Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison d’octobre 1898, les ennuis causés par la douane, le protectionnisme ouvrier en Algérie, les progrès du socialisme en Allemagne, et les causes de la grève parisienne.
Chronique
par Gustave de Molinari
(Journal des économistes, octobre 1898).
La grève parisienne et sa cause. — L’affaire de Fachoda. — L’État éthique et l’impôt sur les assurances. — Ennuis et vexations de la douane. — Vieux meubles et meubles neufs. — Le protectionnisme ouvrier en Algérie. — Le gouvernement belge et les pièces difformées. — Le socialisme d’État en Hollande. — Les fonctionnaires russes en Pologne. — Insuccès de l’homéopathie économique en Allemagne. Les progrès du socialisme. — Un vote libre-échangiste du Congrès de Stuttgart.
Les préparatifs de l’Exposition universelle et le déplacement de la gare d’Orléans ont provoqué naturellement une demande extraordinaire de bras. De toutes parts, les ouvriers du bâtiment, terrassiers, maçons et autres ont afflué à Paris, attirés par les salaires élevés que leur promettaient les prix dits de série établis par le Conseil municipal pour les travaux de la ville. Mais, en l’absence de toute information positive sur l’état du marché du travail (et c’est une lacune que les syndicats socialistes et monopoleurs de la Bourse du travail se sont bien gardés de combler, quoiqu’elle soit la seule raison d’être de cette institution), l’offre n’a pas tardé à dépasser la demande, le nombre des « sans travail » a augmenté au lieu de diminuer. Dans cette situation, en présence de l’affluence croissante des chemineaux qui se faisaient concurrence pour offrir leur travail, le plus souvent de qualité inférieure, les salaires au lieu d’atteindre les prix de série avaient plutôt une tendance à baisser. De là une cruelle déception à la fois pour les ouvriers de province que l’appât des prix de série avait attirés à Paris et pour les Parisiens à qui cette concurrence enlevait l’espoir des gros salaires, sur lesquels l’accroissement extraordinaire de la demande semblait leur permettre de compter. De cette déception est née une grève qui a pris en quelques jours des proportions alarmantes, et que le Conseil municipal a encouragée en allouant, sous un prétexte philanthropique, une subvention de 30 000 fr. aux grévistes.
C’est dans l’établissement des prix de série, c’est-à-dire d’une sorte de tarif minimum officiel que réside la cause originaire de la grève. M. Jules Domergue, avec qui nous n’avons pas l’habitude d’être d’accord, fait à ce sujet des observations fort judicieuses, que nous nous plaisons à reproduire.
« L’inconvénient serait en ceci que le tarif adopté par la ville prend des allures de document officiel, obligatoire pour tous les entrepreneurs.
Oh ! sans doute, cette obligation n’est pas édictée ; les entrepreneurs restent libres de se conformer ou non aux calculs officiels. En fait, ils essaient de s’y soustraire, et ils y sont incités par deux raisons : d’abord, par souci d’affirmer leur indépendance ; ensuite, parce qu’en adoptant les prix de série, la très grande majorité se trouverait dans l’impossibilité pratique de présenter des soumissions à un taux suffisamment réduit pour obtenir l’entreprise des travaux.
Serait-ce donc trop exiger des ouvriers que de vouloir qu’ils tinssent compte de considérations de cette nature ? Leur esprit simpliste ne voit pourtant qu’une chose : le Conseil municipal de Paris alloue 60 centimes l’heure aux terrassiers qu’il emploie ; donc, toutes les fois qu’on leur donne un salaire inférieur à ce chiffre, on les exploite, et, non seulement ils sont en droit de refuser de travailler dans ces conditions, mais les patrons sont dans leur tort lorsqu’ils refusent de se conformer à ce tarif.
Telle est, non pas la seule sans doute, mais une des plus graves conséquences de l’intervention des municipalités ou de l’État dans la fixation des conditions du travail.
