Discours du 5 mai 1843 sur les enquêtes électorales
[Moniteur, 6 mai 1843.]
La parole est à M. Gustave de Beaumont.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je veux d’abord témoigner à la chambre que je m’associe complètement à quelques-unes des dernières paroles prononcées par le préopinant.
Oui, je suis d’accord avec lui qu’une partie du mal dont nous souffrons serait combattu, si on adoptait quelques-unes des mesures qu’il a indiquées.
Mais ce n’est point là la question principale qui nous occupe ; je me hâte de revenir à l’enquête et à l’examen de son principe, de sa forme et de ses conséquences.
Je l’avoue, Messieurs, lorsque nommés commissaires par la chambre pour exécuter l’enquête, nous nous sommes livrés à ces travaux, j’ose le dire, si consciencieusement et avec tant de modération, avec le sentiment si profond de nos devoirs et envers les chambres et envers le gouvernement, nous ne nous attendions pas à encourir les attaques si vives qui viennent d’être adressées à votre commission ; à votre commission, qui non seulement ne se serait pas renfermée rigoureusement dans les limites de ses devoirs, mais qui les aurait dépassés jusqu’au point de méconnaître ce qu’elle devait à la charte, aux pouvoirs constitutionnels, et ce qu’elle se devait à elle-même.
Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à subir les violents reproches du préopinant, et moins encore ceux de l’honorable orateur qui l’a précédé à cette tribune.
Je ne croyais pas non plus, Messieurs, qu’aucun de nous eût besoin de venir défendre, à cette tribune, le principe d’enquête que vous avez décrété, et en exécution duquel nous avons agi.
Cependant, si j’ai bien compris l’esprit de la discussion à laquelle on vient de se livrer, en définitive ce principe n’est-il pas complètement dénié ? Faut-il donc que je discute ici pour le rétablir et pour montrer comment le droit absolu de vérification de pouvoirs, qui appartient à la chambre, entraîne nécessairement le droit d’enquête ; pour montrer comment il est impossible, dans certains cas, de vérifier sans s’enquérir, et sans employer des moyens d’investigation qui sont la condition même de l’enquête.
Mais non, je ne veux pas rentrer dans cette discussion, je me réfère à la délibération même de la chambre qui a voulu cette enquête, et tant que je ne pressentirai pas dans cette assemblée une majorité qui vienne se mettre en contradiction avec elle-même, je regarderai comme acquis ce qui a été décrété par la chambre. (Approbation à gauche.)
Maintenant, il faut l’avouer, on ne conteste pas ouvertement le principe ; il faut bien le reconnaître, puisque la chambre l’a décrété ; mais remarquez le moyen employé indirectement pour rendre nul le principe tout en le reconnaissant. On veut bien concéder le principe, mais à la condition qu’on ne le mettra pas en pratique ; on concède le principe, mais on refuse les moyens de le mettre en action ! (C’est cela.)
Ici, je rencontre un certain nombre d’objections qui feraient disparaître le droit d’enquête qu’on nous concède : la première qui a été présentée si vivement et avec tant d’injustice par l’honorable préopinant. On a reproché à la commission l’impression même des procès-verbaux d’enquête, des dépositions de témoins. C’est-à-dire qu’on aurait voulu que nous vinssions demander à la chambre de juger sans les pièces du procès. Est-ce que la commission est juge dans une pareille question ? Est-ce que dans cette matière vous nous avez investis, comme on le fait en Angleterre, du pouvoir souverain de juger de la validité ou de la non-validité d’une élection ? C’est le droit des commissions en Angleterre, je le sais, mais je ne crois pas qu’en France ce droit appartienne à la commission. Je ne crois pas que la chambre nous ait délégué ce droit. Eh bien, qu’avons-nous pu faire ? Recueillir, rassembler des éléments de décision, et une fois ces éléments de décision réunis, les placer sous vos yeux, afin que vous puissiez juger, car vous seuls êtes juges dans cette affaire. Sur quoi donc se fonde, pour nous incriminer, l’honorable préopinant dont je respecte le caractère et dont j’honore le talent ? Pourquoi nous reproche-t-on l’impression des procès-verbaux ? Il nous était interdit, remarquez-le bien, Messieurs, de faire un choix dans les pièces sans porter un jugement qui préjugeât le vôtre ; car telle pièce, qui paraissait indiffércnte à celui-ci, paraissait capitale a celui-là. Vous comprenez que dans cette diversité d’appréciation, il nous était impossible de livrer à la chambre des éléments sincères, si nous nous étions livrés à un choix qui aurait enlevé à toutes les appréciations leur complète liberté.
