Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de mars 1891, les conséquences nationales et internationales du retour de la politique protectionniste en France, la distribution de secours aux victimes du froid, et la condition des indigènes dans l’Algérie colonisée.
Chronique
par Gustave de Molinari
(Journal des économistes, mars 1891).
Le rapport de M. Méline. — Les protestations contre les tarifs votés par la Commission des douanes. — La ruine de la distillerie française du maïs. — L’effet produit à l’étranger par le rétablissement du régime protectionniste en France. — Les discours de sir Michaël Hicks Beach et de Lord Salisbury. — La politique de dégrèvement en Belgique et en Hollande. — Les négociations en vue d’une union douanière. — Le rapport de la commission d’enquête instituée en Angleterre. — Le triple dommage qui menace les industries d’exportation. — Une grande industrie belge en France. — La distribution des secours aux victimes du froid. — Le débat sur la question algérienne au Sénat.
Nous avons sous les yeux le rapport général fait par M. Méline au nom de la Commission des douanes. Quoique la Commission ait au début, « par un accord tacite, écarté de la discussion toutes les controverses doctrinales, toutes les théories d’école », le rapporteur invoque avant tout, en faveur du rétablissement du régime de la protection, la théorie de l’école de la balance du commerce. Il fait remarquer que dans la période qui a précédé les traités de commerce, conclus « avec quelle légèreté ! avec quelle coupable générosité ! » les exportations dépassaient constamment les importations, de telle sorte qu’en 1859, « la créance de la France sur l’étranger était montée à 626 millions. » Depuis la conclusion de ces funestes traités « les importations ont été, au contraire, toujours en augmentant dans des proportions considérables pendant que les exportations s’accroissaient à peine, si bien qu’en 1888, nous trouvons le chiffre des importations à 4 milliards 107 millions, celui des exportations à 3 milliards 246 millions seulement, ce qui constitue la France débitrice pour la somme énorme de 861 millions. » Heureusement, le relèvement des droits sur les céréales et le bétail a commencé à modifier ce déplorable et ruineux état de choses. En ce qui concerne le bétail, par exemple, « c’est à 11 millions seulement que s’élève le chiffre du numéraire envoyé à l’étranger pour notre alimentation en viande, soit près de dix-huit fois moins en 1890 qu’en 1879 ». Cependant la situation n’en demeure pas moins critique. Quoique le rapporteur n’aille pas jusqu’à dire « que les traités de 1860 ont ruiné la France », il est obligé de constater avec douleur que « beaucoup d’industries se traînent péniblement, sans pouvoir prendre leur essor et luttent avec découragement depuis trente ans contre des difficultés toujours croissantes ».
Que faut-il conclure de là ? D’abord que la France est en train de se ruiner depuis trente ans, que la fortune publique y diminue à vue d’œil ; ensuite que les nations qui, à l’exemple de la France, importent plus qu’elles n’exportent et deviennent ainsi débitrices à l’étranger, sont condamnées à une ruine inévitable. Ces conclusions désolantes, l’honorable rapporteur s’abstient à la vérité de les formuler, il abandonne ce soin à ses lecteurs. Mais ne les aurait-il pas rendues plus décisives s’il s’était donné la peine d’expliquer en premier lieu comment il se fait que dans cette malheureuse France, où le libre-échange a commis de si cruels ravages, le montant des successions et donations entre vifs qui n’était que de 3 526 millions en 1860 ait monté à 6 352 millions en 1888 ; en second lieu, comment il se fait encore que l’Angleterre dont l’importation dépasse régulièrement l’exportation depuis 1836, et qui, l’année dernière, est restée débitrice à l’étranger de la somme colossale de 157 millions 343 mille liv. sterl., soit près de 4 milliards de francs, ne soit pas réduite à mendier son pain ? L’explication pratique et intelligible de ces deux phénomènes aurait certainement apporté un secours efficace à la théorie de l’honorable rapporteur de la commission des douanes.
Nous ajouterons que la commission et son rapporteur ont manqué de logique et de décision en se bornant à réclamer le rétablissement de la protection pour les produits de l’agriculture et de l’industrie. Car ils ne se sont pas proposé seulement d’empêcher la France de s’endetter davantage à l’étranger et d’y exporter son numéraire, ils ont voulu aussi ramener à l’industrie les capitaux timides, et surtout protéger les salaires : « Ce que nous avons à défendre par les tarifs de douane, dit M. Méline, c’est la main-d’œuvre, c’est-à-dire le travail et le pain à nos ouvriers ». Mais suffit-il bien d’exclure les produits étrangers du marché national pour engager les capitaux timides à affluer dans la production et sauvegarder les salaires des ouvriers ? On verra plus loin que les capitaux étrangers, infiniment plus hardis que les nôtres, se précipitent déjà dans les branches d’industrie, qu’il s’agit de réserver aux nationaux, notamment dans l’industrie cotonnière, quoique, au dire de M. Méline, cette industrie infortunée ait été « sacrifiée » en 1860. Enfin on n’ignore pas que les ouvriers belges, italiens, suisses et même allemands viennent faire aux nôtres une concurrence au rabais. Si donc on veut assurer au capital et au travail français les bénéfices de la protection, il faut, de toute nécessité, fermer la France non seulement aux produits, mais encore au capital et au travail étrangers. C’est là une lacune regrettable que nous devons signaler dans l’œuvre de la commission des douanes et que nous l’engageons à combler sans retard.