Cette intervention contribue à fausser l’esprit des ouvriers, à entraver le libre exercice de l’industrie, à fausser le jeu de la loi de l’offre et de la demande. »
Malheureusement, M. Jules Domergue ne paraît pas se douter que l’intervention de l’État contribue à fausser l’esprit des industriels et le jeu de la loi de l’offre et de la demande, en établissant des tarifs qui ont pour objet d’assurer un minimum de profit aux chefs d’industrie et un minimum de rente aux propriétaires, le tout aux dépens des consommateurs, lesquels sont, pour le plus grand nombre, des ouvriers.
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Comme le remarque avec infiniment de bon sens M. Yves Guyot à propos de l’affaire de Fachoda, qu’exploitent en ce moment les nationalistes anglophobes, il y a pour les Européens deux politiques à suivre :
« 1° Faire soi-même et mettre en valeur ses acquisitions :
2° Empêcher les autres de faire et ne pas mettre en valeur ses possessions.
La première politique se justifie ; la seconde ne pourrait nous conduire qu’à des désastres matériels et moraux.
Le plan de l’Angleterre a pour but de relier le Cap au Caire. Nous n’avons aucun motif de l’empêcher d’accomplir cette œuvre de progrès et de civilisation.
Il est impossible de supposer qu’il y ait eu un ministre assez insensé pour essayer d’engager un conflit avec l’Angleterre en envoyant un officier français et une centaine de Sénégalais sur un point du Nil avec la consigne de crier : On ne passe pas ! »
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Au dire de nos confrères, les économistes allemands, l’État remplit un rôle éthique, qui consiste à encourager les vertus nécessaires au bien-être et à l’amélioration de notre espèce. Il est bien entendu que ces vertus ne manqueraient pas de faire place aux vices les plus destructeurs si l’individu venait à être abandonné à lui-même. Au nombre des vertus les plus utiles on doit ranger certainement la prévoyance. Comment l’État éthique s’y prend-il pour la faire fleurir ? En taxant à outrance les compagnies d’assurances et en les forçant par conséquent à élever d’autant le taux de leurs primes.
« De 1879 à 1897 les 19 compagnies, dont le Moniteur des assurances publie les opérations, ont versé au Trésor, sous forme d’impôt, d’enregistrement, de timbre et d’impôt sur le revenu, la somme de 272,5 millions. Et il y a lieu de tenir compte que l’État n’est nullement l’associé des compagnies, que, dans aucun cas, il ne prend part à leurs pertes, qu’il ne leur assure pas la moindre garantie d’intérêt.
Mais ce qui fait ressortir d’une façon encore plus frappante l’énormité des prélèvements de l’État, c’est que, pendant le même espace de temps, de 1879 à 1897, les compagnies d’assurances versaient à leurs actionnaires la somme de 258 337 000 francs. Donc, l’État a touché 14,5 millions de plus que les actionnaires qui, eux, ont couru tous les risques de l’entreprise ; par surcroît, dans ce total de 258 millions, les bénéfices industriels à proprement parler n’ont été que de 143 millions, les 115 autres millions ayant été fournis au moyen de comptes d’intérêt et de produits divers. Et encore, on le remarquera, ne s’agit-it ici que des compagnies prospères, que de celles ayant un long passé. Combien d’autres moins heureuses ou moins bien dirigées ont-elles sombré, non sans avoir payé largement leur dîme au fisc ! »
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Aux ennuis et aux vexations qu’il est dans la nature de la douane d’infliger à ses victimes s’ajoutent ceux de la paperasserie. Un abonné du Journal des Débats raconte à ce journal les formalités qu’il a dû subir et les pertes de temps auxquelles il a dû se résigner pour retirer un colis expédié en douane.
