La participation aux bénéfices est-elle contraire aux principes économiques ?

Le 5 juillet 1885, la Société d’économie politique examine la question de la participation des salariés aux bénéfices de leur entreprise. Si elle s’établit dans la liberté, soutiennent presque unanimement les membres présents, cette participation aux bénéfices ne saurait être condamnables. Elle peut même être vantée pour ses effets moraux et économiques.


La participation aux bénéfices est-elle contraire aux principes économiques ?

Société d’économie politique, Réunion du 5 juillet 1885

 

La réunion adopte, comme sujet de discussion, la question suivante, proposée par le secrétaire perpétuel et posée par M. Ernest Brelay : 

LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES EST-ELLE CONTRAIRE AUX PRINCIPES ÉCONOMIQUES ? 

M. Brelay commence par faire justice des reproches faits à la participation. 

Il en est un, dit-il, qui remonte à quinze ans. M. Rondelet aurait écrit quelque part ces mots : « Au fond, la participation des ouvriers aux bénéfices n’est peut-être qu’une nouvelle forme de ce désir malsain d’entrer en partage avec ceux qui possèdent plus que nous. » 

M. Ch. Lavollée, lui, a appelé la participation « grande illusion et vertueuse chimère ». 

M. Cernuschi a plaisanté « ces chercheurs de solutions nouvelles de la question sociale qui vont en avant avec une bonne foi et une illusion semblable à celle qu’ont les chercheurs de truffes au pied des chênes ». 

M. Rouxel, dans le Journal des économistes, s’est montré sévère dans plusieurs circonstances ; il a laissé échapper les mots « odieux égoïsme, inquisition industrielle ». Peut-être n’a-t-il pas assez mesuré ses expressions ou n’a-t-il pas eu un espace suffisant pour en expliquer la portée. 

Celui de nos collègues qui a été le plus hostile, en apparence, est M. de Molinari, qui a écrit ces mots : « Novateurs imbéciles qui voudraient remplacer par la participation la bienfaisante assurance du salariat. » 

Or, M. Brelay croit pouvoir prouver aisément que la participation n’est nullement une chose nouvelle, et que l’épithète en question s’adresse, non aux « participationnistes » eux-mêmes, mais bien aux personnages qui se sont superposés à eux, qui ont voulu agir en autoritaires, parler de ce qu’ils ignoraient et imposer au public leurs combinaisons de politiciens touche à tout. 

C’est évidemment le même sentiment qui a inspiré M. Paul Leroy-Beaulieu, lorsque, dans l’Économiste français du 31 janvier, il a semblé prendre à partie M. Ch. Robert, M. A. de Courcy et leurs amis, à propos de la demande, qu’ils faisaient au gouvernement, de l’ouverture d’une « caisse » destinée à recevoir les dépôts des participants. Cette future caisse, ajoutée à tant d’autres qui servent à drainer l’épargne populaire, a paru présenter à M. P. Leroy-Beaulieu un nouveau danger de gaspillage accompagné de subventions aussi onéreuses que parasites. 

Après M. Arthur Mangin, M. Brelay se cite lui-même comme ayant, dans un travail relatif au Familistère de Guise, critiqué les doctrines socialistes dont cet établissement comporterait, d’après M. Godin, son fondateur, la réalisation pratique. 

Cela dit, et avant d’aller plus loin, M. Brelay croit nécessaire qu’on se mette d’accord sur un point essentiel : la nécessité inéluctable du salaire. Loin de songer à le supprimer ou à le remplacer, il faut, selon lui, en rendre la notion de plus en plus distincte, faire comprendre à tous, patrons et ouvriers, employeurs et employés, qu’il doit constituer un contrat synallagmatique, liant les uns et les autres pour un temps déterminé si possible, pendant lequel les entrepreneurs ne soient pas plus en droit de prononcer le lock out que les ouvriers de proclamer la grève. 

Le but à se proposer par la participation doit être de fortifier le salaire en l’augmentant, non comme un droit acquis pour la partie supplémentaire, mais bien comme un encouragement salutaire, légitime, et comme un moyen particulier de faire comprendre l’harmonie des intérêts. 