En délibérant, nous avons reconnu qu’il n’y avait qu’un moyen sincère d’agir, c’était de livrer à la chambre toutes les pièces dans leur intégrité. Je ne puis donc apercevoir aucune apparence de fondement aux griefs présentés avec tant d’amertume, à ces scandales qu’on prétend avoir rencontrés dans le cahier d’information. Pour notre compte, nous nous sommes efforcés, toutes les fois qu’il n’y a pas eu nécessité absolue, de supprimer les détails qui pouvaient paraître atteindre des réputations privées. Et ce n’est que lorsque des faits de ce genre étaient nécessaires pour l’appréciation de tel ou tel témoignage, que nous les avons conservés.
Maintenant, je le demande, cette explication étant donnée, pensez-vous qu’on dût nous adresser cette accusation d’avoir en quelque sorte agi subrepticement, frauduleusement, en cachette de la chambre, et d’avoir ainsi créé à son insu des précédents dangereux : de nous être emparés d’une responsabilité si périlleuse et si mal comprise ? Notre responsabilité, dans cette circonstance, nous ne l’avons pas déclinée ; elle était très grande, c’était une tâche très lourde ; nous l’avons acceptée tout entière, et nous ne ressentons pas un seul regret.
L’honorable M. de Gasparin a reproché à la commission de ne pas avoir interrompu ses travaux pendant la prorogation de la chambre. Il est incontestable qu’une commission de la chambre n’a aucun pouvoir pendant que la chambre est absente ; elle n’a pas plus de droit que ne peut en avoir la chambre elle-même. Nous avons reconnu ce principe, et immédiatement après avoir été constituée, voyant très voisine, non la fin de la session, mais son interruption, nous avons compris que, si la session était close, nos pouvoirs cesseraient, et que, si les travaux de la chambre étaient prorogés, nos travaux l’étaient aussi, et qu’ils ne recommenceraient que le jour où la chambre recommencerait les siens.
Il y a eu, dit-on, des actes de la commission. Je déclare que cela n’est pas ; il n’y a pas eu un seul acte de la commission ; elle avait résolu qu’elle se transporterait sur les lieux, qu’elle se diviserait en sous-commissions pour se rendre à Embrun, à Carpentras et à Langres, de manière à pouvoir opérer le jour même de la reprise de la session.
Vous savez tous, et je n’ai pas besoin d’entrer ici dans des détails, quel est l’incident qui a rendu impossible l’accomplissement de la résolution de la commission. La commission s’est arrêtée devant un obstacle que j’appellerai matériel. Un de ses membres n’a pas pensé qu’il put accomplir le venu de la majorité, lorsqu’une difficulté constitutionnelle avait été soulevée par le gouvernement, qui demandait à en référer à la chambre.
Eh bien, ici, il se présente une observation toute naturelle : la chambre comprend parfaitement que chacun de ses membres qui avait voté, car la résolution de la commission était irrévocable, n’avait plus qualité pour délibérer à partir du jour où la prorogation a été ordonnée ; mais tout le monde comprend aussi qu’il n’y a pas de principe absolu, et que c’eût été quelque chose d’insensé qu’une minorité exécutât ce que la majorité avait résolu.
Dès que la commission s’est trouvée en minorité, elle a reconnu qu’il n’y avait pas lieu à procéder à une résolution prise ; elle n’a pas délibéré de nouveau, elle n’a rien changé ; elle s’est seulement abstenue d’exécuter sa résolution devenue impossible.
Ainsi je crois que le reproche qui a été fait à la commission d’avoir commis un acte inconstitutionnel, en agissant dans l’intervalle de la session, disparaît complètement.
Maintenant, dit-on, et j’arrive à un grief beaucoup plus grave, ce qui est inconstitutionnel, dit-on, c’est d’avoir résolu que la commission se transporterait sur les lieux, et qu’ainsi le siège des opérations de la commission cesserait d’être à Paris, qui est le seul lieu des délibérations de la chambre.
J’avoue, Messieurs, que j’ai été quelque peu surpris d’entendre notre honorable president de la commission, M. Pascalis, attaquer avec autant de vivacité qu’il l’a fait, la commission. Sous ce rapport, il me semblait que la vivacité de ses attaques aurait été mieux comprise par nous, si elle s’était d’abord produite également dans le sein de la commission.