« Il y a quelques jours, à l’étranger, sur le point de rentrer en France, je fais envoyer une malle à Paris, en douane. Hier, je reçois avis que ma malle est arrivée et je me rends a la gare, muni de la lettre que m’avait envoyée la compagnie du chemin de fer. Je pénètre dans un long couloir sur lequel s’ouvrent, à droite et à gauche, des guichets numérotés. Au-dessus de l’un de ces guichets, je lis cette inscription rassurante : Commencement des opérations en douane. Je m’apprête donc à commencer et je tends ma lettre d’avis. Une voix m’avertit « Ce n’est pas ici, voyez au numéro 11 ». Docilement, je vais au guichet numéro 11. Cinq ou six personnes s’y trouvaient déjà. J’attends mon tour et présente ma feuille. Alors, une autre voix : « Ce n’est pas ici ; retirez votre ‘lettre de voiture’ au numéro 10 ». Je passe au numéro 10 ; je retire « ma lettre de voiture » ; je signe sur un registre (j’avais déjà signé ma déclaration) et on m’invite à aller au guichet numéro 9 où je paye le port de ma malle. Du numéro 9 on me prie de retourner au numéro 11, muni d’un nouveau papier. Cette fois, le numéro 11 veut bien m’accueillir : on me délivre deux feuilles nouvelles que je dois signer l’une et l’autre. Mes deux feuilles à la main, je puis pénétrer dans le magasin où, après quelques recherches, je découle ma malle. Je crois enfin toucher au dénouement. Erreur ! On me renvoie, moi et mes deux papiers, au guichet 17, celui où il est écrit : Commencement des opérations en douane. Là, on me prend mes papiers et on m’enjoint de rentrer dans le magasin et d’attendre devant le guichet A l’appel de mon nom. J’attends un quart d’heure. Un inspecteur paraît ; un douanier visite ma malle. Et ça n’est point fini ! Je dois encore attendre une nouvelle feuille que j’échange à la porte du magasin contre un laissez-passer, qui m’est, à la sortie, réclamé par le concierge de la gare. J’ai donné quatre signatures ; on m’a remis huit papiers ; j’ai passé par six guichets et l’opération a duré une heure vingt minutes. »
Notre correspondant nous fait remarquer qu’il n’avait dans sa malle aucun objet soumis aux droits de douane. S’il lui avait fallu encore acquitter quelque taxe, il est évident que le nombre des signatures, des papiers et des guichets eût été doublé !
Si, au lieu d’envoyer sa malle par la grande vitesse, on la fait enregistrer dans un train de voyageurs, à l’arrivée le colis est porté dans la salle des bagages, visité par un douanier et immédiatement enlevé par un commissionnaire. Pourquoi le même colis, expédié en grande vitesse, ne sera-t-il remis au destinataire que sur le vu de quatre signatures et après une attente d’une heure vingt minutes devant six guichets différents ?
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Voici encore un menu fait que rapporte le même journal, à mettre au passif de cette désagréable institution :
« Un touriste voyageant à l’étranger découvre un meuble ancien, un buffet de l’époque Louis XV. Il l’achète, le fait expédier et se présente, afin de le retirer, à la gare de Paris, où, à sa grande surprise, on lui réclame, pour frais de douane, 59 fr. 80. ‘Mais, dit l’acheteur ce buffet est ancien. Les droits de douane ont pour but de protéger l’industrie nationale les objets non neufs et à plus forte raison les vieux meubles doivent donc en être exempts. — Monsieur, c’est 59 fr. 80. Du reste, voyez l’inspecteur.’ L’inspecteur est un homme fort bien, de manières distinguées, d’intelligence convenable : ‘Vous désirez ? — Je désire savoir pour quelle raison ce meuble doit payer ? — Tout simplement, Monsieur, parce qu’il n’est pas ancien. — Pas ancien ? Un buffet du plus pur style Louis XV ! — Précisément. Vous avouez que votre meuble est du dix-huitième siècle ? Sans doute. — Eh bien ! article 654 des Instructions douanières : « Sont seuls exempts des droits les meubles antérieurs au dix-huitième siècle. » Avant le dix-huitième, pièces de collection ; après le dix-huitième, objets courants. Objets courants, les meubles de Riesener ; les bronzes de Gouthière et de Meisonnier ? — Objets courants, Monsieur, et votre buffet même est un meuble courant. — Mais cela est absurde, ou bien vos Instructions datent de l’époque de mon buffet. — Pardonnez-moi, Monsieur. Elles sont de l’an passé.’ Et l’inspecteur exhibe au touriste stupéfait son évangile douanier, un gros volume in-12, broché jaune, qui porte sous le titre : Imp. Nation. Paris, 1897… Donc, aujourd’hui encore, tandis qu’une paire de chaussures est exempte de droits, pourvu qu’elle porte sur ses semelles quelques traces de poussière, tous les meubles Empire, Louis XVI et Louis XV, ceux aussi de la fin du règne de Louis XIV, sont soumis, comme ‘objets courants’, à l’application du tarif douanier. On se demande même à ce propos comment font les agents des douanes lorsqu’on leur présente un cabinet de Boulle et à quel signe ces experts d’un genre spécial reconnaissent s’il est antérieur ou postérieur à 1700. »
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Comme il fallait s’y attendre, le protectionnisme ouvrier n’a pas tardé à se greffer sur le protectionnisme bourgeois. Les industriels et les propriétaires fonciers ayant réclamé et obtenu des droits protecteurs de leurs profits et de leurs rentes, les ouvriers à leur tour réclament des mesures protectrices de leurs salaires. Dernièrement, les ouvriers algériens, réunis à la Bourse du travail ont voté a l’unanimité les résolutions suivantes :
« Considérant que les ouvriers étrangers travaillent à vil prix aux dépens des ouvriers français ; considérant qu’ils ne supportent aucune des charges imposées aux citoyens français, demandent aux pouvoirs publics le vote d’un impôt annuel sur les ouvriers étrangers, l’abrogation de la loi de 1889 sur la naturalisation, l’obligation pour les entrepreneurs des travaux de l’État, du département et des communes, de n’accepter que le dixième des ouvriers étrangers, la justification de la nationalité française pour les entrepreneurs des travaux publics. »
Ces résolutions, une députation des ouvriers protectionnistes les a portées au gouverneur général, M. Laferrière, qui s’est empressé d’y faire droit en adressant aux préfets des trois départements algériens une circulaire dont voici les principaux passages :
« En dehors des colons français, à qui l’Algérie doit le développement de sa prospérité agricole, il existe un groupe de nombreux compatriotes qui mérite, lui aussi, toute sollicitude, je veux parler des ouvriers qui sont venus de France pour se livrer aux travaux de leur profession. Vous savez quelle active concurrence leur est faite par les ouvriers étrangers que des besoins moindres ou le sentiment d’une aptitude professionnelle moins sûre d’elle-même amène tacitement à accepter un salaire inférieur à la moyenne du salaire français. S’il n’appartient pas à l’autorité publique d’intervenir dans les contrats passés entre particuliers et les ouvriers qu’ils emploient à quelque nationalité qu’ils appartiennent, j’estime qu’il peut en être autrement quand il s’agit de travaux d’un caractère de travaux publics et exécutés sur les fonds du gouvernement général ou local par diverses administrations compétentes.
Si les travaux sont exécutés en régie, il me paraît désirable et juste qu’ils soient confiés de préférence aux ouvriers français et à leur défaut aux indigènes algériens, plutôt qu’à des étrangers qu’on ne doit pas exclure de parti-pris, mais qui ne sauraient se plaindre que sur la terre française et algérienne on songe tout d’abord aux Français et aux Algériens. »
Seulement, il serait désirable aussi et même juste que l’on n’aggravât point les charges des contribuables qui plient déjà sous le faix des impôts, en renchérissant artificiellement, par l’exclusion de la concurrence des ouvriers étrangers, les travaux exécutés en régie. Mais comme toute protection, celle-ci pourrait bien finir par tourner au détriment des protégés. Si les travaux publics reviennent plus cher, on en fera moins et il y aura moins de travail pour tout le monde.