Les partisans de la participation, guidés à la fois par la philanthropie et par l’esprit conservateur, se sont proposé de démontrer que l’antagonisme entre la direction et l’exécution était factice, que l’épargne était possible, et qu’avec de la bonne volonté de part et d’autre, on pourrait ou supprimer ou résoudre des problèmes mal posés. Ils se sont donc mis à l’œuvre avec activité, promettant des avantages nouveaux, organisant l’économie, assurant, autant que possible, ici, la pension viagère, là, le patrimoine futur, sur les bases adoptées par M. A. de Courcy ; organisant la prévoyance, la mutualité, les secours, l’apprentissage, s’efforçant de prévoir et de réfuter les critiques et les objections ; montrant, enfin, un zèle et une activité qu’il convient de reconnaître hautement. Une critique de M. Brelay, à cet égard, est celle-ci : les participationnistes, afin de rendre plus visibles les avantages qu’ils confèrent, ont présenté leur répartition des fruits du travail, en ce qui concerne les ouvriers, comme devant avoir lieu au prorata des services rendus, c’est-à-dire : tant au capital, tant à la direction et tant à la main-d’œuvre. N’est-il pas à craindre qu’en scindant ainsi ces éléments par abstraction, on ne fortifie le malentendu social, c’est-à-dire la croyance en l’hostilité du travail vis-à-vis du capital, et vice versa, bien que ces deux choses soient inséparables en fait ? 

L’orateur alors examine rapidement l’état actuel de la participation, s’aidant pour cela d’un tableau synoptique envoyé par la Société pour l’étude de la participation à l’Exposition d’Anvers. À ses yeux, le plus grand nombre des maisons ou des sociétés qui composent la liste représente quelque chose d’autre que la participation aux bénéfices ; il ne peut conserver ce nom au système qui consiste, avant qu’on n’ait aucune connaissance des résultats d’un exercice, à donner aux gens qu’on emploie certaines gratifications, certaines primes dont le but est d’encourager l’assiduité, la stabilité, la fidélité, la loyauté et l’économie. On a raison d’attribuer ces primes à l’ouvrier qui ne fait pas le lundi, qui ne change pas de maison et qui évite le gaspillage des matières. De tout temps, peut-être, on a donné aux voyageurs, aux préposés à la vente, ici tant pour cent sur les placements, là une guelte fixe, et en opérant ces prélèvements sur les produits bruts, on n’a pas la prétention d’accorder une participation à des bénéfices qu’on ignore encore, qu’on ne connaîtra peut-être que beaucoup plus tard. 

C’est donc, purement et simplement, une participation aux frais généraux et une augmentation de ceux-ci ; mais on espère légitimement qu’en en répartissant le poids sur un plus gros chiffre d’affaires, on obtiendra une plus forte somme de profits, si l’on n’est pas victime d’une baisse des cours ou d’événements imprévus quelconques. 

Il ne croit pas pouvoir, non plus, considérer comme nouvelle la participation aux bénéfices nets, accordée à des employés par des maisons de commerce et des sociétés anonymes, telles que, par exemple, la compagnie d’assurances la Générale, dirigée par M. de Courcy, et l’Union, dirigée par M. Ch. Robert. Ce qu’on peut signaler comme particulièrement intéressant, c’est le mode de délivrance, ici immédiat, là différé, des sommes réparties. 

Mais M. Brelay a toujours vu les bons administrateurs intéresser leurs employés selon leur rang hiérarchique et l’importance de leurs services. 

Cette forme de la participation est fort bonne, mais il croit qu’elle est antique, et que la nature des choses l’a toujours inspirée aux intelligents chefs de maisons. 

Voilà donc ce tableau synoptique qui n’oblige plus à examiner que des cas assez peu nombreux ; mais ceux-ci, au moins, pourront paraître probants et auront trait à la partie la plus délicate, la plus réellement nouvelle de cet examen contradictoire, parce qu’il s’agit principalement de la participation ouvrière. 

Des esprits chagrins ou méfiants se sont attachés à représenter les industriels participationnistes comme des hommes avisés dont le but était, avant tout, de s’assurer, par des liens plus ou moins dorés, une solide clientèle d’ouvriers, expurgée des nomades, des turbulents, etc. On a donc accumulé, dans ce but, les séductions, telles que l’obligation d’épargner, et, par endroits, la possibilité de se loger convenablement à peu de frais. Ces procédés semblent à l’orateur très rationnels, et si la participation, ainsi comprise, ne s’est pas, jusqu’ici, très étendue, cela doit tenir surtout à l’indifférence, au parti-pris ou à l’incrédulité de ceux qu’on appelle à en bénéficier. 

Quoi qu’il en soit, on ne peut contester qu’il n’y ait eu de beaux succès dus à ce mode d’organisation du travail ; on en continue l’étude et l’application et il n’est pas impossible qu’avec beaucoup de persévérance chez les patrons, de discipline de la part des ouvriers, on obtienne des résultats de plus en plus encourageants. 

Pour cela, il ne faut jamais perdre de vue le prototype de la participation, c’est-à-dire l’établissement fondé par le vénérable et regretté M. Leclaire, entrepreneur de peinture, qui existe et prospère toujours sous la raison sociale actuelle Redouly et Cie. 