M. PASCALIS, de sa place. Je n’ai jamais fait autrement: j’avais produit cette attaque dans le sein de la commission ; il y en a des traces dans les procès-verbaux.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je maintiens les paroles que j’ai prononcées, et je déclare qu’à mes yeux, il y a une telle différence entre le langage tenu ici par M. Pascalis et celui qu’il avait tenu dans la commission, que j’ai cru que c’était une autre personne qui parlait. (Hilarité.)
Mais, enfin, la commission avait pris la resolution de se diviser en sous-commission et de se transporter sur les lieux. Il avait paru à la commissions, et elle a persisté dans cet avis jusqu’à la fin, que c’était le moyen le plus efficace de saisir la vérité.
Assurément, nous n’avons pas éprouvé de désappointement en procédant d’une autre manière ; mais, même en entendant les témoins à Paris, nous avons reconnu qu’il eût été meilleur, qu’il eût été infiniment plus efficace de nous trouver sur les lieux et d’y faire une enquête. Voilà quant à l’efficacité.
Maintenant, c’est inconstitutionnel, dit-on.
Je crois que quant à la question d’inconstitutionnalité, si on l’admettait, il faudrait admettre que dans des circonstances, je ne dirai pas semblables, mais analogues, cette inconstitutionnalité aurait déjà été un certain nombre de fois commise par des commissions ; on a cité des faits, je ne veux pas les rappeler.
Mais, enfin, est-il vrai, et j’en appelle aux souvenirs des honorables membres dont je parlais tout à l’heure, est-il vrai qu’il y ait dans cette résolution de la commission un acte tellement inconstitutionnel que tous les principes de la constitution en soient atteints ? En vérité, si cela était, je m’étonnerais que plusieurs des honorables membres qui nous attaquent en ce moment se soient si facilement soumis à ce que la majorité de la commission avait décidé, et se montrassent si disposés à accomplir les volontés de la majorité même pour violer la charte ; et cependant, ils étaient prêts comme nous à se rendre sur les lieux. Qu’ils me contredisent, s’ils l’osent !
M. LE PRÉSIDENT. Il y a, dans la commission, une majorité et une minorité ; il faut laisser à chacune la liberté de dire son opinion.
M. DE LATOURNELLE. En interpellant plusieurs membres de la minorité de la commission, M. de Beaumont m’a imposé le devoir de déclarer que j’ai prévenu la commission, et en particulier les membres de la sous-commission qui devaient se rendre à Carpentras, que je ne m’y rendrais pas, sauf à rendre compte à la chambre.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je déclare que ce que dit ici M. de Latournelle est parfaitement vrai.
M. DE LATOURNELLE. Je u’ai pas besoin de certificat.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. J’en suis persuadé ! Il est tellement éloigné de ma pensée de me livrer à aucune attaque personnelle, que je déclare positivement que je me serais abstenu complètement, si je n’avais été amené moi-même violemment dans cette voie. (Très bien ! Très bien !)
Je dis qu’il est impossible que ceux qui, en définitive, voulaient exécuter la résolution de la commission, viennent parler ici de constitution violée, de charte à laquelle on aurait porté atteinte. Il n’y a qu’un cas, Messieurs, où il pourrait y avoir doute sur la constitutionnalité d’une pareille démarche, c’est le cas où la commission tout entière se transporterait. Pourquoi, Messieurs ? C’est que la commission tout entière, jusqu’à un certain point, représente la chambre. (Interruption.) Il en est autrement lorsqu’un, deux ou trois membres de la commission sont délégués pour recueillir les renseignements que poursuit la commission d’enquête.
Il ne s’agit là que d’une collection de documents, qui sont apportés dans le sein de la commission, qui vient ensuite les soumettre à l’appréciation de la chambre. Il n’y a rien là que de constitutionnel et de légal. Savez-vous pourquoi tant de passions se sont soulevées contre ce moyen ? C’est précisément parce qu’il est efficace.
Voix à gauche. C’est cela.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Personne ici, Messieurs, n’a de craintes sérieuses sur l’inconstitutionnalité d’un pareil précédent, lors même que la dissolution de la chambre interviendrait pendant que vos commissions seraient à Carpentras ; croyez-vous qu’il en résulterait un grand ébranlement pour la constitution ? Supposez même qu’ils soient surpris par l’ordonnance de dissolution sur les lieux mêmes de leurs opérations ; la conséquence serait que les actes auxquels ils se seraient livrés après la dissolution seraient nuls. Ne parlez donc pas de grands principes ; vous repoussez le mode de transport sur les lieux que la commission a voté, dans lequel elle a persisté ; vous le repoussez, parce que c’est le moyen efficace, le vrai moyen de surprendre les manœuvres électorales et de confondre ceux qui s’y sont livrés ; c’est pour cela que vous le repoussez. (Adhesion à gauche. — Murmures au centre.)