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Les gouvernements en possession du monopole de la fabrication de la monnaie et de l’émission de la monnaie divisionnaire en prennent, comme on sait, fort à leur aise à l’égard du public. Quoique les pièces de billon et l’argent de l’union latine soient de véritables billets de banque, en ce qu’elles n’ont qu’une partie de leur valeur — moins de la moitié — en métal, les mêmes gouvernements qui obligent les banques à rembourser leurs billets, ceux-ci fussent-ils âgés d’un siècle, se permettent de démonétiser les leurs et d’en refuser le remboursement au bout d’un délai qu’ils fixent à leur guise. C’est ainsi que le gouvernement suisse refuse aujourd’hui de reprendre à leur taux d’émission les pièces portant l’effigie de la Suisse assise, quoique cette posture n’ait rien d’inconvenant, en infligeant au porteur la perte de la différence de la valeur métallique et de la valeur monétaire. Le gouvernement belge vient de prendre des mesures sinon aussi malhonnêtes, du moins aussi vexatoires :
Voici ce qu’on écrit à ce sujet de Bruxelles au Journal des Débats :
« Les nombreux étrangers qui sont de passage en Belgique et le public belge lui-même sont vivement irrités des mesures draconiennes prises par l’administration des finances à l’égard des pièces de monnaie suspectes. Les agents de la Banque nationale et les comptables de l’État doivent cisailler, chaque fois qu’on les leur présente, les pièces fausses, les pièces volontairement altérées, les pièces d’argent des pays étrangers à l’Union latine, qui a raison d’une similitude de diamètre et de poids, peuvent être confondus avec les pièces des pays ayant signé la convention de 1885. Les monnaies divisionnaires démonétisées des pays de l’Union doivent être refusées par l’État et non cisaillées. Certains employés, pris d’un zèle intempestif, ont cisaillé des pièces simplement difformées.
Le gouvernement vient de décider que l’on tiendra pour difformées : A. Les pièces dont le dessin serait modifié, soit à l’effigie, soit au revers, par l’addition intentionnelle de lignes ou de traits ayant pour objet de les défigurer ; B. Les pièces poinçonnées (portant lettre, signes ou réclames) ; C. Les pièces dont le cordon aurait été refoulé par une série de chocs assez intenses pour faire disparaître « en grande partie » la légende qui y est apposée ; D. Les pièces pliées, martelées ou gondolées, ne s’empilant plus que difficilement et dont le diamètre serait sensiblement modifié. »
Nous ferons remarquer à ce sujet que les agents de la Banque nationale et les comptables de l’État n’ont aucunement le droit de cisailler les pièces d’argent des pays étrangers à l’Union latine : ils n’ont d’autre droit que celui de les refuser. Quant aux pièces « difformées » le gouvernement qui les a émises est dans l’obligation de les reprendre et de les remplacer par des pièces neuves, comme les banques remplacent leurs vieux billets maculés ou déchirés par des billets neufs. Mais que deviendrait le prestige des gouvernements s’ils s’astreignaient à remplir les mêmes obligations qu’ils imposent aux particuliers ?
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En Hollande, le ministre des finances, M. Pierson, en exposant la situation budgétaire, — laquelle se solde par un déficit de 1 553 000 florins — a annoncé une augmentation de dépenses de 9 millions, destinée à couvrir les premiers frais des lois sociales en préparation sur l’assurance de la vieillesse, etc. On y pourvoira en élevant de 3 florins par hectolitre les droits d’accise sur l’alcool, et de 5 florins les droits sur les vins.Comme le remarque le correspondant du Journal des Débats à la Haye, c’est en recourant à un protectionnisme plus ou moins déguisé, c’est-à-dire au renchérissement de la vie, que l’on se propose d’améliorer le sort des ouvriers. Nous espérons encore toutefois que la Hollande hésitera à abandonner les traditions économiques qui ont fait sa fortune et sa gloire, pour s’embourber dans le socialisme d’État.
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Dans un rapport adressé au Tsar par le prince Imeretinski, gouverneur général de la Pologne, ce haut fonctionnaire, plus intelligent que ses pareils n’ont l’habitude de l’être, se plaint du personnel qu’on lui expédie de Russie. « La plupart des fonctionnaires que l’on nomme en Pologne, dit-il, sont le rebut de l’administration russe ; ils se regardent comme en pays conquis et en profitent pour se livrer à toutes leurs fantaisies. Très mal payés, ils ont médiocrement de scrupules et font ainsi, par leur conduite, le plus grand tort à la russification. »
Ce vice de recrutement du personnel, auquel est confiée la mission difficile et délicate de faire aimer un pays par des populations annexées bon gré mal gré, n’est pas du reste particulier à la Russie. L’Allemagne n’envoie pas en Alsace le dessus du panier de ses fonctionnaires, et nous-mêmes, ce n’est pas une élite intellectuelle et encore moins morale que nous chargeons de faire aimer la domination française dans nos colonies.