Faut-il dire que cette Société est une exception inimitable ? Nul n’a le droit de se prononcer radicalement dans ce sens, et l’on peut dire qu’il y a là une question d’espèce. Il faut citer encore un autre exemple considérable : celui d’Angoulême, où M. Laroche-Joubert père avait organisé, sur un plan d’une analogie lointaine avec celui de Leclaire, des entreprises coopératives appuyées sur un capital de 4 ou 5 millions. 

Le troisième type, remarquable par son importance et par son originalité, est la fabrique socialiste d’appareils de chauffage et de cuisson de M. Godin, de Guise, dont il a déjà été question. Là, encore, il s’agit de capitaux mobiliers et immobiliers qui se chiffrent par un bon nombre de millions. 

Tel est l’état des choses en ce qui concerne la grande participation en France. Sur une échelle plus restreinte, il faut noter le beau et légitime succès de M. Chaix, dont l’organisation est excellente et qui donne 15 pour 100 de ses bénéfices nets à son personnel. 

M. Goffinon, secrétaire de la Société de participation, a fort bien réussi également comme entrepreneur de plomberie, et a rédigé des statuts très étudiés, pouvant servir de modèle à quiconque voudra appliquer la participation ouvrière. 

La maison Bord (fabrique de pianos) a pu ajouter, sans se nuire, 20 pour 100 aux salaires en fin d’exercices. 

On cite encore, comme exemples heureux de la participation appliquée aux travailleurs manuels, les maisons Piat, Deberny, Paul Dupont, Lenoir, Godchaux, Gasté, etc., etc., à Paris ; plusieurs dans les départements, en Suisse, en Alsace, en Hollande, en Allemagne et même en Russie. La participation, telle qu’elle est établie par la Compagnie des chemins de fer d’Orléans, demande à être examinée à part. 

Voilà d’incontestables réussites, dont certaines sont brillantes, dont la plupart ont l’air solide. 

Il faut, par contre, mentionner quelques revers, malheureusement trop importants, mais qui ne se sont pas produits en France. 

Il y a une douzaine d’années, MM. Briggs frères, propriétaires des houillères de Whitwood et Methley Junction, près de Normanton (Angleterre), fort éprouvés par les grèves, avaient intéressé tous leurs ouvriers et l’on s’en trouva bien, de part et d’autre, pendant plusieurs exercices. 

Mais les Trade’s Unions ayant repris inopinément leur ascendant sur les mineurs et leur ayant fait abandonner le travail, MM. Briggs frères, à leur grand regret, durent dénoncer le contrat et rentrer dans les conditions ordinaires. Ils avaient mis le personnel à même d’acquérir des actions de leurs mines. 

Dans le Glocestershire, une société importante, s’étant fondée pour la fabrication des voitures, mit à la disposition de ses ouvriers mille actions de 10 livres sterling, payables par acomptes d’une livre. Bien que les salaires fussent très élevés, pas une action ne fut souscrite. 

MM. Fox Head et Cie, fabricants de plaques de fer à Middlesborough, firent la même tentative que MM. Briggs frères, et la prolongèrent pendant deux périodes successives, l’une de trois ans, l’autre de cinq. Au bout de ce temps, leurs ouvriers, oubliant les engagements pris, se jetèrent dans une grève et le pacte de participation ne put être renouvelé. 

À New York, MM. Brewster frères et Cie, fabricants de carrosserie, établirent la participation et donnèrent à leurs ouvriers le droit extraordinaire de fixer leurs propres salaires ; en outre, ils stipulèrent que la part de bénéfices attribuée à la main-d’œuvre serait prélevée par celle-ci avant l’intérêt du capital. Les choses marchèrent d’une façon satisfaisante pendant près de deux années ; mais un jour vint où les deux patrons étant l’un absent, l’autre malade, les ouvriers, contenus jusque-là par leur présence, furent assez insensés pour se joindre tout à coup aux grévistes de leur profession, qui avaient déserté les ateliers en vue d’obtenir la réduction de la journée de travail à huit heures. La grève ne dura que quelques jours ; quand les ouvriers rentrèrent, MM. Brewster prouvèrent aisément que la direction à elle seule, pour cette courte interruption d’affaires, avait subi une perte sèche de 50 000 francs. Naturellement, la participation fut supprimée. 

M. Herbert Spencer, cité par V. Böhmert, de Berlin, attribue ces maladresses à l’infériorité intellectuelle de la classe ouvrière, c’est-à-dire à son degré de civilisation insuffisamment avancé. Le temps seul, dans ce cas, pourra améliorer l’état des choses. 