J’aborde ici un autre grief, et c’est surtout ce point qui a paru délicat aux deux orateurs auxquels je réponds ; celui de l’appel des témoins fonctionnaires.
Ici je me sens plus à l’aise, j’ai l’espoir que dans cette lutte je serai soutenu par M. le ministre de l’intérieur qui a admis, non pas totalement, mais un peu le principe dont nous lui demandions la concession.
Ici j’ai peine également à comprendre les objections.
L’appel des témoins fonctionnaires ou autres est la conséquence la plus naturelle, la plus logique de l’enquête. Vouloir la vérification des pouvoirs sans l’enquête, c’est vouloir l’impossible ; vouloir l’enquête sans les témoins, c’est vouloir une autre impossibilité.
Plusieurs voix. C’est clair !
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Ici on fait une distinction quant aux témoins non fonctionnaires ; on a dit : S’ils veulent venir, rien de mieux ; il faut espérer qu’ils prendront l’habitude de ne pas venir. (On sourit.) Mais enfin s’ils viennent, rien de mieux.
D’abord sur ce point je déclare qu’à mon sens, et dans la pensée d’un grand nombre d’esprits, ce n’est pas simplement une faculté que nous reconnaissons aux témoins. (Rumeurs au centre.) Je ne comprendrais pas un appel fait à des témoins par la chambre sans un droit de coercition. (Réclamation au centre. — Adhésion à gauche.)
M. ODILON BARROT. Vous avez raison, c’est un devoir pour les témoins de venir.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je suis étonné, Messieurs, que les principes que j’énonce soient contestés. Je ne comprendrais pas qu’on pût admettre que la chambre ferait de vains commandements, et que quand elle ordonnerait à un témoin de venir, il ne vînt pas. (À gauche, c’est cela !)
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES. Le témoin ne doit obéir qu’à la loi, et s’il n’y a pas de loi…
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je répondrai à M. le ministre des affaires étrangères que c’est au nom de la loi que la citation est donnée aux témoins. (Agitation.)
C’est de la loi que nous tenons le droit de faire des assignations aux témoins, et si on en doutait, je le prouverais à l’instant par de courtes explications. (Dénégations au centre.)
Voulez-vous me permettre une explication, Messieurs, puisque vous contestez mon opinion ?
Personne ne nie que nous ayons le droit de vérifier nos pouvoirs. C’est un droit évident qui appartient à toutes les assemblées parlementaires ; elles n’existeraient pas si on le leur contestait.
À gauche. Très bien ! C’est évident!
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Indépendamment du droit de vérifier les pouvoir, il y a un autre droit ; c’est le droit d’enquête. Ce droit, vous ne le contesterez pas, puisque vous-mêmes vous avez ordonné une enquête.
Comment ! vous viendriez proclamer le droit d’enquête sans reconnaître les moyens de le mettre à exécution ! Il faut nier l’enquête, ou concéder le droit d’appeler des témoins. Or, cet appel des témoins, ce n’est pas un appel bénévole, un appel à leur libre arbitre, une citation sur laquelle il leur soit permis de ne pas comparaître. Le droit d’enquête implique nécessairement le droit d’amener les témoins devant la chambre.
Messieurs, je termine sur ce point, et je me borne à ……. (Bruit.)
M. LE PRÉSIDENT. J’invite la chambre au silence !
À gauche. Attendez le silence.
M. ODILON BARROT. Écoutez, messieurs, c’est votre dignité que l’on défend !
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je termine sur ce point, et je me borne à vous présenter une réflexion.
En vérité, toutes les fois que nous avons, dans la commission, adressé une cédule (permettez-moi cette expression) à un témoin, nous n’avons jamais compris que le témoin pourrait ne pas venir s’il lui plaisait de demeurer chez lui ; nous avons toujours cru faire quelque chose de sérieux. Mais, Messieurs, les témoins sont venus ; car ils avaient de votre dignité un plus haut sentiment que vous-mêmes. (Vive approbation à gauche.)