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Les protestations contre les tarifs destructeurs des industries et du commerce d’exportation, votés par la Commission des douanes, se font entendre dans la plupart des grands foyers de la production. Nous avons reproduit celle des fabricants de soieries de Lyon qui se plaignent d’être protégés malgré eux. Le 1ermars, une nouvelle et imposante manifestation libre-échangiste, organisée par le comité des tisseurs pour la défense des matières premières de la soierie, a eu lieu sous les auspices du maire, M. Gailleton et de la municipalité. M. Gailleton, M. Cambon, secrétaire du comité ouvrier des tisseurs, M. Isaac, vice-président du conseil de défense du marché des soies, M. Burdeau, député du Rhône, ont prononcé d’énergiques et éloquents discours à la suite desquels l’ordre du jour suivant a été voté par acclamation :
« La réunion demande au parlement d’affranchir de tous droits d’entrée les matières premières nécessaires à l’industrie soyeuse ».
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À Paris, les représentants de la papeterie, de la librairie, de la presse française et des industries qui transforment le papier, réunis en assemblée générale le 27 février, ont protesté de même contre les droits excessifs proposés par la Commission et nommé un comité d’action composé de tous les représentants des syndicats et chargé de défendre leurs intérêts. De son côté, le Comité de défense de l’exportation française a voté par acclamation un manifeste antiprotectionniste. Dans une réunion, tenue à l’hôtel des chambres syndicales, un fabricant de produits chimiques, M. Suillot, a appuyé ce manifeste en démontrant que les nouveaux droits équivaudront à une augmentation d’impôts, en échange desquels le consommateur, contribuable de la protection, ne recevra aucun service.
« Prenons, si vous le voulez, a-t-il dit, un bon employé de bureau gagnant 3 000 fr., dont le quart est absorbé par son loyer. Il lui reste à dépenser 2 250 fr. L’impôt lui prend 100 fr., les menues dépenses 150 fr. ; il lui reste 2 000 fr. pour subvenir aux besoins d’une femme et de trois enfants. Ils ont tous bon appétit, Dieu merci, et mangent 1 kilog. de viande par jour qu’ils payent 1 fr. 50, augmentés de 25% de nouveaux droits, soit 0 fr. 375 par jour, et par an 137 fr. 50.
Naturellement, ils ajoutent 2 kilog. de pain, soit, à raison de 10 fr. par 100 kilog., par an, 73 fr.
Ils boivent seulement un litre de vin, ils sont sobres, mais à 15 fr. par hectolitre, cela n’en fait pas moins 55 fr.
Enfin, ils s’habillent et dépensent à eux tous environ 500 fr., qui sont augmentés de 15%, soit 75 fr.
Voilà donc un total de 310 fr. 50 d’impôts nouveaux, soit plus de 17% des 2 000 fr. dont il dispose annuellement, et nous n’avons étudié que les grandes lignes. Cet homme se lamente toute l’année pour 100 fr. d’impôts sur son mobilier, son loyer, sa cote personnelle, il ferait le tour de Paris pour les réduire de 10 fr., et il ne songe pas à l’impôt quatre fois plus fort qu’on lui prépare.
Est-il ignorant ou pense-t-il que le patron bénévole ou l’État lui augmenteront son salaire ?
La thèse du patron demandant la protection et croyant y gagner assez pour augmenter son employé peut encore se soutenir ; mais l’État avec son armée d’employés — que disons-nous ?— mais son armée véritable à vêtir et à nourrir, à armer et à loger ? C’est un compte tellement invraisemblable à faire que c’est à peine si nous oserions l’exprimer par un chiffre. Cela se traduit par des centaines de millions, lorsqu’il verra d’un autre côté diminuer ses recettes de douanes par une véritable prohibition de la plupart des articles manufacturés étrangers. Il lui faudra même augmenter le nombre de ses douaniers pour empêcher la contrebande et ainsi augmenter encore ses dépenses.