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Il est possible que la méthode homéopathique soit efficace dans le traitement des maux physiques, mais ce qui se passe en Allemagne atteste qu’elle ne l’est guère dans celui des maladies économiques. En dépit de l’axiome thérapeutique du DrHahnemann : similia similibus curantur, le socialisme d’État, que ses promoteurs, les socialistes de la chaire, les Wagner, les Schmoller et autres docteurs de moindre importance, préconisaient comme un spécifique souverain, le socialisme d’État, disons-nous, a complètement échoué dans sa tentative d’extinction du socialisme révolutionnaire. Au Congrès des socialistes allemands qui a eu lieu à Stuttgart dans les premiers jours de ce mois, le compagnon Zircher a pu constater, aux applaudissements de l’assemblée, « la banqueroute du socialisme d’État inauguré par les fameux décrets de 1890 ». Mieux encore que le discours du compagnon Zircher, le rapport du Conseil général sur la situation du parti a montré l’impuissance curative de l’homéopathie économique des socialistes de la chaire :
« Le rapport constate l’accroissement général du nombre des voix socialistes, à l’exception de quelques localités : l’entrée en lice des socialistes dans la Haute-Silésie et la Prusse orientale, là où, en 1893, le parti n’avait encore qu’un nombre insignifiant d’adhérents ; et, enfin la faveur qui accueille le socialisme dans les régions rurales, ce qui ne s’était jamais produit auparavant.
Les frais de la campagne électorale aux dernières élections se sont élevés à 213 000 marks. On a lancé, pendant la période électorale, 68 journaux hebdomadaires ou bi-mensuels, surtout dans les régions où la presse socialiste était trop faiblement représentée ou n’existait pas. La propagande électorale a été également assurée par de nombreux tracts dont les frais ont été couverts par les cercles régionaux.
Les journaux scientifiques et satiriques du parti sont en voie de progression.
Le principal organe politique, le Vorwærts, a augmenté son tirage de 4 000 numéros. Il atteint à présent à 52 000 et a fait une recette de 53 000 mille marks.
On a répandu 1 million et demi d’écrits de propagande de toute nature.
Les recettes générales du parti se montent à 343 000 marks. Les journaux ne nécessitent plus qu’un subside de 21 000 marks au lieu de 73 000 l’année précédente. La plupart d’entre eux peuvent, grâce à leur extension incessante, se suffire à eux-mêmes. »
Ces résultats patents de l’application de leurs doctrines ne convertiront pas sans doute, les homéopathes de l’économie politique ; mais ils paraissent avoir fait une vive impression sur le gouvernement allemand.
Dans un discours prononcé à Oeynhausen, l’empereur Guillaume a constaté à son tour l’échec du socialisme d’État, en faisant pressentir la reprise de la campagne de répression à outrance que M. de Bismarck avait commencée contre le socialisme tout court. Comme entrée de jeu, il a annoncé la présentation d’un projet de loi ayant pour objet de restreindre le droit de coalition.
Nous nous bornerons à faire remarquer à ce propos que les progrès du socialisme datent surtout des lois répressives de M. de Bismarck. Il est donc permis de douter que ces instruments de répression acquièrent aujourd’hui le pouvoir qui leur faisait défaut lorsqu’ils étaient maniés par le chancelier de fer.
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Un bon point au Congrès de Stuttgart. Après avoir entendu un rapport de M. Kautsky sur la politique douanière et commerciale de l’Allemagne, il a voté à une grande majorité une résolution, portant que « le système protectionniste est inconciliable avec les intérêts du prolétariat et profite uniquement aux monopoles industriels et au militarisme ».
Recommandé à l’attention particulière de M. Basly et des autres députés socialistes qui ont voté le droit sur le pain.
Paris, 14 octobre 1898.
G. DE M.
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