M. Brelay conclut en répétant : « La participation, librement pratiquée, n’a rien de contraire aux principes économiques. » 

M. Charles Robert remercie le bureau de la Société et M. Brelay d’avoir mis ainsi en présence les belligérants de la participation. Rien n’empêche les adversaires de discuter cette question sans amertume et avec la plus entière cordialité, ainsi que l’a fait autrefois la Société dans ses séances d’avril, mai et juin 1870, sur la proposition du regretté Jules Duval. M. Charles Robert, qui assistait à l’une de ces séances, a depuis quinze ans trouvé, dans de nouvelles études, la confirmation de ses opinions favorables à la participation ; il peut en parler maintenant comme membre d’une réunion de chefs d’industrie qui, pour s’occuper de la participation à un point de vue absolument pratique, ont fondé dans ce but, il y a sept ans, une société dont on ne peut être membre qu’à la charge de diriger des ouvriers ou des employés. Ces études sont placées sous l’égide du principe de liberté. Tout ce qui concerne la rémunération du travail doit dépendre d’un libre contrat et n’obéir qu’à la loi de l’offre et de la demande. Le salaire pur et simple est légitime, mais le système qui ajoute au salaire la participation aux bénéfices se rattachant au principe de la proportionnalité des concours et des risques, est juste ; aussi si le capital argent s’expose, le capital humain n’est pas moins menacé ; si le capital en sus de l’intérêt stipule un dividende, l’ouvrier après le salaire peut aspirer à une participation. Ce régime, que M. Charles Robert trouve équitable, lui paraît offrir divers avantages spéciaux. D’abord, celui de prévenir les demandes d’augmentation de salaire, et de préserver ainsi le prix de revient de surcharges malencontreuses qui ferment le débouché et menacent l’industrie dans son existence même. La participation a empêché des grèves. Dans la fonderie de caractères, elle a fait plus : elle a rendu facile tout récemment à la maison Deberny une importante réduction de salaire sur travail aux pièces, rendue indispensable par les nécessités de la concurrence. La participation, bien organisée, produit l’accord des volontés, l’unité d’action, comme disait Jules Duval. Elle réalise l’économie de production. Elle facilite l’épargne en offrant une somme en bloc et peut servir de base et d’aliment à beaucoup d’institutions de prévoyance. 

M. Charles Robert hésite à parler de la maison Leclaire, de peur de fatiguer un auditoire qui vient d’entendre à ce sujet des détails donnés par M. Brelay ; il se borne à dire que, le 21 juin, 750 ouvriers sont venus toucher, au guichet de la caisse, une participation de 230 000 francs pour 1884. La moyenne, en sus du salaire normal, pour un simple ouvrier qui a travaillé toute l’année, est de 500 francs. Cet argent est placé en obligations, surtout en valeurs à lots et en petites maisons où l’on ira jouir d’une pension de 1 200 francs. Il pourrait citer 23 acquisitions d’immeubles de cette nature. La participation ouvre la voie à la coopération proprement dite. J’aurais, dit-il, beaucoup à ajouter à ce point de vue, après M. Brelay, et quelques réserves sérieuses à faire sur ses jugements au sujet de la papeterie d’Angoulême et du familistère de Guise, fondations si remarquables qui donneront aux ouvriers la propriété de l’usine. On a critiqué les illusions du régime coopératif. En effet, le travail manuel ne suffit pas pour former des directeurs, mais les ouvriers intelligents sauront toujours se procurer des gérants capables et instruits, des ingénieurs, des chefs auxquels ils ne marchanderont ni l’autorité, ni les traitements, ni les garanties de durée et d’indépendance. À côté des ouvriers qui voient ainsi le produit de la participation transformé pour eux en capital de placement industriel, il y a d’autres groupes de participants pour lesquels le patron cherche la sécurité la plus complète. L’État seul peut la donner. C’est ce qui a poussé la Société de participation à demander au gouvernement la création d’une caisse publique de dépôt faisant pour l’épargne de toute provenance des collectivités, ce que les caisses d’épargne actuelles font pour les économies des individus. Aucune idée de contrainte ni de privilège n’a présidé à cette proposition ni à l’accueil favorable qu’elle a reçu. On a objecté à la participation qu’elle suppose des patrons d’élite et des ouvriers d’élite. Mais n’en est-il pas de même du mécanisme de certains appareils ? Un navire à vapeur peut-il se passer d’un état-major savant et d’un personnel dévoué ? En admettant que la participation, si simple en elle-même, soit à certains égards un instrument de précision, un système qui comporte une sélection, un noyau, une hiérarchie, de l’instruction et du bon sens, un contrat qui assure le respect de la discipline et la permanence des engagements, comme disait Le Play, faut-il s’en plaindre ? Le régime du salaire pur et simple est-il tellement florissant qu’on puisse dédaigner l’étude de celui dont le tableau exposé à Anvers fait connaître beaucoup d’exemples ? 