Qui donc payera tout cela si ce n’est encore toi, mon brave consommateur, qui n’arrives jamais à te défendre avant d’être à moitié assommé ? »
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À Bordeaux, notre ami M. Martineaua fait, sous le patronage de la Ligue des consommateurs, une conférence, vivement applaudie, à la suite de laquelle ces deux ordres du jour ont été votés à l’unanimité :
« La réunion :
Considérant que c’est un principe fondamental de toute démocratie qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État ; que le droit de douane protecteur étant institué, de l’aveu formel des protectionnistes, pour le producteur national, pour grossir son trésor particulier par le renchérissement du prix, est ainsi essentiellement injuste et antidémocratique, que la protection prenant par force l’argent du public consommateur pour le faire passer dans la bourse des producteurs protégés, déplace les richesses sans en créer et sacrifie ainsi les intérêts généraux du pays à certaines classes de privilégiés ;
Que dans toute démocratie digne de ce nom, chaque citoyen doit être protégé par la loi dans son indépendance et dans sa liberté d’action économique, de manière à pouvoir acheter au meilleur marché et vendre le plus cher possible ;
Proteste énergiquement, au nom de la justice et de l’intérêt général, contre les taxes de soi-disant protection et demande que les droits de douane, comme tout impôt quelconque, soient calculés exclusivement dans l’intérêt du Trésor public. »
Le second ordre du jour a été adressé à M. Cleveland, ex-président des États-Unis. Il est ainsi conçu :
« La réunion de l’Athénée de Bordeaux, après avoir protesté énergiquement contre les tarifs du mac-kinléisme français, félicite, en la personne de l’éminent ex-président Cleveland, les libres-échangistes des États-Unis de la victoire signalée qu’ils ont remportée sur le mac-kinléisme aux dernières élections du Congrès. »
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À Cannes, notre collaborateur, M. Brelay, a fait, dans une conférence sur la réaction économique dans les démocraties, le compte de ce que la protection dite agricole coûte déjà aux consommateurs, et montré, aux applaudissements d’un auditoire d’élite, par quel chemin le protectionnisme conduit au socialisme.
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À Marseille, la réunion des cercles républicains a voté l’ordre du jour suivant :
« Les citoyens réunis au cercle Bellevue protestent de la façon la plus énergique contre le courant protectionniste qui semble devoir prévaloir au sein de la commission des douanes et au sein du Parlement même.
Ils prient instamment nos législateurs de bien se pénétrer que la protection ne rapporte qu’aux grands propriétaires terriens, au détriment des agriculteurs et des habitants des villes.
Ils rappellent que les droits de douane sur les matières premières auront pour conséquence de porter à l’étranger une grande partie de nos industries et mettront de nombreux ouvriers sur le pavé. »
La réunion a nommé ensuite une commission de onze membres chargée de se mettre en rapport avec la Chambre de commerce et les syndicats en vue de la défense du travail national menacé par le protectionnisme.
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Les fabricants de lingerie et de chemiserie dont la production dépasse 200 millions et dont un tiers est destiné à l’exportation, protestent contre les droits excessifs sur les tissus de lin blanchis, teints ou imprimés qui sont importés d’Irlande :
« Les tissus de lin, blancs, de 18 à 20 fils pesant 15 kilogr. et au-dessous les 100 mètres carrés, disent-ils, catégorie de beaucoup la plus employée, acquittent actuellement 212 fr. 50 et 325 fr. ceux de 21 à 23 fils. D’après le tarif minimum proposé, ils devraient respectivement payer 364 fr. et 520 fr. Au point de vue des droits, la matière première nous coûterait donc cinq à sept fois plus cher qu’à nos concurrents d’Allemagne et d’Autriche. Pour pouvoir lutter efficacement contre les produits de ces deux pays sur les marchés étrangers, pour maintenir le chiffre de nos exportations, et au besoin pour le ramener de 60 millions, chiffre actuel, aux 80 millions de moyenne de la période décennale de 1867 à 1876, et aux 95 millions de la décade précédente — de 1857 à 1866 —, il est nécessaire, indispensable même, de dégrever les toiles d’Irlande et de leur imposer comme en Allemagne, des droits de 75 fr. ou de 150 fr. les 100 kilog.
Nous observons en outre que l’importation des toiles de Belfast en France est peu considérable et atteint seulement de 3 à 4 millions par an. Or, ces quelques millions de toile appliqués aux produits d’exportation correspondent à un chiffre de tissus de coton dix fois supérieur. »
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Les membres de la chambre de commerce et le maire de Calais se sont rendus chez le ministre du commerce pour lui exposer la situation désastreuse qui serait faite aux industriels calaisiens par l’élévation des droits sur les filés de coton, votés par la Commission des douanes.
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Le conseil municipal de Saint-Héand, commune dans laquelle de nombreux ouvriers et ouvrières sont employés par l’industrie rubanière de Saint-Étienne, a pris la délibération suivante :
« Considérant que la commune de Saint-Héand est surtout une commune ‘agricole’, mais qu’il existe entre l’agriculture et l’industrie une solidarité telle que, si l’une était atteinte, l’autre en souffrirait cruellement.
Considérant que ce serait une grave erreur de changer le régime économique qui existe en France depuis trente ans, régime qui a donné à notre pays une prospérité inconnue jusqu’alors ; lui a permis de supporter, sans succomber, des épreuves terribles, comme la guerre de 1870 et le phylloxéra ; qui l’a mis à même d’apporter en toutes circonstances ses épargnes au gouvernement et de lui offrir, dernièrement encore, un capital vingt fois plus fort que ce dont il avait besoin ;
« Par ces motifs et à l’unanimité, le conseil municipal de Saint-Héand (Loire), émet le vœu qu’aucun droit ne soit mis à l’entrée des matières premières et des filés nécessaires à l’industrie textile ; que les soies grèges et ouvrées, les cotons, les bourres de soie et leurs dérivés de toutes provenances puissent entrer librement sur le territoire français ».
