pas ici le procès des fonctionnaires coloniaux, qui sont tous, on peut le dire, épris de leur tâche et dont beaucoup sont des hommes de véritable valeur. Mais on a une fâcheuse tendance, en France, à en créer beaucoup trop, et ils sont deux ou trois fois plus nombreux dans nos possessions que dans les colonies similaires appartenant aux Anglais.
M. Mercet pense que la question que vient de traiter M. de Chabanne La Palice aurait pu être formulée d’une manière un peu différente ; notre pensée à tous est de la rapporter à la France, et l’on aurait pu dire. « La France qui a des colonies est-elle un grand peuple ? »
M. Mercet définit un grand peuple celui qui n’a pas besoin financièrement du concours des autres. Les peuples qui ont des dettes extérieures, si grands et si puissants qu’ils paraissent, ne sont que des nations de second rang. Ils ne sont pas complètement indépendants ; pour une partie de leurs actes ils sont tributaires des autres.
Il y a quatre peuples que l’on peut qualifier de grands peuples, ce sont l’Angleterre, la France, l’Allemagne et les États-Unis, les deux premiers surtout qui sont les banquiers du monde entier. M. Mercet rappelle qu’après les douloureux événements de 1870, la France ne pensait qu’à reprendre des forces, qu’à réparer tous les maux d’une guerre douloureuse. Elle s’y consacra entièrement ; et ce n’est qu’après 1880, qu’un grand homme d’État, Jules Ferry, songea à l’avenir colonial de notre pays. Il lui ménagea, au milieu de grandes épreuves personnelles, la possession de l’Indochine, de la Tunisie, et lui prépara celle de Madagascar. En même temps tous les États reconnaissaient la nécessité de l’expansion coloniale, l’utilité commerciale et industrielle des colonies et s’employaient à l’appliquer à leur profit. L’Angleterre est en mal constant de colonies ; nous la trouvons partout et toujours sur notre chemin. L’Allemagne a mis la main sur les terres d’Afrique et d’Océanie que ne protégeait encore aucun drapeau. L’Italie s’est installée sur la côte orientale d’Afrique ; on voyait peu à peu diminuer rapidement les portions disponibles du monde. Il était indispensable pour la France de prendre sa part avant que tout ne fut absorbé par les autres. De là le développement peut-être prématuré de notre empire colonial, mais il est acquis, les limites sont fixées et c’est l’avenir qui mettra en valeur tout ce que nous avons assuré dès maintenant.
Le reproche qu’on fait à nos colonies, c’est de coûter encore à la métropole et de charger notre budget de sommes importantes, sans résultat.
M. Mercet signale rapidement les avantages que procurent à la France et que lui procureront plus tard les colonies. Il estime que la politique coloniale bien comprise est une grande force ajoutée à la politique générale d’un pays.
Elle apporte un élément de richesse, de puissance, de prestige, faute duquel un pays comme le nôtre risquerait de descendre au 2° et 3° rang parmi les nations. En mettant en valeur les immenses et riches domaines que nous possédons au loin, nous accroîtrons la richesse nationale.
Certes, il y a des difficultés à surmonter, difficultés de tous ordres, de climat, de personnel, de main-d’œuvre, de législation douanière, de droits fiscaux, etc., etc. : ce n’est pas une raison pour ne pas lutter contre elles, pour ne pas en triompher. La plus importante de toutes, c’est la prudente réserve des capitaux. C’est là que l’effort doit être le plus énergique et le plus vigoureux, car les capitaux sont la base même sans laquelle la mise en valeur de nos possessions lointaines ne peut se développer largement.
M. Mercet conclut en disant que les colonies de la France sont des facteurs considérables de sa fortune future. Sans colonies, on peut être un grand petit peuple.
Avec des colonies on est ou l’on peut certainement devenir un grand peuple. La France a droit dès maintenant à ce titre.
M. A. Vivier, vu l’heure avancée, désire seulement signaler, en de brèves formules, les quatre points que voici :
1° Comme on l’a dit il y a un instant, il faut bien traiter les indigènes, qui sont plus importants aux colonies que les colons. Et cette idée avait été bien mise en lumière, il y a plus de vingt ans, par un homme de valeur qui fut directeur des affaires civiles en Algérie, sous le gouvernement de M. A. Grévy, M. Regnault, dans une brochure intitulée : La Question algérienne.
2° Quand on compare le mode d’expansion coloniale des Français et des Anglais, on constate que ceux-ci, après s’être établis dans une possession, y installent le self government, tandis que nous nous y installons toute une administration dépendante de la métropole, et spécialement des députés coloniaux, la pire des inventions.