Il ne s’agit pas, dit M. Charles Robert, d’un moule uniforme à imposer, ni même à indiquer. Les types industriels ont cette infinie variété des créations originales de l’art japonais, dont la célèbre collection de l’honorable M. Cernuschi contient de si magnifiques spécimens, et qui sont distinctes tout en ayant un air de famille. Les lois allemandes sur l’assurance obligatoire contre la maladie et les accidents ont fait déjà disparaître en Alsace plus d’une institution ingénieuse et spéciale, adaptée soigneusement par d’excellents patrons aux besoins de leur personnel. La Société de participation n’est pas de cette école. Elle s’appuie sur l’initiative individuelle, éclairée par la méthode expérimentale et ne cherche d’autre force en dehors d’elle que la volonté libre des patrons et des ouvriers. 

Il est bien clair, dit M. Adolphe Coste, que la participation aux bénéfices ne peut pas être contraire aux principes économiques, puisque ce n’est, en définitive, comme l’a expliqué M. Charles Robert, qu’une forme libre de contrat, dont la diversité même confirme la liberté. Au fond de cette diversité, il y a cependant un caractère commun. Le salaire est une assurance à forfait, par le chef d’industrie, du dividende du travailleur. Pour assurer le dividende fixe des ouvriers, les patrons ont fait sur ce dividende, comme certaines compagnies d’assurances, une retenue un peu trop forte ; quelques-uns la restituent aujourd’hui sous forme de participation aux bénéfices, de gratifications, de subventions aux caisses de retraites, etc. 

Quelle est, en général, l’importance de ce reversement des patrons ? La maison Leclaire distribue, en fin d’année, jusqu’à 20 et 25 pour 100 des salaires. C’est là un fait exceptionnel. En général, les répartitions ne s’élèvent pas à beaucoup plus de 5 ou 10 pour 100 des salaires. L’efficacité du procédé tient-elle donc à une si faible gratification, et le malentendu social dépend-il d’une misérable différence de 100 ou de 200 francs dans le salaire annuel des travailleurs ? Il est difficile de le croire et il faut plutôt attribuer les bons résultats de la participation aux vertus concomitantes des patrons qui l’exercent. Avec de bons patrons, l’entente sociale est forcée. La principale valeur de la participation aux bénéfices consiste donc en ceci, qu’elle est une excellente pierre de touche du caractère des patrons. À cet égard, on ne saurait trop chercher à la propager. Mais son efficacité est compromise quand on se trouve en présence d’une industrie impersonnelle, d’un anonymat. À ce sujet, on a cité des chiffres qui sont trompeurs. On a donné en exemple la Compagnie d’Orléans, qui, depuis 1844, aurait distribué, comme participation aux bénéfices, la somme énorme de 69 millions et demi. Or, en 1853, la Compagnie distribuait 1 966 000 francs à 3 365 personnes, soit 580 francs par tête ; en 1868, elle ne distribuait plus que 1 775 000 francs à 11 376 personnes, soit 156 francs par tête. Son réseau et son personnel progressent indéfiniment, mais son dividende reste fixe et la part de chacun décroît ; ce n’est pas un encouragement pour le travailleur. 

Dans quels bénéfices est-il juste et utile que l’ouvrier participe ? Dans les bénéfices financiers, commerciaux, industriels ? Évidemment, dans ces derniers seulement, car le simple travailleur ne contribue en quoi que ce soit aux autres. Et s’il y a plusieurs ateliers dans la même usine, participera-t-il dans les bénéfices des ateliers où il ne travaille pas, ou seulement dans le sien ? Il paraît beaucoup plus juste que son droit se limite aux résultats de son propre travail. Alors, il faut spécialiser les bénéfices de chaque atelier, et faire comme M. Laroche-Joubert, qui a su diviser son usine (une papeterie) en autant d’ateliers distincts qu’il y a de spécialités ou de phases différentes dans sa production, et qui a doté chacun d’eux d’une comptabilité particulière et d’une participation spéciale dans les bénéfices ou les économies réalisés par lui. La participation devient alors un système de primes et de gratifications en raison de la bonne qualité des produits, de la bonne tenue des machines, de l’économie des matières et des combustibles. C’est là un système fort juste et applicable presque partout. Enfin, c’est un système qui fait entrevoir un progrès nouveau. La division de la comptabilité, la spécialisation de la participation, peuvent conduire à une association partielle, à un emploi fructueux des épargnes de l’ouvrier au profit de son propre travail. Comment M. Charles Robert peut-il dire qu’il n’y a de sécurité que dans une caisse de l’État, alors qu’il a l’exemple des caisses d’épargne privées de l’Italie, alors surtout qu’il est le président de la Société de secours mutuels des ouvriers de la maison Leclaire, dont la fortune incomparable vient justement de ce qu’elle est commanditaire pour moitié (200 000 francs sur 400 000) de la maison elle-même ? Il faudrait, au contraire, poursuivre cette alliance de la prévoyance et de la production ; il faudrait surtout tâcher d’intéresser l’ouvrier à son usine comme le paysan est intéressé à sa terre. 