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Les protectionnistes ont l’habitude d’affirmer que la politique libérale inaugurée par les traités de 1860 a été ruineuse pour l’industrie française. Mais quand on les prie de préciser et de signaler les branches d’industrie qui ont été ruinées, ils demeurent muets. Dans son rapport, M. Méline élude cette question embarrassante en déclarant que « beaucoup de nos industries auraient disparu sans l’énergie et la souplesse de notre génie industriel, sans l’habileté de nos ouvriers et surtout sans notre admirable esprit d’économie ». Bref, M. Méline convient que le libre-échange n’a pas ruiné nos industries ; seulement, qu’il a manqué de les ruiner. Nous n’en pouvons malheureusement dire autant de la protection. Elle vient non pas de manquer de ruiner, mais de ruiner effectivement et complètement la distillerie de maïs.
« Il y a six mois, lisons-nous dans le Journal des Débats, la distillerie française du maïs était en pleine prospérité. Son capital représentait 40 millions de francs, elle faisait vivre des milliers de familles ouvrières et elle alimentait une des branches de l’industrie agricole : celle de l’élevage et de l’engraissement du bétail. Nous ne parlons que pour mémoire des profits qu’elle procurait, par l’exportation de ses produits, à notre marine marchande et aux ouvriers des ports. Aujourd’hui, à la suite des droits sur le maïs étranger, toutes ces industries sont ruinées. Il a suffi d’un vote inconsidéré pour anéantir le fruit de tant d’efforts et de sacrifices.
Ici, il faut préciser. À Bordeaux, les distilleries de Saint-Rémi et de Monte-Cristo viennent de fermer. Dans la même région, une troisième usine, munie d’un outillage perfectionné, faisant des drèches liquides et en gâteau, termine les approvisionnements qu’elle avait commandés avant la mise des droits et arrêtera ensuite son travail, le haut prix actuel du maïs ne lui permettant pas de fabriquer avec une perte de 18 à 20 fr. par hectolitre d’alcool. La distillerie de Rouen accuse dans son dernier bilan un déficit considérable. On assure, mais nous donnons la nouvelle sous réserve, que la distillerie de Besançon, la plus ancienne de France, est à la veille de fermer ses ateliers. Il en est de même pour celle d’Agde.
Quant à la Grande Distillerie marseillaise, les actionnaires viennent de décider, en assemblée générale, la liquidation immédiate. Le travail a donc été suspendu, les ouvriers congédiés. On a vendu au prix du métal, non seulement tous les beaux appareils dont nos ingénieurs avaient dérobé les secrets à l’Allemagne, mais encore liquidé tous les établissements agricoles qui entouraient l’usine où bœufs, moutons et porcs étaient nourris avec la drèche. Elle produisait 250 hectolitres d’alcool par jour, et, comme il faut 300 kilog. de maïs pour produire 1 hectolitre d’alcool, elle consommait 75 000 kilog. de grains par jour. Cette quantité énorme de céréales exigeait une manipulation considérable qui commençait par occuper sur les ports nombre de portefaix, continuait par l’emploi des chargeurs et des charretiers pour arriver enfin à l’usine où 500 pères de famille au moins gagnaient leur vie. Cette usine avait coûté plus de 2 millions à installer.
Mais ce n’est pas tout. Encouragées par les résultats obtenus par la Grande Distillerie marseillaise, plusieurs autres petites distilleries de grains s’étaient créées dans la banlieue de Marseille. Toutes sont fermées. La plus importante, la distillerie Montet à Montredon, qui produisait 50 hectolitres d’alcool par jour et nourrissait un millier de porcs a subi le sort commun. »
En un mot, bien que la confiscation soit bannie de nos Codes, la distillerie de maïs a été expropriée sans indemnité au profit de la distillerie de betteraves. Ce qui n’empêche pas l’honorable M. Méline d’affirmer dans son rapport que « le producteur ne réclame pas de privilège, il ne demande qu’une chose, la justice ».