3° Il faut développer la production des colonies, pour développer la puissance d’achat des indigènes. Or nous voulons tout de suite pouvoir vendre beaucoup dans nos possessions, sans nous demander avec quoi nos clients nous paieront.
4° Une chose encore nous rend inférieurs sur ce terrain, aux Anglais, par exemple : c’est que nous ne savons pas importer dans nos colonies, comme eux, nos habitudes, nos goûts français, ce qui entraînerait la consommation de produits nationaux, c’est-à-dire des débouchés assurés pour l’industrie de la métropole.
M. Frédéric Passy, président, croit pouvoir se dispenser d’essayer un résumé de la discussion que la Société vient d’entendre. Mais il demande la permission de prendre, malgré l’heure, la parole à son tour, et de présenter pour son compte quelques observations.
La discussion, dit-il, ainsi que l’a remarqué l’un des préopinants, n’a pas tout fait répondu à ce que pouvaient faire attendre les termes de la question proposée : Les colonies sont-elles nécessaires à la grandeur d’un peuple ? C’est une question de doctrine. Et d’ordinaire, sinon toujours, sans négliger le côté pratique en vue duquel des solutions de doctrine doivent être recherchées, ce sont les questions de doctrine qu’aborde de préférence la Société. Sauf M. Leroy-Beaulieu, qui s’est énergiquement prononcé dans le sens de l’affirmative, et M. Pardon, qui non moins énergiquement s’est prononcé pour la négative, on s’est peu occupé de la question de principe. On a pris, les uns en approuvant ce qui a été fait, les autres en le regrettant plus ou moins, les choses où elles en sont. La France, a-t-on dit, a un vaste empire colonial ; c’est un fait. Que faut-il qu’elle fasse de cet empire, et quel est pour elle le meilleur moyen d’en alléger les charges et d’en tirer parti ?
Sur ce point, il ne pouvait guère y avoir de dissentiment grave. Ni M. Yves Guyot, qui a publié jadis, à l’époque où commençait le grand mouvement d’expansion coloniale de la France, un puissant réquisitoire contre cette politique, ni M. Passy lui-même qui l’a combattue, au Parlement, avec une énergie qui lui a été souvent reprochée, ne pourraient songer à demander l’abandon des possessions dont ils auraient voulu que l’on s’abstînt de s’emparer, et conseiller à la France la retraite qu’a du s’imposer l’Italie.
Ils prennent comme les autres les choses dans leur état actuel. Et, dès lors, ils ne peuvent qu’être d’accord avec M. Leroy-Beaulieu et la plupart de leurs collègues pour réclamer plus de ménagements à l’égard des indigènes, qui devraient être, comme on l’a bien dit, l’élément principal de la vie coloniale ; moins de fonctionnaires, surtout moins de fonctionnarisme ; moins de travaux d’apparat et plus de travaux immédiatement utiles ; moins de restrictions douanières surtout et plus de liberté pour l’industrie et le commerce.
C’est là ce qui aurait dû être fait. Ce n’est pas, malheureusement, ce qui a été fait. On demande des colonies pour avoir, dit-on, des débouchés. Et, quand on en a, au lieu de laisser venir à elles librement les produits, les capitaux et les activités, on en fait des enceintes fermées que l’on prétend exploiter au profit de quelques industries ou de quelques catégories de personnes privilégiées. On les considère comme des vaches à lait, bonnes uniquement à être traites. Et l’on a bien soin en même temps de leur refuser tous les moyens de se faire du lait.
Et ceci, dit M. Passy, me ramène à la question de doctrine. Est-il nécessaire pour un peuple d’avoir des colonies ; de se créer par tous les moyens un empire colonial ?
Par tous les moyens ? Par la conquête, par l’assujettissement des indigènes, par l’exploitation à outrance ? Évidemment non, dit M. Passy. L’humanité et la justice l’interdisent. L’intérêt bien entendu ne devrait pas moins le défendre. Et ce n’est pas en vain que Michelet a dénoncé l’insanité des peuples européens, écrasant, au lieu de l’élever et de le servir en s’en servant, l’instrument naturel du développement des terres lointaines, l’homme fait pour le climat. La colonisation violente, comme le constatait tout à l’heure M. Pardon, n’a pas, en général, profité à ceux qui l’ont pratiquée. Et ce n’est pas seulement à l’Espagne que pourrait être appliquée cette parole prononcée, au siècle dernier, dans une séance des Cortès : « C’est l’Amérique qui a perdu l’Espagne. C’est elle, c’est la fausse puissance et la fausse richesse qu’elle a poursuivie de l’autre côté de l’Atlantique qui ont été la cause de la perte de sa richesse et de sa liberté. »
Et c’est pourquoi cette façon d’entendre la colonisation a été condamnée tour à tour par Franklin, par Turgot, par Cobden, par Bastiat et par la plupart de nos maîtres en économie politique.