M. Cernuschi se déclare incrédule en matière de participation. Non pas que la clause de participation aux bénéfices soit illégitime. Patrons et ouvriers sont parfaitement libres d’y souscrire ; mais en fait, ils n’y souscriront presque jamais, ou ils y renonceront d’un commun accord après en avoir essayé. 

Il est dans la nature des choses que si le patron s’engage à faire participer l’ouvrier dans ses bénéfices, il réduise simultanément la quotité du salaire fixe. Plus sera grande la part de bénéfice promise, moins considérable sera le prix fixe pour le travail, soit à la journée, soit à la tâche. Or, le certain vaut mieux que l’incertain. Si j’étais ouvrier, dit M. Cernuschi, je renoncerais sans hésiter à la part des bénéfices aléatoires pour m’assurer un salaire ferme plus élevé. 

Et les pertes ? continue l’orateur. Les promoteurs de la participation n’en parlent jamais. Je suis patron, j’ai distribué des bénéfices à mes ouvriers en 1884. Mais l’année 1885 est en déficit. Les pertes restent à ma charge ; elles ne seront pas reportées sur 1886. Ce n’est pas équitable et c’est impraticable. 

Et les frais de comptabilité, et les bilans semestriels ou annuels ? Est-ce que l’ouvrier est à même de les vérifier ? Est-ce que le patron doit permettre que les ouvriers les contestent ? Et si les ouvriers n’ont pas le droit absolu de vérification et de contestation, où est la sanction du droit de participation ? 

Les industriels, et ils sont nombreux, dont les affaires sont tant soit peu embarrassées, qui ont des créances ou des dettes litigieuses, qui détiennent des marchandises dépréciées, peuvent avec les salaires sans participation se tenir debout en attendant de meilleurs jours. Ils ne le pourront plus s’ils doivent faire connaître périodiquement leur situation à leurs ouvriers et par conséquent au public. 

Qu’il y ait, par-ci par-là, quelque maison possédant une clientèle permanente et un courant d’affaires très régulier et très sûr, et que cette maison consente à ajouter au salaire fixe de ses meilleurs ouvriers une gratification, ou si l’on veut, un quantum des bénéfices annuels, c’est là un procédé qui a quelque chose de patriarcal et dont on a des exemples ; mais le système en lui-même n’est pas susceptible d’une vaste application. 

Le régime de la participation étant aujourd’hui présenté comme un progrès social, des entrepreneurs se rencontreront probablement, qui, pour obtenir des travaux soit de la ville, soit des ministères, s’engageront à faire participer leurs ouvriers aux bénéfices de leurs entreprises et non pas aux pertes. Ce sera une réclame peut-être couronnée de succès, mais elle ne sera pas de mise pour longtemps. À la pratique, on verra que les entrepreneurs changeant souvent d’ouvriers, gagnant sur un travail, perdant sur l’autre, ayant de-ci de-là des comptes en suspens et des liquidations inachevées, ne seront pas à même de faire fonctionner le système de la participation. 

La science économique n’a pas de code écrit. Chacun la traite à sa guise. M. Cernuschi ne saurait dire si elle approuve ou non la participation. Quant à lui, jugeant d’après son expérience, il ne s’en promet rien qui vaille. 

M. Veyssier trouve qu’il n’est pas logique de demander si la participation des ouvriers aux bénéfices de l’entreprise est contraire aux principes de l’économie politique. La participation est un fait qui existe et que les arguments contraires ne détruiront pas. 

On dit que le salaire fixe peut courir des dangers par la participation, et que, d’ailleurs, les ouvriers la combattent. Deux erreurs. Le salaire fixe est observé dans les maisons qui pratiquent ce système, et il n’a jamais entendu parler qu’aucun ouvrier ayant une somme quelconque à son crédit, soit à la fin du trimestre, soit à la fin de l’année, ait refusé d’aller la toucher. 