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Le rétablissement d’un régime ultra-protectionniste en Francecause naturellement une vive émotion à l’étranger. Si une exportation de près de 4 milliards procure des moyens d’existence sous forme de salaires, de profits, d’intérêts et de rentes à environ 4 millions de Français, les importations qui servent à les payer se résolvent de même en moyens d’existence pour un nombre équivalent d’ouvriers, d’entrepreneurs, de capitalistes et de propriétaires étrangers. On conçoit donc que des tarifs dont l’objet est de restreindre les échanges qui font vivre 8 millions d’hommes au dedans et au dehors de nos frontières excitent les justes appréhensions aussi bien des étrangers qui importent leurs produits en France que des Français qui exportent les leurs. Sans doute, à la longue, les étrangers réussiront à remplacer — probablement aux dépens des exportateurs français — le débouché qu’ils trouvent aujourd’hui sur notre marché, mais, en attendant, ils auront une période de transition pénible à passer. Autrefois, ils n’auraient pas manqué de demander à leurs gouvernements d’user de représailles, et de leur fournir ainsi une compensation sur leur propre marché, en y frappant de droits prohibitifs les produits français. Mais, en Angleterre et même en Belgique, en Hollande et en Suisse on paraît avoir compris que les représailles, telles qu’on avait l’habitude de les pratiquer en cas pareil, sont des armes à deux tranchants et qu’on ne peut en faire usage sans se blesser soi-même. Au banquet de la chambre de commerce de Londres, sir Michael Hicks Beach a formellement déclaré que le gouvernement n’avait point l’intention d’y recourir :
« Rappelez-vous, a dit le ministre du commerce d’Angleterre, que ceux qui préconisent en France la politique que j’appellerai « le protectionnisme enragé », la préconisent dans la croyance honnête et sincère qu’en excluant les produits étrangers ils feront du bien à leur pays. Donc, si nous allions leur dire qu’ils nous font du tort en excluant nos produits, loin de les décourager nous les encouragerions à persévérer dans leur œuvre. (Approbation). »
Sir Michael Hicks Beach a ensuite fait remarquer à ses auditeurs qu’il n’est guère possible au gouvernement anglais de faire des représentations au gouvernement français relativement à une question d’ordre intérieur ; mais, a-t-il ajouté,
« je vous promets une chose, c’est que cette question est l’objet de notre plus vive attention, et que, si nous trouvons l’occasion de représenter au gouvernement ou au peuple français que cette politique, bien qu’elle puisse nous nuire pendant quelque temps, nuira davantage encore à la France, qu’elle privera la France des avantages qu’elle retire indubitablement de la liberté commerciale relative des quinze dernières années, qu’elle peut tendre, si par exemple elle est suivie par d’autres, à amener dans toute l’Europe une guerre commerciale qui nuirait certainement aux intérêts de la paix du monde, — si, dis-je, nous pouvons trouver une occasion avantageuse de présenter ces considérations à l’attention de la France, cette occasion, soyez-en sûrs, nous ne la laisserons pas échapper. (Applaudissements.) Nous sommes, dans ce pays, libre-échangistes, convaincus et résolus. (Applaudissements.) C’est notre croyance, et c’est par le libre-échange seul que nous pourrons conserver à ce pays sa situation comme l’atelier du monde. »
Cette déclaration, lord Salisbury l’a renouvelée à la réunion annuelle des chambres de commerce britanniques.
« En ce moment, a-t-il dit, deux points noirs causent une certaine anxiété : la résurrection du protectionnisme en France et en Amérique. En France, le gouvernement est moins protectionniste que le peuple ; en Amérique, c’est au contraire le peuple qui a infligé un coup très grave aux extravagantes tendances protectionnistes du gouvernement. La plupart des hommes d’État français semblent envisager avec appréhension le protectionnisme extrême, et cette appréhension permet d’espérer un changement de courant fort à souhaiter pour la cordialité des relations commerciales entre la France et l’Angleterre. Quant à cette dernière, il y a longtemps qu’elle a renoncé à l’idée d’influencer la conduite au point de vue fiscal des pays étrangers en modifiant la sienne propre. »
Nous n’avons donc point de représailles à craindre du côté de l’Angleterre, et il faut espérer que les autres pays imiteront ce bon exemple. Mais si nous n’avons pas à craindre la politique usée et démonétisée des représailles, nous pouvons être atteints d’une manière beaucoup plus sensible par la « politique de dégrèvement » que préconisait dernièrement un membre de la Chambre des représentants de Belgique (Voir notre dernière chronique). Cette politique consiste à dégrever ou même à affranchir de tous droits les matériaux des industries qui se trouvent en concurrence avec les industries similaires de la France, sur le vaste marché du monde, et à compenser la perte qui en pourra résulter, au moyen d’une augmentation sur les articles de luxe de toute provenance mais principalement de provenance française, tels que les vins, les soieries, les articles-Paris, etc. Ce procédé nouveau, autrement efficace que le vieux procédé des représailles, aura pour résultat d’atteindre doublement l’exportation française, en diminuant, en Belgique même, le débouché de ses principaux articles, et en lui enlevant sur les autres marchés une partie de sa clientèle au profit des industries dégrevées. Le même procédé paraît devoir être adopté en Hollande. « Tout fait prévoir, lisons-nous dans l’Indépendance belge, que l’accise sur les vins, fixée maintenant à 20 florins l’hectolitre, sera augmentée selon la qualité. Les droits sur les articles de luxe seront également augmentés. Le gouvernement profiterait de ces augmentations pour réduire quelques accises qui frappent encore le sel, le savon, les bières et le vinaigre, sans parler du genièvre et des sucres. » Enfin, nous lisons dans la Gazette de l’Allemagne du Nord, que le gouvernement allemand poursuit ses négociations avec l’Autriche, l’Italie, la Suisse et la Belgique, afin d’arriver à une entente qui élargisse le débouché commun, et permette à leurs industries de supplanter sur les marchés étrangers, l’industrie française dont l’augmentation des droits sur les matériaux de la vie, les matières premières, et les produits à demi-fabriqués va exhausser encore les prix de revient. Nous n’ignorons pas que les protectionnistes se préoccupent fort peu des marchés étrangers, et qu’ils promettent aux industries d’exportation dont ils travaillent à supprimer les débouchés, le monopole du marché national. Seulement, en admettant même que ce monopole soit aussi complet que possible, remplacera-t-il suffisamment le débouché étranger ? Tandis que la France exporte pour 1 800 millions d’articles manufacturés, par exemple, elle n’en importe que pour 600 millions. La politique protectionniste l’expose donc à perdre 3 pour gagner 1. C’est ainsi qu’elle protège le « travail national ».