Elle l’a été aussi, après une trop longue pratique, au nom de l’expérience, par l’Angleterre elle-même, qui, après avoir poussé l’exploitation de ses possessions lointaines jusqu’à interdire, comme le constatent de vieux auteurs, à ses colonies de l’Amérique du Nord de se faire des balais de bouleau ou d’utiliser la laine de leurs moutons, en est venue, il y a près d’un demi-siècle, à déclarer magistralement, par la bouche de lord John Russell, que l’intérêt et le devoir de la métropole étaient de préparer ses colonies à l’autonomie.
Et, en effet, sauf quelques exceptions qu’il faut regretter, ce n’est pas, ainsi que le remarquait tout à l’heure M. Yves Guyot, par la conquête et en vue d’une exploitation exclusive, que les colonies anglaises sont fondées. « Ce n’est pas le commerce qui doit suivre le drapeau », a dit dans un jour de bon sens M. de Bismarck, « c’est le drapeau qui suit le commerce. »
Il n’est pas certain, d’ailleurs, que l’expansion d’une nation ne s’exerce réellement que par la colonisation officielle, ou, pour mieux dire, qu’il n’y ait de colonies que les possessions territoriales sur lesquelles flotte le drapeau de la métropole. On veut des colonies pour avoir des débouchés et de l’influence. La France, et surtout l’Italie, n’ont-elles pas, dans l’Amérique du Sud, par le grand nombre de leurs nationaux qui y sont établis et par les relations commerciales qu’elles y entretiennent, une colonie d’une autre importance que cet empire d’Erythrée, qui a mis en si triste évidence les dangers des appétits excessifs ? L’Angleterre, qui est notre plus grand client, n’est-elle pas, comme le dit plaisamment l’amiral Réveillère, notre meilleure colonie ? Et n’en est-il pas de même, à un moindre degré, de tous les points du globe où, sans dépenses et sans violences, la France met le pied, par ses industriels, par ses commerçants et par sa langue ? On peut donc, sans être ennemi de la grandeur et de l’influence de son pays, ne pas voir sans quelques préoccupations cet entraînement vers les prises de possession lointaines, dont tout le monde paraît reconnaître, d’ailleurs, que le terme est arrivé. Et M. Passy, tout en acceptant, puisqu’il le faut bien, ce qui est fait, ne croit pas avoir à se reprocher d’avoir trop inutilement combattu jadis des entreprises qui, quels que soient les résultats que l’on en peut attendre plus tard, ont coûté bien cher, plus cher qu’il ne le disait lui-même, et qui auraient pu, si des complications très à craindre alors étaient survenues en Europe, mettre la République dans un embarras égal à celui où la guerre du Mexique avait mis l’Empire au commencement des entreprises de l’Allemagne contre le Danemark.
Il lui est difficile, d’ailleurs, d’accepter ce que dit M. Leroy-Beaulieu de l’épuisement des ressources de la France. Plus rien à faire dans notre pays ; plus rien à tirer de notre sol, pauvre et épuisé ; plus rien à attendre du développement de notre industrie et du perfectionnement de notre agriculture ? Et nous avons toute la puissance de nos cours d’eau à employer, soit pour la production de la force, soit pour la fertilisation de nos campagnes ! Et nous avons toutes les découvertes de la science qui, à chaque instant, nous apprend à tirer parti de ce qui nous était resté jusqu’à présent inutile ! Et nous sommes, par notre situation, par nos côtes, qui nous ouvrent toutes les mers, et par nos frontières, qui nous ouvrent le continent européen, prédestinés en quelque sorte à être les véritables intermédiaires entre l’Europe et les autres parties du monde ! Il n’y a qu’une chose qui nous manque. C’est de ne pas nous lier les mains à nous-mêmes, et de ne pas nous mettre volontairement en quarantaine en fermant notre terre de France, cette terre qui devrait être hospitalière entre toutes, comme ses dépendances extérieures, au commerce du reste du monde, qui ne demande qu’à les vivifier. Grandir, oui. Mais, pour grandir, commencer par desserrer les liens dans lesquels nous étouffons.
La séance est levée à 11 h. 10.
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