Ceux dont a voulu parler M. Brelay sont sans doute dans la situation du renard de la fable. Qui s’en plaint ? Sont-ce les patrons ou les ouvriers français qui en font l’application ? Pas du tout. M. Brelay a été obligé d’aller chercher ses exemples en Angleterre et en Amérique. Si la participation n’a pas réussi en Angleterre, cela tient à des causes toutes particulières. Ce sont les Trade’s Unions qui l’ont fait sombrer. En Amérique, la cause de l’échec est la même. Selon M. Cernuschi, la participation est une chimère. Il prétend que non seulement les ouvriers ne peuvent, mais ne doivent pas se rendre compte des opérations du patron. 

M. Veyssier établit que la situation financière du patron étant dressée par ses employés est en réalité à la connaissance de tout son personnel, et que la question de délicatesse professionnelle est le voile admis qui la cache au public. 

Les ouvriers ne scrutent pas les profondeurs de la science économique, par la raison bien simple que leur instruction ne leur permet pas de l’approfondir. Ils sentent les souffrances qu’ils endurent et ils recherchent les remèdes immédiats. Peut-être ont-ils tort de ne pas voir plus loin, mais il faut tenir compte de leur degré d’instruction et d’éducation. Aux économistes de formuler un modus vivendi, non pas absolu, parce que l’absolu n’est pas pratique dans ce qui est imparfait, mais un système qui soit un progrès sur le passé et le présent ; car enfin, on admettra bien que les conditions de l’existence des travailleurs ont changé d’une manière très sensible depuis que les moyens de production ont eux-mêmes déplacé l’équilibre des facteurs du produit. Y a-t-il, oui ou non, antagonisme entre les employeurs et les employés ? L’affirmative n’est pas niable. Il suffit de rappeler la récente grève des tailleurs, sans compter les précédentes. Ce qu’il y a de plus grave, c’est que l’étranger est là tout prêt pour bénéficier des troubles causés par nos conflits professionnels. Il y a donc quelque chose à faire ; à défaut d’autres données, la participation est là qui fait chaque jour ses preuves, et les esprits positifs doivent se rendre à l’évidence de ses bienfaits. 

M. Charles Robert signale un fait relatif au contrôle des comptes. Il déclare énergiquement que les chefs d’industrie qui font participer leur personnel entendent bien rester maîtres chez eux et qu’ils n’admettent pas l’ingérence des ouvriers, soit dans leurs opérations, soit dans la confection des inventaires. Mais il peut convenir, néanmoins, de donner des garanties. Le 28 juin dernier, une entreprise de couverture et plomberie, qui fait participer ses ouvriers depuis quinze ans, les a convoqués, en présence d’un honorable architecte de Paris, arbitre-rapporteur près les tribunaux, qui avait reçu, par une délibération commune des patrons et des ouvriers, la mission de vérifier l’inventaire pour en déclarer, sans phrases ni détails, s’il y avait lieu, la régularité. C’est ce qui a eu lieu. La déclaration a été faite nettement, mais en deux lignes. C’est ainsi que procède en Angleterre, dans les sociétés anonymes, le public accountant. M. Charles Robert attache une très grande importance à cette innovation, qu’il a cru devoir signaler à toute l’attention de la Société. 

M. Ameline de la Briselainne dit que la participation aux bénéfices, librement et volontairement appliquée, n’est certainement pas contraire aux règles les plus sévères de l’économie politique ; mais est-il légitime, est-il scientifique, est-il conforme à la science économique d’imposer la participation aux bénéfices, par des moyens directs ou indirects ? Est-il admissible que, pour des travaux de l’État, des départements et des communes, le cahier des charges contienne cette clause impérative, qui est tout au moins une nouveauté : l’entrepreneur, par cela seul qu’il est adjudicataire, s’engage à faire participer ses ouvriers à ses bénéfices ? 

La participation aux bénéfices, qui ne résulte que de la liberté contractuelle, est exempte de toute critique. Elle constitue un contrat très net, susceptible de donner lieu à une poursuite judiciaire régulière. Il n’est pas insolite de voir les contrats entre commis intéressé et patron soumis à la juridiction du tribunal de commerce de la Seine. Ce contrat de participation, si l’on veut bien le comprendre, doit se distinguer entièrement de l’association et de la société civile ou commerciale. Dans une mesure quelconque, l’associé contribue forcément aux pertes ; tandis que le participant, à moins de clause contraire, n’y contribuera jamais. 