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Une commission d’enquête a été instituée en Angleterre dans le but d’étudier les effets probables que pourra avoir sur le commerce anglais l’expiration prochaine des divers traités de commerce européens. La commission s’est occupée d’abord des changements qui vont être opérés dans le régime commercial de la France sous la pression des intérêts protectionnistes et elle a consigné les résultats de cet examen dans un rapport provisoire.
« Le rapport, dit le Journal des Débats, expose que la France a deux tarifs, le tarif général et le tarif conventionnel, et que l’Angleterre jouit des avantages de ce dernier, non pas en vertu d’un traité, mais en vertu de la loi du 28 février 1882 et qu’elle continuera à en jouir jusqu’au 1er février 1892 à moins que d’ici là la loi de 1882 ne soit changée ou modifiée.
Passant ensuite à l’examen du projet de loi présenté au Parlement français par le gouvernement, le rapport estime que, au moyen des deux tarifs projetés (tarif général et tarif minimum), le gouvernement français, en négociant avec les pays étrangers, ne pourra leur offrir que les conditions irréductibles du tarif minimum, et que toute augmentation des droits actuels inscrits au nouveau tarif minimum sera considérée comme un acte d’hostilité commerciale et aura pour résultat de provoquer une élévation générale des tarifs européens. La commission a adressé aux diverses chambres de commerce du Royaume-Uni, aux associations commerciales et à un certain nombre de maisons particulières des exemplaires du projet de loi du gouvernement français en leur demandant de lui faire connaître leur avis. La commission a reçu les rapports qu’elle demandait et elle a acquis la conviction que le tarif minimum projeté élève considérablement les droits dont sont frappés les produits manufacturés anglais à leur entrée en France, notamment les filés de coton, les cotonnades et les lainages. L’augmentation, dit le rapport, est d’environ 24% au-dessus du tarif conventionnel actuel, et dans bien des cas dépasse cette proportion, à cause des droits additionnels sur les étoffes teintes, imprimées, brodées ou distinguées des étoffes écrues ; de plus, la commission des douanes a déjà augmenté certains droits inscrits au projet de loi (augmentation de 1 fr. 40 à 2 fr. par kilog. sur certaines étoffes de laine). À cela il faut ajouter l’inconvénient d’une nouvelle classification fort compliquée et de nature à causer des difficultés constantes entre les importateurs et l’administration des douanes.
La commission déclare, en conclusion, que les effets du tarif minimum irréductible seront nuisibles non seulement au commerce de l’Angleterre avec la France, mais à celui qu’elle fait avec les pays du continent en général, bien que ceux qui en souffriront le plus, dans son opinion, soient les Français eux-mêmes. Dans diverses industries, et notamment celle de la laine, l’impression est que le tarif projeté arrêtera l’exportation de certains articles fabriqués en Angleterre et diminuera l’exportation de beaucoup d’autres. ‘Une mesure, dit encore le rapport, qui peut avoir de semblables résultats est, comme nous l’avons déjà dit, un acte d’hostilité commerciale envers le pays qui se trouve atteint ; et, dans les discussions qui ont lieu à ce sujet en France, on ne se donne guère la peine de dissimuler cette attitude envers le commerce anglais.’
Ce rapport est daté du 24 janvier dernier. »
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Les industries d’exportation qui fournissent à l’étranger pour 1 800 millions de produits vont avoir à subir un triple dommage du fait de la protection : 1° elles verront s’augmenter leurs prix de revient sous l’influence de l’établissement ou de l’exhaussement des droits sur leurs matières premières et leur outillage ; 2° elles subiront un autre dommage sous l’influence de l’accroissement de la difficulté des retours, tout obstacle opposé à l’importation ayant pour effet inévitable d’entraver l’exportation (voir à ce sujet l’excellente et décisive démonstration de notre collaborateur M. Courcelle-Seneuil dans le dernier numéro du Journal des Économistes) ; enfin 3°, elles seront atteintes par la politique de dégrèvement des industries concurrentes, que les gouvernements étrangers se disposent à opposer à notre politique protectionniste. Il y a donc grande apparence que les soieries, les lainages et la plupart des autres produits de l’industrie française seront remplacés, au moins pour une forte part, sur le grand marché international, par les produits similaires de l’Angleterre, de la Belgique, de la Suisse, de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie. Or, quand l’industrie française aura été dépossédée de ses débouchés, lui sera-t-il bien facile de les recouvrer, en admettant même qu’elle réussisse à se débarrasser du régime « protecteur du travail étranger », que des intérêts égoïstes et à courte vue vont lui imposer ?