M. LUNEAU. Ils abdiquent leur dignité ; ils ne la comprennent pas ! (Rumeurs.)
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Les témoins ordinaires ont comparu, et je dois ajouter que les témoins fonctionnaires ont comparu aussi ; j’ajouterai également que le pouvoir exécutif, représenté par ce ministère que nous attaquons souvent, paraît comprendre aussi les droits de la chambre mieux qu’une partie de cette chambre ne les comprend. (Nouvelle approbation à gauche.)
La commission a pensé qu’elle ne devait pas distinguer entre les témoins simples particuliers, et les témoins fonctionnaires. Il ne lui a pas paru que l’objection soulevée d’abord par M. le ministre de l’intérieur, par M. le ministre des finances, et par M. le ministre de la justice, fût fondée. La commission avait en effet cité devant elle (il faut bien employer le mot) des fonctionnaires de l’ordre administratif, des fonctionnaires de l’ordre judiciaire et des fonctionnaires attachés à l’administration des finances. M. le ministre de la justice et M. le ministre des finances ont commencé par faire à la commission une réponse de refus, qui promettait un consentement, parce que l’on se réservait évidemment la faculté de céder sans beaucoup de combat. Mais M. le ministre de l’intérieur, je dois le dire, adressa à la commission le refus le plus péremptoire, et il établit dans une lettre qui se trouve dans le rapport, et que vous connaissez, le principe, que le pouvoir exécutif et l’administration de l’intérieur notamment ne pouvaient faire, sous ce rapport, aucune concession, sans renverser complètement tous les principes qui établissent la séparation des pouvoirs politiques. Ce serait, disait-il en résumé, l’usurpation la plus flagrante du pouvoir parlementaire sur le pouvoir exécutif.
Ces théories nous parurent tout à fait exagérées ; il nous sembla que M. le ministre de l’intérieur partait dans sa lettre de ce que l’on appelle une pétition de principe. Il semblait croire que nous appelions les fonctionnaires devant nous comme des prévenus, alors que nous ne les citions que comme des témoins. Qui a jamais contesté que les pouvoirs judiciaires soient séparés des pouvoirs administratifs ? Cependant les pouvoirs judiciaires citent des fonctionnaires administratifs, et ceux-ci, en comparaissant devant le juge, ne croient pas faire acte d’abaissement.
Eh bien, qu’a fait la chambre ? La chambre, souveraine quant à la vérification de ses pouvoirs, obligée à une enquête sans laquelle elle n’existerait pas elle-même, la chambre appelle devant elle des témoins fonctionnaires et autres sans les distinguer ; elle appelle tous ceux qui pouvaient donner des renseignements. Et vous appelez cela, parce qu’il s’y rencontre des fonctionnaires administratifs, la confusion des pouvoirs ! Cette théorie n’était pas fondée, nous ne l’avons pas admise, et après avoir reçu la lettre de M. le ministre de l’intérieur, la commission a pris une résolution par laquelle elle déclarait qu’elle maintenait les citations adressées à tous les agents quels qu’ils fussent, soit de l’ordre administratif, soit de tout autre ordre.
Ici s’est présenté pour la commission le cas possible d’une crise et d’un conflit. Je dois le dire, la commission, pendant tout le temps le ses opérations, n’a été préoccupée que d’un désir, celui d’éviter le conflit, celui de remplir la haute mission qui lui avait été confiée, jusqu’au bout, sans amener de ces débats irritants et de ces difficultés qui, d’ordinaire, n’ont point de solution, quand elles éclatent entre pouvoirs juxtaposés.
Nous avons donc fait tous nos efforts pour éviter un conflit qui nous paraissait imminent, car M. le ministre nous avait déclaré qu’il ne pouvait pas faire ce que nous déclarions exiger.
D’abord, il faut le dire, nous avons vu avec satisfaction que les espérances qu’avaient fait naître en nous les termes de la lettre de M. le ministre des finances et de M. le ministre de la justice, étaient fondées. Les agents de l’ordre judiciaire, les agents du ministère des finances ont été entendus sans difficulté. C’était d’abord une première concession aux droits de la chambre que nous ne pouvions pas abandonner. Nous avons ensuite appris que M. le ministre de l’intérieur se relâchait de la sévérité de ses principes pour certains agents de son ministère, et qu’il nous permettait l’audition des maires. C’était encore un point conquis.