Dans le contrat de participation aux bénéfices, il est essentiel que, par une convention expresse, le patron et l’ouvrier ou commis intéressé stipulent que le participant n’aura pas le droit de prendre communication des livres du patron. Soumettre les livres du patron aux indiscrétions possibles d’un participant quelconque, ce serait, d’avance, donner le coup de grâce à toute participation sérieuse. 

Pourquoi donc ce contrat ne serait-il pas profondément désirable ? La plupart du temps, il émanera du patron. Le patron reconnaît une aptitude spéciale dans un ouvrier. Pour stimuler son activité et fouetter son zèle, il lui propose une part dans les bénéfices. Qu’est-ce que l’économiste le plus puritain peut critiquer dans tout cela ? Un pareil contrat est très souhaitable, au contraire. Que penser maintenant, continue M. Ameline de la Briselainne, de la participation aux bénéfices imposée, obligatoire ? Des députés l’ont sérieusement proposée, au moins dans les entreprises qui, concédées par l’État, les départements et les communes, constituent une exploitation susceptible d’une certaine permanence. 

Ce n’est pas tout : la préfecture de la Seine a étudié la question. On a fait une enquête. On a été d’avis qu’il serait bon de mettre, en effet, dans certains contrats d’adjudication, cette clause qui deviendrait ainsi parfaitement obligatoire ; et pour pousser le patron, l’entrepreneur, à l’accepter, on a pensé qu’il serait opportun de lui consentir, sur le rabais de l’adjudication, un cadeau, c’est bien un cadeau, de 5 pour 100, à la condition, bien entendu, que la participation aux bénéfices soit supérieure, 15 ou 20 pour 100 par exemple. Voilà une solution grave. Car enfin c’est une subvention, et l’économie politique n’a pas pour habitude de conseiller l’allocation à celui-ci ou à celui-là d’une subvention qu’on ne saurait jamais puiser ailleurs que dans la bourse des contribuables. 

Ce n’est pas tout encore. Après la préfecture de la Seine, le ministère de l’intérieur a fait faire aussi une enquête. Les déposants ont été généralement très réservés, timides même, dans leur réponse, quand on leur a demandé ce qu’ils pensaient, à propos des contrats d’adjudication publique, d’une clause qui rendrait la participation obligatoire mais quelques rares déposants ont été plus hardis. Ils ont dit que le salaire avait DROIT à une part dans le bénéfice, absolument comme le capital, absolument comme l’entreprise. Cette thèse audacieuse n’est pas vraie ; elle n’est pas admissible, pour cette bonne raison qu’il y aura toujours, entre le salaire et les deux autres éléments, un fossé qui ne se comblera pas. Le salaire ne court pas de risques, et quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, ce sera toujours un fait énorme que de risquer ce qu’on a. Dans une mesure plus modérée, plus sage, le ministre de l’intérieur de l’époque, M. Waldeck-Rousseau, n’a pas dissimulé son opinion. Il a déclaré officiellement que cette clause, dans le cahier des charges, d’une participation obligatoire, lui semblait utile et désirable, et justifiée par notre état social. 

Or, au point de vue économique proprement dit, nous ne pouvons pas aller jusque-là. C’est de la politique, peut-être, mais ce n’est pas de l’économie politique. La science ne peut pas admettre que l’État intervienne à ce point dans les relations privées, surtout dans les rapports si minutieux du capital et du travail, qu’il est si facile d’altérer et de fausser. Cette doctrine d’extension des pouvoirs de l’État a un nom, c’est le socialisme d’État. Ce socialisme-là nous envahit petit à petit. Sous toutes les formes et tous les jours, il gagne du terrain. 

M. Frédéric Passy, sans vouloir, en raison de l’heure avancée, résumer la discussion, se borne à constater deux points : 

1° La participation, évidemment, n’a rien de contraire aux principes économiques dans les limites de la liberté ; 

2° Quand la participation est constituée d’un commun accord entre patrons et ouvriers, elle a principalement des résultats moraux. Elle stimule, chez les uns comme chez les autres, certaines qualités du plus heureux effet au point de vue économique. 

De ce qu’il faut, pour que le système réussisse, la réunion, chez les patrons, chez les ouvriers, dans les diverses industries, de qualités spéciales peu communes, il résulte que ce régime n’est pas, de prime abord, extensible sans limites, ni convenable à tous les genres d’industries. Et de plus, dans une même industrie, la participation ne saurait être toujours applicable à la généralité des résultats de cette branche de travail. 

Mais il est consolant et intéressant de constater, encore une fois, que le système de la participation, malgré les diverses formes qu’il peut affecter et malgré les difficultés d’application qu’il comporte, est surtout susceptible de donner tous ses bons effets lorsqu’il est fondé sur le respect de la liberté.

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