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Ces intérêts que la perspective d’une hausse immédiate et extraordinaire de leurs profits, provoquée par l’exclusion des produits concurrents de l’étranger, enflamme aujourd’hui d’un beau zèle, ne sont-ils pas exposés à subir quelques mécomptes ? Il est bien certain qu’en exhaussant les obstacles à l’entrée des produits agricoles et industriels de l’étranger, on provoquera une augmentation des prix des produits indigènes et, par conséquent, un accroissement des profits des industriels protégés. L’importation des fils de coton s’élève par exemple à 10 198 000 kil. représentant une valeur de 28 300 000 fr., et celle des tissus est de 6 354 000 kil. dont la valeur est de 35 632 000 fr., soit ensemble, en chiffres ronds, 64 millions. L’exhaussement des droits sur les fils et les tissus aura naturellement pour premier effet de réduire cette importation et d’accroître les bénéfices de l’industrie de la filature et du tissage, débarrassée, au moins en partie, de la concurrence étrangère. Mais l’augmentation soudaine et extraordinaire des bénéfices de l’industrie cotonnière n’aura-t-elle pas pour effet d’y faire affluer l’esprit d’entreprise et les capitaux ? Cette affluence s’arrêtera-t-elle à une juste limite et ne verra-t-on pas se produire en France le phénomène qui s’est produit aux États-Unis, sous l’influence du tarif Morrill, savoir un excès de production, une baisse des prix et une crise ? En attendant, les industriels et les capitalistes qui comptent sur les bénéfices immédiats de la protection sont-ils bien assurés d’être seuls à les accaparer ? Nous venons précisément de lire dans l’Indépendance belge sous ce titre « Une grande industrie belge en France » un aperçu édifiant de la fondation et de la situation d’une importante manufacture de fils et tissus de coton, établie à Saint-Étienne du Rouvray par des capitalistes belges et dirigée par un ingénieur non moins belge. Cette société, dont le siège social est à Bruxelles, est constituée au capital de 4 millions ; elle a réalisé dans l’exercice clôturé au 30 juin dernier un bénéfice de 397 015,33 fr., soit de près de 15% ; elle vend ses produits en partie en France, en partie au Tonkin, où elle a exporté pour 1,5 million de francs, grâce aux droits différentiels qui la protègent contre ses concurrents « étrangers ». Il est probable que l’augmentation des droits ne manquera pas de porter ses bénéfices à 25% et même plus haut, et que cette prime allouée au « travail national », attirera dans l’industrie cotonnière d’autres capitaux de provenance belge, anglaise, suisse ou allemande, sans parler des ouvriers. Cette prime, ce sont les consommateurs français et tonkinois, les malheureux ! qui seront condamnés à la payer, et ce sont les actionnaires bruxellois, bâlois et qui sait même berlinois, qui l’encaisseront. À la vérité, les plus intelligents, ceux qui ont du flair, auront soin d’offrir leurs actions au public français, lorsqu’ils s’apercevront que l’appât de la prime a fait son effet, que le marché commence à s’encombrer et les prix à baisser. Ils auront écrémé le bénéfice, et ils abandonneront la perte à « l’épargne nationale ». Telles sont les bizarreries et on pourrait dire les gaietés de la protection.
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La rigueur excessive de l’hiver a provoqué, quoique un peu tard, un vif élan de charité. Un demi-million a été recueilli pour les pauvres à Paris, mais, d’après le Journal des Débats, la distribution des secours a laissé fort à désirer, quoique l’administration s’en soit chargée.
« On commence à examiner, dit ce journal, les résultats pratiques obtenus par le grand mouvement de charité provoqué par les rigueurs de l’hiver et qui grâce à l’initiative seule de la presse, a produit plus d’un demi-million pour les pauvres de Paris.
Dans le louable désir de parer immédiatement aux infortunes les plus pressantes, les fonds recueillis ont été distribués au fur et à mesure de leur encaissement ; ont-ils été répartis de la manière la plus efficace ? Nous avons entendu formuler à cet égard certaines critiques dont quelques-unes sont assez spécieuses pour attirer l’attention.