Mais restaient les agents directs de son administration, et, sur ce point, nous recevions l’avis que nous n’avions rien à espérer. Que devions-nous faire, Messieurs ? Ici, nous ne voulions pas sans doute soulever légèrement un conflit entre la chambre et le pouvoir exécutif ; nous comprenions la susceptibilité du ministre sur une question de pouvoir qui peut diviser de bons esprits ; nous la comprenions, mais nous ne pouvions pas admettre les scrupules de M. le ministre de l’intérieur, ils ne nous paraissaient pas fondés ; par conséquent, lorsqu’il nous a été démontré que les témoins fonctionnaires que nous avions appelés ne venaient pas, et nous avions été fondés à croire qu’ils ne viendraient pas, nous nous sommes résolus à porter le référé devant la chambre. Notre intention a été communiquée à M. le ministre de l’intérieur, qui alors s’est présenté devant la commission. Ces faits sont constatés dans le procès-verbal de nos délibérations avec le plus grand soin, et s’ils n’étaient pas constatés au procès-verbal de nos délibérations, je les reproduirais exactement en ne consultant que mes souvenirs.
M. le ministre de l’intérieur nous a renouvelé verbalement les objections qu’il nous avait faites dans sa lettre. Nous lui avons fait connaître, de notre côté, l’impossibilité où nous étions de faire abandon d’un droit de la chambre.
M. le ministre de l’intérieur alors nous a proposé un certain nombre de solutions dont la première ne nous a pas paru acceptable. On nous demandait de faire connaître les faits sur lesquels nous interrogerions les témoins fonctionnaires, et à cette condition on autorisait leur audition. Nous n’avons pas voulu accepter cette condition ; nous avons déclaré que ce serait subordonner les droits de la chambre à l’appréciation du ministre. Mais enfin M. le ministre de l’intérieur, à condition d’être présent, a consenti à l’audition de deux sous-préfets. Nous avons accepté cette proposition qui nous donnait satisfaction entière.
Le grand point à nos yeux, ce n’était pas de vider une question de principe, de théorie, ce qui nous paraissait important, c’était d’entendre les témoins dont nous avions besoin ; il y avait deux fonctionnaires dont l’audition était vraiment nécessaire, les sous-préfets de Langres et de Carpentras ; à la condition d’entendre ces deux fonctionnaires, nous avons renoncé à l’audition des autres.
M. le ministre de l’intérieur nous a déclaré que, réservant la question de principe comme le faisait la commission, les deux sous-préfets seraient entendus dans le sein de la commission en sa présence. Je déclare pour mon compte que je tenais beaucoup à l’audition de ces deux fonctionnaires qui se trouvaient engagés dans l’affaire. Du moment que ce fait était accordé, peu m’importait la solution théorique qui serait prise. Ce qui me paraissait important, c’était le fait de leur témoignage acquis à la commission.
Je crois donc que la commission a fait preuve tout à la fois de fermeté pour le maintien des droits de la chambre, et aussi de modération dans l’exercice de ce droit, en agissant ainsi qu’elle l’a fait ; je crois que c’est en grande partie à sa modération et à la mesure qu’elle a apportée dans l’exercice de son droit, que nous devons d’avoir mis en pratique un principe qui n’est pas nouveau dans nos annales parlementaires, mais qui, jusqu’à présent, n’avait pas été mis complètement en action.
Maintenant, je réponds à une des dernières objections qui ont été faites par l’honorable préopinant, qui a contesté à la commission le droit de prendre les résolutions qu’elle a prises ; je parle de ces résolutions qui, comme vous savez, ont été imprimées à la fin du rapport, qui sont assez nombreuses, et qui se réfèrent en certain point, soit à des particuliers, soit à des fonctionnaires qu’on accuse ne pas s’être rendus coupables, mais d’avoir participé à de certains faits, à de certains actes. Sur ce point je ne conçois pas comment l’honorable M. de Gasparin a été porté à contester à la commission le droit d’apprécier, soit en termes de blâme, soit en expressions de regrets, et de regrets plus ou moins affaiblis, les faits qu’elle constatait. Ceci est toujours la même question. Vous niez l’enquête, vous niez les droits de la chambre ; car, remarquez bien, je ne peux pas faire une enquête sans entendre des témoins ; je ne peux pas entendre des témoins, sans recueillir des faits ; je ne peux pas recueillir des faits sans les apprécier, cela est impossible. Et quand je rencontre un fait essentiellement blâmable, soit de la part de particuliers, soit de la part de fonctionnaires, je dois déclarer le blâme, et que je le déclare expressément ou implicitement, peu importe ; alors même que je ne l’exprime pas, il réside dans la constatation du fait, si le fait est évidemment blâmable de sa nature. Ainsi, je ne comprends pas que l’objection ait été faite sous ce rapport.
Je n’ai plus que quelques paroles à dire.
Je crois avoir montré que la commission n’est pas sortie de la ligne de ses devoirs, qu’elle n’est pas sortie des règles qui lui étaient imposées, qu’elle a tout à la fois bien compris et le principe que vous aviez décrété, et la mission que vous lui aviez confiée, et qu’elle l’a accomplie dans les formes les meilleures et les plus utiles.
Maintenant, quelles sont, Messieurs, les conséquences de l’enquête ? Je ne veux entrer ici dans aucune question particulière : mais quel est le résultat général?
Il me semble que nous avons accompli une grande chose. (Rumeurs diverses.) Messieurs, il est désormais certain que toutes les élections, que tous les faits qui se passent dans une élection, que tous les désordres qui se commettent dans une élection, peuvent tomber sous le contrôle de la chambre. Je dis que c’est là un point de fait considérable de gagné.
On croyait autrefois qu’il y avait un jour, le jour des élections, où tout était permis, toute espèce de désordres licites, toutes manœuvres légitimes ; on le croyait, parce qu’une fois ce jour passé, tout rentrait dans l’ombre. Maintenant il est bien certain, on ne peut mettre en doute que ces désordres, ces manœuvres illégitimes ne puissent être un jour révélés au grand jour de la discussion et tomber sous l’appréciation de la chambre.
Les particuliers croyaient pouvoir se livrer impunément à toutes sortes d’intrigues et même aux plus coupables pratiques de corruption ; le gouvernement et les agents de l’administration croyaient aussi qu’ils pouvaient impunément se livrer à toutes sortes de manœuvres.
Ces agents croyaient qu’ils pouvaient pratiquer les menaces, la séduction, la peur, l’espérance, employer toutes les ressources du gouvernement et de l’administration en faveur d’une élection ; ils sauront qu’un jour ces faits pourront être connus et appréciés.
Aujourd’hui il est connu surtout, par les résultats de l’enquête et par la discussion à laquelle nous nous livrons, qu’à l’avenir il n’y aura pas une seule manœuvre, un seul désordre qui ne puissent être recherchés dans les ténèbres et livrés au grand jour d’une discussion publique. (Adhésion à gauche.)
Il est certain que si quelque jour, dans une élection, il se rencontrait un de ces hommes qui, comme ce contrôleur des contributions, M. Abreveux, se fit courtier d’élections, malgré sa qualité de fonctionnaire public ; si un sous-préfet, quel que fût son nom et sa position sociale, qui acceptât un prêt sans intérêts du candidat ministériel (Agitation) ; s’il se trouvait un procureur du Roi qui professât, en matière électorale, les théories que l’on trouve chez un procureur du Roi, M. Garnier (Mouvement) ; il est bien convenu que si des agents de l’administration se compromettaient au point de prêter un appui énergique à un candidat flétri dans l’opinion publique par d’indignes menées, comme cela a eu lieu à Embrun ; il est bien entendu aussi que si un maire était menacé par un sous-préfet dans-ses fonctions, comme l’a été M. Décor ; et si le sous-préfet entravait ce maire dans l’exercice de son droit, et venait lui faire violence au moment où il va déposer son vote, désormais il est bien entendu que si, croyant à son inviolabilité habituelle, un sous-préfet menace un percepteur de destitution s’il ne vote pas de telle façon ; et s’il accompagne cette menace de toutes les circonstances les plus propres à faire arriver à son exécution, et s’il viole ainsi la garantie du secret des votes, et la protection qu’il doit, lui chef, à ses subordonnés ; il est bien entendu que si des fonctionnaires ou des particuliers se livrent à de pareils désordres, s’ils se permettent de pareilles manœuvres, s’ils bravent ainsi toutes les lois de la morale et les principes de la légalité elle-même, tous ces faits désormais pourront être révélés à la tribune et livrés à la publicité après avoir été constatés par une enquête.
Je dis que c’est là un grand bien que nous aurons obtenu. C’est un droit que nous avions, aujourd’hui nous l’exerçons.
À gauche. Très bien !
Messieurs, maintenant de tous ces faits résulte-t-il une responsabilité directe du ministère ? La commission ne l’a pas examiné. (Mouvement et bruits divers.)
M. LANYER, rapporteur. La commission a trouvé que cela était en dehors de sa mission, et elle l’a déclaré dans son rapport.