On a fait observer tout d’abord que l’annonce des distributions exceptionnelles qui devaient avoir lieu à Paris avait eu pour effet de concentrer dans le département de la Seine une bonne part des indigents nomades, qui se livrent régulièrement à l’exploitation de la charité dans les campagnes et qui sont venus réclamer leur part du gâteau. Des statistiques, sans aucun caractère officiel, mais établies avec soin par des spécialistes de la philanthropie, évaluent à 25% du nombre total des assistés l’apport accidentel que nous signalons. Il sera plus difficile de faire partir de Paris cette population de truands qu’il ne l’a été de l’y amener.
D’autre part, les plus grandes dépenses ont eu pour but l’ouverture d’asiles de nuit, fournissant une hospitalité provisoire qui dure encore, et une alimentation gratuite.
Quels ont été les bénéficiaires de ces asiles ? Les véritables victimes du froid, c’est-à-dire les ménages sans feu, les femmes, les enfants ? Aucunement. On a fait appel aux célibataires, aux gens qui, n’ayant à pourvoir qu’aux besoins de leur seule personne, sont évidemment moins intéressants que les chefs de famille pauvres, ayant charge d’âmes. Aussi, le premier résultat obtenu a-t-il été de vider tous les garnis des faubourgs, dont les locataires à la nuit ont trouvé infiniment plus profitable d’économiser quotidiennement les 30 centimes ou les 50 centimes que leur coûte leur lit et d’avoir par surcroît, soir et matin, une bonne soupe chaude en échange de laquelle on n’exigeait aucun travail. Comme aucune limite précise n’a été fixée pour le séjour dans les asiles, les premiers arrivants ont jugé bon de se fixer dans la place.
Au Champs-de-Mars, un de ces anciens disait à l’employé de la préfecture qui refusait de le recevoir : « Comment ! vous n’avez pas honte de me chicaner l’entrée, moi qui ai ouvert l’asile avec vous !… »
La situation a été jugée par les logeurs si préjudiciable à leurs intérêts que vendredi dernier ils se sont réunis en assemblée générale dans un local du quai de Montebello et ont décidé d’adresser leurs doléances au gouvernement et de réclamer la fermeture immédiate des asiles de nuit.
Quant aux secours en argent qui ont été, comme on sait, distribués par l’intermédiaire des mairies, on leur reproche d’avoir simplement doublé la rente des inscrits, des quémandeurs habituels de l’assistance, sans qu’aucune des victimes accidentelles de l’hiver ait été véritablement soulagée. Il existait pourtant des société de philanthropie privée mieux renseignées sur les besoins des pauvres honteux, auxquelles on n’a demandé aucune indication et qui auraient pu fournir cependant des détails précieux. Mais l’administration, qui d’ailleurs dans ces circonstances n’a pas brillé par l’esprit d’initiative, semble ignorer jusqu’à l’existence même de ces sociétés. »
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Grâce à l’initiative courageuse de M. Pauliat, une intéressante discussion sur la situation de l’Algérie a été engagée au Sénat. À la suite de cette discussion, une commission a été nommée « à l’effet de rechercher, de concert avec le gouvernement, et de proposer les modifications qu’il y avait lieu d’introduire dans la législation et dans l’organisation des divers services de l’Algérie ». Autant que ce débat nous permet d’en juger, les modifications seraient urgentes et nombreuses. La politique d’assimilation des indigènes en particulier, qui est adoptée en théorie, laisse fort à désirer dans la pratique. Les indigènes continuent à être traités comme un peuple conquis. On les soumet à un impôt arabe dont les Français et même les étrangers sont exempts, quoique le produit de cet impôt soit principalement dépensé au profit des colons.« Si les terres appartiennent à l’indigène, a dit M. Pauliat, elles paient l’impôt de 10% sur la récolte ; mais si elles deviennent la propriété d’un Maltais, d’un Mahonais, d’un Espagnol ou d’un Français, ces terres ne paient rien au fisc ». La justice est administrée en français à des gens qui ne savent pas un mot de notre langue. Enfin, il suffit de jeter un coup d’œil sur le code de l’indigénat dont la mise en vigueur est confiée à l’administration des communes mixtes pour se convaincre que l’esclavage n’a pas été aussi complètement aboli en Algérie que les députés algériens — lesquels représentent exclusivement les colons français, soit 6% de la population algérienne — se sont plu à l’affirmer.
Voici à titre de spécimen, quelques-unes des infractions à ce code :
« 13° Départ d’une commune sans avoir, au préalable, acquitté les impôts et sans être muni d’un passeport, permis de voyage, carte de sûreté ou livret d’ouvrier régulièrement visé. Le même permis de départ servira pendant un an sans être visé à chaque voyage. Il sera retiré au détenteur qui en aura fait mauvais usage ;
14° Négligence à faire viser son permis de voyage dans les communes situées sur l’itinéraire suivi dans un département autre que celui de la résidence ;
Négligence de faire viser son permis de voyage au lieu de destination. »
On conçoit qu’une population soumise à ce régime d’assimilation aux plus vils criminels ne soit pas précisément satisfaite de son sort, et qu’elle se montre médiocrement reconnaissante des bienfaits de notre civilisation.
Paris, 14 mars 1891.
G. DE M.
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