La commission s’est considérée comme chargée de vérifier les faits relatifs aux trois élections spéciales ; tous les faits qu’il lui a paru nécessaire d’examiner, elle les a scrupuleusement vérifiés. Eh bien, dans ces faits elle n’a rien rencontré qui lui ait donné le droit, ni imposé le devoir de dire à la chambre que l’administration était compromise. Quant aux autres questions, elles n’ont pas été soumises à son appréciation, par conséquent elle n’a pu les juger.
M. ODILON BARROT. Cela n’était point dans nos pouvoirs.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. La commission s’est renfermée dans ses pouvoirs.
Je ne viens pas contredire sur ce point l’honorable rapporteur ; mais je dois rappeler quelques faits.
La commission n’avait pas à s’enquérir sous ce rapport sans sortir de la question de la vérification de pouvoirs. La commission, en vérifiant les pouvoirs, a rencontré sur son chemin un certain nombre de faits qu’elle a constatés, qu’elle ne pouvait pas ne pas constater, et quand ces faits lui ont paru blâmables, odieux mêmes, elle l’a dit ; mais elle ne pouvait pas, sans sortir de son mandat, substituer à une question de vérification de pouvoirs une question de responsabilité ministérielle pour laquelle il y aurait d’autres formes à suivre.
M. ODILON BARROT. Le principe est posé.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je me crois autorisé à déclarer également que la commission n’a voulu ni condamner ni absoudre ; la question est réservée. (Mouvement.)
M. DE VATRY. C’est en contradiction formelle avec le rapport.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. L’appréciation que la chambre pourra faire de la responsabilité ministérielle dépendra de faits qui ne sont pas à notre connaissance ; il faudrait que nous connussions les instructions. (Ah! ah!) Or, voulez-vous savoir pourquoi nous n’avons pas demandé les instructions ? D’abord je crois que c’eût été fort inutile ; on ne nous les aurait pas données ; ensuite, quand même nous aurions su qu’on fût disposé à nous les donner, nous ne les aurions pas demandées, et voici pourquoi. Nous ne croyions pas qu’il entrât dans notre mandat de nous livrer à une pareille investigation.
M. DUPIN. Alors il n’y a rien à en dire !
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Maintenant, permettez-moi d’ajouter que l’appréciation de la responsabilité ministérielle dépend, jusqu’à un certain point, de la conduite du ministère à l’égard de ceux qui peuvent être impliqués dans ces affaires. (On rit.)
Je ne veux rien dire de plus, mais je dis que le résultat de l’enquête est acquis, et son grand bienfait à mes yeux, c’est surtout la publicité des faits.
La publicité, dans les gouvernements constitutionnels, est la peine naturelle des pouvoirs politiques qui commettent quelques écarts. Eh bien, cette publicité, elle est acquise à l’enquête.
L’honorable M. Pascalis terminait son discours par des paroles auxquelles je m’associe. Il a dit :
« Voici une enquête, c’est bon pour une fois ; il faut espérer qu’il n’y en aura plus. »
Je le désire de tout mon cœur, Messieurs, mais pour qu’il n’y ait plus d’enquête, il faut qu’il n’y ait plus de scandale ; et s’il y avait encore des scandales, nous aurions d’autant plus de moyens de les connaître et de les combattre qu’il y aura eu une enquête.
J’attache d’autant plus de prix à cette conquête dont je parlais tout à l’heure, que le grand mal ………
M. LE RAPPORTEUR. Dites l’exercice du droit !
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Conquête de l’exercice du droit !
M. DUPIN. Vous n’avez rien conquis. Si c’était une conquête, ce serait une usurpation. (Assentiment à gauche. — Interruption prolongée.)
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Certainement je ne viendrais pas engager une discussion littéraire et académique avec l’honorable M. Dupin ; mais, quand je parle de conquête, j’entends parler de l’exercice d’un droit ; je dis que j’attache d’autant plus de prix au droit que la chambre vient d’exercer…. Êtes-vous satisfaits ? (Oui ! oui ! C’est cela !) qu’à mes yeux le principal besoin que nous avons en France, la condition capitale de la sincérité du gouvernement constitutionnel, c’est la vérité des élections.
À gauche. Très bien ! Très bien !
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. L’enquête me paraît le meilleur moyen d’assurer dans l’avenir ce principe et la sincérité de ce principe. À mes yeux une bonne administration un jour se reconnaîtra à la manière loyale et sincère dont elle fera les élections ; et ceci serait pour moi, j’ose le dire, la meilleure réforme électorale. (Mouvements prolongés en sens divers. — Vive approbation à gauche.)
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